CHAPITRE VII

 

 

Mathias Gregori Mikofsky arrêta la jeep à la lisière de la forêt, à l’entrée du terrain vague où l’on déversait quotidiennement les ordures de la cité. La chaleur activant la décomposition, il flottait au-dessus de la décharge un véritable brouillard nauséabond qu’on n’osait traverser sans s’être muni au préalable d’un masque à gaz. Les déchets formaient de curieux petits monticules noirâtres et goudronneux qui faisaient penser à des tas de charbon arrosés de sucs digestifs. Le résultat était parfaitement répugnant.

Mikofsky se dressa dans la jeep, prit appui sur l’encadrement métallique du pare-brise, et porta les grosses jumelles à ses yeux. Les lentilles lui renvoyèrent immédiatement l’image grossie des collines de détritus que des bataillons de rats escaladaient vaillamment.

Les singes demeuraient invisibles. Le journaliste soupira. Peut-être aurait-il dû s’avancer un peu plus ? La raison lui soufflait de n’en rien faire. Les jumelles lui avaient permis de détecter la présence de nombreux cadavres de rongeurs manifestement déchiquetés. De plus, le sol était aussi mouvant que celui d’un marécage. Les déchets à demi digérés par les processus d’oxydation naturelle avaient fini par constituer une boue cendreuse où il ne faisait pas bon poser le pied. Cette croûte inidentifiable et faussement résistante pouvait dissimuler des trous et des crevasses qui se refermeraient comme autant de pièges sur un éventuel visiteur. On déchargeait les ordures à l’aide d’une pelleteuse montée sur train chenillé, mais jamais les ouvriers préposés à ce travail ne posaient le pied au sein de ce cloaque.

Au moment où il se rasseyait, Mikofsky perçut une présence dans son dos. Immédiatement sa main vola vers la boîte à gants pour saisir le gros revolver qu’il y tenait caché.

— Du calme, mon fils, fit la voix du père Papanatas. Vous n’allez tout de même pas ouvrir le feu sur un pauvre prêtre ?

Le journaliste tourna la tête. Papanatas venait de surgir de derrière un monticule, poussant sa ridicule mobylette d’une main. Sa soutane était constellée de fange.

— Vous étiez là ? dit le journaliste pris de court.

— Oui, je vous suis depuis un moment, admit le prêtre.

— Vous me suivez ?

Papanatas esquissa une grimace qui trahissait sa gêne.

— Je voudrais vous parler, attaqua-t-il. Je sais qui vous êtes. Vous n’avez jamais eu l’intention d’écrire un article sur San Carmino, n’est-ce pas ? Ce reportage, c’était une couverture pour vous protéger de la curiosité de la police…

Mikofsky fronça les sourcils et chercha nerveusement un cigare dans la poche poitrine de sa chemise.

— Que savez-vous au juste ? grogna-t-il.

Papanatas se mit à fouiller dans les sacoches de son lomoteur. Il en tira deux livres assez épais, à la reliure de cuir. Sur chacun d’eux figurait la photo de Mikofsky. 

— Nazca et Tiahuanaco, laboratoire des extraterrestres, ânonna-t-il en déchiffrant l’un des titres. Quant à l’autre, je crois qu’il s’agit de… Ah ! voilà, c’est ça : Le drapeau des martiens flotte-t-il sur le Pérou ? Je ne me trompe pas, vous avez bien écrit ces ouvrages, non ? 

— Où les avez-vous dénichés ?

— C’est l’une de mes ouailles qui me les a confiés. Il était très fier de vous avoir reconnu. Mais qui êtes-vous réellement, Mikofsky ? Un parapsychologue ? Un scientifique dévoyé ?

Le journaliste tendit son étui à cigares au prêtre qui refusa.

— Vous avez entendu parler de Nazca ? interrogea-t-il sans cesser de fixer les monticules d’ordures.

— Ces prétendues pistes d’atterrissage pour extraterrestres qu’on a découvertes sur les hauts plateaux du Pérou ?

— C’est ça, approuva Mikofsky. Des tracés inexplicables, qu’on n’a pu diriger que depuis un engin volant non identifié… et ceci 15’000 ans avant notre ère. Certains de ces dessins sont des calendriers cosmiques, d’autres des images du système solaire. Quelques-uns enfin, peignent des visiteurs étranges ainsi que leurs vaisseaux. Quant à Tiahuanaco, il s’agit cette fois d’une cité fantastique, probablement bâtie par des géants doués d’une force colossale, et dont les réalisations architecturales plongent les experts dans un abîme d’incompréhension.

Papanatas eut un rictus désagréable.

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il. San Carmino a-t-elle un lien quelconque avec Nazca ou… ou cette cité fantastique ?

— Ce n’est pas impossible.

Papanatas se passa la main sur le visage. Il transpirait beaucoup. Avec une lassitude manifeste, il jeta les deux ouvrages au fond de ses sacoches.

— Je voulais vous l’entendre dire, fit-il dans un souffle.

Mikofsky plissa les paupières et l’examina du coin de l’œil.

— Vous savez quelque chose, padre, remarqua-t-il, vous savez quelque chose et vous n’osez pas m’en parler… 

Le prêtre eut un geste incontrôlé, faillit lâcher son vélomoteur qu’il rattrapa d’extrême justesse.

— Je ne peux pas en parler à la police, gémit-il. Ce lieutenant Corco est une brute, il ne comprendrait rien. Quand j’ai su que vous étiez parapsychologue, j’ai été à la fois effrayé et soulagé.

— Mettez votre mobylette à l’arrière et venez me rejoindre, décida Mikofsky, nous parlerons en roulant. Il ne faut pas rester ici, la nuit commence à tomber.

Papanatas s’exécuta. Le ciel virait au rouge. Les feuilles des arbres ressemblaient à de petites oreilles velues groupées en bouquets.

Mikofsky mit le contact. Le véhicule démarra en soulevant un nuage de détritus.

— Il se passe des choses anormales à San Carmino, soliloquait Papanatas, une espèce de folie sourde qui gagne le cœur des gens. Vous savez que cet après-midi un chien s’est auto-mutilé dans un salon de thé ? On dit qu’il s’est… arraché les organes génitaux d’un coup de dents. J’y vois… j’y vois…

— La marque du diable ?

— Je ne sais pas.

— Et ces révélations ?

— Quelles révélations ?

