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Le jeudi 24 octobre 1963, à quatre heures de l'après-midi, je me trouvais à Rome, dans ma chambre de l'hôtel Minerva ; je devais rentrer chez moi le lendemain par avion et je rangeais des papiers quand le téléphone a sonné. Bost m'appelait de Paris : « Votre mère a eu un accident », me dit-il. J'ai pensé : une auto l'a renversée. Elle se hissait péniblement de la chaussée sur le trottoir, appuyée sur sa canne, et une auto l'avait renversée. « Elle est tombée dans sa salle de bains ; elle s'est cassé le col du fémur », me dit Bost. Il habitait dans le même immeuble qu'elle. La veille, vers dix heures du soir, montant l'escalier avec Olga, ils avaient remarqué trois personnes qui les précédaient : une dame et deux agents. « C'est au deuxième étage et demi », disait la dame. Etait-il arrivé quelque chose à madame de Beauvoir ? Oui. Une chute. Pendant deux heures elle avait rampé sur le plancher avant d'atteindre le téléphone ; elle avait demandé à une amie, madame Tardieu, de faire enfoncer la porte. Bost et Olga avaient accompagné le groupe jusqu'à l'appartement. Ils avaient trouvé maman couchée par terre dans sa robe de chambre rouge en velours côtelé. La doctoresse Lacroix, qui loge dans la maison, avait diagnostiqué une rupture du col du fémur ; transportée au service des urgences de l'hôpital Boucicaut, maman avait passé la nuit dans une salle commune. « Mais je l'emmène à la clinique C. » me dit Bost. « C'est là qu'opère un des meilleurs chirurgiens des os, le professeur B. Elle a protesté, elle avait peur que ça ne vous coûte trop cher. Mais j'ai fini par la convaincre. »

Pauvre maman ! J'avais déjeuné avec elle à mon retour de Moscou, cinq semaines plus tôt ; comme d'habitude elle avait mauvaise mine. Il y avait eu un temps, pas bien lointain, où elle se flattait de ne pas paraître son âge ; maintenant on ne pouvait plus s'y tromper : c'était une femme de soixante-dix-sept ans, très usée. L'arthrose des hanches, qui s'était déclarée après la guerre, avait empiré d'année en année, malgré les cures à Aix-les-Bains et les massages : elle mettait une heure à faire le tour d'un pâté de maisons. Elle souffrait, elle dormait mal, en dépit des six cachets d'aspirine qu'elle avalait chaque jour. Depuis deux ou trois ans, depuis l'hiver dernier surtout, je lui voyais toujours ces cernes violets, ce nez pincé, ces joues creuses. Rien de grave, disait son médecin, le docteur D. : des troubles du foie, de la paresse intestinale ; il prescrivait quelques drogues, de la confiture de tamarine contre la constipation. Je ne m'étonnai pas, ce jour-là, qu'elle se sentît « patraque » ; ce qui me peina, c'est qu'elle eût passé un mauvais été. Elle aurait pu villégiaturer dans un hôtel ou dans un couvent qui acceptait des pensionnaires. Mais elle comptait être invitée, comme tous les ans, à Meyrignac, par ma cousine Jeanne, à Scharrachbergen où vivait ma sœur. Toutes deux avaient eu des empêchements. Elle était restée à Paris, vide, et où il pleuvait. « Moi, qui n'ai jamais le cafard, je l'ai eu », me dit-elle. Heureusement, peu de temps après mon passage, ma sœur l'avait reçue en Alsace pendant deux semaines. Maintenant ses amis étaient à Paris, j'y revenais : sans cette fracture, je l'aurais certainement retrouvée ragaillardie. Elle avait le cœur en excellent état, une tension de jeune femme : je n'avais jamais redouté pour elle un accident brutal.

Je lui téléphonai vers six heures, à la clinique. Je lui annonçai mon retour, ma visite. Elle me répondit d'une voix incertaine. Le professeur B. prit l'appareil : il l'opérerait le samedi matin.

« Tu m'as laissée deux mois sans lettre ! » me dit-elle quand je m'approchai de son lit. Je protestai : nous nous étions revues, j'avais écrit de Rome. Elle m'écouta d'un air incrédule. Son front, ses mains brûlaient ; sa bouche un peu tordue articulait avec peine et il y avait du brouillard dans sa tête. Etait-ce l'effet du choc ? ou au contraire sa chute avait-elle été provoquée par une petite attaque ? Elle avait toujours eu un tic. (Non, pas toujours, mais depuis longtemps. Depuis quand ?) Elle clignait des yeux, ses sourcils se relevaient, son front se plissait. Pendant ma visite, cette agitation ne cessa pas un instant. Et quand elles retombaient, ses paupières lisses et bombées recouvraient entièrement ses prunelles. Le docteur J., un assistant, est passé : l'opération était inutile, le fémur ne s'était pas déplacé, trois mois de repos et il se ressouderait. Maman parut soulagée. Elle raconta, avec désordre : son effort pour atteindre le téléphone, son angoisse ; la gentillesse de Bost et d'Olga. Elle avait été amenée à Boucicaut en robe de chambre, sans aucun bagage. Olga le lendemain lui avait apporté des affaires de toilette, de l'eau de Cologne, une jolie liseuse en lainage blanc. A see remerciements, Olga avait répondu : « Mais, madame, c'est par affection. » Maman répéta plusieurs fois d'un air rêveur et pénétré : « Elle m'a dit : c'est par affection. »

