LES BILLES

Un couloir, au siège de la police. Une heure du matin.

Sur un banc, la majorette et Sugar sont assises côte à côte. Elles attendent depuis longtemps.

Un planton en uniforme tape à la machine à quelques pas d’elles.

La majorette regarde Sugar, qui ne la regarde pas. Elle sort de son petit sac brillant une boîte de pastilles. Elle l’ouvre et en offre à Sugar. Sugar regarde et se détourne sans en prendre.

La majorette, un peu déçue, en prend quand même une pour elle. Elle garde la boîte refermée dans sa main.

La majorette. Ce n’est pas ma faute, moi. On me dit de téléphoner, je téléphone.

Pas de réaction chez Sugar.

La majorette. Eh, je vous parle !

Sugar (sèche). Retourne chez ton père !

La majorette (douce). J’en ai pas !…

Sugar lui tourne le dos ostensiblement.

La majorette. Quand j’étais petite, vous savez ce qu’elle me disait ma mère ? (Agitant l’index :) « Si tu parles encore de ton père, les bohémiens viendront te prendre ! »

Sugar (la regardant). Qui ?

La majorette. Les bohémiens ! Oui ! Les bohémiens !

Sugar hausse les épaules et se détourne à nouveau. La majorette se lève et fait quelques pas désœuvrés, en agitant sa boîte de bonbons qui fait du bruit.

Le planton la regarde. Elle fait exprès encore plus de bruit.

Sortant d’un bureau, un groupe d’hommes s’approche.

C’est Rizzio conduit par des policiers en uniforme et en civil.

La première à croiser son regard, c’est Sugar. Ils ont tous les deux un coup au cœur, mais ils font comme s’ils ne se connaissaient pas. Rizzio s’immobilise devant la porte de l’ascenseur. Et alors, c’est la majorette qui l’aperçoit et le reconnaît.

On voit sur son visage qu’elle le reconnaît. Rizzio le voit aussi. Elle fait même un pas en avant. Et puis, elle se tourne vers Sugar, Sugar qui comprend qu’elle va dénoncer Rizzio, et elles échangent un regard intense, suppliant chez Sugar, dérouté chez la majorette.

Rizzio entre dans la cabine. La majorette ne dit rien.

Quand le groupe d’hommes a disparu dans l’ascenseur, Sugar regarde toujours la majorette. Celle-ci vient se rasseoir près d’elle.

Elle ouvre à nouveau sa boîte de pastilles, la lui tend. Sugar en prend une. Refermant la boîte, la majorette sourit et l’agite doucement. Ça fait du bruit.

L’immense terrain vague que Charley a montré en photo. Deux heures du matin.

Assis sur un escalier en colimaçon qui monte en haut d’un pylône, Mattone jette des cailloux par terre, un à un, l’air râleur.

Tout est calme et silencieux. On n’entend que le choc des cailloux.

À quelques mètres du boxeur, Pepper est toute droite et immobile, avec une cagoule sur la tête. Elle a revêtu la robe du soir de Toboggan et tient la vieille poupée de chiffon dans ses bras.

La cagoule, c’est la toile de traversin que Charley a vidé de ses plumes.

Le cabriolet est arrêté près du pylône, portières ouvertes, lumières intérieures allumées. Au loin, on aperçoit les hauts buildings de Montréal, les ponts sur le fleuve. C’est un endroit où, la nuit, personne ne passe jamais.

Charley et Tony sont adossés au capot de la Voiture. Ils examinent Pepper qui se tient docile devant eux.

Charley. Il y a un anneau sur la poupée. Tire-le.

Pepper, aveugle, cherche l’anneau à tâtons. Dans l’éclairage étrange de la scène, la voix mécanique s’élève à nouveau.

La poupée… Je veux pas aller en pension !… Je veux pas aller en pension !…

Mattone s’est dressé sur ses pieds, en sursaut.

Charley attire Pepper à lui, reprend la poupée. La jeune fille se libère de son masque et regarde Tony dans les yeux. Elle voit qu’il s’inquiète pour elle. Elle lui fait un sourire rassurant.