— Allons ! grogna le journaliste, ne perdons pas de temps. Vous êtes venu me voir pour me communiquer une information qui vous fait peur. Je me trompe ?

— Non, avoua l’homme d’Église. C’est peut-être stupide, mais quand je suis arrivé à San Carmino j’ai découvert qu’on avait jadis dépêché une mission sur les lieux. Un prêtre, le padre Marcato et deux nonnes, des sœurs de la Sainte-Bénédiction de Vorao qui devaient faire office d’infirmières. 

— Cela remonte à quand ?

— Une soixantaine d’années. Peut-être plus. San Carmino n’était alors qu’un petit village de pêcheurs. Il y avait encore une communauté indienne importante. Une ethnie Ayacamaras qui vivait le long du littoral.

— Le village se dressait au même emplacement que la ville ?

— Non, pas du tout. Toute la zone qu’occupe actuellement San Carmino était à l’époque considérée comme un territoire sacré.

— Je m’en doutais, ricana Mikofsky en étreignant le volant. D’où tenez-vous ces renseignements, mon père ?

— J’ai retrouvé un journal dans les archives de la sacristie. Une sorte de carnet de bord que tenait l’une des sœurs. Ce n’était qu’un recueil de notes succinctes, des abréviations. Rien de littéraire. Aucun de vos lecteurs n’en dépasserait la dixième page… mais on y trouve certaines informations… sur… sur les singes.

— Les singes qui vivaient au cœur de la zone sacrée ?

— Oui.

La voix de Papanatas n’était plus qu’un murmure. Mikofsky sentit le frisson de l’angoisse faire lever les poils de ses avant-bras. La nuit courait derrière la jeep comme pour la rattraper.

— Parlez ! Mais parlez donc ! rugit le journaliste. Vous auriez dû le faire depuis longtemps. Il est peut-être déjà trop tard. Nous allons chez vous ?

— Non, haleta le prêtre, je dois vous montrer quelque chose… Il faudrait se rendre à l’ancienne mission. Mais la nuit s’installe, il vaudrait peut-être mieux remettre cette expédition à plus tard ?

— J’ai des lampes dans le coffre, trancha Mikofsky, continuez votre histoire et indiquez-moi la route.

— Sœur Isabelita, cette religieuse, reprit Papanatas, a noté certaines des légendes véhiculées par les Indiens. Il ressort de tous ces contes que les singes hantant la zone sacrée n’étaient pas des singes… mais des hommes difformes, des gnomes. On les décrit comme des nains à l’allure simiesque mais au corps rosâtre entièrement dépourvu de pelage.

Mikofsky serra les dents. Ses mains moites glissaient sur le volant.

— Des nains ? hasarda-t-il. Un clan de nains fonctionnant sur le principe des mariages consanguins ?

Papanatas avala difficilement sa salive.

— C’est plus compliqué, balbutia-t-il. Il semble que ces gens… cette… peuplade ait volontairement choisi la difformité… qu’elle ait fait de la monstruosité une sorte de pratique religieuse…

— Quoi ?

— Vous allez voir. Roulez doucement et prenez le chemin de terre. Le père Marcato a expédié un rapport à l’archevêché dont il dépendait, mais ce dossier a été perdu… ou bien personne ne l’a pris au sérieux.

— Il avait donc rencontré certains de ces gnomes ?

— Oui, c’est ce que raconte sœur Isabelita. Marcato voulait savoir comment il devait se comporter avec ces… créatures. S’il devait chercher à les aider ou, au contraire, les combattre farouchement.

— Et qu’a-t-il fait ?

— Personne ne le sait. La mission a brûlé une nuit de juin 1925 ; Marcato et les nonnes ont péri dans les flammes. Le carnet a été trouvé dans une boîte en fer noircie. On l’a classé à titre de souvenir dans les archives de la nouvelle mission et personne ne l’a jamais lu…

— Sauf vous.

— Sauf moi. Le désœuvrement m’y a poussé. J’en avais un peu assez de donner l’absolution à des pécheurs coupables d’avoir mangé trop de gâteaux à la crème, je me suis lancé dans la rédaction d’un mémoire et, pour ce faire, j’ai épluché les archives entassées dans les coffres du presbytère.

— Vous me montrerez ce carnet ?

— Si vous voulez, mais l’écriture en est illisible. Il m’a fallu des mois pour parvenir à la déchiffrer.

— Avant ce soir vous n’aviez jamais touché un mot de tout cela à personne ?

— Non. J’avais peur du ridicule. J’ai préféré abandonner mes recherches dès que j’ai compris qu’on ne me laisserait jamais publier un tel mémoire. Et puis le temps a passé… J’ai oublié. Ralentissez, nous y sommes presque.

Mikofsky obéit. La nuit était là, maintenant. Une nuit de goudron qui barbouillait la lune. Une de ces nuits qu’on aime laisser de l’autre côté des volets, une de ces nuits qui vous font vous relever pour vérifier que la porte est bien fermée à double tour. Une mauvaise nuit…

Mikofsky arrêta la jeep. Le pinceau des phares éclairait quelques pans de maçonnerie envahis par la végétation. Des décombres informes que surmontait le tronçon d’un ancien clocher. Tout cela devant grouiller d’insectes et de vermine tropicale. Le journaliste réprima une grimace.

— Il faut entrer là-dedans ? aboya-t-il. Papanatas hocha la tête.

— Dans le clocher, confirma-t-il, il y a une trappe qui mène aux caves ; ce que je veux vous montrer se trouve là. Dans une cellule dont la porte avait été murée.

— Murée ? 

— Oui. L’humidité a fait s’écrouler la couche de plâtre, c’est comme ça que j’ai découvert la porte.

— Okay, haleta Mikofsky en jetant son cigare. Prenons les torches et allons-y.

Mais avant de descendre, il prit soin de glisser le gros revolver dans la poche de sa veste. Il se sentait mal à l’aise. Papanatas avait raison, peut-être aurait-il mieux valu attendre le jour ? Cependant il était mû par un obscur sentiment d’urgence, une voix qui lui disait que chaque minute était précieuse. Le prêtre ouvrit la marche. La jungle avait enveloppé les ruines dans un cocon fibreux à la manière d’une araignée emballant l’une de ses victimes. Une nuée de moustiques s’abattit sur les deux hommes, leur emplissant les oreilles d’un bourdonnement infernal. Papanatas s’engagea entre les blocs de maçonnerie que recouvraient la mousse et les lichens. Le clocher ressemblait à un phare décapité par la tempête. Un arbre avait commencé à pousser à l’ancien emplacement des escaliers, ses branches sortaient par les fenêtres, laissant pendre des guirlandes de lianes.