« Elle avait l'air si confuse de déranger, si éperdument reconnaissante de ce qu'on faisait pour elle: elle fendait le cœur», m'a dit Olga le soir. Elle me parla, avec indignation, du docteur D. Vexé qu'on eût fait appel à la doctoresse Lacroix, il avait refusé de passer voir maman à Boucicaut le jeudi. « Je suis restée pendue vingt minutes à son téléphone, me dit Olga. Après ce choc, après sa nuit à l'hôpital, votre mère aurait eu besoin d'être réconfortée par son médecin habituel. Il n'a rien voulu savoir. » Bost ne pensait pas que maman ait eu une attaque : quand il l'avait relevée, elle était un peu égarée, mais lucide. Cependant il doutait qu'elle se rétablît en trois mois : en soi, la rupture du col du fémur, c'est sans gravité ; mais une longue immobilité provoque des escarres qui, chez les vieillards ne se cicatrisent pas. La position couchée fatigue les poumons : le malade attrape une fluxion de poitrine qui l'emporte. Je m'émus peu. Malgré son infirmité, ma mère était solide. Et, somme toute, elle avait l'âge de mourir.

Bost avait prévenu ma sœur avec qui j'eus au téléphone une longue conversation : « Je m'y attendais ! » me dit-elle. En Alsace, elle avait trouvé maman si vieillie, si affaiblie, qu'elle avait dit à Lionel : « Elle ne passera pas l'hiver. » Une nuit maman avait eu de violentes douleurs abdominales : elle avait failli demander qu'on la conduise à l'hôpital. Mais, le matin, elle était remise. Et quand ils la ramenèrent en voiture, « enchantée, ravie » — comme elle disait — de son séjour, elle avait repris des forces et de la gaieté. Au milieu d'octobre cependant, environ dix jours avant son avarie, Francine Diato avait appelé ma sœur : « J'ai déjeuné tout à l'heure chez votre mère. Je l'ai trouvée si mal que j'ai voulu vous avertir. » Venue aussitôt à Paris sous un faux prétexte, ma sœur avait accompagné maman chez un radiologue. Après l'examen des clichés son médecin avait catégoriquement affirmé : « Il n'y a pas lieu de vous inquiéter. Une espèce de poche s'est formée dans l'intestin, une poche fécale, qui rend l'évacuation difficile. Et puis votre mère mange trop peu, ce qui risque d'entraîner des carences : mais elle n'est pas en danger. » Il avait conseillé à maman de mieux se nourrir et lui avait ordonné de nouveaux remèdes, très énergiques. « Tout de même, j'étais inquiète », m'a dit Poupette. « J'ai supplié maman de prendre une garde de nuit. Elle n'a jamais voulu : une inconnue couchant chez elle, elle ne supportait pas cette idée. » Poupette et moi nous convînmes qu'elle viendrait à Paris deux semaines plus tard, au moment où je comptais partir pour Prague.

Le lendemain, la bouche de maman était encore déformée, sa diction embarrassée ; ses longues paupières voilaient ses yeux, et ses sourcils tressautaient. Son bras droit, qu'elle s'était cassé vingt ans plus tôt en tombant de bicyclette, s'était mal raccommodé ; sa récente chute avait abîmé son bras gauche : elle pouvait à peine les remuer. Heureusement, on la soignait avec une minutieuse sollicitude. Sa chambre donnait sur un jardin, loin des bruits de la rue. On avait déplacé le lit, on l'avait disposé le long de la paroi parallèle à la fenêtre, de manière que le téléphone, fixé au mur, se trouvât à portée de sa main. Le buste soutenu par des oreillers, elle était assise plutôt que couchée : ses poumons ne se fatigueraient pas. Son matelas pneumatique, relié à un appareil électrique, vibrait et la massait : ainsi les escarres seraient-elles évitées. Une kinésithérapeute, chaque matin, faisait travailler ses jambes. Les dangers signalés par Bost semblaient conjurés. De sa voix un peu endormie, maman me dit qu'une femme de chambre lui coupait sa viande, l'aidait à manger, et que les repas étaient excellents. Tandis qu'à Boucicaut on lui avait servi du boudin aux pommes ! « Du boudin ! à des malades ! » Elle parlait avec plus d'abondance que la veille. Elle ressassait les deux heures d'angoisse où elle s'était traînée par terre, se demandant si elle réussirait à attraper le fil du téléphone et à attirer l'appareil jusqu'à elle. « Un jour, j'avais dit à madame Marchand, qui vit seule, elle aussi : Heureusement, il y a le téléphone. Et elle m'avait répondu : Encore faut-il pouvoir l'atteindre. » D'un ton sentencieux, maman répéta plusieurs fois ces derniers mots ; elle ajouta : « Si je n'y étais pas arrivée, j'étais fichue. »

