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A midi, j'ai téléphoné. « Tu n'es donc pas partie ! » m'a dit Poupette, tant elle m'entendait distinctement. Maman allait très bien ; le jeudi aussi ; le vendredi elle m'a parlé, flattée que je l'appelle de si loin. Elle lisait un peu et faisait des mots croisés. Le samedi je n'ai pas pu téléphoner. Le dimanche soir, à onze heures et demie, j'ai demandé le numéro des Diato. Pendant que j'attendais la communication dans ma chambre, on m'a monté un télégramme : « Maman très fatiguée. Peux-tu rentrer ? ». Francine m'a dit que Poupette couchait à la clinique. Je l'ai eue peu après au bout du fil : « Une journée affreuse, me dit-elle. J'ai tenu sans arrêt la main de maman qui me suppliait : ne me laisse pas partir. Elle disait : je ne reverrai pas Simone. Maintenant on lui a donné de l'équanil, elle dort. »
J'ai demandé au portier de me retenir une place dans l'avion qui décollait le lendemain à dix heures et demie. Des engagements étaient pris, Sartre me conseillait d'attendre un jour ou deux : impossible. Je ne tenais pas particulièrement à revoir maman avant sa mort ; mais je ne supportais pas l'idée qu'elle ne me reverrait pas. Pourquoi accorder tant d'importance à un instant, puisqu'il n'y aura pas de mémoire ? 11 n'y aura pas non plus de réparation. J'ai compris pour mon propre compte, jusque dans la moelle de mes os, que dans les derniers moments d'un moribond on puisse enfermer l'absolu.
A une heure et demie, le lundi, j'entrai dans la chambre 114. Prévenue de mon retour, maman le croyait conforme à mes plans. Elle a ôté ses lunettes noires et m'a souri. Sous l'effet des calmants, elle était euphorique. Elle avait changé de visage ; son teint était jaune et un pli boursouflé descendait sous l'œil droit, le long de son nez. Cependant il y avait de nouveau des fleurs sur toutes les tables. Mademoiselle Leblon était partie ; maman n'avait plus besoin de garde particulière puisqu'on avait arrêté le goutte à goutte. Le soir de mon départ, mademoiselle Leblon avait commencé une transfusion qui devait durer deux heures : les veines surmenées supportaient moins encore le sang que le plasma. Pendant cinq minutes maman avait crié. « Arrêtez ! » avait dit Poupette. L'infirmière s'était débattue : « Que dira le docteur N. ? — Je prends tout sur moi. » En effet, N. avait été furieux : « La cicatrisation sera plus lente. » Il savait bien pourtant que la plaie ne se refermerait pas ; elle formait une fistule par laquelle l'intestin se vidait : c'est ce qui évitait une nouvelle occlusion car le « trafic » s'était interrompu. Combien de temps maman résisterait-elle ? D'après les analyses, la tumeur était un sarcome d'une extrême virulence, qui avait commencé d'essaimer dans tout l'organisme ; cependant l'évolution pouvait être assez longue, étant donné son âge.
Elle me raconta ses deux dernières journées. Le samedi elle avait entamé un roman de Simenon et battu Poupette aux mots croisés : sur sa table s'entassaient des grilles qu'elle découpait dans les journaux. Le dimanche, elle avait déjeuné d'une purée de pommes de terre qui n'avait pas passé (en réalité, c'était le début des métastases qui l'avait ravagée) et elle avait fait un long cauchemar éveillé : « J'étais dans un drap bleu, au-dessus d'un trou ; ta sœur tenait le drap et je la suppliais : ne me laisse pas tomber dans le trou... — Je te tiens, tu ne tomberas pas », disait Poupette. Elle avait passé la nuit, assise sur un fauteuil et maman, qui d'ordinaire se souciait de son sommeil, lui disait : « Ne dors pas ; ne me laisse pas partir. Si je m'endors, réveille-moi : ne me laisse pas partir pendant que je dors. » A un moment, m'a raconté ma sœur, maman a fermé les yeux, exténuée. Ses mains ont griffé les draps et elle a articulé : « Vivre ! Vivre ! »
Pour lui épargner ces affres, les médecins avaient prescrit des comprimés et des piqûres d'équanil ; maman les exigeait avidement. Toute la journée elle fut d'excellente humeur. Elle a encore épilogué sur l'étrangeté de ses impressions : « Il y avait un rond en face de moi qui me fatiguait. Ta sœur ne le voyait pas. Je lui disais : cache ce rond. Elle ne voyait pas de rond. » Il s'agissait d'une petite plaque métallique fixée dans le chambranle de la fenêtre et qu'on avait masquée en abaissant un peu le store, enfin réparé. Elle a reçu Chantai et Catherine et elle nous a déclaré avec satisfaction : « Le docteur P. m'a dit que j'avais été très intelligente ; j'ai fait les choses d'une manière très intelligente : pendant que je me rétablis de mon opération, mon fémur se ressoude. » Le soir, j'ai proposé de remplacer ma sœur qui n'avait presque pas fermé l'œil, la nuit précédente ; mais maman était habituée à elle ; et elle la croyait beaucoup plus compétente que moi, parce qu'elle avait soigné Lionel.
La journée du mardi se passa bien. La nuit, maman fit des cauchemars. « On me met dans une boîte », disait-elle à ma sœur. « Je suis là, mais je suis dans la boîte. Je suis moi, et ce n'est plus moi. Des hommes emportent la boîte ! » Elle se débattait : « Ne les laisse pas m'emporter ! » Longtemps Poupette a gardé la main posée sur son front : « Je te promets. Ils ne te mettront pas dans la boîte. » Elle a réclamé un supplément d'équanil. Sauvée enfin de ses visions, maman l'a interrogée : « Mais qu'est-ce que ça veut dire, cette boîte, ces hommes ? — Ce sont des souvenirs de ton opération : des infirmiers t'emportent sur un brancard. » Maman s'est endormie. Mais le matin il y avait dans ses yeux toute la tristesse des bêtes sans défense. Quand les infirmières ont arrangé son lit, puis l'ont fait uriner à l'aide d'une sonde, elle a eu mal, elle a gémi ; et elle m'a demandé d'une voix mourante : « Tu crois que je m'en sortirai ? » Je l'ai grondée. Elle a interrogé timidement le docteur N. : « Vous êtes content de moi ?» Il a répondu oui sans aucune conviction, mais elle s'est agrippée à cette bouée. Elle inventait toujours d'excellentes raisons pour justifier l'excès de sa fatigue. Il y avait eu la déshydratation ; une purée de pommes de terre trop lourde ; ce jour-là, elle reprochait aux infirmières de ne lui avoir fait la veille que trois pansements au lieu de quatre : « Le docteur N. était furieux, le soir » me dit-elle. « Il leur a passé un savon ! » Elle a redit plusieurs fois, complaisamment : « Il était furieux ! » Son visage avait perdu sa beauté ; des tics l'agitaient ; de nouveau perçaient dans sa voix de la rancune et de la revendication.