La nuit s’épaississait rapidement, telle une bouillie de maïs sur le feu. Une bouillie noire. Hors du halo des phares on ne distinguait plus rien. La forêt était là, béante comme une fosse marine que ne parviennent pas à atteindre les rayons du soleil.

— C’est là ! déclara Papanatas en désignant une porte entrebâillée dont le bois malade s’ornait d’énormes champignons blêmes.

« Il y a une douzaine de marches, précisa-t-il. Ne parlez pas trop fort et évitez de vous cogner aux poutres qui soutiennent la voûte, toute l’église pourrait nous tomber sur les épaules. »

Mikofsky se pencha dans l’ouverture. Le rayon de sa lampe éclaira un escalier aux marches duveteuses, entièrement gainées de mousse. Une violente odeur de terre remuée montait du trou. Des images de fumier envahirent l’esprit du journaliste. Cela sentait la tourbe grasse, le terreau grouillant d’insectes. Il hésita, éclaira la voûte, cherchant à détecter les araignées. Il avait instinctivement rentré la tête dans les épaules. Il redoutait les grosses arachnides d’Amérique latine, ces nœuds de pattes velues qui se laissent tomber sur leur proie dès qu’on fait mine d’effleurer la toile qu’elles ont patiemment tissée. Derrière lui Papanatas s’impatientait. Il eut peur de paraître ridicule et s’engagea dans le passage. Les marches étaient terriblement glissantes. Des racines avaient crevé la voûte de pierre et pendaient du plafond, telles d’étranges stalactites de chair blanche. Les parois étaient déformées, bosselées, anormalement convexes, comme si la terre avait entrepris de malaxer et d’écraser cette tranchée ouverte par les hommes. Mikofsky éclaira rapidement les murs. Ça et là, des briques s’étaient détachées de la voûte pour former des tas épars sur le sol. Tout cela grouillait d’une vie larvaire et répugnante. La lumière semait la panique chez les insectes qui s’enfuyaient, cherchant à s’abriter dans les fissures de la maçonnerie.

Le journaliste serra les dents. La vermine rampante l’avait toujours terrifié. Il lui semblait déjà qu’une armée de cloportes se lançait à l’assaut de ses chevilles, sous son pantalon. Il dut faire un réel effort pour ne pas se gratter.

— Venez, commanda Papanatas, il ne faut pas s’attarder trop longtemps en ces lieux.

Mikofsky se secoua. Au fond de la salle s’ouvrait un couloir étroit. De part et d’autre du passage on avait creusé des cellules qu’emplissait à présent un fouillis de racines. Le journaliste sentit son estomac se contracter. Chaque geôle était colonisée par un entrelacs de tubercules terreux dont les ramifications avaient crevé les parois de pierre. Ce grouillement figé et blanchâtre évoquait un nœud de serpents aveugles, à la peau dépigmentée comme on en rencontre parfois dans les gouffres où ne pénètre pas la lumière du jour.

— La dernière cellule, dit le prêtre. Je vous recommande de ne toucher à rien… ces objets sont si anciens qu’ils pourraient se dégager entre vos doigts.

Mikofsky respirait avec difficulté. L’air raréfié de la cave avait inondé son visage d’une sueur huileuse.

— L’endroit où l’on a bâti San Carmino était donc un territoire sacré, reprit Papanatas en chuchotant. On prétendait qu’il s’agissait de l’un de ces endroits par où les anciens dieux remonteraient un jour sur la Terre. Vous avez déjà entendu parler de ces légendes, je suppose ?

— Oui. Le thème de la porte revient sans cesse dans la mythologie péruvienne. On a situé certains de ces seuils magiques aux alentours de Cuzco. Ainsi San Carmino était l’une de ces ouvertures sacrées ?

— La légende dit qu’un jour un grand éclair traversa le ciel pour ouvrir un cratère au centre de la forêt. Les dieux sortirent de ce cratère, c’étaient des nains aux pouvoirs phénoménaux.

— Des nains ?

— Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ? La plupart des mythologies se plaisent à décrire les dieux comme des géants d’une grande beauté, or dans le cas qui nous occupe c’est tout le contraire.

— Peut-être s’agissait-il tout simplement d’une race de pygmées aux connaissances techniques plus évoluées, et que les Indiens du littoral ont choisi de diviniser ?

— C’est une hypothèse rationnelle, lâcha le prêtre, je vous laisse la liberté d’interpréter à votre guise. Je ne suis là que pour vous communiquer les faits… Les dieux nains ont donc transmis aux Ayacamaras un certain nombre de secrets, et accompli plusieurs miracles avant de redescendre au centre de la Terre. On prétend que pendant toute la durée de leur séjour ils refusèrent de s’adresser aux adultes et prirent pour interlocuteurs les enfants de la tribu.

— Uniquement les enfants ?

— Oui. Sans doute à cause de leur petite taille. Avant de disparaître, ils exigèrent que les abords du cratère soient désormais surveillés par une troupe de sentinelles… et désignèrent une dizaine de gosses des deux sexes pour remplir ce sacerdoce. Après quoi ils retournèrent dans les entrailles de la Terre. Les enfants-gardiens s’installèrent dans la forêt comme on le leur avait ordonné, et massacrèrent tous ceux qui commirent l’imprudence de franchir le périmètre de la zone décrétée « tabou ».

Mikofsky hocha la tête. Un insecte tomba sur le revers de sa saharienne, il le balaya d’un revers de paume nerveux.

— La structure du conte est classique, marmonna-t-il, l’éclair, les dieux tombés du cosmos qui apportent la connaissance aux hommes… Certains archéologues, au risque de se faire conspuer par la faculté, diraient qu’il s’agit de la transcription naïve d’une visite d’extra-terrestres. Vous avez remarqué qu’on a toujours décrit les « Martiens » comme de petits hommes ? De petits hommes… De petits dieux…

— Et… ces « visiteurs d’outre-étoile », pourquoi seraient-ils descendus au centre de la Terre ?

Mikofsky se mordit la lèvre inférieure. Ses yeux luisaient d’excitation.