Un bruit de déchirement : assis sur le siège avant, jambes dehors, Charley ouvre le dos de la poupée avec son canif. Il coupe le fil-parole.

Tony. Qu’est-ce que tu fais ?

Charley. Je lui apprends une autre langue.

Il sort de sa poche l’une des grenades fournies par Mastragos et l’enfonce dans le jouet. Levant les yeux, il voit que Mattone, qui s’est approché, observe son travail.

Charley. Tu veux la photographier aussi ?

Mattone fait non de la tête, vexé. Et puis, il se penche à côté de Charley, ouvre la boîte à gants. Il en sort une boule de billard blanche, qu’il tient dans sa main plusieurs secondes.

D’abord, il y a de la mélancolie dans ses yeux. Et puis, il retrouve brusquement son expression de méfiance butée, hargneuse, et il balaie du regard le vaste désert alentour.

On sent qu’il veut dire quelque chose, mais Charley ne lui en laisse pas le temps.

Charley. Je connais Rizzio. Il ne parlera jamais.

Tourné vers le boxeur, il tend sa main grand ouverte. Mattone, hochant la tête, lui donne la boule de billard.

Ils sont là, tous les quatre, autour de la voiture. Il n’y a plus qu’à attendre.

Un coup de poing dans le ventre, une plainte sourde, et le visage couvert de sueur et douloureux de Rizzio, en chemise trempée et déchirée.

Deux inspecteurs le tiennent par les bras, contre un mur, et un troisième lui tape dessus.

Rizzio (exténué). … D’accord… Je sais où ils sont… Je sais où ils sont !…

Celui qui le frappait s’écarte. Un autre policier en civil, plus âgé que les autres, entre dans le faisceau d’une lampe aveuglante posée sur une table.

L’inspecteur principal. O.K. En route.

Il allume une cigarette et la place entre les lèvres de Rizzio, qui s’est affalé sur le sol, le dos contre le mur.

Les autres enfilent leur veston.

Le choc d’une boule blanche et d’une boule rouge sur une table de billard.

En même temps que des joueurs, l’air surpris, refluent précipitamment vers les murs, Rizzio s’immobilise sur le seuil d’une grande salle de jeux, avec un léger sourire sur son visage épuisé.

On lui a remis son veston de smoking. Trois des inspecteurs que nous avons vus sont derrière lui. Des policiers en uniforme, mitraillette au poing, prennent position dans la salle, rabattant la clientèle silencieuse sur les côtés.

C’est un de ces établissements enfumés, qui ne ferment pratiquement jamais, avec un bar et de gros ventilateurs au plafond.

L’inspecteur principal. Où sont-ils ?

Rizzio désigne une porte, à l’autre extrémité de l’allée centrale, bordée par des billards.

Rizzio. Dans l’arrière-salle.

Tous les policiers maintenant sont immobiles, tournés vers cette porte, prêts à faire feu.

L’inspecteur principal. Passe devant.

Rizzio s’avance, seul, à pas lents. Il a une quinzaine de mètres à parcourir jusqu’à la porte – ou plutôt jusqu’à cette boule blanche qu’il voit, loin de lui, sur le dernier billard.

Alors, au même moment, des volets s’ouvrent à l’étage d’une vieille maison, dans le quartier de la Cathédrale, à Marseille, et une femme brune, tenant un bébé dans ses bras, appelle dans la rue :

— … Élie !… Ne me force pas à le répéter !… Monte maintenant !…

Et Rizzio avance dans la salle de jeux enfumée, visage tranquille. Ses lèvres remuent comme s’il se parlait à lui-même.

Encore quelques pas, et puis soudain, il arrive à côté du billard qui est près de la porte, il attrape la boule blanche, fait volte-face dans le même mouvement et la lance de toutes ses forces, en criant les deux derniers mots de la prière de Charley.

Rizzio. … Good night !

L’un des inspecteurs – celui qui l’a frappé – s’effondre à l’autre bout de la salle, crâne fracassé. Instantanément, les mitraillettes crépitent de plusieurs côtés à la fois. Et elles fauchent Rizzio encore en plein élan, elles le soulèvent du sol dans la fumée et les éclats des balles.