« Je suis tellement fatiguée », soupirait-elle. Elle avait accepté de recevoir l'après-midi le frère de Marthe, un jeune jésuite. « Veux-tu que je le décommande ? — Non. Ça fera plaisir à ta sœur. Ils parleront théologie. Je fermerai les yeux, je n'aurai pas besoin de parler. » Elle n'a pas déjeuné. Elle s'est endormie, la tête inclinée sur sa poitrine : quand Poupette a poussé la porte, elle a cru que tout était fini. Charles Cordonnier n'est resté que cinq minutes. Il a parlé des déjeuners auxquels chaque semaine son père invitait maman : « Je compte bien vous revoir boulevard Raspail un de ces jeudis. » Elle l'a regardé, incrédule et navrée : « Tu penses que j'y retournerai ? » Jamais encore je n'avais vu sur son visage un tel air de malheur : ce jour-là, elle a deviné qu'elle était perdue. Nous pensions le dénouement si proche qu'à l'arrivée de Poupette je ne suis pas partie. Maman a murmuré : « C'est donc que je vais plus mal, puisque vous êtes là toutes les deux. — Nous sommes toujours là. — Pas toutes les deux ensemble. » De nouveau j'ai feint de me fâcher : « Je reste parce que tu as mauvais moral. Mais si ça ne fait que t'inquiéter, je m'en vais. — Non, non », m'a-t-elle dit d'un air penaud. Mon injuste sévérité me navrait. Au moment où la vérité l'écrasait et où elle aurait eu besoin de s'en délivrer par des paroles, nous la condamnions au silence ; nous l'obligions à taire ses anxiétés, à refouler ses doutes : elle se sentait à la fois — comme si souvent dans sa vie — fautive et incomprise. Mais nous n'avions pas le choix : l'espoir était le premier de ses besoins. Chantai et Catherine ont été si effrayées par son visage qu'elles ont téléphoné à Limoges pour conseiller à leur mère de revenir.
Poupette ne tenait plus debout. J'ai décidé : « Cette nuit, c'est moi qui dormirai ici. » Maman a paru inquiète : « Tu sauras ? Tu sauras me mettre la main sur le front si j'ai des cauchemars ? — Mais oui. » Elle a ruminé ; elle m'a regardée avec intensité : « Toi, tu me fais peur. »
J'avais toujours un peu intimidé maman à cause de l'estime intellectuelle où elle me tenait et qu'elle avait délibérément refusée à sa fille cadette. Réciproquement : très tôt, sa pudibonderie m'avait glacée. J'avais été une enfant ouverte ; et puis j'avais vu vivre les grandes personnes, chacune enfermée entre ses petits murs privés ; parfois elle y perçait un trou, vite rebouché : « Elle m'a fait ses confidences », chuchotait maman, d'un air important. Ou on découvrait au dehors une fissure : « Elle est cachottière, elle ne m'avait rien dit ; mais il paraît que... » Aveux et commérages avaient quelque chose de furtif qui me répugnait et je voulus que mes remparts fussent sans faille. A maman surtout je m'appliquais à ne rien livrer, par crainte de son désarroi et par horreur de son regard. Bientôt elle n'a plus osé m'interroger. Notre brève explication sur mon incroyance nous a réclamé à toutes deux un considérable effort. J'ai eu de la peine en voyant ses larmes. Mais j'ai vite réalisé qu'elle pleurait sur son échec sans se soucier de ce qui se passait en moi. Et elle m'a cabrée en préférant la terreur à l'amitié. Une entente serait restée possible si, au lieu de demander à tout le monde des prières pour mon âme, elle m'avait donné un peu de confiance et de sympathie. Je sais maintenant ce qui l'en empêchait : elle avait trop de revanches à prendre, de blessures à panser pour se mettre à la place d'autrui. Dans ses actes, elle se sacrifiait, mais ses émotions ne la sortaient pas d'elle-même. D'ailleurs, comment aurait-elle tenté de me comprendre puisqu'elle évitait de lire dans son propre cœur ? Quant à inventer une attitude qui ne nous eût pas désunies, rien ne l'y avait préparée ; l'imprévu l'affolait, parce qu'on lui avait enseigné à ne jamais penser, agir, sentir qu'à travers des cadres tout faits.
