CHAPITRE XI

 

 

Pendant qu'elle courait vers la ville, Junia aperçut le dragon qui remuait dans le ciel. Sa queue s'agitait spasmodiquement, et l'une de ses pattes s'était dépliée, laissant apparaître ses griffes puissantes.

— Il se réveille, dit Shagan, bientôt il va relever la tête et ouvrir les yeux...

Il n'osait penser à ce qui se passerait alors, mais il était certain que l'animal fou de colère se laisserait tomber sur la cité pour la saccager. Son souffle de flammes ne laisserait rien subsister des murailles de Kromosa. Quant aux hommes, les griffes puissantes du monstre les réduiraient immanquablement en charpie.

A bout de souffle, Junia atteignit enfin la porte de la ville. Les éclairs noirs avaient éventré de nombreux édifices, et des quartiers entiers brûlaient. Au milieu des décombres erraient des individus apathiques aux yeux vides, qui ne paraissaient pas même avoir conscience de ce qui se passait autour d'eux. Junia s'engagea dans l'artère principale, bousculant ces curieux somnambules que l'abus de la drogue avait condamnés à une sorte de demi-sommeil permanent. La fatigue la rattrapait, elle savait qu'elle avait atteint la limite de ses forces et que, d'une minute à l'autre, elle pouvait s'abattre, fauchée par le coma. Dans les ruines de sa villa, une femme riait en regardant flamber le sofa sur lequel elle était couchée. D'autres individus déambulaient d'un pas lent, les vêtements en feu, insensibles aux brûlures que les flammes creusaient dans leur chair. Junia avait atteint le grand escalier du palais, mais lorsqu'elle voulut poser le pied sur la première marche, les soldats lui barrèrent la route.

— Etat de guerre, aboya un centurion, personne n'accède au palais en l'absence du roj et du chambellan.

— Mais il faut tendre l'arbalète ! protesta la géante. Vous ne comprenez pas que le dragon va ouvrir les yeux d'une minute à l'autre?

— Etat de guerre, répéta le soldat, personne n'accède à l'arbalète en l'absence du roi et du chambellan.

Junia esquissa un geste pour l'écarter, mais aussitôt une dizaine de légionnaires jaillirent de derrière les colonnes d'un portique et la mirent en joue.

— Vous êtes fous! lança-t-elle. Vous êtes en train de gâcher notre dernière chance!

Elle voulut leur montrer le sauf-conduit dont l'avait munie Massalian, mais elle se rappela que Ranuck l'avait conservé.

— Faisons le tour, suggéra Shagan, il existe bien un moyen d'entrer dans ce château.

Junia se remit en marche. La colère bouillonnait dans ses veines. Elle se prit à souhaiter que la foudre noire s'abatte sur le grand escalier, décimant les sentinelles et libérant le passage. Elle fit le tour du palais en vain. La bâtisse, hérissée de soldats en armes, ne présentait aucun point faible. Sur la plus haute terrasse, on distinguait les contours de l'arbalète pointée vers le ciel, inutile. Comme elle allait renoncer, une rumeur emplit la rue, et une foule en haillons envahit le forum, courant coudes au corps.

— C'est Goussah ! cria Shagan. Les coureurs! Ils sont sortis du ghetto!

C'était vrai ! Par on ne savait quel prodige, les coureurs avaient réussi à s'échapper de la zone d'ombre. Ils galopaient à perdre haleine, brandissant les armes qu'ils avaient ravies aux centurions préposés à la surveillance des passages. Goussah s'arrêta en les reconnaissant, il avait été blessé à la tête et portait un linge noué autour du front.

— La foudre a fracassé le mur d'enceinte, expliqua-t-il en essayant de retrouver son souffle, nous avons pu sortir mais les enfants-gnomes sont sur nos talons. Leurs pouvoirs ont considérablement augmenté au cours, des dernières heures. Si personne ne tue le dragon, ils deviendront tout-puissants.

— Que comptez-vous faire? demanda Shagan.

— Attaquer le palais et nous emparer de l'arbalète! dit le coureur.

— Alors nous sommes avec vous ! décréta Junia. Mais il faut faire vite!

La géante se jeta dans la mêlée qui montait à l'assaut du grand escalier. Les flèches sifflaient autour d'elle, fauchant les coureurs, mais elle continua, indifférente, portée par une colère qui ne connaissait plus de bornes. Lorsqu'un légionnaire tenta de lui barrer le passage, elle le saisit à bras le corps, l'éleva à la hauteur de son visage et lui déchira la carotide avec ses dents. Le sang de l'homme lui éclaboussa le visage et elle le but avec une gourmandise qu'elle n'avait jamais éprouvée jusque-là. A présent, une fureur sacrée l'habitait. Gravissant les marches à grandes enjambées, elle frappait sans relâche, faisant exploser les cuirasses et les casques à coups de poing. Dès qu'un adversaire passait à sa portée,, elle s'en saisissait et lui déchirait la gorge à belles dents, lui mangeant la chair au ras des clavicules. Eberlué, Shagan la regardait sans mot dire. Jamais il n'avait vu sa compagne se battre de manière aussi bestiale. Une flamme étrange et terrifiante brûlait en elle, une maladie secrète qui plaquait sur son visage un masque de bête fauve. Il eut l'impression désagréable qu'elle tuait moins pour se défendre que pour... manger. Chassant cette horrible pensée, il se remit à assommer les soldats, mais la peur demeurait en lui comme une fêlure. La peur d'avoir entrevu, l'espace d'une seconde, le véritable visage de Junia.