Aurait-elle pu crier assez fort pour être entendue ? Non, sans doute. J'imaginais sa détresse. Elle croyait au ciel ; mais malgré son âge, ses infirmités, ses malaises, elle était farouchement accrochée à la terre et elle avait de la mort une horreur animale. Elle avait raconté à ma sœur un cauchemar qui se reproduisait souvent : « On me poursuit, je cours, je cours, et je bute contre un mur ; il faut que je saute ce mur, et je ne sais pas ce qu'il y a derrière ; j'ai peur. » Elle lui avait dit aussi : « La mort elle-même ne m'effraie pas : j'ai peur du saut. » Tandis qu'elle rampait sur le plancher, elle avait cru que le moment de sauter était venu. Je lui ai demandé : « Tu as dû te faire très mal en tombant ? — Non. Je ne me rappelle pas. Je n'avais même pas mal. » Donc, elle a perdu conscience, pensai-je.

Elle se souvenait d'avoir éprouvé un vertige ; elle ajouta que quelques jours plus tôt, après avoir pris un de ses nouveaux médicaments, elle avait senti ses jambes se dérober : elle avait eu juste le temps de s'étendre sur son divan. Je regardai avec méfiance les flacons qu'elle s'était fait apporter de son domicile — avec divers autres objets — par notre jeune cousine Marthe Cordonnier. Elle tenait à continuer ce traitement : était-ce opportun ?

Le professeur B. vint la voir en fin de journée et je le suivis dans le corridor : une fois rétablie, me dit-il, ma mère ne marcherait pas plus mal qu'auparavant : « Elle pourra reprendre sa petite vie. » Ne pensait-il pas qu'elle avait eu une syncope ? Il n'en pensait rien. Il parut déconcerté quand je l'avisai qu'elle souffrait de troubles intestinaux. Boucicaut avait signalé une rupture du col du fémur et il s'en était tenu là. Il la ferait examiner par un médecin de médecine générale.

« Tu marcheras exactement comme avant, dis-je à maman. Tu pourras reprendre ta vie. — Ah ! je ne remettrai- plus les pieds dans cet appartement. Je ne veux plus le revoir. Jamais. Pour rien au monde ! »

Cet appartement : elle en avait été si fière ! Elle avait pris en grippe celui de la rue de Rennes que mon père vieillissant, devenu hypocondriaque, remplissait des éclats de sa mauvaise humeur. Après sa mort — suivie de près par celle de bonne-maman — elle avait voulu rompre avec ses souvenirs. Des années plus tôt, une de ses amies avait emménagé dans un atelier, et maman avait été éblouie par ce modernisme. Pour les raisons qu'on sait, on trouvait facilement à se loger, en 42, et elle put réaliser son rêve : elle loua un studio avec une loggia, rue Blomet. Elle vendit le bureau en poirier noirci, la salle à manger Henri II, le lit nuptial, le piano à queue ; elle garda les autres meubles et un morceau de la vieille moquette rouge. Elle accrocha aux murs des tableaux de ma sœur. Dans sa chambre elle installa un divan. Elle montait et descendait alors allègrement l'escalier intérieur. En fait, je ne trouvais pas cet endroit très gai : situé à un deuxième étage, il y entrait peu de lumière malgré les grandes verrières. Dans les pièces du haut — chambre, cuisine, salle de bains — il faisait toujours sombre. C'était là que maman se tenait depuis que chaque marche de l'escalier lui arrachait un gémissement. En vingt ans, les murs, les meubles, le tapis, tout s'était sali et usé. Maman avait envisagé de se retirer dans une maison de repos quand, en 1960, l'immeuble avait changé de propriétaire et qu'elle s'était crue menacée d'expulsion. Elle n'avait rien trouvé qui lui convînt, et puis elle était attachée à son chez-soi. Ayant appris qu'on n'avait pas le droit de l'en chasser, elle était restée rue Blomet. Mais à présent, ses amies, moi-même, nous allions chercher une maison de retraite agréable où elle s'installerait dès qu'elle serait guérie : « Tu ne retourneras jamais rue Blomet, je te le promets », lui dis-je.

Le dimanche, elle avait encore les yeux mi-clos, la mémoire assoupie, et les mots tombaient de sa bouche en gouttes pâteuses.

Elle m'a de nouveau décrit son « calvaire ». Quelque chose tout de même la réconfortait : qu'on l'eût transportée dans cette clinique dont elle surestimait les vertus. « A Boucicaut, ils m'auraient opérée hier ! Ici, il paraît que c'est la meilleure clinique de Paris. » Et comme le plaisir d'approuver n'était complet pour elle que s'il se doublait d'une condamnation, elle ajoutait, faisant allusion à un établissement voisin : « C'est beaucoup mieux que la clinique G. On m'a dit que la clinique G. n'est pas bien du tout ! »

« Depuis longtemps je n'avais pas si bien dormi », me dit-elle le lundi. Elle avait retrouvé son visage normal, une voix nette, et ses yeux voyaient. Ses souvenirs étaient en ordre. « Il faudra envoyer des fleurs à la doctoresse Lacroix. » Je promis de m'en charger. « Et les agents ? est-ce qu'il ne faut pas leur donner quelque chose ? Je les ai dérangés. » J'eus du mal à la dissuader. Elle s'est appuyée contre ses oreillers, elle m'a regardée dans les yeux et elle m'a dit avec décision : « Vois-tu, j'ai abusé ; je me suis trop fatiguée : j'ai été au bout de mon rouleau. Je ne voulais pas admettre que j'étais vieille. Mais il faut savoir regarder les choses en face ; dans quelques jours, j'ai soixante-dix-huit ans, c'est un grand âge. Je dois m'organiser en conséquence. Je vais tourner une page. »