— Ils ne sont pas descendus au centre du monde, corrigea-t-il, ils ont simplement regagné leur vaisseau cosmique. Ce vaisseau cosmique enfoui au cœur du cratère dont parle la légende. Là ils se sont probablement mis en état d’hibernation prolongée, histoire d’attendre que s’écoule tranquillement un millier d’années.

— Mais pourquoi ?

— Pour faire le point sur l’évolution humaine. Ce vaisseau n’était sans doute rien d’autre qu’une mission d’observation.

— Vous délirez.

— Je ne fais que vous exposer une théorie. La théorie des scientifiques qui voient depuis toujours dans l’Amérique latine une base avancée des explorations extra-terrestres.

Papanatas paraissait irrité. 

— Ces affabulations ne regardent que vous, grogna-t-il ; je suis là pour vous parler des enfants maudits.

— Des enfants maudits ?

— C’est ainsi que l’on surnommait les sentinelles préposées à la surveillance de la zone sacrée. La tribu avait peur d’eux. Au fur et à mesure que s’estompait dans les consciences le souvenir de la visite des dieux nains, on ne voyait plus que l’aspect négatif des transformations apportées… et notamment ce territoire tabou, dont on ne devait pas franchir les limites sous peine d’être aussitôt exécuté. Les enfants élus par les « visiteurs » grandirent donc dans la solitude, totalement coupés du reste du monde. Et c’est là que nous sortons de la légende pour entrer dans l’histoire.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que cette fois j’ai des preuves matérielles de ce que j’avance. Le drame des enfants élus par les nains fut justement qu’ils commencèrent à grandir ! Cette constatation les terrifia et prit à leurs yeux l’allure d’un blasphème. Ils eurent l’impression qu’en grandissant ils allaient offenser les dieux et déclencher leur colère. On les avait choisis parce que leur apparence physique était proche de celle des « visiteurs » venus des étoiles, ils devaient donc coûte que coûte conserver cette apparence… 

Mikofsky fronça les sourcils. Il avait soudain peur de ce que Papanatas allait lui dévoiler.

— Vous voulez dire que… ? hoqueta-t-il.

— Oui, murmura le prêtre, ils ont voulu s’empêcher de grandir. Et pour cela ils ont eu recours à des pratiques effroyables.

L’homme d’Église avala péniblement sa salive. La chaleur sous la voûte devenait insupportable. Rassurées par l’immobilité des intrus, les bêtes rampantes commençaient à pointer leurs antennes hors des fissures.

— Ils ont inventé des techniques insensées de compression, haleta Papanatas, tout un rituel masochiste proprement inhumain destiné à combattre la croissance de leurs membres. Des bandages, d’abord, comme les Chinois en utilisèrent pour atrophier les pieds des femmes de qualité, puis des carcans…

— Vous voulez dire qu’ils se sont bandé les pieds, les mains, pour les empêcher de pousser normalement ?

— Pas les pieds et les mains… tout le corps. 

Il fit un pas en avant, saisit Mikofsky par le coude.

— Venez, dit-il dans un souffle, maintenant vous pouvez voir ce que je désirais vous montrer.

De sa main libre, il éclaira la dernière cellule du couloir, dévoilant un amoncellement de manuscrits et de parchemins sur lesquels la terre et la poussière avaient fini par former une croûte jaunâtre semblable à une carapace.

— Là…, dit-il.

Mikofsky tressaillit. La lumière de la torche venait d’éclairer un objet affreux. Une sorte de costume effroyable fait de bois, d’écorce et de tortillons de liane. C’était une carapace sauvage improvisée à partir de matériaux naturels, une sorte de costume guerrier rappelant les armures de combat des samouraïs. Des poulies, des courroies, des garrots, maintenaient la cohésion de l’ensemble. Le tout se terminait par un casque en forme de calebasse, un heaume barbare et ovoïde percé de trous et auquel aboutissaient toutes les lanières de cuir du costume.

Mikofsky tendit la main. La paume de Papanatas s’abattit sur son bras.

— N’y touchez pas ! ordonna le prêtre. Cette armure de torture est complètement rongée par les termites, elle tomberait en poussière au moindre contact. C’est la seule preuve dont nous disposons, la seule…

— Expliquez-moi, bon sang !

— Que vous faut-il de plus ? Vous n’avez pas encore compris ? Ils ont fabriqué des dizaines de ces costumes… pour s’y enfermer. Ils étaient âgés d’une dizaine d’années mais les dieux nains avaient imprimé leur empreinte dans leurs esprits. Ils ont imaginé de se torturer, sciemment, volontairement, pour ne pas grandir. Ils ont enfilé ces… choses, pour comprimer leurs bras, leurs jambes. Des tourniquets de bois permettaient d’ajuster le costume au plus serré, comme une carapace. Il suffisait de tourner, de tendre les lanières pour transformer l’armure en carcan rigide. Ils ont vécu ainsi… années après années, s’atrophiant, contrariant la pousse des os, des chairs. Imaginez-vous les souffrances qu’ils ont endurées ? Peu à peu leur squelette s’est déformé, les os, ne pouvant s’allonger, se sont épaissis, ont adopté des contours bizarres, les chairs comprimées se sont organisées en bourrelets, puis en bosses. Ils sont devenus monstrueux. Quelques-uns sont morts, les autres ont commencé à se reproduire…

— Et ils ont fait subir le même traitement à leurs enfants…, balbutia Mikofsky d’une voix blanche.

— Exactement. Ils ont fabriqué des carapaces de torture pour les bébés, et le cycle a continué… jusqu’à nos jours.

— Ainsi les singes nus seraient les descendants de ces gnomes ?

— Je le pense. Ils doivent être une poignée qui survivent dans la jungle. L’édification de San Carmino les a chassés du sanctuaire sur lequel ils étaient chargés de veiller. Ils ont profané nos tombes pour nous faire comprendre que nous ne pouvions prétendre à la moindre place ici, même une fois morts ! Ils espèrent sûrement que la panique dépeuplera la ville…

Mikofsky s’approcha du costume. Les plaques de bois en étaient criblées de piqûres. Papanatas n’avait pas menti ; les termites avaient parfaitement évidé chacun des matériaux utilisés. Le casque ovoïde, percé de trous inégaux, avait quelque chose d’atroce. Le journaliste se prit à imaginer les déformations horribles qu’avait pu engendrer une telle machine infernale. Des enfants avaient conçu ce vêtement effrayant… Des enfants qu’avait touchés l’esprit des dieux nains…

— Comment avez-vous su ? chuchota-t-il. Je veux dire pour la légende… et… le reste ?