Le silence entre nous est devenu tout à fait opaque. Jusqu'à la sortie de l'Invitée elle a presque tout ignoré de ma vie. Elle a essayé de se convaincre qu'au moins sur le chapitre des mœurs j'étais « sérieuse ». La rumeur publique a démoli ses illusions, mais à ce moment-là notre rapport avait changé. Elle dépendait matériellement de moi ; elle ne prenait aucune décision pratique sans me consulter : j'étais le soutien de famille, en quelque sorte son fils. D'autre part j'étais un écrivain connu. Ces circonstances excusaient en partie l'irrégularité de ma vie, que d'ailleurs elle réduisait au minimum : une union libre, moins impie somme toute qu'un mariage civil. Souvent choquée par le contenu de mes livres, elle était flattée par leur succès. Mais par l'autorité qu'il me conférait à ses yeux, il aggravait son malaise. J'avais beau éviter toute discussion — ou peut-être précisément parce que je les évitais — elle pensait que je la jugeais. Poupette, « la petite », moins respectée que moi — et qui, ayant été moins marquée par maman, n'avait pas hérité de sa raideur — avait avec elle des rapports plus libres. Elle se chargea de lui donner tous les apaisements possibles quand parurent les Mémoires d'une jeune fille rangée. Moi, je me bornai à lui apporter un bouquet en m'excusant d'un mot : elle en a été d'ailleurs touchée et stupéfaite. Un jour elle m'a dit : « Les parents ne comprennent pas leurs enfants, mais c'est réciproque... » ; nous avons parlé de ces malentendus, mais dans lêur généralité. Et nous ne sommes plus revenues sur la question. Je frappais. J'entendais un petit gémissement, le frottement de ses pantoufles sur le plancher, encore un soupir, et je me promettais que cette fois je trouverais des sujets de conversation, un terrain d'entente. Au bout de cinq minutes la partie était perdue : nous avions si peu d'intérêts communs ! Je feuilletais ses livres : nous ne lisions pas les mêmes. Je la faisais parler, je l'écoutais, je commentais. Mais, parce qu'elle était ma mère, ses phrases déplaisantes me déplaisaient plus que si elles étaient sorties d'une autre bouche. Et j'étais aussi crispée qu'à vingt ans quand elle essayait — avec son ordinaire maladresse — de faire dè l'intimité : « Je sais que tu ne me trouves pas intelligente. Mais, en tout cas, c'est de moi que tu tiens ta vitalité, ça me fait plaisir. » Sur ce dernier point, j'aurais de grand cœur abondé dans son sens ; mais le début de sa phrase coupait mon élan. Ainsi nous paralysions-nous mutuellement. C'est tout cela qu'elle avait voulu dire en m'enveloppant de son regard : « Toi, tu me fais peur. » J'enfilai la chemise de nuit de ma sœur, je m'étendis sur la couchette à côté du lit de maman : moi aussi, j'avais des appréhensions. La chambre devenait lugubre, au soir tombant, quand elle n'était plus éclairée que par une lampe de chevet, maman ayant fait baisser le store. Je supposais que l'obscurité en épaississait encore le funèbre mystère. En fait, cette nuit et les trois qui suivirent, je dormis mieux que chez moi, préservée de l'angoisse du téléphone et des désordres de mon imagination : j'étais là, je ne pensais à rien.
Maman n'eut pas de cauchemars. La première nuit, elle se réveilla souvent en réclamant à boire. La seconde, son coccyx la fit beaucoup souffrir ; mademoiselle Cournot l'a couchée sur le côté droit : mais alors son bras la torturait. On l'a installée sur un rond de caoutchouc, ce qui soulageait l'endroit douloureux, mais risquait d'endommager la peau des fesses, si bleue, si fragile. Le vendredi, le samedi, elle dormit assez bien. Dès la journée du jeudi, grâce à l'équanil elle avait de nouveau confiance. Elle ne demandait plus : « Crois-tu que je m'en sortirai ? » mais : « Crois-tu que je pourrai reprendre une vie normale ? » « Ah ! aujourd'hui, je te vois ! me dit-elle d'une voix heureuse. Hier, je ne te voyais pas ! » Le lendemain, Jeanne qui arrivait de Limoges lui a trouvé un visage moins ravagé qu'elle ne l'avait craint. Elles ont causé pendant près d'une heure. Quand elle est revenue le samedi matin avec Chantal, maman leur a dit, d'un ton guilleret : « Eh bien ! ce n'est pas pour demain mon enterrement ! Je vivrai jusqu'à cent ans : il faudra me tuer. » Le docteur P. était perplexe. « Avec elle on ne peut faire aucune prévision : elle a une telle vitalité ! » J'ai rapporté à maman ce dernier mot : « Oui, j'ai de la vitalité ! » a-t-elle constaté avec satisfaction. Elle s'étonnait un peu : les intestins ne fonctionnaient plus et les médecins ne semblaient pas s'en soucier. « L'important c'est qu'ils aient fonctionné : ça prouve qu'ils ne sont pas paralysés. Les docteurs sont très contents. — S'ils sont contents, clest le principal. »
Le samedi soir, avant de dormir, nous avons causé. « C'est curieux», m'a-t-elle dit d'un air rêveur, « quand je pense à mademoiselle Leblon, je la vois dans mon appartement : c'est une espèce de mannequin, gonflé, sans bras, comme il y en a dans les pressings. Le docteur P., c'est une bande de papier noir sur mon ventre. Alors, quand je le vois en chair et en os, ça me semble bizarre. » Je lui ai dit : « Tu vois, tu t'es habituée à moi : je ne te fais plus peur. — Mais non. — Tu m'as dit que je te faisais peur. — J'ai dit ça ? On dit de drôles de choses. »
Moi aussi, je m'étais accoutumée à cette existence. J'arrivais à huit heures du soir ; Poupette me donnait des nouvelles de la journée ; le docteur N. passait. Mademoiselle Cournot arrivait et je lisais dans le vestibule pendant qu'elle changeait le pansement. Quatre fois par jour on amenait dans la chambre une table roulante chargée de bandages, de gazes, de linge, de ouate, de sparadrap, de boîtes en fer, de cuvettes, de ciseaux ; je détournais soigneusement les yeux quand elle ressortait de la pièce. Mademoiselle Cournot, aidée par une garde de ses amies, faisait la toilette de maman et l'installait pour la nuit. Je me couchais. Elle administrait à maman diverses piqûres, puis elle allait boire une tasse de café pendant que je lisais, à la lueur de la lampe de chevet. Elle revenait, elle s'asseyait près de la porte qu'elle laissait entrouverte sur le boyau d'entrée, pour avoir un peu de lumière ; elle lisait et tricotait. On entendait la légère rumeur de l'appareil électrique qui faisait vibrer le matelas. Je m'endormais. A sept heures, réveil. Pendant le pansement, je tournais mon visage vers le mur, me félicitant qu'un rhume me bouchât le nez : Poupette souffrait des odeurs ; moi, je ne sentais à peu près rien, sauf le parfum de cette eau de Cologne que souvent je passais sur le front et les joues de maman, et qui me paraissait douceâtre et écœurant : plus jamais je ne pourrai me servir de cette marque.
