CHAPITRE VI
La nuit était mauvaise, rétive, elle coagulait sur les façades comme un sang noir, vicié. Shagan renifla. Une odeur d'alerte, de curée imminente emplissait les rues. L'odeur des gnomes tapis dans l'ombre, un avant-goût de sang, une bourrasque qui fouettait les ruines telle une haleine empuantie. C'était l'une de ces nuits où il vaut mieux dormir tout habillé, une arme à portée de la main... ou même ne pas dormir du tout. Les lumières du bivouac étouffaient sous tant d'opacité et les torches ne dispensaient plus qu'une lueur jaunâtre à bout de force. Les nomades, flairant le danger, s'étaient retranchés à l'intérieur des chariots, et les sentinelles avaient pris toutes leurs armes, arborant ostensiblement hache, coutelas, bouclier, dans l'espoir d'effrayer leur éventuel agresseur. Mais pouvait-on véritablement effrayer les enfants-gnomes habitués aux sortilèges nocturnes?
Shagan et Junia ne le pensaient pas. Malgré le pressentiment qui les habitait, ils s'étaient lentement éloignés du campement pour rejoindre Servallon. Ils progressaient par petits bonds, dans cette nuit chaude et salée comme une sueur. La géante rampant, l'infirme se déplaçant sur ses poings serrés. Les sens en alerte, ils écoutaient les ténèbres. Le silence de la nuit leur criait aux oreilles ; c'était un silence lourd, annonciateur de catastrophe. Un hurlement déchirant que personne ne pouvait entendre, hormis les spectres, et qui retentissait depuis l'aube du monde. Avancer dans l'obscurité, c'était s'enfoncer dans l'intimité d'une blessure, comme une sonde, écarter des chairs palpitantes pour descendre au coeur même de la douleur.
Shagan s'arrêta, haletant, le visage et le torse luisants de sueur. L'hostilité des ténèbres l'étouffait, le privait d'oxygène. Son esprit lui criait de ne pas insister, de faire demi-tour et de ne pas s'éloigner du cercle rassurant du bivouac, pour ce soir du moins, car cette nuit toutes les forces mauvaises étaient mobilisées, elles grouillaient dans le noir en volutes opaques, elles épaississaient l'air, attendant de se matérialiser.
— J'ai peur, murmura-t-il.
— Moi aussi, lui répondit Junia. La nuit nous avale. Tu le sens? Elle coule sur nous comme la bave d'un fauve.
Elle avait raison. Quelque chose dans la noirceur de la voûte céleste évoquait la gueule grande ouverte d'une bête gigantesque.
— Nous continuons? demanda l'infirme.
— Nous continuons, dit la géante.
Ils s'enfoncèrent un peu plus dans les ruines, s'attendant au pire, tressaillant au moindre éboulement. Ils ne progressaient plus qu'à tâtons, tels des aveugles. Shagan, sans parvenir à déterminer s'il était victime d'un effet de son imagination, eut la sensation que les pavés devenaient chauds sous ses mains et que la poussière le brûlait à la manière d'une bouffée d'escarbilles. A présent il transpirait à grosses gouttes et le sang lui martelait les tempes comme si son coeur allait éclater d'une seconde à l'autre. Il devait mobiliser toute son énergie mentale pour ne pas céder à la panique et rebrousser chemin en rampant dans la caillasse. Un lumignon s'alluma brièvement sur la gauche, et Servallon sortit de derrière un amas de briques.
— Venez, dit-il, il faut faire vite. Les gnomes sont en alerte, ils ont flairé quelque chose. Personne ne vous a suivis? C'est bon, allons chez moi.
Ils se glissèrent dans la maison délabrée du scribe. Une bougie brillait, soudée à l'angle d'une table par trois gouttes de cire. Sur le sol reposait la flaque couturée de l'aérostat. Chaque déchirure avait été obturée aussi soigneusement qu'une blessure et les bourrelets des coutures dessinaient un réseau compliqué de cicatrices qui s'étirait sur toute la surface de la vessie.
— Prenez la toile, ordonna Servallon à Junia, il faut rejoindre la mare d'urine et entamer l'opération de gonflage.
