Il est une fois – je veux dire une seule fois pour chacun de nous – le Vieux Port de Marseille par une fin d’après-midi ensoleillée.
Ce pourrait être ailleurs – à Barcelone, à Naples ou à Hong Kong – mais enfin, c’est à Marseille que je suis né.
Près du Vieux Port, il y a la Cathédrale, et dans le quartier populaire qui est derrière, une rue, et dans cette rue, un camion de déménagement et deux hommes qui en sortent une armoire à glace. Le camion est arrêté devant une vieille librairie vide, dont il ne reste plus que l’enseigne aux couleurs usées mais aussi, collée sur une vitre sale, une affiche qui représente un chat sur un arbre, un chat qui sourit de toutes ses dents.
Sous ce sourire se tient un petit garçon de dix ans, l’air mélancolique et désœuvré.
Il est habillé comme pour un dimanche, avec un veston de velours prune à gros boutons blancs. Il est adossé à l’entrée de la librairie, près de sa mère et de sa petite sœur qui a sept ans. Sa mère a trente ans, des cheveux très blonds, et elle serre sa petite fille contre elle. La petite fille est blonde elle aussi, avec une jolie robe blanche.
C’est cette femme, seule avec ses deux enfants, qui emménage dans la boutique, et il y a sur son visage l’empreinte d’une vie malheureuse.
Pour laisser entrer les déménageurs qui portent l’armoire à glace, elle s’écarte en tirant par le bras son petit garçon. Un instant, tous les trois se reflètent dans le miroir.
Et puis, elle se penche vers le gamin.
La mère. Titou, va jouer dehors. Fais-toi un ami.
Le petit garçon obéit à contrecœur. Il serre dans sa main droite un sac de billes. Il s’avance sur le trottoir de la rue en regardant fixement, par terre, une boîte d’allumettes vide.
Il se baisse pour la ramasser.
Le pied d’un autre gamin lui apparaît brusquement et écrase la boîte.
Titou se redresse et voit, devant lui, trois garçons de son âge, ou un peu plus grands, qui le regardent d’un air hostile. Ils sont vêtus pauvrement et ils ont la peau très brune. Le plus âgé d’entre eux porte à une oreille un anneau doré.
Titou recule car il n’est pas de taille à se défendre. Puis il leur tourne le dos et s’éloigne précipitamment. Il monte en courant les escaliers d’une ruelle, son sac de billes à la main.
Il s’arrête presque aussitôt : d’autres gamins, d’une bande différente, sont assis sur les dernières marches et lui barrent le passage.
Ils sont quatre garçons et deux filles. L’une des filles tient une poupée dans ses bras, l’autre mange un morceau de tarte. L’un des garçons joue avec une petite balle de caoutchouc.
Tous restent immobiles à regarder le nouveau venu dans son veston de couleur prune, et puis Titou s’approche et les garçons se lèvent un à un, pour lui faire face avec une lenteur qui a l’étrangeté du rêve, des choses passées, des choses perdues.
Titou s’arrête devant l’aîné de la bande, celui qui semble le chef. Il essaie de sourire. L’autre l’examine sans aménité mais sans hostilité non plus. On devine un garçon calme, habitué à se débrouiller tout seul et à en imposer aux autres.
Pour être copain, pour se faire accepter, Titou lui tend alors à bout de bras, naïvement, son sac de billes.
L’autre regarde ses compagnons, sort de sa poche un petit canif à manche rouge et, du bout de la lame, il déchire simplement le sac.
Les billes, de toutes les couleurs, se déversent à ses pieds. Quand elles éclatent sur les marches et rebondissent en tous sens, on n’est plus à Marseille.
On est dans une gare, bâtie en bois, à la frontière des États-Unis et du Canada. De grands espaces l’environnent. C’est un matin, très tôt, et le soleil à l’horizon est un disque rouge.
Il y a trois hommes sur le quai, loin les uns des autres, immobiles.
Tout est terriblement immobile.
L’un des hommes est appuyé contre un mur du bâtiment et joue d’une sorte de pipeau. Il a vingt ans, des vêtements de misère, des cheveux longs jusqu’aux épaules, et un bandeau de cuir clouté d’or lui enserre le front.
Ses deux compagnons sont debout au bord du trottoir de bois. L’un porte un chapeau noir, à calotte ronde. L’autre, en blue-jean délavé, est couvert de bijoux.
Ils ont tous les trois la peau cuivrée.
Ils sont de ceux qu’on appelle « gitans » en Europe, et « gypsies » en Amérique.
Ils attendent, pareils à des indiens.