— J’ai découvert cette geôle par hasard. Il y avait un cahier dans une boîte de métal, près de la porte. Le début d’une étude rapidement abandonnée. Je pense que l’un de mes prédécesseurs a tenté de tromper l’ennui en entreprenant un mémoire… comme moi. Le résultat de ses recherches l’a tellement effrayé qu’il a préféré tout entreposer ici… et murer la porte.

Le prêtre se racla la gorge.

— Dès le début des événements, je me suis rappelé la légende. Mais je n’ai osé en parler à personne… et surtout pas à la police. Je me suis répété : « Ce ne sont que des singes, et uniquement des singes »… Et pourtant vous savez comme moi qu’ils sont nus, roses… et qu’on ne peut les voir sans songer immédiatement à des gnomes.

— C’est vrai, approuva le journaliste. Je l’ai constaté moi aussi, et j’ai souvent été gêné de ne pas pouvoir déterminer à quelle espèce ils appartenaient.

Sur le sol, une scolopendre essayait d’escalader la chaussure droite du prêtre.

— Vous pensez qu’une secte s’est perpétuée ? fit pensivement Mikofsky. Une secte qui vivrait cachée dans la jungle en pratiquant le rite du nanisme volontaire ?

— J’en ai peur. Ils sont trop intelligents… Et puis il y a autre chose. Selon la légende, les dieux nains auraient donné aux sentinelles le pouvoir d’influer sur l’esprit de leurs ennemis et de les rendre fous en éveillant en eux des images insupportables. Une sorte de puissance de suggestion télépathique susceptible de faire fuir tous ceux qui se risqueraient à franchir les limites du territoire sacré.

— Oui… et alors ?

— Alors, peu de temps après la découverte des tombes profanées, j’ai tenté de revenir au cimetière… et j’ai été victime d’une série d’hallucinations qui m’ont contraint à rebrousser chemin. De plus, dans l’exercice de mon ministère, il m’a été donné depuis quelque temps d’entendre des confessions pour le moins surprenantes… On dirait que la population de San Carmino glisse doucement dans le délire, et que chaque dormeur voit ses rêves gangrenés par une… entité nocive. Si ces gnomes peuvent réellement influer sur l’esprit de certaines personnes, il faut nous attendre au pire. Ce… ce chien qui s’est dévoré cet après-midi, on dit qu’il avait été mordu par un singe… Ne pourrait-il pas s’agir d’une forme de contamination ?

— Ce n’est pas impossible. Certains virus peuvent gravement perturber le fonctionnement du cerveau et éveiller des phobies caractéristiques… Il en va de même pour certaines drogues. La morsure des gnomes provoquerait une sorte de rage d’auto-cannibalisme ? Ce n’est qu’une théorie…

— Bien sûr. Mais il se peut que plusieurs personnes aient d’ores et déjà été mordues. L’une de mes paroissiennes notamment… Je l’ai croisée l’autre jour, elle revenait du cimetière dans un état de grand débraillé, et sa jambe portait une… une marque.

— Je la connais ?

— Je crois. Il s’agit de Maria Estravieja.

Mikofsky mordilla sa moustache. Les révélations du père Papanatas le plongeaient dans une grande confusion. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. Il sentait qu’ils avaient trop tardé à s’avouer la vérité. Ils avaient perdu trop de temps en hypothèses rationnelles.

L’armure parut frémir dans le halo de la lampe ; ce n’était qu’un simple jeu de lumière, pourtant Mikofsky s’en trouva curieusement alarmé. Son regard erra une nouvelle fois de garrots en lanières, de tourniquets en cubitières… On avait utilisé du bambou évidé. De ces gros bambous larges comme une jambe d’enfant et qui poussent dans les régions tropicales à la vitesse effrayante de cinquante centimètres à l’heure. Le bois durci au feu était devenu aussi dur que l’acier, la chair des gosses avait dû apprendre à se développer au sein de cette cuirasse. Les os s’étaient mis en vrille, tire-bouchonnant leurs cartilages, les tissus musculaires avaient pris des formes aberrantes. Les victimes du carcan s’étaient peu à peu retrouvées affublées de silhouettes courtaudes et effrayantes. Seuls les mains et les pieds avaient continué à croître normalement, prenant par rapport au reste du corps des dimensions hypertrophiées. Comment des enfants avaient-ils pu s’imposer journellement une telle torture ? Il est vrai qu’il s’agissait de jeunes Ayacamaras, élevés dès leur plus jeune âge avec une rigueur extrême et dans le mépris souverain de la souffrance physique.

— Il faut partir, maintenant, chuchota le prêtre ; je vous ai dit tout ce que je savais.

Mikofsky grogna, prisonnier de ses pensées. Une fois, bien des années auparavant, il avait pu observer chez un collectionneur japonais des pieds de Chinoises conservés dans le formol. C’étaient d’horribles reliques de chair jaunâtre volées dans les combles d’un muséum par un fonctionnaire peu scrupuleux. Malgré le temps, Mikofsky gardait une image affreusement nette de ces débris de membres atrophiés par les bandages. Il se rappelait que tous les orteils avaient poussé en se roulant sur eux-mêmes jusqu’à former une sorte de rouleau inextricable recroquevillé sous la plante du pied. Cela ressemblait plus à un fœtus anormal qu’à un pied humain. Les enfants maudits avaient-ils subi la même métamorphose ?

— Vous vous laissez fasciner, constata Papanatas, reprenez-vous. J’ai connu cela. Ces objets dégagent une aura maléfique… Il reste en eux comme une odeur nocive. L’odeur de ceux qu’ils ont abrités durant tant d’années.

Mikofsky se secoua.

— Vous avez raison, haleta-t-il, partons.

Les deux hommes se rabattirent vers la sortie. Leurs respirations chuintaient sous la voûte, trahissant leur oppression.

« Ils nous attendent en haut de l’escalier, ne put s’empêcher de penser le journaliste. Ils vont bloquer la porte pour nous enfermer ici, à la merci de la vermine…» Instinctivement il pressa le pas. Il réalisa qu’il regrettait presque d’avoir suivi Papanatas. Le secret des enfants maudits était de ceux qu’il est dangereux de partager. 