Il parlait d'un ton sec, comme un officier en campagne, mais ses genoux maigres s'entrechoquaient. La géante jeta la vessie sur son épaule comme s'il s'agissait d'un polochon ou d'un sac de marin, et sortit sur les traces du vieillard. Shagan fermait la marche, aux aguets. Le lumignon de Servallon n'éclairait guère à plus d'un mètre, et le scribe se déplaçait comme un aveugle, touchant les pierres et les murs pour repérer son chemin. Une odeur d'ammoniaque saisit brusquement Shagan à la gorge, lui retournant l'estomac. Ecarquillant les yeux, il réussit à distinguer une mare aux reflets plombés, et dont les abords paraissaient curieusement décolorés.
— C'est là, souffla Servallon d'une voix oppressée, j'ai fabriqué un couvercle de bois qui nous permettra d'obturer la flaque pendant la dissolution. Il faut maintenant immerger les cadavres dans la solution acide. Prenez garde aux éclaboussures, elles vous rongeraient jusqu'à l'os!
Junia déposa la toile de l'aérostat sur le sol, et se déplaça dans la direction indiquée par le scribe. Ses mains touchèrent un visage glacé, puis s'enfoncèrent dans la blessure béante d'une poitrine ouverte à coups de pioche. Elle recula, les doigts gluants.
— C'est le corps d'un homme, haleta-t-elle, je croyais qu'il s'agirait de chiens, de chats...
Servallon émit un claquement de langue irrité.
— Les chiens sont trop durs à attraper, et il en faudrait beaucoup trop pour l'opération qui nous occupe. Prenez donc ce que vous trouvez et ne chipotez pas.
Junia s'agenouilla. Ses paumes effleurèrent un second corps, puis un troisième... C'étaient ceux d'une femme et d'une petite fille. On leur avait fendu la tête sans faire de détail, leur fracassant la calotte crânienne jusqu'au ras des sourcils. Un doute horrible s'empara de la géante.
— C'est vous qui les avez tués, n'est-ce pas? cracha-t-elle en se tournant vers le scribe.
— Oui, avoua le vieillard sans l'ombre d'une hésitation. C'étaient des voisins, je les connaissais depuis très longtemps. Je savais qu'ils ne se méfieraient pas de moi.
— Vous êtes une ordure, dit Shagan, vous les avez froidement assassinés. Lorsque vous parliez de « chair à dissoudre », vous pensiez déjà à eux?
— Bien sûr. Je suis vieux, qu'est-ce que vous imaginiez? Que j'allais me lancer à la poursuite d'une meute de chiens albinos? Je suis allé au plus facile, au plus sûr... Et ne me cassez pas les pieds. Qu'attendez-vous pour les jeter dans la mare, que les gnomes nous repèrent?
Junia serra les dents, ravalant sa colère, et saisit le cadavre de l'homme sous les aisselles. Prenant garde à ne soulever aucune éclaboussure, elle le laissa couler dans la flaque.
— Ne vous inquiétez pas, il y a assez de place pour toute la famille, dit Servallon, c'est une petite mare mais elle est très profonde.
Il paraissait content de lui. Junia détourna la tête et s'empara des deux autres corps. L'odeur d'ammoniaque, vivifiée par les remous devint subitement insupportable.
— Il faut couvrir la flaque, bredouilla le scribe, sinon les vapeurs de la dissolution nous étoufferont en quelques minutes.
Il trépignait sur place en désignant une sorte de couvercle rond, muni en son centre d'un serpentin de cuivre comme on peut en voir sur les alambics. Junia fit glisser le couvercle à la surface de la mare, obturant le cratère creusé par l'urine du dragon. Des bulles crevaient déjà l'écume, répandant une pestilence insoutenable.
— A présent, reliez la valve de la baudruche au tuyau d'échappement, commanda Servallon, le gaz de décomposition va peu à peu gonfler la vessie. Il faut attendre, je pense que cela prendra une bonne demi-heure.
La géante s'exécuta. Un bouillonnement sourd ébranlait les planches du couvercle, comme si la mare se préparait à déborder. Shagan entassa des pierres sur le pourtour du bouchon, pour l'empêcher de se soulever. L'atmosphère était irrespirable et ils durent tous battre en retraite. Junia fit la grimace en imaginant l'horrible dissolution des cadavres soumis aux acides. Il lui semblait voir les chairs à vif, les organes qui se corrodaient en moussant. Une faible palpitation agita la baudruche.