L’aube. Une grande Cadillac, couleur de métal, traverse l’étendue crevassée du terrain vague, soulevant la poussière.

Devant le cabriolet arrêté, Charley et ses amis la regardent venir. Le soleil qui est levé derrière eux est blafard, tamisé par un épais manteau de brume. La précaution qu’ils ont prise d’arriver les premiers ne servira à rien. La lumière ne peut gêner personne.

Pepper, cagoule sur la tête, poupée dans les bras, est auprès de Mattone. Les trois hommes ont relevé le col de leur veston de smoking, pour ne pas offrir une cible trop voyante. Charley et le boxeur ont leur fusil à canon scié, Tony le fusil à répétition.

La Cadillac stoppe à vingt mètres d’eux et aussitôt, laissant toutes les portières ouvertes, cinq hommes en descendent : l’homme au visage gras à qui la vieille dame a téléphoné, et les joueurs de poker.

Ils se déploient en éventail, mais aucun d’eux ne montre une arme.

L’homme au visage gras tient dans chaque main un gros sac de toile. Il observe, avec un sourire faux, Charley, Tony et Mattone, puis son attention se concentre sur la jeune fille en robe du soir.

L’homme. Eh ! Qu’est-ce que ça veut dire, cette cagoule ?… Eh, Charley ! Qu’est-ce que c’est, ce cirque ?

Pas de réponse.

L’homme. Eh, enlève cette cagoule.

Pas de réponse.

L’homme jette un coup d’œil à ses compagnons.

Il brandit à bout de bras ses deux sacs de toile avec exubérance.

L’homme. Regarde !… Te voilà riche, Charley !… Tout l’argent du monde !… Tu vois ?…

Charley. Je vois deux sacs !

L’homme se rembrunit, décontenancé. Puis il s’efforce à nouveau de sourire et il s’avance avec précaution de quelques pas.

Charley (bas). O.K., Pepper ?

Elle incline légèrement la tête. Mattone la guide vers le groupe adverse. Ils s’arrêtèrent, à peu près à mi-chemin, devant l’homme aux gros sacs de toile.

Le boxeur attrape l’un de ceux-ci sans lâcher son fusil. Il l’ouvre par terre, en se baissant. Pepper se tient toute droite, un peu en retrait.

Il y a des dollars en vrac dans le sac. Mattone respire doucement, en sort une poignée qu’il montre à Charley.

Au froissement des billets, Pepper se jette par terre.

Charley fait feu.

Mattone, accroupi, fait feu.

Tony fait feu.

Le gros homme est projeté à plus d’un mètre en arrière par la balle de Mattone.

Le gangster le plus à gauche s’écroule sous le coup de Charley.

Le gangster le plus à droite, touché par Tony, reste debout et tire deux balles de revolver à la suite.

Les deux autres, au milieu, font feu aussi, instantanément.

Pepper, à terre, tire l’anneau de la poupée.

Tout va si vite que le temps est comme distendu dans le vacarme des détonations.

Charley tire. Tony tire.

Pepper lance la poupée. Elle explose, soufflant les hommes de Mac Carthy encore debout, soulevant la terre, projetant une pluie de cailloux sur la jeune fille à plat ventre.

Et alors, brusquement, une vieille porte d’immeuble s’ouvre sur une rue, à Marseille, et une femme en peignoir, très maquillée, apparaît sur le seuil et parle d’une voix douce.

La femme. … Allons, ne fais pas crier Maman… Il faut rentrer… Regarde dans quel état tu es !…

Elle tend la main, indulgente.

Silence. La poussière et la fumée des armes se dissipent lentement.

Charley, Tony et Mattone sont seuls debout dans le terrain vague. Pepper se relève sur les genoux, cagoule enlevée, visage couvert de terre.

Tony lâche son fusil et court pour l’aider.

Mattone titube. Il tient un gros sac de toile dans chaque main et se dirige à pas lents vers Charley, cherchant son visage dans le contre-jour. Il a deux trous dans le dos.

Charley se précipite à sa rencontre, l’attrape par les épaules en lâchant son arme.

Ils se regardent et Mattone ouvre la bouche plusieurs fois pour dire quelque chose, et il ne peut ; pas.