Ils grimpèrent les marches à la hâte, se bousculant presque, tels des naufragés se battant pour accéder à l’unique canot de sauvetage encore accroché au bastingage.

L’air de la nuit les frappa enfin au visage. Mikofsky dut faire un effort pour conserver un semblant de dignité et ne pas se mettre à courir vers la jeep.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

David ébouriffa une nouvelle fois le bouquet de fleurs pour lui donner un peu plus de volume. Il soupira, déçu du résultat. Les fleurs, c’était son idée… Une idée que personne ne lui avait soufflé. Une manière de remercier Maria Estravieja pour sa protection au cours de l’interrogatoire de police.

« Si elle n’avait pas été là, pensait le garçon, sûr que le lieutenant m’aurait cogné dessus ! »

Il avait acheté les fleurs à la boutique la moins chère de San Carmino, et encore n’avait-il pu obtenir qu’un bouquet plus ou moins défraîchi, mais l’intention demeurait… Il espérait que Maria s’en rendrait compte.

Il pressa le pas pour abréger la durée du trajet. S’il s’attardait davantage, le soleil finirait par transformer son pauvre bouquet en une botte de feuilles jaunâtres et il aurait l’air complètement ridicule.

Il était en sueur lorsqu’il atteignit l’immeuble. Il faisait terriblement chaud depuis quelques jours. Beaucoup trop chaud, comme si un orage couvait. Au long des trottoirs, les gens haletaient, happant désespérément un air pauvre en oxygène. David s’arrêta dans le hall. A l’aide de son mouchoir, il s’épongea soigneusement le front et le visage. Maria détestait la transpiration et il ne voulait pas l’indisposer. Dans l’ascenseur il agita le pan de sa chemise pour faciliter la circulation de l’air conditionné autour de son torse. L’humidité séchait sur sa peau. Il poussa un soupir de contentement.

Au quatrième, il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre la sonnette et pressa longuement le bouton. Personne ne répondit. Décontenancé, il attendit quelques secondes puis recommença. Maria était-elle absente ? C’était pour le moins étrange : elle sortait rarement de chez elle, et en tout cas jamais aux heures caniculaires.

A la troisième tentative, l’écho d’un pas traînant monta de derrière le battant. La porte s’ouvrit.

— Ah ! c’est toi…, dit faiblement Maria Estravieja.

Elle était drapée dans un peignoir d’éponge blanc, et, d’emblée, David lui trouva un air bizarre.

« On dirait qu’elle est droguée », remarqua-t-il en tendant son bouquet de fleurs. D’un seul coup toute allégresse l’avait quitté. Il entra dans l’appartement, le nez froncé, comme ces touristes qui – visitant un zoo – s’approchent de la cage des tigres un mouchoir pressé sur les narines.

Maria le remercia d’une voix lointaine. Malgré les volets tirés et la pénombre qui régnait dans le salon, David nota qu’elle était très pâle et que de grands cernes violets soulignaient ses yeux. Il lui sembla qu’une odeur étrange flottait dans la pièce, une odeur qu’il n’arrivait pas à définir mais qui l’indisposait et lui rappelait de mauvais souvenirs.

— Tu veux… du thé ? ânonna Maria, du thé et des… confitures ?

Elle parlait au ralenti, comme si les mots tombaient de son cerveau au compte-gouttes. Elle avait maigri et paraissait plus âgée que de coutume. David s’assit du bout des fesses au bord d’un fauteuil. Maria souriait, les yeux perdus dans le vague. On sentait qu’elle faisait des efforts pour retrouver le fil de ses pensées.

— Je voulais vous remercier pour votre aide, l’autre jour, lança David à tout hasard.

A présent il éprouvait une réelle impression de malaise. Maria n’était pas dans son état normal, il en était sûr. Peut-être avait-elle bu… ou fumé ? Mais non ! On n’imaginait pas Maria Estravieja en train de s’enivrer ou de se rouler un joint. Alors ?

La veuve avait amorcé un lent repli vers la cuisine. Au cours du trajet elle perdit l’une de ses babouches mais ne parut pas s’en rendre compte. Elle continua ainsi, claudiquant, le bras gauche serré contre sa poitrine.

Le bras gauche… ?

David se pencha. Il réalisa que ce qu’il avait pris tout d’abord pour une serviette était en réalité une sorte de gros pansement entourant la main gauche de l’extrémité des doigts jusqu’au poignet. Cela faisait une grosse moufle de gaze et de bandages d’où s’échappaient par endroits des touffes de coton hydrophile.

— Vous… vous êtes blessée ? lança-t-il en se redressant à demi.

Aussitôt une voix lui souffla qu’il n’aurait pas dû ouvrir la bouche, mais c’était trop tard.

Maria pivota sur elle-même, toujours au ralenti. Elle souriait d’un air… faux. « Rusé », songea le garçon en serrant les poings. Dans la pénombre, le visage de la veuve luisait comme la tête d’une poupée de porcelaine.

« Ce n’est qu’un masque, se dit-il tandis qu’un début d’affolement le gagnait ; ce n’est qu’un masque de cire, il va se fendiller, voler en éclats et…» Et quoi ?

Maria était là, devant lui, elle souriait. De quoi avait-il peur ? De ces yeux vides, peut-être ? De la langueur de cette bouche dont les lèvres se retroussaient sur un sourire trop animal ? 

— Ma main ? fit Maria d’un air distant. Je… je me suis brûlée avec la bouilloire. J’ai mal… Il faudrait que ta tante me fabrique un anesthésiant, c’est possible ? Un anesthésiant très efficace.

— Oui, bien sûr, balbutia David, je lui en parlerai tout à l’heure. Je crois que c’est facile.

— Ah ? Tant mieux, souffla Maria. Je crois que je vais avoir besoin d’un très bon anesthésique dans les jours qui viennent.

— C’est si grave ?

— Ma main ? Oh ! non… Une brûlure…

Elle se détourna et disparut dans la cuisine. David s’agita. Ses nerfs vibraient sur une note d’alarme. Il se passait quelque chose d’anormal, il en avait la conviction. Maria avait changé. En quelques jours elle avait perdu son aspect un peu poupin de bourgeoise immature, elle avait aussi perdu plusieurs kilos, cela se voyait aux tendons sillonnant son cou et surtout – surtout – une flamme étrange brillait au fond de ses yeux. Quelque chose comme une étincelle de méchanceté.