— Ça marche, exulta Servallon, je le savais! Vous voyez que j'ai eu raison de les tuer ! De toute manière, ils seraient morts, tôt ou tard, assassinés par les gnomes.
Shagan toussa. Les vapeurs toxiques lui brouillaient la vue.
— Essayez de ne pas trop respirer, conseilla le scribe, les effluves de la dissolution sont hallucinogènes. C'est pour cela que les enfants-gnomes s'obstinent à y jeter des chats.
Il toussa à son tour. Junia se passa la main sur le visage. La peau de son front et de ses joues était devenue insensible. Elle ferma les paupières, mais d'étranges dessins géométriques continuaient à tournoyer sur sa rétine. Elle avait soudain envie de vomir et de manger, de dormir et de gambader, de rire et de pleurer. Des sensations contradictoires l'assaillaient, la plongeant dans un monde insensé. Elle voulut tendre la main pour attirer l'attention de Shagan, mais ne put lever le bras. L'infirme, quant à lui, avait glissé sur le sol et roulait des yeux fous, ne pouvant détacher son regard d'un chat albinos qui venait de surgir au détour d'un tas de briques. Il lui semblait que l'animal était en train de devenir transparent, et qu'on voyait dans son estomac les débris du rat blanc avalé un instant plus tôt.
— Réagissez, supplia Servallon, ne vous laissez pas couler...
Shagan secoua la tête et, arrachant un morceau de sa ceinture de toile, entreprit de confectionner des masques rudimentaires.
L'odeur atroce était partout, volatile, épaisse, grasse. La baudruche se gonflait doucement, tressautant sous la vibration du serpentin de cuivre. Au fur et à mesure qu'elle prenait de l'ampleur, l'écho des bulles se faisait plus sonore. On devait maintenant l'entendre à cent pas à la ronde. Shagan s'adossa à un bloc de pierre. Son cerveau s'amollissait, des connaissances élémentaires s'effaçaient lentement de sa mémoire. Combien un être humain possédait-il de doigts? D'oreilles? Il n'était plus sûr de rien, il dut examiner ses mains, toucher ses tempes... Junia, elle, se sentait taraudée par une fringale titanesque. Les miasmes se dégageant de la mare lui paraissaient soudain terriblement appétissants. Elle avait envie de se traîner vers le trou, de soulever le couvercle et de plonger la main dans la flaque bouillonnante pour tenter de saisir un morceau de l'excellente viande qui mijotait sous son nez! Jamais elle n'avait éprouvé une telle sensation de faim. Dans son esprit la mare d'urine avait pris l'aspect d'une marmite suspendue dans une cheminée, une marmite d'où s'échappait le fumet délicieux d'un ragoût à la sauce brune. Il fallait qu'elle y plonge la main, qu'elle se serve une pleine assiette de marinade. Elle avait envie de sentir craquer la couenne sous ses dents, de s'emplir les joues de viande chaude et parfumée... Lentement, elle se mit à ramper vers la flaque, incapable de résister à la folie gourmande qui s'emparait d'elle. Servallon tenta de la retenir par une cheville, mais il était trop frêle pour freiner l'avance de la géante.
— Non, hoqueta-t-il, les vapeurs vont vous ronger les muqueuses, ne vous approchez pas du trou...
Junia se dégagea d'un coup de pied impatient.
— Si l'on attend, ce sera trop cuit, dit-elle d'une voix empâtée, vous n'y connaissez rien. C'est maintenant qu'il faut passer à table.
Et elle poursuivit sa reptation, indifférente aux cailloux qui lui entaillaient les côtes. Seules comptaient la marmite et la viande qui cuisait dans ses flancs. Elle allait soulever le couvercle, plonger le bras jusqu'au coude dans la sauce brune et se repaître, se repaître...
— Retenez-la, balbutia Servallon en secouant Shagan, vous ne voyez donc pas qu'elle va tomber dans la mare d'acide?