Mademoiselle Cournot partait, je m'habillais, je déjeunais. Je préparais pour maman une drogue blanchâtre, très désagréable disait-elle, mais qui l'aidait à digérer. Puis, cuiller par cuiller, je lui donnais du thé dans lequel j'avais émietté un biscuit. La femme de chambre faisait le ménage. J'arrosais, j'arrangeais les fleurs. Souvent retentissait la sonnerie du téléphone ; je me précipitais dans le vestibule ; je refermais les portes derrière moi, mais je n'étais pas sûre que maman ne m'entendît pas et je parlais avec prudence. Elle riait quand je lui racontais : « Madame Raymond m'a demandé comment va ton fémur. — Elles ne doivent rien y comprendre ! » Souvent aussi une infirmière m'appelait : des amies de maman, des parents venaient prendre de ses nouvelles. En général, elle n'avait pas la force de les recevoir mais elle était très contente qu'on se souciât d'elle. Je sortais pendant le pansement. Puis je la faisais déjeuner : incapable de mâcher, elle mangeait des purées, des bouillies, des hachis très fins, des compotes, des crèmes ; elle s'obligeait à vider son assiette : « Je dois me nourrir. » Entre les repas, elle buvait à petites gorgées un mélange de jus de fruits frais : « Ce sont des vitamines. C'est bon pour moi. » Vers deux heures Poupette arrivait : « J'aime beaucoup cette routine », disait maman. Un jour elle nous a dit avec regret : « C'est bête ! pour une fois que je vous ai toutes les deux à ma disposition, je suis malade ! »
J'étais plus calme qu'avant Prague. Le passage s'était définitivement opéré de ma mère à un cadavre vivant. Le monde s'était réduit aux dimensions de sa chambre : quand je traversais Paris en taxi, je n'y voyais plus qu'un décor où circulaient des figurants. Ma vraie vie se déroulait auprès d'elle et n'avait qu'un but : la protéger. La nuit, le moindre bruit me paraissait énorme : le froissement du journal feuilleté par mademoiselle Cournot, le ronronnement d'un moteur électrique. Le jour, je marchais sur mes bas. Les allées et venues, dans l'escalier et au-dessus de nos têtes, me brisaient les tympans. Je trouvais scandaleux, entre onze heures et midi, le fracas des tables roulantes qui passaient sur le palier, chargées de plats en fer, de bidons, de gamelles qui s'entrechoquaient. J'étais furieuse quand une femme de chambre étourdie demandait à maman somnolente d'établir son menu du lendemain : lapin sauté ou poulet rôti ? Et aussi quand on apportait à midi au lieu de la cervelle promise un hachis peu appétissant. Je partageais les sympathies de maman : pour mademoiselle Cournot, mademoiselle Laurent, les petites Martin et Parent ; madame Gontrand me semblait à moi aussi trop bavarde : « Elle me raconte qu'elle a passé son après-midi de congé à acheter des chaussures pour sa fille : qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? »
Nous n'aimions plus cette clinique. Souriantes, diligentes, les infirmières étaient accablées de travail, mal payées, durement traitées. Mademoiselle Cournot apportait son café : on ne lui fournissait que l'eau chaude. Les gardes ne disposaient ni d'une salle de douche, ni même d'un cabinet de toilette pour se rafraîchir et se remaquiller après une nuit blanche. Mademoiselle Cournot nous racontait, bouleversée, ses démêlés avec la surveillante. Celle-ci lui reprocha un matin de porter des souliers marron : « Ils n'ont pas de talons. — Ils doivent être blancs. » Mademoiselle Cournot prit un air accablé : « Ne faites pas votre fatiguée avant d'avoir commencé votre journée ! » cria la surveillante. Jusqu'au surlendemain, maman rabâcha cette phrase avec indignation : elle s'était toujours complu à prendre violemment parti pour les uns contre les autres. Un soir, l'amie de mademoiselle Cournot entra dans la chambre en pleurant : sa patiente avait décidé de ne plus lui adresser la parole. Les tragédies que ces jeunes filles côtoyaient professionnellement ne les aguerrissaient pas le moins du monde contre les menus drames de leur vie personnelle.
« On se sent devenir gâteux », disait Poupette. Moi, je supportais avec indifférence la niaiserie des conversations, le rituel des plaisanteries : « Quel bon tour tu as joué au professeur B. ! — Avec ces lunettes noires tu ressembles à Greta Garbo ! » Mais le langage pourrissait dans ma bouche. J'avais l'impression de jouer la comédie partout. Parlant à une vieille amie de son prochain déménagement, l'animation de ma voix me paraissait truquée ; j'avais l'impression de faire un pieux mensonge quand j'affirmais, véridiquement, au gérant d'une brasserie : « C'était très bon. » A d'autres moments, c'était le monde qui me semblait se déguiser. Un hôtel, j'y voyais une clinique ; je prenais les femmes de chambre pour des infirmières ; et aussi les serveuses de restaurant : elles me faisaient suivre un traitement qui consistait à manger. Je regardais les gens d'un oeil neuf, obsédée par la tuyauterie compliquée qui se cachait sous leurs vêtements. Moi-même, parfois, je me changeais en une pompe aspirante et foulante ou en un système de poches et de boyaux.
Poupette vivait sur ses nerfs. J'avais de la tension, le sang à la tête. Ce qui nous éprouvait surtout, c'étaient les agonies de maman, ses résurrections, et notre propre contradiction. Dans cette course entre la souffrance et la mort, nous souhaitions avec ardeur que celle-ci arrivât la première. Pourtant, quand maman dormait, le visage inanimé, nous épiions anxieusement sur la liseuse blanche le faible mouvement du ruban noir qui retenait sa montre : la peur du spasme final nous tordait l'estomac.
Elle allait bien quand je la quittai le dimanche, au début de l'après-midi. Le lundi matin son visage étique m'effraya ; il sautait aux yeux, le travail des mystérieux essaims qui, entre la peau et les os, dévoraient ses cellules. A dix heures du soir, Poupette avait glissé un papier dans la main de la garde : « Dois-je appeler ma sœur ? » La garde avait fait non de la tête : le cœur tenait bon. Mais de nouvelles misères se préparaient. Madame Gontrand m'a montré le flanc droit de maman : des gouttes d'eau suintaient des pores, le drap était trempé. Elle n'urinait presque plus, un œdème gonflait sa chair. Elle regardait ses mains et remuait avec perplexité ses doigts boudinés : « C'est l'immobilité », lui dis-je.