Et puis, quelque chose bouge dans le paysage. On ne l’entend pas encore, rien ne vibre dans l’air que les notes du pipeau, mais un train a surgi au bout de la voie.
Il vient très vite, avec un éclat de métal, et soudain sa sirène déchire la mélodie.
C’est un train tout en acier de la Canadian Pacific. Tandis qu’il ralentit pour entrer en gare et s’immobilise en douceur le long du quai, les gitans ne bougent pas. Ils surveillent des yeux les portières, d’un bout à l’autre du convoi. Ils attendent manifestement quelqu’un qui doit descendre. Mais personne ne descend.
Du moins, pas de leur côté.
À contre-voie, une portière s’ouvre. Une main jette une valise, un veston sur le ballast, et un homme apparaît.
Il a trente ans et un air traqué. C’est Tony Cardot.
Au moment où il saute sur le sol et se penche pour attraper sa valise, la lame d’un couteau à cran d’arrêt jaillit devant ses yeux avec un déclic.
Deux autres gitans sont là. Celui qui tient le couteau est le plus richement habillé : pantalon de velours noir, gilet brodé. Il porte à l’oreille un anneau d’or. Le second garde une main dans la poche de son veston usé. On devine qu’il braque le canon d’un revolver sur Tony, à travers le tissu.
L’homme au couteau. Antoine Cardot ?
Sans conviction, Tony fait non de la tête.
Du bout de sa lame, le gitan lui entrouvre sa chemise : Tony a la poitrine bandée. Un peu de sang séché tache le pansement.
L’homme au couteau. Nos frères de New York ont été maladroits. Mais ta longue route s’arrête ici, Tony.
Tony. Écoutez-moi. C’était un accident ! Même le tribunal l’a dit !
L’homme au couteau. Nos lois sont différentes, Tony. Viens, sois courageux.
Tony recule d’un pas, mais l’autre gitan le retient. Les trois hommes qui se trouvaient sur le quai sont maintenant du même côté du train, à l’avant. Derrière eux, arrêtée sur un terre-plein, il y a une énorme limousine qui a dû être superbe dans les années trente, avec une marguerite stylisée, jaune et rouge, peinte sur la portière.
L’homme au couteau. Viens. Ne m’oblige pas à faire ça ici.
Tony esquisse un mouvement pour ramasser sa valise et son veston.
L’homme au couteau (le poussant). Tu n’en auras plus besoin.
Tony avance vers l’avant du train, serré de près Par les deux hommes.
C’est le moment où la locomotive se remet en marche.
Tony voit défiler, derrière les vitres du wagon, des visages inconscients de ce qui se passe.
La portière qu’il a utilisée pour descendre est restée ouverte et arrive à sa hauteur. Alors, brusquement, il bouscule les deux gitans et bondit dans le train.
Il ne fait que traverser le couloir, ouvre la portière opposée, se jette en marche de l’autre côté de la voie. Il cabriole du haut en bas d’un remblai, se relève dans l’herbe d’une prairie. Des champs et des bois s’étendent à perte de vue.
Il joue sa dernière carte et ne regarde pas derrière lui. Il fonce en courant à travers la campagne. Courant et courant à perdre haleine, il saute par-dessus une haie, dévale une prairie en pente.
Plus loin, exténué, il s’enfonce dans les frondaisons rouges d’un bois.
Plus loin encore, il marche au bord d’une autoroute, à quarante miles de Montréal. Il fait des signes désespérés pour arrêter les voitures qui passent à toute allure. Finalement, un lourd camion ralentit et stoppe sur le bas-côté. Juste le temps pour Tony d’ouvrir la portière et de s’engouffrer dedans.
La valise et le veston de Tony sont violemment jetés à terre, aux pieds de l’homme au couteau.
Ce dernier est debout près de la grosse limousine démodée, arrêtée à quelque distance de la gare, au bord des voies désertes. Les autres sont autour de lui.
Celui qui a jeté par terre les affaires de Tony est le gitan couvert de bijoux. Il parle avec colère, dans leur langue.
Le Gitan. Nous sommes cinq ! Cinq ! Et il nous échappe !
L’homme au couteau. Nous ne sommes pas cinq. Nous sommes cent, nous sommes mille, nous sommes des milliers !
Il attrape la valise de Tony et l’ouvre brutalement. Il en répand le contenu sur le sol.
L’homme au couteau. Eh bien, qu’attendez-vous ?
Les autres se mettent à détruire consciencieusement ce qui appartenait au fugitif.
L’homme au couteau. Où qu’il aille nous y serons ! C’est un homme mort !
Et pour donner plus de force à ce qu’il dit, il déchire d’un grand coup, en deux, le veston de Tony.