Mais Shagan observait le chat qui, de transparent, était en train de devenir invisible. Des vapeurs jaunâtres stagnaient au ras du sol, laissant une trace poudreuse sur tout ce qu'elles touchaient. Au moment où elle allait atteindre le couvercle de bois, Junia eut une nausée et vomit. Ce spasme lui fit reprendre conscience. Comprenant ce qu'elle était en train de faire, elle se rejeta en arrière. Servallon toussait comme un agonisant. Habitué aux vapeurs des mares, il paraissait moins sensible à leurs effets hallucinogènes.
— Dominez-vous, supplia-t-il, le ballon n'est pas encore gonflé.
Junia se recroquevilla au pied d'un pan de mur. Déjà la monstrueuse fringale revenait, charriant un cortège d'images succulentes. Les cadavres s'y promenaient, dorés à point comme des volailles à la broche, et la géante n'éprouvait plus aucune répugnance à leur endroit. Au contraire elle aurait aimé mordre les cuisses de la petite fille, avaler gloutonnement la chair rose qu'elle décollerait des os d'un seul mouvement de mâchoires. Une inquiétude la prit soudain : y aurait-il assez de viande dans la marmite pour apaiser son appétit? Elle avait si faim! Elle regarda autour d'elle, à la recherche d'un éventuel surplus de nourriture. Il y avait Servallon, bien sûr, mais il était maigre et osseux. Sa chair serait probablement dure et fade. Shagan, lui, était trop musclé, sa viande fibreuse résisterait à la cuisson. En le mangeant, Junia aurait l'impression de mâcher du vieux cuir.
Elle s'ébroua, épouvantée par les idées étranges qui s'insinuaient en elle. Les vapeurs jaunâtres montaient à l'assaut de son torse, sinuaient entre ses seins. Elle détourna la tête pour ne pas les respirer, mais leur odeur entêtante lui emplit les narines. Dans un réflexe désespéré, elle se mordit la main au sang. La douleur la fit revenir à la réalité.
— Nous sommes en train de devenir fous, soupira Shagan dont le regard trouble trahissait un grand désordre intérieur.
Comme il prononçait ces mots, une brique détachée d'un mur tomba sur son épaule gauche tandis qu'un nuage de gravats lui blanchissait les cheveux. Instinctivement, Junia leva la tête. Un bocal cylindrique était en train de sortir de la façade contre laquelle ils étaient adossés. Shagan sursauta en bégayant un cri d'alarme incompréhensible. Déjà d'autres récipients de verre apparaissaient, trouant la brique du mur. Chacun d'eux contenait un homoncule baignant dans le formol.
— Les gnomes, haleta Servallon, ils passent à l'attaque, ils nous ont repérés.
Junia aurait voulu courir, mais ses jambes refusaient de la porter. La brume hallucinogène embuant son esprit faisait prendre aux bocaux l'aspect de récipients emplis de délicieuses conserves. Il fallait qu'elle en arrache le couvercle au plus vite, qu'elle...
Elle dut accomplir un nouvel effort pour se réinstaller dans la réalité. Les bocaux avaient roulé sur le sol, entre les cailloux. Les homoncules s'agitaient au sein du formol, faisant mousser le liquide jaune.
— Dix minutes, balbutia Servallon, il faut encore tenir dix minutes.
Un mouchoir plaqué sur le bas du visage, il courut vers le ballon qui flottait à présent au-dessus du sol, et vérifia que les suspentes en étaient bien amarrées aux crochets qu'il avait fichés tout autour de la mare. Quoique encore molle, la baudruche s'était épanouie sans que ses sutures n'éclatent. Le scribe battit en retraite, suffocant, cassé en deux par les quintes.
Shagan, lui, fixait les bocaux, se demandant si, à l'instar du chat albinos, ils allaient à leur tour devenir transparents, puis invisibles. Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à se convaincre de la réalité du danger. A l'intérieur des cylindres les homoncules hurlaient d'une voix inhumaine. Enfin un bouchon se détacha, et l'une des petites momies entreprit de ramper sur le sol. Shagan se traîna sur les coudes. Il n'avait plus la force de se battre.
— Le gaz, dit-il à Junia, il faut les détruire avec le gaz!