Tranquillisée par l'équanil et la morphine, elle constatait sa fatigue mais la prenait en patience : « Ta sœur m'a dit quelque chose qui m'a été très utile, un jour où je me croyais déjà rétablie : elle m'a dit que je serais de nouveau fatiguée. Alors, je sais que c'est normal. » Elle a reçu une minute madame de Saint-Ange et elle lui a dit : « Oh ! maintenant, je vais très bien ! » Un sourire a découvert sa mâchoire : c'était déjà le macabre rictus d'un squelette, cependant que les yeux brillaient avec une innocence un peu fiévreuse. Après avoir mangé, elle a eu un malaise ; j'ai sonné et resonné l'infirmière ; ce que je désirais se réalisait, elle expirait et j'en étais affolée. Un cachet l'a ranimée.
Le soir, je l'imaginais morte, et j'avais le cœur chaviré. « Ça va plutôt mieux localement », m'a dit Poupette le matin, et j'en ai été accablée. Maman se portait si bien qu'elle a lu quelques pages de Simenon. La nuit elle a beaucoup souffert : « J'ai mal partout ! » On l'a piquée à la morphine. Quand elle a ouvert les yeux dans la journée, son regard était vitreux et j'ai pensé : « Cette fois, c'est la fin. » Elle s'est rendormie. J'ai demandé à N. : « C'est la fin ? — Oh ! non, m'a-t-il dit d'un ton mi-compatissant, mi-triomphant, on l'a trop bien remontée ! » Alors, c'était la douleur qui allait l'emporter ? Achevez-moi. Donnez-moi mon revolver. Ayez pitié de moi. Elle disait : « J'ai mal partout. » Elle remuait avec anxiété ses doigts enflés. Elle perdait confiance : « Ces docteurs, ils commencent à m'agacer. Ils me disent toujours que je vais mieux. Et moi je me sens plus mal. »
Je m'étais attachée à cette moribonde. Tandis que nous parlions dans la pénombre, j'apaisais un vieux regret : je reprenais le dialogue brisé pendant mon adolescence et que nos divergences et notre ressemblance ne nous avaient jamais permis de renouer. Et l'ancienne tendresse que j'avais crue tout à fait éteinte ressuscitait, depuis qu'il lui était possible de se glisser dans des mots et des gestes simples.
Je la regardais. Elle était là, présente, consciente, et complètement ignorante de l'histoire qu'elle vivait. Ne pas savoir ce qui se passe sous notre peau, c'est normal. Mais l'extérieur même de son corps lui échappait : son ventre blessé, sa fistule, les ordures qui s'en écoulaient, la couleur bleue de son épiderme, le liquide qui suintait de ses pores ; elle ne pouvait pas l'explorer de ses mains presque paralysées et quand on la soignait, sa tête était renversée en arrière. Elle n'avait plus demandé de miroir : son visage de moribonde n'existait pas pour elle. Elle reposait et rêvait, à une distance infinie de sa chair pourrissante, les oreilles remplies du bruit de nos mensonges et tout entière ramassée dans un espoir passionné : guérir. J'aurais voulu lui épargner d'inutiles désagréments : « Tu n'as plus besoin de prendre cette drogue. — Il vaut mieux que je la prenne. » Et elle ingurgitait le liquide plâtreux. Elle avait peine à manger : « Ne te force pas ; ça suffit, arrête-toi. — Tu crois ? » Elle examinait le plat, elle hésitait : « Donne-m'en encore un peu. » A la fin j'escamotais l'assiette : « Tu l'as vidée », lui disais-je. Elle s'obligeait à avaler un yaourt, l'après-midi. Elle réclamait souvent du jus de fruit. Elle bougeait un peu ses bras, elle soulevait ses mains et les rapprochait en forme de coupe, lentement, d'un geste précautionneux, et elle saisissait en tâtonnant le verre que je continuais de tenir. Elle aspirait à travers la pipette les vitamines bienfaisantes : une bouche de goule humait avidement la vie.
Dans son visage desséché, ses yeux étaient devenus énormes ; elle les écarquillait, elle les immobilisait ; au prix d'un immense effort, elle s'arrachait à ses limbes pour remonter à la surface de ces lacs de lumière noire ; elle s'y concentrait tout entière ; elle me dévisageait avec une fixité dramatique : comme si elle venait d'inventer le regard. « Je te vois ! » Il lui fallait chaque fois le reconquérir sur les ténèbres. Par lui elle s'agrippait au monde, comme ses ongles s'étaient agrippés au drap, afin de ne pas sombrer. « Vivre. Vivre. »
Que j'étais triste, ce mercredi soir, dans le taxi qui m'emportait ! Je connaissais par cœur ce trajet à travers les beaux quartiers : Lancôme, Houbigant, Hermès, Lanvin. Souvent un feu rouge m'arrêtait devant la boutique de Cardin : je voyais, des feutres, des gilets, des foulards, des souliers, des bottines, d'une dérisoire élégance. Plus loin, de belles robes de chambre duveteuses, aux tendres couleurs ; j'avais pensé : « Je lui en achèterai une pour remplacer le peignoir rouge. » Parfums, fourrures, lingeries, bijoux : luxueuse arrogance d'un monde où la mort n'a pas sa place ; mais elle était tapie derrière cette façade, dans le secret grisâtre des cliniques, des hôpitaux, des chambres closes. Et je ne connaissais plus d'autre vérité.