Charley. …Parle !… Parle-moi !…

Mattone, qui ne tient plus debout tout seul, fait un effort pénible, parvient à dire un mot.

Mattone. …Médium !

Et il retombe mort dans les bras de Charley.

Celui-ci le soutient avec un visage défait, incrédule. Tony et Pepper, immobiles à quelques pas, n’osent pas s’approcher. Charley laisse glisser le corps du boxeur à terre. Après un instant, il ramasse les deux sacs et se détourne vers la voiture.

À ce moment, l’un des gangsters resté au sol remue un bras, celui qui dent son revolver. Il relève la tête, cherchant sa proie en clignant des yeux, et il vise Charley.

Tony (comme un fou). Charley !…

Celui-ci fait volte-face, voit le gangster qui l’ajuste. Il n’a plus son arme et Tony non plus. Lâchant un des sacs, il tend instinctivement la main en avant, il agite l’index pour dire non.

À Marseille, dans le quartier de la Cathédrale, le gamin au canif rouge agite le même index devant un autre enfant qui le menace avec un fusil en plastique.

Le gamin au canif rouge. …Ça vaut pas, tu es mort !

Mais dans la détonation d’un véritable coup de revolver, Charley, sous le choc de la balle, s’abat en faisant un demi-tour sur lui-même.

Tony, qui s’est précipité sur son fusil, fait feu, pas à pas, en avançant vers le gangster qui a tiré, vidant furieusement son chargeur. Il ne s’arrête, méconnaissable, qu’après avoir appuyé plusieurs fois en vain sur la détente.

Alors, il court vers Charley. Pepper a rejoint celui-ci. Il se tient le ventre à deux mains et le sang coule entre ses doigts.

À deux, ils le soutiennent, attrapent les sacs, marchent vers la voiture.

On entend au loin des sirènes de police.

Ils aident Charley à s’asseoir à l’arrière.

Charley (tendant le bras). Le fusil !…

Il montre le sien, qu’il a laissé par terre. Tony se retourne, mais l’arme est trop loin, ils n’ont plus le temps. Il s’installe à côté de Charley, Pepper au volant.

Les vitres des portières ont été pulvérisées.

Pepper part à toute allure, en virant dans le démarrage, en faisant crisser les pneus. Plus rien ne bouge, à présent, sur le champ de bataille silencieux.

Plus tard dans la matinée.

Une main d’homme soulève le drap qui recouvre Mattone mort.

L’inspecteur Barney. C’est lui ?

La majorette fait signe que oui et se détourne, bouleversée. Elle porte encore sa robe longue, on lui a mis un imperméable d’homme sur les épaules.

Sugar est derrière elle et regarde fixement le corps du boxeur. Elle aussi est vêtue comme la veille au soir. Le désarroi, la fatigue sont imprimés sur son visage.

Barney (se relevant). Alors, ils étaient tous dans l’attaque de cette nuit.

Il s’est adressé à l’un de ses adjoints, qui se tient près des deux femmes.

L’adjoint. Qui t’a dit ça ?

Barney. Elle.

Il désigne la majorette. En s’expliquant, il se rapproche de Sugar, il surveille toutes ses réactions.

Barney. … Celui qu’on a arrêté sur les lieux et qu’on a dû abattre – un nommé Rizzio –, il avait une montre à chaque poignet.

Sugar s’efforce de cacher son émotion – Rizzio lui aussi abattu – mais elle se lit dans ses yeux. Elle les détourne après quelques secondes.

Autour d’eux, sur le terrain vague encombré de voitures de police, c’est un va-et-vient d’infirmiers et d’uniformes. On a étendu des draps sur les hommes de Mac Carthy.

Barney prend Sugar par un bras et la tire devant le corps de Mattone.

Barney. Qui est-ce ?

Il y a un long silence. Sugar ne veut pas regarder le boxeur.

Sugar (lasse). Quelqu’un qui avait parié dix dollars sur Dieu.

Elle ouvre son sac, en tire un billet, le laisse tomber sur Mattone. Et puis, elle en prend un second, elle le laisse tomber aussi.

Sugar. Pour Rizzio.

Elle s’écarte, mais Barney la retient.