Je l'ai considérée avec admiration. Elle s'était longtemps obstinée à se croire jeune. A une phrase maladroite de son gendre, elle avait répliqué un jour d'une voix fâchée : « Je le sais, que je suis vieille, et ça m'est assez désagréable : je ne veux pas qu'on me le rappelle. » Soudain, émergeant des brumes où elle avait flotté pendant trois jours, elle trouvait la force d'affronter, lucide et résolue, ses soixante-dix-huit ans. « Je vais tourner une page. »

Elle avait tourné une page avec un étonnant courage après la mort de mon père. Elle en avait eu un violent chagrin. Mais elle ne s'était pas enlisée dans son passé. Elle avait profité de sa liberté retrouvée pour se reconstruire une existence conforme à ses goûts. Papa ne lui laissait pas un sou et elle avait cinquante-quatre ans. Elle avait passé des examens, fait des stages, et obtenu un certificat qui lui avait permis de travailler comme aide-bibliothécaire dans les services de la Croix-Rouge. Elle avait réappris à monter à bicyclette pour se rendre à son bureau. Après la guerre, elle comptait faire de la couture à domicile. Je m'étais alors trouvée en mesure de l'aider. Mais l'oisiveté ne lui convenait pas. Avide de vivre enfin à sa guise, elle s'était inventé une foule d'activités. Elle s'était occupée bénévolement de la bibliothèque d'un préventorium, aux environs de Paris, puis de celle d'un cercle catholique de son quartier. Elle aimait manipuler des livres, les couvrir, les classer, tenir des fiches, donner des conseils aux lecteurs. Elle étudiait l'allemand, l'italien, entretenait son anglais. Elle brodait dans des ouvroirs, elle participait à des ventes de charité, elle suivait des conférences. Elle s'était fait un grand nombre de nouvelles amies ; elle avait renoué aussi avec d'anciennes relations et des parents que la morosité de mon père avait éloignés. Elle les réunissait gaiement dans son studio. Elle avait pu enfin satisfaire un de ses désirs les plus obstinés : voyager. Elle luttait pied à pied contre l'ankylose qui raidissait ses jambes. Elle alla voir ma sœur à Vienne, à Milan. L'été, elle trottinait à travers les rues de Florence et de Rome. Elle visitait les musées de Belgique et de Hollande. Ces derniers temps, presque paralysée, elle avait renoncé à courir le monde. Mais quand des amis, des cousins l'invitaient à la campagne ou en province, rien ne l'arrêtait : elle n'hésitait pas à se faire hisser dans le train par le contrôleur. Sa plus grande joie c'était de rouler en auto. Récemment sa petite-nièce, Catherine, l'avait amenée à Meyrignac, de nuit en 2 CV : plus de 450 km. Elle était descendue de voiture fraîche comme une fleur.

Sa vitalité m'émerveillait et je respectais sa vaillance. Pourquoi, aussitôt la parole retrouvée, prononçait-elle des mots qui me glaçaient ? Evoquant sa nuit à Boucicaut, elle me dit : « Les femmes du peuple, tu sais comment elles sont : elles geignent. » « Les infirmières, dans les hôpitaux, elles ne travaillent que pour l'argent. Alors... » C'étaient des phrases routinières, mécaniques comme la respiration, mais tout de même animées par sa conscience : impossible de les entendre sans gêne. Je m'attristais du contraste entre la vérité de son corps souffrant et les billevesées dont sa tête était farcie.

La kinésithérapeute s'approcha du lit, rabattit le drap, empoigna la jambe gauche de maman : sa chemise de nuit ouverte, celle-ci exhibait avec indifférence son ventre froissé, plissé de rides minuscules, et son pubis chauve. « Je n'ai plus aucune pudeur », a-t-elle dit d'un air surpris. « Tu as bien raison », lui dis-je. Mais je me détournai et je m'absorbai dans la contemplation du jardin. Voir le sexe de ma mère : ça m'avait fait un choc. Aucun corps n'existait moins pour moi — n'existait davantage. Enfant, je l'avais chéri ; adolescente, il m'avait inspiré une répulsion inquiète ; c'est classique ; et je trouvai normal qu'il eût conservé ce double caractère répugnant

et sacré : un tabou. Tout de même, je m'étonnai de la violence de mon déplaisir. Le consentement insouciant de ma mère l'aggravait ; elle renonçait aux interdits, aux consignes qui l'avaient opprimée pendant toute sa vie ; je l'en approuvais. Seulement, ce corps, réduit soudain par cette démission à n'être qu'un corps, ne différait plus guère d'une dépouille : pauvre carcasse sans défense, palpée, manipulée par des mains professionnelles, où la vie ne semblait se prolonger que par une inertie stupide. Pour moi, ma mère avait toujours existé et je n'avais jamais sérieusement pensé que je la verrais disparaître un jour, bientôt. Sa fin se situait, comme sa naissance, dans un temps mythique. Quand je me disais : elle a l'âge de mourir, c'étaient des mots vides, comme tant de mots. Pour la première fois, j'apercevais en elle un cadavre en sursis.