David se redressa. L’angoisse lui avait donné envie d’uriner. Il s’éclipsa en direction de la salle de bains. Maria chantonnait une mélopée discordante dont elle paraissait inventer les notes au fur et à mesure. David déboutonna sa braguette, s’immobilisa au-dessus de la cuvette des w.-c. Le gros pansement continuait à l’obséder. C’était visiblement un bandage improvisé par la veuve elle-même, un tortillon de bandes enroulées d’une main inexperte. Mais pourquoi tout ce coton, toutes ces gazes pour une simple brûlure ?

Le garçon se reculotta, au moment où il marchait vers le lavabo pour se rincer les mains il avisa un semis de tâches brunes sur le carrelage. Comme du sang séché… 

La tête lui tourna et il dut se cramponner à la conque de porcelaine. Le sentiment de menace qui lui taraudait le ventre s’accrût brutalement. Il se pencha. D’autres taches maculaient le couvercle de la poubelle. La bouche sèche, il pressa la pédale. Le cylindre de métal émaillé contenait un invraisemblable fatras de compresses sanguinolentes et de pansements souillés. On avait visiblement tenté d’endiguer une hémorragie à l’aide d’un paquet de coton hydrophile. Le sang avait séché en virant au brun. Tout l’intérieur de la poubelle en était éclaboussé.

David se redressa, inondé d’une sueur glacée. Il avait l’impression d’être en train d’inventorier la poubelle d’une salle de chirurgie. Que s’était-il donc passé ici ? Du bout des doigts il remua le récipient. Il y avait d’autres emballages de compresses, un flacon vide de lotion hémostatique. On avait soigné une blessure dans cette salle de bains. Une véritable blessure, de celles qui nécessitent d’ordinaire l’intervention d’un médecin…

Il ne pouvait pas s’attarder plus longtemps dans les toilettes sans devenir suspect. Il se passa un peu d’eau sur le visage pour masquer l’odeur aigre de la peur qui montait de sa peau et regagna le salon. Il ne pensait plus qu’à une chose : s’en aller au plus vite.

En sortant de la salle de bains, il buta sur Maria qui l’attendait de l’autre côté du battant.

— Le thé est prêt, dit-elle en lui passant la main dans les cheveux. Viens donc t’asseoir à côté de moi…

Sa voix roulait des intonations artificielles, fausses, comme si elle était en train de jouer un rôle. David se traîna vers le canapé. La veuve s’assit tout contre lui. La théière fumait sur la table basse.

— Cela fait bien longtemps qu’on ne s’est vus, dit Maria d’une voix de gorge qui grondait étrangement.

« Un ronronnement animal, pensa le garçon, comme en produisent les chats… ou les tigres. »

Il était paralysé par une terreur inexplicable qui le tenait cloué à l’extrémité du canapé de cuir.

« Fiche le camp ! lui chuchotait la voix intérieure qui n’avait cessé de l’assaillir depuis son entrée dans l’appartement. Fiche le camp ! »

Mais il n’avait pas la force de se lever et de courir. Il était victime d’une curieuse fascination qui lui ôtait tous ses moyens. Maria se tenait tout contre lui, et son haleine empestait la charogne.

« Une gueule de fauve, constata David, une gueule de fauve mal lavée, aux dents pleines de viande corrompue…» Le souffle de Maria était celui d’un prédateur. Son haleine empestait le sang. David se rappelait avoir reniflé une pestilence analogue lors de la visite d’un zoo, quand une panthère énervée lui avait craché au visage. Il avait été submergé par le même souffle de… viande crue. Il ne trouvait pas d’autres mots. Un souffle de viande crue…

Maria s’était encore rapprochée. Elle avait passé son bras gauche sur l’épaule de David qui ne parvenait pas à détacher son regard du gros pansement mal ficelé entourant la main. Qu’est-ce qui se cachait sous cet amas de compresses ? Quelle monstruosité ?

— Je t’aime bien, tu sais ? chuchotait Maria. J’aurais tant voulu avoir un fils comme toi…

Elle était vautrée sur le sofa. Son peignoir ouvert laissait voir ses cuisses blanches et nues… ainsi que les poils noirs de son pubis.

David écarquilla les yeux. Il voyait le sexe de Maria Estravieja, et celle-ci ne semblait pas y prêter la moindre attention. Il ne pouvait détacher son regard de ce triangle bouclé et noir dont les poils frisaient bas sur l’intérieur des cuisses.

— Un fils comme toi, susurra la veuve en approchant son visage. Laisse-moi te donner un baiser… Tu veux, hein ? Un simple baiser…

David tourna les yeux. La bouche de Maria était ouverte, ses lèvres retroussées démasquaient ses gencives. Elle semblait prête à… mordre.

— Non ! hurla l’enfant.

— Un baiser ! gronda la veuve en abattant sa main droite sur la cuisse du garçon.

David ne voyait plus que ses dents. Ses dents blanches et luisantes qui se rapprochaient. Il fallait qu’il réagisse, dans trois secondes il serait trop tard. Il allait arriver quelque chose d’irrémédiable, quelque chose qu’il n’arrivait pas à concevoir mais qu’il pressentait sous la forme d’un enchaînement effroyable.

Obéissant à une impulsion soudaine, il se débattit, lança ses mains en avant pour repousser le visage de Maria. La veuve émit un rugissement de colère et tenta de le ceinturer pour l’immobiliser. David tomba du canapé, et, dans un sursaut, donna un coup de pied dans la main bandée de la démente.

Maria Estravieja poussa un hurlement de douleur et se recroquevilla au milieu des coussins. Le garçon roula sur le flanc et courut à quatre pattes vers la sortie du salon. Derrière lui, la veuve hurlait de rage et de douleur. Il bondit dans le couloir, sauta dans l’ascenseur et pressa le bouton du rez-de-chaussée. Son cœur battait comme s’il voulait jaillir de sa poitrine. La descente lui parut interminable, la cabine se traînait d’étage en étage. David réalisa que la chose qui avait pris possession de Maria Estravieja avait eu cent fois le temps de dévaler l’escalier de service. Elle serait là, lorsque la porte coulissante s’ouvrirait. Elle serait là, debout au seuil de l’ascenseur, souriante, terrible. Et lui, David, n’aurait pas même la force de hurler…

La cabine atteignit enfin le rez-de-chaussée. Le panneau métallique coulissa en chuintant… Par bonheur le hall était vide. David le traversa d’une traite, ventre à terre, et se mit à courir le long du boulevard dans l’affreuse chaleur de midi.