Barney. Où sont les autres ?

Sugar. Quels autres ?

Elle dégage son bras, se dirige à pas lents vers une voiture de police. L’adjoint lui emboîte le pas.

Avant de les suivre, Barney se penche pour ramasser les deux billets.

La majorette (brusquement). Si vous faites ça, je crie !

Il la regarde, ahuri. Puis il hausse les épaules et rejette l’argent. Il entraîne la jeune fille vers la voiture.

Quand ils rejoignent Sugar et l’adjoint, un homme en civil s’approche de Barney tenant un objet dans un carré de tissu blanc.

Sugar reconnaît avec un coup au cœur un fusil à canon scié, une bague à grosse pierre bleue qui scintille au soleil – l’arme de Charley.

L’homme. Celui qui avait ce fusil a perdu beaucoup de sang.

Il montre à Barney, avec la main, le trajet que le blessé a dû faire jusqu’à sa voiture.

L’emplacement où se trouvait le cabriolet de Charley, à quelques pas d’eux, est cerné d’un dessin à la craie. Il y a des taches sur le sol, des éclats de vitre de portière.

L’homme. Je dirais même que s’il n’a pas un médecin avec lui…

Il ne finit pas sa phrase. Il fait claquer son pouce contre son index. Sans appel.

Sugar. Ce n’est pas vrai !

Ils la regardent, surpris. Barney prend le fusil à canon scié, l’examine un instant. Quand il regarde à nouveau Sugar – d’abord ses mains, puis son visage – il sent qu’elle va craquer d’un instant à l’autre.

Barney. Vous le connaissiez mieux que moi. Est-ce que c’était quelqu’un à abandonner son fusil ?

Sugar fait non de la tête, non. Et cela veut dire : ce n’est pas possible que Charley soit mort, ce n’est pas possible non plus qu’il ait abandonné son arme.

Elle se détourne brusquement et monte à l’arrière de la voiture de police, dont les portières sont ouvertes.

Barney se penche vers elle, après avoir rendu le fusil.

Barney. Nous avons peut-être encore le temps de lui donner un docteur.

Elle évite obstinément son regard.

Barney (à la majorette). Combien étaient-ils dans cette loge ?

La jeune fille blonde, debout près de la voiture, croise les yeux de Sugar puis ceux de l’inspecteur.

Elle ne fait pas d’effort apparent pour se rappeler.

Simplement, une certaine complicité féminine est en train de jouer, et elle hésite à répondre.

La majorette (péremptoire). Les deux autres n’étaient pas avec eux.

Barney. Les deux autres ?

La majorette. Je ne les ai pas vus !

Les policiers échangent un coup d’œil de résignation. Ils ne remarquent pas que Sugar, elle, regarde fixement la majorette. Les deux autres, elle le sait bien, c’est Tony et Pepper.

Barney (patient). De quoi avaient-ils l’air ?

Une moue, un mouvement d’épaules.

La majorette. Je ne dirai plus rien. Et d’abord, on ne m’a rien fait. Vous avez dit que vous leur donneriez un docteur ? Donnez-leur un docteur !…

Barney ne peut réprimer un soupir de lassitude. Il fait monter la jeune fille dans la voiture.

Barney. C’est très bien. On va vous ramener chez vous.

Il claque la portière et, tandis que son adjoint prend place à l’avant, il s’éloigne avec l’homme qui tient le fusil de Charley.

La majorette a un petit air brimé d’enfant qu’on renvoie dans sa chambre.

La majorette (doucement). C’est toujours pareil. On veut bien que je joue, mais je compte pour du beurre.

Elle tourne de grands yeux tristes vers Sugar. Sugar qui la regarde fixement à travers des larmes. Sugar qui sait Mattone et Rizzio perdus, qui imagine Tony et Pepper partant ensemble. Sugar qui attire soudain la jeune fille contre elle pour l’écarter de la portière et appeler Barney. Non, la petite ne compte pas pour du beurre. Elle a dit vrai, comme toujours, sous le couvert de ses petites phrases idiotes. Il reste Charley. Il faut lui donner un docteur.

Sugar (criant). Je vais vous dire où ils sont !