Le jeudi, comme chaque jour, le visage de maman m'a consternée : un peu plus creusé et tourmenté que la veille. Mais elle voyait. Elle m'a examinée : « Je te regarde. Tes cheveux sont tout bruns. — Mais oui : tu le sais bien. — C'est que toi et ta sœur vous aviez toutes les deux une grande mèche blanche. C'était pour que je m'accroche, pour ne pas tomber. » Elle a remué ses doigts : « Us dégonflent, n'est-ce pas ? » Elle a dormi. En ouvrant les yeux, elle m'a dit : « Quand je vois une grande manchette blanche, alors je sais que je vais me réveiller. Quand je m'endors, je m'endors dans des jupons. » Quels souvenirs, quels fantasmes l'envahissaient ? Elle avait toujours vécu tournée vers le monde extérieur et je m'émouvais de la voir perdue soudain en elle-même. Elle n'aimait plus qu'on l'en éloignât. Une amie, mademoiselle Vauthier, lui raconta ce jour-là, avec trop d'animation, une histoire de femme de ménage. Je l'ai vite emmenée, car maman fermait les yeux. Quand je suis revenue, elle m'a dit : « Il ne faut pas parler de ses histoires aux malades, ça ne les intéresse pas. »
J'ai passé celte nuit-là près d'elle. Autant que la douleur elle craignait les cauchemars. Quand le docteur N. est venu, elle a réclamé : « Qu'on me pique, autant qu'il faut », et elle imitait le geste de l'infirmière qui lance l'aiguille. « Ah ! ah ! vous allez devenir une vraie droguée ! » a dit N., et sur un ton badin : « Je pourrai vous fournir de la morphine à des prix très avantageux. » Son visage s'est fermé, et il m'a jeté d'une voix dure : « Il y a deux points sur lesquels un médecin qui se respecte ne transige pas : la drogue et l'avortement. » Le vendredi s'est écoulé sans histoire. Le samedi, maman a dormi tout le temps : « C'est bien, lui a dit Poupette. Tu t'es reposée. » Maman a soupiré : « Aujourd'hui, je n'ai pas vécu. »
Dur travail, de mourir, quand on aime si fort la vie. « Elle peut tenir deux ou trois mois », nous ont dit les médecins, ce soir-là.
Alors, il fallait nous organiser, habituer maman à passer quelques heures sans nous. Son mari étant arrivé à Paris la veille, ma sœur décida de laisser maman seule cette nuit avec mademoiselle Cournot. Elle viendrait dans la matinée ; Marthe vers deux heures et demie ; moi à cinq heures.
A cinq heures j'ai poussé la porte. Le store était baissé, il faisait presque noir. Marthe tenait la main de maman, écroulée sur le côté droit, l'air fourbue, pitoyable : les escarres de sa fesse gauche étaient à vif ; ainsi couchée, elle souffrait moins, mais l'inconfort de sa position la brisait. Elle avait attendu la visite de Poupette et de Lionel jusqu'à onze heures, dans l'angoisse, parce qu'on avait oublié d'épingler à son drap le cordon de la sonnette : le bouton était hors de sa portée, elle n'avait aucun moyen d'appeler. Son amie, madame Tardieu, avait passé la voir, mais maman avait tout de même dit à ma sœur : « Tu me laisses livrée aux bêtes ! » (Elle détestait les infirmières du dimanche.) Et puis elle avait reconquis assez d'entrain pour taquiner Lionel : « Vous espériez être débarrassé de la belle-mère ? Eh bien ! ce n'est pas encore pour cette fois. » Restée seule pendant une heure, après son déjeuner, l'angoisse l'avait ressaisie. Elle me dit d'une voix fébrile : « Il ne faut pas me laisser seule, je suis encore trop faible. Il ne faut pas me laisser livrée aux bêtes ! — On ne te laissera plus. »
Marthe est partie, maman s'est endormie et réveillée en sursaut : elle avait mal à la fesse droite. Madame Gontrand a changé son installation. Elle a continué à se plaindre. J'ai voulu de nouveau sonner : « Inutile. Ça sera encore madame Gontrand. Elle ne sait pas. » Les douleurs de maman n'avaient rien d'imaginaire, les causes en étaient organiques et précises. Pourtant, au-dessous d'un certain seuil, les gestes de mademoiselle Parent ou de mademoiselle Martin les calmaient ; identiques, ceux de madame Gontrand ne la soulageaient pas. Elle s'est cependant rendormie. A six heures et demie elle a pris, avec plaisir, du bouillon, de la crème. Et brusquement, elle a crié, la fesse gauche en feu. Rien d'étonnant. Son corps écorché baignait dans l'acide urique qui suintait de sa peau ; les infirmières se brûlaient les doigts quand elles changeaient son alèse. J'ai sonné et resonné, en panique : que les secondes étaient longues ! Je tenais la main de maman, je touchais son front, je parlais : « On va te faire une piqûre. Tu n'auras plus mal. Une minute. Rien qu'une minute. » Crispée, au bord du hurlement, elle gémissait : « Ça me brûle, c'est affreux, je ne peux pas tenir. Je ne tiendrai pas. » Et dans un demi-sanglot : « Je suis trop malheureuse », avec cette voix d'enfant qui me déchirait. Comme elle était seule ! Je la touchais, je lui parlais, mais impossible d'entrer dans sa souffrance. Son cœur s'affolait, ses yeux chaviraient, j'ai pensé : « Elle meurt » et elle a murmuré : « Je vais m'évanouir. » Enfin madame Gontrand lui a fait une piqûre de morphine. Sans résultat. J'ai encore sonné. J'étais terrifiée à l'idée que la douleur aurait pu se déclencher le matin, quand maman n'avait personne auprès d'elle ni aucun moyen d'appeler : plus question de la quitter une minute. Cette fois les infirmières ont donné à maman de l'équanil, changé son alèse, enduit ses plaies d'une pommade qui mettait sur leurs mains des reflets métalliques. La brûlure a disparu ; elle n'avait duré qu'un quart d'heure : une éternité. Il a hurlé pendant des heures. « C'est bête, disait maman. C'est si bête ! » Oui : bête à pleurer. Je ne comprenais plus les médecins, ni ma sœur, ni moi. Ces instants de vaine torture, rien au monde ne pourrait les justifier.
Le lundi matin je parlai avec Poupette au téléphone : la fin était proche. L'œdème ne se résorbait pas ; le ventre ne se refermait pas. Les médecins avaient dit aux infirmières qu'il ne restait qu'à abrutir maman de calmants.