L'escalier était jonché de cadavres. Les coureurs se battaient avec courage mais malhabilement, sans technique, et les légionnaires avaient beau jeu de les décimer. Shagan estima qu'ils ne tiendraient plus très longtemps et qu'il leur faudrait décrocher dans quelques minutes tout au plus. Junia, désertant le champ de bataille, sauta dans un buisson et courut vers le palais à l'abri des feuillages. Cette fois elle n'eut aucun mal à se glisser entre les colonnes et à pénétrer dans la grande salle de réception. Couverte de sang jusqu'aux seins, elle avait l'aspect d'un démon, et les serviteurs accourus à son entrée prirent la fuite en l'apercevant. Junia bondissait, repoussant les torchères, balayant les tables, les fauteuils, brûlant dans un déploiement d'énergie fantastique ses dernières secondes de conscience. Elle réussit à s'orienter dans le dédale des salles à colonnes et trouva l'escalier qui menait à la terrasse. Deux esclaves noirs en défendaient l'accès, elle leur fracassa le crâne et enfonça la porte. L'arbalète était là, sa flèche tachée de rouille engagée dans le couloir de tir. Dans le ciel, le dragon s'ébrouait et sa queue reptilienne fouettait les nuages. Ses pattes fouillaient le vide, toutes griffes découvertes.

— Pointe l'arbalète! siffla Shagan, devinant que sa compagne allait s'écrouler d'une seconde à l'autre. Pointe l'arbalète, je ferai le reste.

Junia était tombée à genoux, les yeux mi-clos. Dans un dernier effort, elle fit pivoter l'arbalète géante de manière à ce que la flèche soit pointée sur le coeur du dragon. Tout de suite après elle s'abattit sans connaissance, et son front sonna durement sur le marbre. Shagan roula à terre. Il devait désormais se débrouiller seul. Il contourna la machine, à la recherche du levier commandant le tir. Il savait qu'il courait un risque énorme. La bête foudroyée pouvait s'abattre sur le palais, les écrasant tous, mais l'heure n'était plus aux tergiversations. Il fallait tuer le monstre avant que les légionnaires ne reprennent l'avantage. Comme il avançait la main vers le levier, un cordon ombilical gluant jaillit de la machine et se noua autour de son poignet, l'immobilisant. Un homoncule se tenait recroquevillé dans l'ombre, montant la garde auprès de l'arme géante. Son cordon ombilical avait la force d'un tentacule et Shagan crut que son poignet allait se briser. Le venin de l'homoncule se répandait déjà dans son bras, paralysant ses muscles jusqu'à la hauteur de l'épaule. De sa main libre il saisit sa dague et frappa l'ignoble chose, taillant dans la chair morte. Le cadavre, qui ne craignait pas la morsure d'une lame, resserra son étreinte. Dans le ciel le dragon avait relevé la tête et bâillait, révélant le gouffre béant de sa gueule. Shagan voulut atteindre le levier de tir de la main gauche, mais l'homoncule le tira en arrière, le faisant glisser sur les dalles de marbre. Pris de rage, l'infirme se rua sur le monstre, le saisit à la gorge et lui arracha la tête. Puis, se servant de cette tête comme d'une balle de caoutchouc, il la jeta de toute la puissance de son bras valide sur la poignée de la manette. Le levier s'abaissa, libérant le câble qui vibra. La flèche fila dans le couloir de tir, rasa les créneaux et monta dans le ciel.

Tout de suite, Shagan comprit qu'elle n'atteindrait pas son but. Mal empennée, elle déviait dans le vent en prenant de la hauteur. Elle perça le flanc du dragon, racla l'une de ses côtes et ressortit dans le dos en crevant l'aile. La bête poussa une clameur épouvantable et tomba comme une pierre. A cent mètres au-dessus du sol cependant, elle vira et se rétablit. Son ombre gigantesque couvrit les toits de la ville, plongeant Kromosa dans les ténèbres. Shagan serra les dents, attendant l'écrasement fatidique, mais le monstre avait repris de l'altitude. Affolé par la douleur, il volait en zigzags. Son aile blessée ne lui permettait plus de contrôler sa trajectoire. Dans un réflexe animal de défense, il choisit de se mettre hors de portée d'une nouvelle attaque et vola lourdement en direction de la montagne. Shagan le vit contourner le sommet enneigé puis disparaître à l'horizon. Il rasait la plaine et sa queue aplatissait les collines, laissant derrière lui un sillage de désolation. Très vite, il disparut dans la brume et l'on ne distingua plus qu'une forme vague qui voletait au sein des nuées.

Une ovation formidable s'éleva des jardins, saluant la fuite du monstre. Shagan se traîna jusqu'aux créneaux. L'orage avait cessé, la lumière était revenue et tous les feux allumés par la foudre noire s'étaient éteints spontanément.

L'infirme se pencha au-dessus du vide. Sur le grand escalier, le combat avait cessé et Goussah lui adressait des signes de victoire.

— Imbécile! grommela Shagan, nous n'avons pas gagné ! Le dragon n'est que blessé ! Il reviendra, tôt ou tard, et sa vengeance sera terrible!

Mais les cris de triomphe couvrirent ses avertissements.

Shagan secoua la tête, découragé. Comme il se redressait, il aperçut, venant du fond de l'horizon, la caravane de Graccus qui remorquait la flèche d'airain de Massalian ! Le convoi, réduit à la portion congrue, avançait au ralenti, traîné par une poignée d'esclaves épuisés.

— Trop tard ! hurla Shagan en se meurtrissant les poings sur la pierre des créneaux. C'est trop tard maintenant!

Il riait et pleurait tout à la fois, étouffant de colère et de dégoût.