Barney se retourne net. La majorette, serrée contre Sugar, la regarde de tout près avec des yeux immobiles, muets.

Sugar (à bout de force). Je vais vous le dire !… Je vais vous le dire !…

L’auberge sur l’île. Neuf heures du matin.

Charley se sert un verre de whisky sur une table basse. Il est affalé sur un canapé, ravagé par sa blessure. Il n’a plus son veston de smoking mais le gros blouson à carreaux qu’il a prêté à Mattone le premier soir.

Il lève les yeux vers Tony, debout devant lui, qui enfile son veston de velours prune.

Charley. Prends un verre.

Il le lui sert. Le whisky déborde. Tony le regarde faire. Il est plus triste qu’il n’a jamais été.

Pepper les rejoint, vêtue de son pantalon et de son pull noirs.

Charley. Sugar va venir ?

Pepper. Le téléphone est coupé.

Les deux hommes la regardent en silence, et puis Charley se retourne vers la porte.

Charley. Va voir dehors, Pepper.

Elle sourit fugitivement à Tony et elle y va. Tout en prenant son verre, Charley examine son compagnon.

Charley. Tu t’appelles comment, Froggy ?

Tony. Antoine Cardot.

Charley. Moi Charles Ellis.

Ils trinquent. En buvant, Tony ne quitte pas Charley des yeux.

Dehors, devant la véranda, Pepper se tient immobile, toute droite. Elle écoute, elle attend. C’est un silence complet – sans cri d’oiseau, sans rien, le silence.

Elle se retourne et rentre dans la maison.

Pepper. On s’approche de l’île, Charley.

Les deux hommes posent leur verre et écoutent à leur tour. Rien. Charley se lève péniblement.

Charley. Par le pont ?

Pepper. Par le fleuve.

À pas lents, se tenant le ventre, il va vers le râtelier à fusils.

Il l’ouvre et passe des armes, des munitions à Tony. Il est calme comme toujours.

Pepper enfile son caban.

Charley se dirige vers l’escalier avec son harnais à revolver et des balles. Les deux sacs contenant l’argent sont debout contre les marches. Il s’écroule sur les genoux avant de les atteindre. Et il s’étale de tout son long.

À un mile de là, moteur coupé, glissant silencieusement, plusieurs canots convergent vers l’île, dans le soleil du matin. Ils sont remplis de policiers en armes.

Pepper et Tony aident Charley à se relever, à s’asseoir sur les marches. Il respire, un peu étonné d’être tombé.

Et puis, il tend un sac à Tony.

Charley. Allez-vous-en tous les deux.

Pepper (bouleversée). Non !

Charley. Depuis l’âge de neuf ans, tu ne m’as jamais répondu non. Tu ne vas pas commencer ? (À Tony :) Emmène-la.

Tony. Et toi ?

Charley (furieux). Fous le camp !

Tony attrape le sac et tire Pepper vers la porte. Elle ne veut pas sortir, mais il l’y oblige.

Ils courent vers la grange.

Tony balance le sac dans la voiture, pousse la jeune femme à l’intérieur, fait le tour en claquant les portières.

Depuis qu’il a décidé d’obéir, il va vite, avec un visage fermé.

Il prend le volant et démarre sans plus regarder la maison. Pepper, elle, voit s’éloigner celle-ci avec des yeux désespérés.

Dans la grande salle, Charley écoute la voiture qui s’en va, qu’il n’entend plus.

Alors, se tenant à la rampe, il parvient à se remettre debout, saisit le deuxième sac, son harnais à revolver, la Winchester de Pepper, le fusil de Tony. Et puis, il retombe.

Affalé sur le sol, il reprend quand même son fardeau, attrape la bouteille de whisky, et les boîtes de munitions.

Déposant tout cela devant lui, puis le reprenant pour le déposer plus loin, il commence à gravir l’escalier à genoux, visage crispé, avec une obstination terrible.

Sur une des marches, il y a le gros appareil Polaroid. Il l’emporte aussi.

Un peu plus haut, il y a un petit sac de toile qui se trouvait là les jours précédents, mais que personne n’a jamais touché. Il le ramasse également. Au moment où il le soulève, le fond du sac se déchire et un flot de billes à jouer s’en échappe, des billes de toutes les couleurs qui rebondissent sur les marches et se répandent dans tout l’escalier.