A deux heures, devant la porte 114, je trouvai ma sœur, hors d'elle. Elle avait dit à mademoiselle Martin : « Ne laissez pas maman souffrir comme hier. — Mais, madame, si on fait tant de piqûres, simplement pour des escarres, le jour des grandes douleur la morphine n'agira plus. » Pressée de questions, elle avait expliqué qu'en général, dans les cas analogues à celui de maman, le malade meurt dans des tourments abominables. Ayez pitié de moi. Achevez-moi. Le docteur P. avait donc menti ? Me procurer un revolver, abattre maman ; l'étrangler. Romantiques et vaines visions. Mais il m'était aussi impossible de m'imaginer entendant pendant des heures maman hurler. « Allons parler à P. » Il arrivait et nous l'avons harponné : « Vous avez promis qu'elle ne souffrirait pas. — Elle ne souffrira pas. » Il nous fit remarquer que si on avait voulu à tout prix la prolonger et lui assurer une semaine de martyre, il aurait fallu une nouvelle opération, des transfusions, des piqûres remontantes. Oui. Même N. avait dit à Poupette le matin : « Nous avons fait tout ce qu'il fallait faire tant qu'il restait une chance. Maintenant, essayer de ralentir sa mort, ce serait du sadisme. » Mais cette abstention ne nous suffisait pas. Nous demandâmes à P. : « La morphine empêchera les grandes douleurs ?
— On lui donnera les doses nécessaires. » Il avait parlé avec fermeté et il nous inspirait confiance. Nous nous sommes calmées. Il est entré dans la chambre de maman pour lui refaire son pansement : « Elle dort, lui avons-nous dit. — Elle ne s'apercevra même pas de ma présence. » Sans doute dormait-elle encore quand il est sorti. Mais, me rappelant ses angoisses de la veille, j'ai dit à Poupette : « Il ne faudrait pas qu'elle ouvre les yeux et se retrouve seule. » Ma sœur a poussé la porte ; elle s'est retournée vers moi, blême, et elle s'est abattue sur la banquette en sanglotant : « J'ai vu son ventre ! » J'ai été lui chercher de l'équanil. Quand le docteur P. est revenu, elle lui a dit : « J'ai vu son ventre ! c'est affreux ! — Mais non, c'est normal », a-t-il répondu avec un peu d'embarras. Poupette m'a dit : « Elle pourrit vivante » et je ne lui ai pas posé de question. Nous avons causé. Puis je me suis assise au chevet de maman : je l'aurais crue morte sans le faible halètement du cordonnet noir sur la blancheur de la liseuse. Vers six heures elle a soulevé les paupières : « Mais quelle heure est-il ? Je ne comprends pas. C'est déjà la nuit ? — Tu as dormi tout l'après-midi. — J'ai dormi quarante-huit heures ! — Mais non. » Je lui ai rappelé les événements de la veille. Elle regardait au loin, à travers la vitre, les ténèbres et les enseignes au néon : « Je ne comprends pas », répéta-t-elle d'un air offensé. Je lui ai parlé des visites et des coups de téléphone que j'avais reçus pour elle. « Ça m'est égal », m'a-t-elle dit. Elle ruminait son étonnement : « J'ai entendu les médecins ; ils disaient : il faut l'abrutir. » Pour une fois, ils avaient manqué de vigilance. J'ai expliqué : inutile de souffrir comme la veille ; on la ferait beaucoup dormir en attendant que ses escarres se soient cicatrisés. « Oui, m'a-t-elle dit avec reproche, mais je perds des jours. »
« Aujourd'hui, je n'ai pas vécu. — Je perds des jours. » Chaque journée gardait pour elle une valeur irremplaçable. Et elle allait mourir. Elle l'ignorait : mais moi je savais. En son nom, je ne me résignais pas.
Elle a bu un peu de bouillon et nous avons attendu Poupette : « Elle se fatigue à dormir ici, a dit maman. — Mais non. » Elle a soupiré : « Ça m'est égal. » Et après un instant de réflexion : « Ce qui m'inquiète, c'est que tout m'est égal. » Avant de se rendormir elle m'a demandé, d'un air soupçonneux : « Mais est-ce qu'on peut comme ça abrutir les gens ? » Etait-ce une protestation ? Je crois plutôt qu'elle souhaitait que je la rassure : sa torpeur était artificiellement provoquée et n'indiquait pas un déclin.
Quand mademoiselle Cournot est entrée, maman a soulevé ses paupières. Ses yeux ont roulé dans ses orbites, elle a accommodé son regard, elle a dévisagé la garde avec une gravité plus poignante encore que celle de l'enfant qui découvre le monde : « Vous, qui êtes-vous ? — C'est mademoiselle Cournot. — Pourquoi êtes-vous là, à cette heure-ci ? — C'est la nuit », lui ai-je redit. Ses yeux écarquillés interrogeaient mademoiselle Cournot : « Mais pourquoi ? — Vous savez bien : je passe toutes les nuits assise à côté de vous. » Maman a dit avec une ombre de blâme : « Tiens ! quelle drôle d'idée ! » Je me suis préparée à partir, a Tu pars ? — Ça t'ennuie que je parte ? » Elle m'a répondu de nouveau : « Ça m'est égal. Tout m'est égal, »
Je ne suis pas partie tout de suite ; les infirmières de jour disaient que maman ne passerait sans doute pas la nuit. Le pouls sautait de 48 à 100. Il s'est stabilisé vers dix heures. Poupette s'est couchée ; je suis rentrée chez moi. J'étais sûre à présent que P. ne nous avait pas abusées. Maman s'éteindrait d'ici un jour ou deux sans trop souffrir.
Elle se réveilla lucide. Dès qu'elle avait mal on la calmait. J'arrivai à trois heures ; elle dormait, avec Chantal à son chevet : « Pauvre Chantal, m'a-t-elle dit un peu plus tard. Elle a tant à faire, et je lui prends son temps. — Mais ça lui fait plaisir. Elle t'aime tant. » Maman a médité ; d'un air surpris et navré elle m'a dit : « Moi, je ne sais plus si j'aime personne. »
Je me rappelais sa fierté : « On m'aime parce que je suis gaie. » Peu à peu, beaucoup de gens lui étaient devenus importuns. Maintenant son cœur s'était tout à fait engourdi : la fatigue lui avait tout pris. Et pourtant, aucun de ses mots les plus affectueux ne m'avait autant touchée que cette déclaration d'indifférence. Autrefois, les formules apprises, les gestes convenus éclipsaient ses vrais sentiments. J'en mesurais la chaleur au froid que laissait en elle leur absence.