Le lendemain matin, j'allai acheter les chemises de nuit réclamées par les infirmières : courtes, sinon des plis se forment sous les fesses et provoquent des escarres.

te Vous voulez des nuisettes ? des chemises baby-doll ? » me demandaient les vendeuses. Je palpais des lingeries aussi frivoles que leur nom, aux nuances tendres, mousseuses, faites pour des corps jeunes et gais. C'était une belle journée d'automne, au ciel bleu : je marchais à travers un monde couleur de plomb et je me rendis compte que l'accident de ma mère me frappait beaucoup plus que je ne l'avais prévu. Je ne savais pas trop pourquoi. Il l'avait arrachée à son cadre, à son rôle, aux images figées dans lesquelles je l'emprisonnais. Je la reconnaissais dans cette alitée, mais je ne reconnaissais pas la pitié ni l'espèce de désarroi qu'elle suscitait en moi. Je finis par me décider pour des chemises « trois quarts », roses, avec des pois blancs.

Le docteur T. chargé de surveiller l'état général de maman vint la voir pendant ma visite. « Il paraît que vous mangez trop peu ? — Cet été j'étais cafardeuse. Je n'avais pas le courage de manger. — Ça vous ennuyait de cuisiner ? — C'est-à-dire, je me préparais de bons petits plats : et puis je n'y touchais pas. — Ah ! alors, ce n'était pas de la paresse : vous vous prépariez de bons petits plats ? » Maman s'est concentrée : « Une fois, je me suis fait un soufflé au fromage : après deux cuillerées, c'était fini. — Je vois », a dit le médecin en souriant avec condescendance.

Le docteur J., le professeur B., le docteur T. : tirés à quatre épingles, lotionnés, bouchonnés, ils se penchaient de très haut sur cette vieille femme mal peignée, un peu hagarde ; des messieurs. Je reconnaissais cette futile importance : celle des magistrats des Assises en face d'un accusé qui joue sa tête. « Vous vous prépariez de bons petits plats ? » Il n'y avait pas lieu de sourire quand maman s'interrogeait avec une confiante bonne volonté : elle jouait sfsanté. Et de quel droit B. m'avait-il dit : « Elle pourra reprendre sa petite vie » ? Je récusais ses mesures. Quand par la bouche de ma mère c'était cette élite qui parlait, je me hérissais ; mais je me sentais solidaire de l'infirme clouée sur ce lit et qui luttait pour faire reculer la paralysie, la mort.

J'avais en revanche de la sympathie pour les infirmières ; liées à leur malade par la familiarité des corvées, pour celle-ci humiliantes, pour elles répugnantes, l'intérêt qu'elles lui témoignaient avait au moins les apparences de l'amitié. Jeune, belle, compétente, Mlle Laurent, la kinésithérapeute, savait encourager maman, la mettre en confiance, l'apaiser, sans jamais prendre sur elle de supériorité.

« On vous radiographiera demain l'estomac », conclut le docteur T. Maman s'agita : « Alors vous me ferez avaler cette drogue, tellement désagréable. — Pas si désagréable que ça ! — Oh ! si ! » Seule avec moi, elle s'est lamentée : « Tu ne sais pas comme c'est mauvais ! ça a un goût affreux ! — N'y pense pas d'avance. » Mais elle ne pouvait penser à rien d'autre. Depuis son entrée en clinique, la nourriture était sa principale préoccupation. Son anxiété infantile me surprit tout de même. Elle avait encaissé sans grimace bien des malaises et des douleurs. La peur d'un médicament déplaisant masquait-elle une inquiétude plus profonde ? Sur le moment je ne me le demandai pas.