Le cabriolet, soulevant la poussière de la route, stoppe brutalement une centaine de mètres avant le pont de bois.

Tony. Qu’est-ce qu’il y a ?

Pepper (indécise). Je sais qu’ils sont aussi de ce côté.

Ils observent tous les deux les arbres alentour, à travers le pare-brise. Rien. Mais le silence même est étonnant.

Tony. Je vais voir.

Elle tend une main pour le retenir mais il descend de voiture. Regardant autour de lui, il s’enfonce silencieusement dans le bois rouge et or qui longe le bras d’eau.

Charley fait irruption dans sa chambre en s’écroulant avec son incroyable fardeau.

Serrant les dents, il se relève encore, balance ses armes, ses munitions, le gros sac et tout le reste dans le lit-cage en fer.

Il se traîne vers la fenêtre en poussant le lit devant lui. Au passage, il attrape sur la commode le cadre qui renferme la photo de Gelinotte. Et il le met avec ses trésors.

Haletant mais tranquille, il s’assoit par terre, adossé au pan de mur sous la fenêtre, le lit-cage près de lui, et il commence à remplir de balles le chargeur de la Winchester.

Au bord du fleuve, Tony observe, accroupi, l’autre rive du bras d’eau. Il n’y a personne.

Il se relève et revient sur ses pas, dans les éclats du soleil à travers les feuillages rouge et or.

Soudain, un déclic. Il se retourne net.

L’homme au couteau est sur la branche d’un arbre, visage souriant, son arme ouverte dans la main droite. Il se laisse tomber sur le sol.

Tony fait volte-face et se met à courir.

Le gitan, calmement, lance sa lame. Tony la reçoit dans le dos et s’abat sans un cri.

Visage contre terre, il voit tout près, avec une netteté terrible, l’ombre de son corps, l’ombre du couteau fiché dans son corps. Et puis, très loin, brouillé, le gitan qui s’éloigne à travers les arbres.

Les doigts de Tony, bras renversé, se referment sur le manche du couteau.

Il l’arrache d’un coup. Et il reste immobile, yeux clos sur sa douleur.

Quelques instants plus tard, dans la voiture, Pepper le regarde revenir vers elle d’un drôle de pas traînant. Elle passe à la place du conducteur pour mieux le voir.

Il s’appuie à deux mains aux montants de la portière, il reste dehors.

Pepper. Ils sont là ?

Il fait non de la tête. Il a les traits tirés mais il s’efforce de cacher qu’il est blessé.

Tony. Donne-moi mon billet d’avion.

Pepper. Quoi ?

Tony. On ne peut pas partir ensemble.

C’est elle qui fait non de la tête, maintenant. Et instantanément ses yeux se remplissent de larmes.

Tony. Demain, je te rejoindrai. Attends-moi au vol de midi.

Pepper. Je ne veux pas !

Tony. Et moi, je ne veux pas laisser Charley !… (Doucement :) Je te promets, je serai à La Nouvelle-Orléans demain. Je te promets, Myrna.

Il passe brusquement la main à l’intérieur de la voiture et enclenche une vitesse. La voiture fait un bond en avant.

Tony. Fais ce que je te dis !

Pepper sort les billets et les passeports de son caban, cherche ceux de Tony en réprimant ses larmes.

Il les prend et recule à pas lents sur la route, sans la quitter des yeux. Pepper ne part pas. Il se baisse, ramasse une pierre et la lance sur la carrosserie de la voiture.

Tony. Je te promets !

La voiture démarre brutalement, s’éloigne, passe le vieux pont à toute allure, en soulevant les planches à grand bruit.

Des policiers en uniforme, casqués de blanc, prennent position au bord du fleuve.

Il y en a aussi sous les arbres, et l’un d’eux relève brusquement son pistolet-mitrailleur et vise Tony qui titube, plié en deux, vers la véranda.

Un homme en civil lui rabat son arme et l’empêche de tirer.

Tony rentre dans la maison.