Elle s'est endormie, le souffle si imperceptible que j'ai rêvé : « S'il pouvait s'arrêter, sans secousse. » Mais le cordonnet noir se soulevait, retombait : le saut ne serait pas si facile. Je l'ai réveillée à cinq heures, comme elle l'avait exigé, pour lui donner un yaourt : « Ta sœur y tient : c'est bon pour moi. » Elle en a mangé deux ou trois cuillerées : je pensais à ces nourritures qu'en certains lieux on dépose sur les tombes des défunts. Je lui ai fait respirer une rose que Catherine avait apportée la veille : « La dernière rose de Meyrignac. » Elle n'y a jeté qu'un coup d'œil distrait. Elle s'est replongée dans le sommeil ; elle en a été arrachée par une brûlure à la fesse. Piqûre de morphine : sans résultat. Comme l'avant-veille, je tenais sa main, je l'exhortais : « Une minute. La piqûre va agir. Dans une minute c'est fini. — C'est un supplice chinois », a-t-elle dit d'un ton neutre, trop affaiblie même pour protester. J'ai de nouveau sonné, insisté : seconde piqûre. La petite Parent a arrangé le lit, déplacé un peu maman qui s'est rendormie, les mains glacées. La femme de chambre a grommelé parce que j'ai renvoyé le dîner qu'elle apportait à six heures : implacable routine des cliniques où l'agonie, la mort sont des incidents quotidiens. A sept heures et demie, maman m'a dit : « Ah ! maintenant, je me sens bien. Vraiment bien. Il y a longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien. » La fille aînée de Jeanne est arrivée et m'a aidée à lui faire absorber un peu de bouillon et de crème au café. C'était difficile, parce qu'elle toussait : un début d'étouffement. Poupette et mademoiselle Cournot m'ont conseillé de partir. Il n'arriverait sans doute rien cette nuit même et ma présence inquiéterait maman. Je l'ai embrassée, et elle m'a dit avec un de ses hideux sourires : « Je suis contente que tu m'aies vue tellement bien ! »
Je me suis couchée à minuit et demi, après avoir pris du belladénal. Je me suis réveillée : le téléphone sonnait : « Il n'y en a plus que pour quelques minutes. Marcel vient te chercher en auto. » Marcel — le cousin de Lionel — m'a fait traverser à toute allure Paris désert. Nous avons avalé un café au comptoir d'un bistrot qui rougeoyait près de la porte Champerret. Poupette est venue au-devant de nous dans le jardin de la clinique : « C'est fini. » Nous sommes montés. C'était tellement attendu, et tellement inconcevable, ce cadavre couché sur le lit à la place de maman. Sa main, son front étaient froids. C'était elle encore, et à jamais son absence. Une gaze soutenait le menton, encadrant son visage inerte. Ma sœur voulait aller chercher des vêtements rue Blomet : « A quoi bon ? — Il paraît que ça se fait. — Nous ne le ferons pas. » Je n'imaginais pas d'habiller maman avec une robe et des souliers comme si elle allait dîner en ville ; et je ne pensais pas qu'elle l'eût souhaité : elle avait souvent déclaré qu'elle se désintéressait de sa dépouille. « Il n'y a qu'à lui mettre une de ses longues chemises de nuit », ai-je dit à mademoiselle Cournot. « Et son alliance ?» a demandé Poupette en prenant l'anneau dans le tiroir de la table. Nous la lui avons passée au doigt. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il n'y avait aucune place sur terre pour ce petit cercle d'or.
Poupette était à bout de forces. Après un dernier regard à ce qui n'était plus maman je l'ai emmenée très vite. Nous avons bu un verre avec Marcel au bar du Dôme. Elle a raconté.
A neuf heures, N. est sorti de la chambre et il a dit d'un air furieux : « Encore une agrafe qui a sauté. Après tout ce qu'on a fait pour elle : c'est vexant ! » Il est parti, laissant ma sœur abasourdie. En dépit de ses mains glacées, maman se plaignait d'avoir trop chaud et elle respirait avec un peu de peine. On lui a fait une piqûre et elle s'est endormie. Poupette s'est déshabillée, couchée, et a feint de lire un roman policier. Vers minuit, maman s'est agitée. Poupette et la garde se sont approchées de son lit. Elle a ouvert les yeux : « Que faites-vous là, pourquoi avez-vous l'air anxieuses ? Je vais très bien. — C'est que tu as fait un cauchemar. » En arrangeant ses draps, mademoiselle Cournot a touché ses pieds : le froid de la mort les avait gagnés. Ma sœur a hésité à m'appeler. Mais ma présence, à cette heure, aurait effrayé maman qui gardait toute sa lucidité. Elle s'est recouchée. A une heure maman a de nouveau bougé. D'une voix mutine, elle a murmuré les mots d'une vieille rengaine que papa chantait : « Tu t'en vas et tu nous quittes. » Poupette a dit : « Mais non, je ne te quitte pas », et maman a eu un petit sourire entendu. Elle avait de plus en plus de mal à respirer. Après une nouvelle piqûre, elle a murmuré d'une voix un peu pâteuse : « Il faut... réserver... l'armore. — Il faut réserver l'armoire ? — Non, a dit maman. La Mort. » En appuyant très fort sur le mot : mort. Elle a ajouté : « Je ne veux pas mourir. — Mais tu es guérie ! » Ensuite elle a un peu divagué : « J'aurais voulu avoir le temps de présenter mon livre... Il faut qu'elle donne le sein à qui elle veut. » Ma sœur s'eèt habillée : maman avait à peu près perdu conscience. Elle a crié soudain : « J'étouffe. » La bouche s'est ouverte, les yeux se sont dilatés, immenses dans ce visage vidé de sa chair : dans un spasme elle est entrée dans le coma. « Allez téléphoner », a dit mademoiselle Cournot. Poupette m'a appelée, je n'ai pas répondu. La standardiste a insisté pendant une demi-heure avant que je ne me réveille. Pendant ce temps Poupette était revenue près de maman, déjà absente ; le cœur battait, elle respirait, assise, les yeux vitreux, sans rien voir. Et ç'a été fini : « Les docteurs disaient qu'elle s'éteindrait comme une bougie : ce n'est pas ça, pas ça du tout, a dit ma sœur en sanglotant. — Mais, Madame, a répondu la garde, je vous assure que ç'a été une mort très douce. »