Junia esquissa un mouvement en direction de la mare, mais l'homoncule lança sur elle son cordon ombilical qui s'enroula autour de la cheville de la géante à la manière d'un tentacule. Junia sentit sa jambe s'ankyloser, comme si on venait de lui injecter un quelconque venin. Privée d'équilibre, elle tomba lourdement sur le sol. Le cordon ombilical se resserra autour de son mollet, s'enfonçant profondément dans les chairs. La jeune femme comprit qu'il sécrétait un poison paralysant agissant de façon foudroyante sur le système nerveux. L'impression d'engourdissement gagnait déjà son ventre, ses hanches. Elle avait l'impression d'être coupée en deux, de ne plus exister à partir de la taille. L'homoncule se rapprochait. Il se déplaçait à quatre pattes et ses chairs amollies ballottaient au rythme de sa progression. Junia tendit la main vers une brique, mais ses doigts gourds ne lui obéissaient plus. Le poison glacé montait dans sa poitrine. Elle regarda la momie rosâtre, à la peau délavée, dont les mâchoires claquaient spasmodiquement, et elle comprit qu'en dépit de sa force et de son poids elle ne pourrait rien faire pour la repousser. Elle allait être vaincue par cette petite chose flasque, à peine plus grande qu'un chat, par cette chose morte aux viscères caoutchouteux qu'un simple coup de poing aurait suffi à aplatir. Mais le venin grimpait en elle, perturbant son rythme cardiaque. C'était comme si un crotale avait planté ses dents dans son mollet pour se vider dans ses veines à longs jets toxiques. Mais Shagan s'était repris, empoignant sa dague il se jeta sur le cordon qu'il sectionna d'un geste rapide. Aussitôt la sensation de froid qui assaillait Junia perdit de son intensité. Shagan bombardait les homoncules avec les pierres et les briques qui lui tombaient sous la main, mais les projectiles rebondissaient sur les gnomes sans leur causer le moindre dommage.
— Le gaz, répéta-t-il à l'adresse de Servallon, essayez de diriger le serpentin sur eux !
Le vieux scribe ferma la valve du ballon et dégagea le tuyau de cuivre qu'il fit pivoter dans la direction des monstres dont une demi-douzaine de représentants rampaient au milieu des pierres, agitant leurs cordons ombilicaux comme des fouets. Un gaz jaune s'échappa en sifflant de la buse, empuantissant l'atmosphère. Shagan et Junia reculèrent pour se rapprocher du ballon. Les homoncules s'immobilisèrent un instant, frappés de plein fouet par le jet de gaz sous pression, puis l'un d'eux ouvrit la bouche comme s'il voulait se gaver du poison volatil qui s'échappait du bec de cuivre.
— Par les dieux! s'exclama Junia en frictionnant sa jambe paralysée. Il est en train d'avaler le gaz... II... il gonfle!
C'était vrai. Le petit cadavre était en train de se dilater comme s'était dilatée la baudruche de l'aérostat, quelques minutes auparavant. Sa peau molle se distendait, devenant transparente, ses os flexibles s'étiraient comme une pâte, toute sa morphologie se modifiait. Déjà il était passé de la taille d'un chat de gouttière à celle d'un hippopotame. Enorme, il continuait à avancer. Son ventre translucide avait la texture d'un lampion, il se dilatait sans faire mine de craquer. L'enfant mort avait à présent l'aspect d'un ballon dirigeable muni de pattes. Il flottait au-dessus du sol, agitant ses membres graciles et son cordon ombilical qui fouettait le sol tel la queue d'un crocodile en colère. Shagan leva son poignard.
— Non, intervint Servallon, si vous le crevez, il explosera et nous serons tous tués par la déflagration.
— Mais vous ne comprenez donc pas? protesta l'infirme. S'ils se mettent à voler ils pourront nous poursuivre dans les airs ! Ils se lanceront dans le sillage du ballon et nous attaqueront en plein ciel !
Comme s'ils s'étaient concertés, tous les homoncules s'abreuvaient à présent au serpentin de cuivre, aspirant le gaz pour décupler leur volume corporel. Servallon fit pivoter le tuyau, essayant de le soustraire à leur appétit, mais sa manoeuvre maladroite rabattit sur Junia et Shagan les vapeurs toxiques de la dissolution.
— Fichons le camp! hurla l'infirme. Le ballon paraît assez gonflé.