La séance de radiographie — estomac, poumons — s'était passée sans histoire, me dit-on le lendemain, et rien ne clochait. Le visage calmé, vêtue d'une chemise rose à pois blancs et de la liseuse prêtée par Olga, ses cheveux ramassés en une grosse natte, maman n'avait plus l'air d'une malade. Elle avait retrouvé l'usage de son bras gauche. Elle dépliait un journal, ouvrait un livre, décrochait le téléphone sans secours. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Samedi. Elle faisait des mots croisés, elle lisait un ouvrage sur Voltaire amoureux et la chronique où Jean de Léry raconte son expédition au Brésil ; elle feuilletait le Figaro, France-Soir. Je venais chaque matin ; je ne restais qu'une heure ou deux ; elle ne souhaitait pas me garder davantage ; elle recevait beaucoup de visites et parfois même elle s'en plaignait : « J'ai eu trop de monde aujourd'hui. » La chambre était pleine de fleurs : cyclamens, azalées, roses, anémones ; sur sa table de chevet s'amoncelaient des boîtes de pâtes de fruits, de chocolats, de berlingots. Je lui demandais : « Tu ne t'ennuies pas ? — Oh ! non ! » Elle découvrait le plaisir d'être servie, soignée, bichonnée. Avant, c'était pour elle un dur effort que d'enjamber, en s'aidant d'un escabeau, le rebord de sa baignoire ; enfiler ses bas exigeait une douloureuse gymnastique. Maintenant, matin et soir une infirmière la frottait d'eau de Cologne et la saupoudrait de talc. On lui apportait ses repas sur un plateau : « Il y a une infirmière qui m'agace, me disait-elle. Elle me demande dans combien de temps je compte partir. Mais je ne veux pas partir. » Quand on lui annonçait que bientôt elle pourrait s'asseoir dans un fauteuil, qu'on la transférerait ensuite dans une maison de convalescence, elle s'assombrissait : « On va me trimbaler, me bousculer. » Par moments, cependant, elle s'intéressait à son avenir. Une amie lui avait parlé de maisons de retraite situées à une heure de Paris : « Personne ne viendra me voir, je serai trop seule ! » avait-elle dit d'un air malheureux. Je l'avais assurée qu'elle n'aurait pas à s'exiler et je lui avais montré la liste des adresses que j'avais récoltées. Elle s'imaginait volontiers lisant ou tricotant au soleil dans le parc d'une pension de Neuilly. Avec un peu de regret, mais aussi de malice, elle me disait : « Ils vont être désolés dans le quartier, de ne plus me voir. Ces dames du Cercle, je vais leur manquer. » Une fois elle me déclara : « J'ai trop vécu pour les autres. Maintenant je vais devenir une de ces vieilles dames égoïstes qui ne vivent que pour elles-mêmes. » Une chose l'inquiétait : « Je ne serai plus capable de faire ma toilette. » Je la tranquillisai : une garde, une infirmière s'en chargerait. En attendant, elle se prélassait avec délices dans un des lits de « la meilleure clinique de Paris, tellement meilleure que la clinique G. » On la suivait de près. Outre les radios, on lui avait fait plusieurs prises de sang : tout était normal. Le soir, elle avait un peu de fièvre ; j'aurais voulu savoir pourquoi, mais les infirmières semblaient n'y attacher aucune importance.

« Hier, j'ai vu trop de gens, ils m'ont fatiguée », me dit-elle le dimanche. Elle était de mauvaise humeur. Ses infirmières ordinaires étaient de sortie ; une novice avait renversé le « haricot » plein d'urine ; le lit avait été trempé, et même le traversin. Elle fermait souvent les yeux et ses souvenirs s'embrouillaient. Le docteur T. déchiffrait mal les clichés communiqués par le docteur D. et on devait le lendemain procéder à une nouvelle radio des intestins : « On me fera un lavement au baryte : c'est douloureux ! » me dit maman : « Et on va encore me secouer, me transbahuter : je voudrais tant qu'on me laisse tranquille ! » Je serrais sa main moite, un peu froide : « N'y pense pas d'avance. Ne sois pas anxieuse. L'anxiété te fait du mal. » Peu à peu elle s'est rassérénée, mais elle semblait plus faible que la veille. Des amies ont téléphoné, j'ai répondu. « Eh bien ! lui ai-je dit. Ça n'arrête pas. La reine d'Angleterre ne serait pas plus gâtée : des fleurs, des lettres, des bonbons, des coups de téléphone ! Il y en a des gens qui pensent à toi ! » Je tenais sa main fatiguée ; elle a gardé les yeux fermés, mais sur sa bouche triste un sourire a perlé : « On m'aime parce que je suis gaie. »

Elle attendait beaucoup de visites le lundi et j'avais à faire. Je ne suis venue que le mardi matin. J'ai poussé la porte et je me suis figée sur place. Maman, si maigre, semblait s'être encore amaigrie et recroquevillée : fendillé, desséché, un morceau de sarment rosâtre. D'une voix un peu égarée, elle a murmuré : « Ils m'ont complètement déshydratée. » Elle avait attendu jusqu'au soir qu'on la radiographiât, et pendant vingt heures on ne lui avait pas permis de boire. Le lavement au baryte n'avait pas été pénible ; mais la soif et l'anxiété l'avaient exténuée. Son visage avait fondu, le malheur le crispait. Que disaient les radios ? « Nous ne savons pas les lire », m'ont répondu les infirmières d'un air effarouché. • Je suis parvenue à voir le docteur T. Cette fois encore, les indications étaient confuses ; pas de « poche », selon lui, mais l'intestin était noué par des spasmes, d'origine nerveuse, qui depuis la veille l'empêchaient de

fonctionner. Optimiste avec entêtement, ma mère était cependant une nerveuse, une anxieuse : c'est ce qui expliquait ses tics. Trop épuisée pour recevoir des visites, elle me pria de décommander par téléphone le père P., son confesseur. Elle me parla à peine et ne s'arracha pas un sourire.

« A demain soir », lui dis-je en partant. Ma sœur arrivait dans la nuit et se rendrait à la clinique le matin. A neuf heures du soir, mon téléphone a sonné. C'était le professeur B. « Etes-vous d'accord pour que je place une garde de nuit auprès de Madame votre mère ? Elle ne va pas bien. Vous comptiez ne venir que demain soir : il vaudrait mieux être là dès le matin. » Il finit par me dire qu'une tumeur bloquait l'intestin grêle : maman avait un cancer.