Il referme la porte, à bout de souffle, et pousse le verrou. S’appuyant aux meubles d’une main, il va vers les marches.

Tony (criant). Charley ! C’est moi, Charley !…

Au bas de l’escalier, il voit des billes répandues partout. Il n’y a pas de réponse en haut. Il se met à gravir les marches en ramassant des billes et en regardant vers l’étage.

Il s’arrête sur le seuil de la chambre de Charley, soulagé de voir que celui-ci est toujours vivant, assis sous la fenêtre, chargeant balle par balle son revolver. Il s’adosse au montant de la porte.

Tony. Pepper est partie.

Charley approuve de la tête. Ils se regardent un instant en silence. Et puis, Charley continue de charger son revolver.

Charley (comme pour lui-même). … Mon grand-père, dans le Michigan, il avait apprivoisé un lièvre, une fois. Un vrai lièvre avec de grandes oreilles. Et puis, il s’est sauvé et les chasseurs lui ont tiré dessus. Tu peux pas savoir ! Il en venait de partout… Trois jours, trois jours entiers, ils lui ont couru après à travers les champs… (riant doucement). Et chaque fois, le voilà qui trouve une nouvelle astuce, et il court plus vite et encore plus vite…

Il boucle le barillet de son revolver et jette un coup d’œil par la fenêtre.

Tony. Et à la fin, ils l’ont attrapé ?

Charley le regarde, presque gravement, et puis il balance la tête avec un sourire tranquille.

Charley. Non. Mon grand-père lui avait appris trop de choses.

Tony vient vers lui, traînant les pieds, et il se laisse tomber près de la fenêtre.

Charley. Pourquoi tu es revenu ?

Tony ouvre les mains.

Tony. Pour te rapporter tes billes.

Charley voit qu’il est blessé.

Charley. Je te les joue.

Il attrape le petit sac de toile dans le lit-cage et verse par terre les billes qui lui restent, à côté de celles de Tony. Il se tourne vers la fenêtre.

Charley. On va accueillir beaucoup de monde. Il est temps d’ouvrir la baraque.

Tony regarde par la fenêtre avec lui. Il n’y a pas de policiers en vue. Charley lui désigne un panneau qui est planté à mi-chemin entre l’auberge et le ponton et que recouvre une planche indiquant :

CLOSED – FERMÉ

Charley. Deux billes chaque fois qu’on touche l’enseigne.

Il casse une vitre avec la crosse de la Winchester et tire. Il prend deux billes. Tony casse une autre vitre avec la crosse de son fusil à répétition et tire.

C’est une fusillade instantanée et nourrie à l’extérieur. Toutes les autres vitres de la fenêtre volent en éclats.

Sans s’occuper des policiers, Tony et Charley continuent de faire feu tour à tour sur le panneau. Charley prend des billes à chaque fois, mais Tony en prend quelques-unes aussi.

Dehors la planche vibre sous les balles. Et tout à coup, elle tombe d’un côté, un clou arraché, et elle découvre l’enseigne de l’auberge.

C’est, peint en couleurs vives, un chat sur un arbre, qui sourit de toutes ses dents. Et on peut lire au-dessous :

THE CHESHIRE CAT INN(4)

Des policiers, courbés en deux, courent vers la véranda.

À l’intérieur de la chambre, se regardant avec un sourire chaque fois qu’ils gagnent, Charley et Tony tirent sur l’enseigne, de plus en plus vite, pour des billes, pour quelque chose qui, lorsqu’on est adulte, n’a plus de nom.

Et alors, pour la dernière fois, on est à Marseille, en haut de cette ruelle en escalier où tout a commencé.

Le soleil du crépuscule éclaire encore les vieux murs patinés.

Le gamin au canif rouge et Titou, dans sa veste de velours prune, se serrent la main et se séparent pour rentrer chez eux.

Ils ont bien joué, ils sont devenus amis et ils ont du mal à se quitter. De loin, ils se lancent, en levant le bras, des au revoir emplis de regret.

Ils se disent qu’ils joueront encore, à demain, d’accord, des choses comme ça.

Et puis le petit Titou descend en courant les escaliers, se retourne malgré lui, en bas, pour voir que son ami a disparu. Et disparaît.