La géante le jucha sur ses épaules et entreprit de dénouer les amarres qui retenaient la baudruche au sol. Elle assujettit rapidement les suspentes autour de son torse et saisit Servallon sous son bras, comme on attrape un chien de petite taille. Le vieillard poussa un couinement de frayeur en sentant le sol se dérober sous ses pieds. Le ballon montait, traînant son fardeau sans difficulté apparente. Il lui suffit de quelques secondes pour frôler les façades et s'élever à la hauteur des toits.
— J'ai le vertige ! cria le scribe en se cachant le visage dans les mains.
Shagan ne prêta aucune attention à ses jérémiades. Penché vers le sol, il regardait les homoncules dilatés qui prenaient leur envol un à un, monstrueuses baudruches à la face lunaire. Après s'être abreuvés au tuyau de cuivre, ils quittaient le sol, battant l'air de leurs bras maigres, oiseaux de cauchemar à la peau nue et dont la morphologie défiait toutes les lois aérodynamiques.
— Ils nous poursuivent ! cria Junia en tirant sur les lanières de l'aérostat.
Elle s'évertuait à imprimer à l'engin un mouvement de balancier, de manière à le pousser dans la direction de la muraille d'enceinte, mais le ballon répondait mollement. Les homoncules avaient pris de l'altitude et décrivaient des cercles, essayant de contrôler leurs évolutions. L'un deux frôla le ballon, toutes griffes dehors, et lacéra l'épaule de la géante. Le cordon ombilical fouettait l'air, cherchant à saisir un membre ou une tête. Junia enchaînait les tractions, s'appliquant à gouverner la dérive du ballon, mais les courants aériens ne soufflaient pas dans la bonne direction.
— Vite! hurla Servallon, rappelez-vous que nous ne devons pas rester plus de cinq minutes en l'air!
Un homoncule effectua un nouveau passage, frappant le torse de Shagan à l'aide de son appendice empoisonné. L'infirme sentit qu'il perdait l'équilibre et serra désespérément ses cuisses autour du cou de Junia.
— Regarde! fit la géante. Ils se décomposent! Le gaz est en train de les ronger de l'intérieur!
Effectivement, les flancs des monstres volants s'ornaient à présent d'ulcérations rougeâtres en constante extension. Leur chair se consumait sous l'effet des vapeurs acides. Désorientés, ils voletaient en tous sens, tels des lampions incendiés par la bougie qui les éclaire. L'un d'eux explosa, projetant aux alentours des lambeaux de chair rose. D'abord soulagé par la tournure des événements, Shagan leva vivement la tête pour examiner la montgolfière. Dans la lumière blême de la lune, il distingua de grandes auréoles rousses sur le pour tour de la baudruche. La vessie était en train de se dissoudre, comme les gnomes. Ses parois s'affinaient de seconde en seconde. Dans trois minutes elle volerait en éclats, abandonnant ses passagers aux lois de la pesanteur. Un autre homoncule éclata, et un fragment de visage aux yeux dilatés vint gifler Junia. Elle détourna la tête avec dégoût et faillit vomir.
Le ballon se déplaçait à la verticale du mur d'enceinte, mais il continuait à prendre de la hauteur en craquant sinistrement. Shagan manoeuvra la soupape pour rejeter un peu de gaz. Le souffle putride et corrosif lui dévora les épaules et il se mit à tousser. L'aérostat perdit de l'altitude. Le ballon, illuminé par une sorte de flamboiement intérieur, paraissait près de se rompre. Junia heurta la flèche d'une coupole et manqua s'empaler. Dans les rues en contrebas, elle distinguait les torches d'une colonne de sentinelles qui tiraient vainement des flèches dans sa direction. Brusquement, le ballon explosa et la géante se sentit tomber comme une pierre. Ses pieds crevèrent la pente de tuiles d'un toit pour se ficher au milieu d'un monceau de bottes de toile pourrie. Elle eut vaguement conscience d'avoir atterri dans le grenier d'un tisserand, et roula sur le sol, écrasant Servallon dans sa chute.
« Nous sommes passés ! » songea-t-elle avant de perdre connaissance. « Nous avons franchi le mur ! Nous sommes de l'autre côté! »