Un cancer. C'était dans l'air. Et même ça sautait aux yeux : ces cernes, cette maigreur. Mais son médecin avait écarté cette hypothèse. Et c'est bien connu : les parents sont les derniers à admettre que leur fils est fou, les enfants que leur mère a un cancer. Nous y croyions d'autant moins qu'elle en avait eu peur toute sa vie. A quarante ans, si elle se cognait la poitrine contre un meuble, elle s'affolait : « Je vais avoir un cancer au sein. » L'hiver passé, un de mes amis avait été opéré d'un cancer à l'estomac : « C'est ce qui va m'arriver à moi aussi. » J'avais haussé les épaules : il y a une sérieuse différence entre un cancer et une paresse intestinale qui se traite avec de la confiture de tamarine. Nous n'imaginions pas que l'obsession de maman pût jamais se trouver justifiée. Pourtant — elle nous l'a dit plus tard — c'est à un cancer que Francine Diato avait pensé : « J'ai reconnu ce masque. Et aussi, a-t-elle ajouté, cette odeur. » Tout s'éclairait. La crise de maman en Alsace provenait de sa tumeur. Le cancer avait provoqué sa syncope, sa chute. Et ces deux semaines de lit avaient précipité l'occlusion intestinale dont elle était menacée depuis longtemps.

Poupette, qui avait plusieurs fois téléphoné à maman, la croyait en excellente santé. Plus intime avec elle que moi, elle lui était aussi plus attachée. Je ne pouvais pas la laisser arriver à la clinique et découvrir abruptement un visage, de moribonde. Je l'appelai, peu après l'arrivée de son train, chez les Diato. Elle dormait déjà : quel réveil !

Il y avait grève des transports, du gaz, de l'électricité, ce mercredi 6 novembre. J'avais demandé à Bost de venir me chercher en voiture. Avant son arrivée, le professeur B. m'a de nouveau téléphoné : maman avait vomi toute la nuit ; elle ne passerait sans doute pas la journée.

Les rues étaient moins embouteillées que je ne l'avais craint. Vers dix heures j'ai retrouvé Poupette devant la porte de la chambre 114. Je lui ai répété les paroles du professeur B. Depuis le début de la matinée, m'apprit-elle, un réanimateur, le docteur N., s'occupait de maman ; il allait lui mettre une sonde dans le nez pour lui nettoyer l'estomac : « Mais à quoi bon la tourmenter, si elle est perdue ? Qu'on la laisse mourir tranquille », me dit Poupette en larmes. Je l'envoyai rejoindre Bost qui attendait dans le hall : il l'emmènerait prendre un café. Le docteur N. passa devant moi, il allait entrer dans la chambre, je l'arrêtai : en blouse blanche, coiffé d'un calot blanc, c'était un homme jeune, au visage fermé : « Pourquoi cette sonde ? pourquoi torturer maman, puisqu'il n'y a plus d'espoir ? » Il m'a foudroyée du regard : « Je fais ce que je dois faire. » Il a poussé la porte. Au bout d'un moment une infirmière m'a dit d'entrer.

Le lit avait repris sa position normale, au milieu de la pièce, la tête contre le mur. Sur la gauche, relié au bras de maman, il y avait un goutte à goutte. De son nez sortait un tuyau en plastique transparent qui, à travers des machineries compliquées, aboutissait à un bocal. Ses narines étaient pincées, son visage s'était encore ratatiné ; il avait un air de docilité désolée. Dans un murmure, elle me dit que la sonde ne la gênait pas trop, mais que pendant la nuit elle avait beaucoup souffert. Elle avait soif et ne devait pas boire ; l'infirmière approchait de sa bouche une pipette qui plongeait dans un verre d'eau : maman s'humectait les lèvres, sans avaler ; j'étais fascinée par ce mouvement de succion, à la fois avide et retenu, par cette lèvre ombragée d'un léger duvet, qui se gonflait comme elle se gonflait dans mon enfance quand maman était mécontente ou gênée. « Vous vouliez qu'on lui laisse ça dans l'estomac ? » me dit N. d'un ton agressif en désignant le bocal plein de matières jaunâtres. Je ne répondis rien. Dans le corridor, il me dit : « A l'aube, il lui restait à peine quatre heures de vie. Je l'ai ressuscitée. » Je n'osai pas lui demander : pour quoi ?

Consultation de spécialistes. Ma sœur est à côté de moi pendant qu'un médecin et un chirurgien, le docteur P., palpent l'abdomen gonflé. Maman gémit sous leurs doigts, elle crie. Piqûre de morphine. Elle gémit encore. Nous demandons : « Faites une autre piqûre ! » Us objectent qu'un excès de morphine paralyserait l'intestin. Qu'espèrent-ils donc ? L'électricité est coupée, à cause de la grève, ils ont envoyé un échantillon de sang à l'hôpital américain qui possède un groupe électrogène. Pensent-ils à une opération ? Ce n'est guère possible, la malade est trop faible, me dit le chirurgien en sortant de la chambre. Il s'éloigne, et une infirmière âgée, madame Gontrand, qui l'a entendu, me dit dans un élan : « Ne la laissez pas opérer ! » Puis elle met la main sur sa bouche : « Si le docteur N. savait que je vous ai dit ça ! Je vous ai parlé comme s'il s'agissait de ma propre mère. » Je l'interroge : « Qu'arrivera-t-il si on l'opère ? » Mais elle s'est refermée, elle ne me répond pas.

Maman s'était endormie ; je suis partie en laissant à Poupette des numéros de téléphone. Quand elle m'a appelée chez Sartre, vers cinq heures, il y avait de l'espoir dans sa voix : « Le chirurgien veut tenter l'opération. Les analyses du sang sont très encourageantes ; elle a repris des forces, le cœur tiendra. Et après tout il n'est pas absolument certain qu'il s'agisse d'un cancer : peut-être est-ce une simple péritonite. En ce cas, elle a sa chance. Tu es d'accord ?— (Ne la laissez pas opérer.) Je suis d'accord. A quelle heure ? — Viens dès deux heures. On ne lui dira pas qu'on l'opère, mais qu'on refait une radio. »

« Ne la laissez pas opérer. » Fragile argument contre la décision d'un spécialiste, contre les espoirs de ma sœur. Maman ne se réveillerait pas ? Ce n'était pas la pire des solutions. Et je ne supposais pas qu'un chirurgien prît ce risque : elle réchapperait. L'opération précipiterait l'évolution du mal ? C'était sans doute ce qu'avait voulu dire madame Gontrand. Mais au point où en était l'occlusion intestinale, maman ne survivrait pas trois jours et je redoutais que son agonie ne fût atroce.

Une heure plus tard, Poupette, au bout du fil, sanglotait : « Viens tout de suite. Ils ont ouvert ; ils ont trouvé une énorme tumeur, cancéreuse... » Sartre est descendu avec moi, il m'a accompagnée en taxi jusqu'à la clinique. J'avais la gorge nouée d'angoisse. Un infirmier m'a indiqué le vestibule où attendait ma sœur, entre le hall d'entrée et la salle d'opération. Elle était si décomposée que j'ai demandé pour elle un tranquillisant. Les médecins, me dit-elle, avaient prévenu maman, d'un air très naturel, qu'avant de la radiographier on lui ferait une piqûre calmante ; le docteur N. l'avait endormie ; pendant toute l'anesthésie Poupette avait tenu la main de maman, et j'imaginais quelle épreuve ç'avait été pour elle de voir tout nu ce vieux corps ravagé qui était le corps de sa mère. Les yeux s'étaient révulsés, la bouche s'était ouverte : ce visage non plus, elle ne pourrait jamais l'oublier. On avait transporté maman dans la salle d'opération d'où le docteur N. était sorti au bout d'un moment : deux litres de pus dans le ventre, le péritoine éclaté, une énorme tumeur, un cancer de la pire espèce. Le chirurgien était en train d'enlever tout ce qui pouvait s'ôter. Pendant que nous attendions, ma cousine Jeanne est entrée avec sa fille Chantai ; elle arrivait de Limoges et croyait trouver maman tranquillement alitée : Chantai apportait un livre de mots croisés. Nous nous sommes demandé ce que nous dirions à maman, à son réveil. C'était simple : la radio avait montré qu'elle avait une péritonite et on avait aussitôt décidé de l'opérer.

On venait de remonter maman dans sa chambre, nous a dit N. Il triomphait : à demi morte ce matin, elle avait très bien supporté une longue et grave intervention. Grâce à des méthodes d'anesthésie ultra-modernes, le cœur, les poumons, tout l'organisme avait continué de fonctionner normalement. Sans aucun doute, il avait réussi un superbe exploit technique ; les conséquences, sans aucun doute il s'en lavait les mains. Ma sœur avait dit au chirurgien : « Opérez maman. Mais si c'est un cancer, promettez-moi que vous ne la laisserez pas souffrir. » Il avait promis. Que valait sa parole ?

Maman dormait, couchée à plat sur le dos, cireuse, le nez pincé, la bouche ouverte. Ma sœur et une garde la veilleraient. Je suis rentrée chez moi, j'ai causé avec Sartre, nous avons écouté du Bartok. Soudain, à onze heures du soir, crise de larmes qui dégénère presque en crise de nerfs.

Stupeur. Quand mon père est mort, je n'ai pas versé un pleur. J'avais dit à ma sœur : « Pour maman, ça sera pareil. » Tous mes chagrins, jusqu'à cette nuit, je les avais compris : même quand ils me submergeaient, je me reconnaissais en eux. Cette fois, mon désespoir échappait à mon contrôle : quelqu'un d'autre que moi pleurait en moi. Je parlai à Sartre de la bouche de ma mère, telle que je l'avais vue le matin et de tout ce que j'y déchiffrais : une gloutonnerie refusée, une humilité presque servile, de l'espoir, de la détresse, une solitude — celle de sa mort, celle de sa vie — qui ne voulait pas s'avouer. Et ma propre bouche, m'a-t-il dit, ne m'obéissait plus : j'avais posé celle de maman sur mon visage et j'en imitais malgré moi les mimiques. Toute sa personne, toute son existence s'y matérialisaient et la compassion me déchirait.