Il courait vers le bidonville, il courait vers tante Abaca, mais la méchante voix continuait à chuchoter au fond de son esprit qu’il ne serait en sécurité nulle part.

 

NULLE PART !

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

Jusqu’à présent, Mico Marana s’était enorgueilli de faire partie des chevaliers. Il se savait maigre, relativement laid et il avait compris très tôt que le prestige d’appartenir à la garde prétorienne d’Ajo-le-maigre l’entourerait d’une auréole qui gommerait ses défauts physiques et allumerait des étincelles de convoitise dans les yeux des filles. Les filles étaient comme ça… Elles avaient toutes une secrète admiration pour le pouvoir. Vivre dans l’ombre d’Ajo, c’était voler aux dieux une miette de puissance et s’en servir pour éblouir les caves et les cavettes.

Mico Marana avait subi les épreuves de sélection sans broncher. On l’avait enfermé nu dans un frigidaire exposé en plein soleil après lui avoir fait ingurgiter une quantité incroyable de bière brune, cette bière qu’on appelait ici de la « pisse de chien ». Ajo avait ceinturé le frigo avec une grosse chaîne et un cadenas, et Mico Marana était resté là, recroquevillé au creux du cube de tôle obscur pendant trois jours et trois nuits. Il avait cru mourir de chaleur, puis de froid… puis de honte lorsqu’il s’était retrouvé contraint d’uriner et de déféquer sous lui. Finalement il avait triomphé. Il était devenu un chevalier. Ce que dans les feuilletons télé ringards on surnommait « une âme damnée ».

Jusqu’à présent, Mico Marana avait été très content d’être une âme damnée. Cela permettait de passer à tabac les petits coqs du bidonville qui dressaient un peu trop la bite. Cela assurait des contacts faciles avec les filles en mal de dépucelage. La bonne vie, quoi. Surtout pour un garçon de seize ans plutôt moche et qui, sans la miette de puissance volée à Ajo-le-maigre aurait connu la triste existence des adolescents au physique ingrat réduits à se masturber devant les images d’une revue porno louée pour la circonstance.

Aujourd’hui Mico voyait ce passage s’assombrir de manière assez inexplicable. Quelque chose ne tournait plus rond dans l’empire des frères Zotès. Depuis quelque temps, Ajo devenait bizarre et il avait l’air de souffrir d’un mal inconnu. Une sorte de fièvre froide qui lui tirait les traits et lui faisait la figure blanche… blanche… Il passait désormais ses journées couché dans un coin du hangar, le corps recouvert d’un drap sale et taché. Lorsqu’on allait le voir, il ouvrait des yeux vides et délavés. Des yeux de camé en plein trip. Il avait beaucoup maigri et les coins de sa bouche pendaient, flasques, dévoilant ses dents. Seigneur, qu’il avait de grandes dents !

La veille, Mico était allé lui rendre visite pour le rapport de routine hebdomadaire, et tout de suite il avait été frappé par l’odeur qui régnait dans le hangar, une odeur de viande faisandée pendue à un clou, et sur laquelle s’acharnent à chier les mouches.

« Salut, fils, lui avait dit Ajo dont seuls la tête et les bras émergeaient du drap souillé. Quelles nouvelles m’apportes-tu ? »

Mico s’assit un peu à l’écart. Ses yeux erraient sur le linceul enveloppant le corps d’Ajo. Il lui semblait que l’étoffe faisait des plis bizarres, mais il n’eut pas le loisir d’approfondir son examen.

Ajo parlait d’une voix absente, détimbrée. Une assiette encore pleine de nourriture reposait à côté de lui. Elle était froide et la sauce avait figé. Il était visible qu’Ajo n’y avait pas touché.

« T’as pas faim ? s’enquit Mico. C’est l’ulcère qui te travaille ? Tu veux du riz blanc ? »

« Non, souffla Ajo avec lassitude, je ne peux plus manger ce genre de truc, ça me dégoûte. » « Le riz blanc ? »

« Oui. Et la viande, et la sauce, et les légumes, et le reste. Tout, quoi ! »

Il faisait un réel effort pour parler, comme si sa bouche refusait de se plier à sa volonté. De temps à autre ses mâchoires s’entrechoquaient avec violence et ses dents scintillaient au soleil. Un mauvais frisson remonta le long de la colonne vertébrale du voyou. Mico se rappelait avoir observé de semblables symptômes chez une cousine qui était morte du tétanos. Ses mâchoires claquaient à intervalles réguliers avec une telle force que l’émail de ses dents avait fini par se fendiller. Ajo avait-il attrapé le tétanos ? Il aurait peut-être fallu prévenir un médecin… ou la sorcière Abaca ? Non, surtout pas Abaca, Ajo la détestait plus que tout. Alors quoi ?

Mico se dandina un peu stupidement. Il commença son rapport. Énumérant les petits rackets auxquels se livraient les chevaliers à l’intérieur du bidonville. Plusieurs filles mineures avaient commencé à se prostituer avec régularité. Les parents avaient choisi de fermer les yeux, par peur des frères Zotès mais aussi par appât du gain.

Ajo se mit à tousser comme s’il allait cracher ses poumons.

« Il est peut-être tuberculeux ? s’alarma Mico. Merde qu’est-ce qu’on va faire s’il crève ? C’est pas ce dingue de Zamacuco qui pourra le remplacer ! »

« Tu veux boire un coup ? » s’enquit-il maladroitement.

« Non, haleta Ajo, plus rien ne passe. C’est depuis que j’ai respiré la poussière de ce cadavre, ça a dû me déclencher une infection à l’intérieur des boyaux…»

Mico sursauta. De quel cadavre parlait-il ? Bon sang, le vieil Ajo était tout bonnement en train de perdre la tête, le voilà qui s’imaginait sniffant de la poudre de macchabée !

Et qu’y avait-il, sous ce drap ? ça puait, foutre-dieu ! Ajo pissait-il sous lui comme un vieillard incontinent ? Non, ça ne sentait pas l’urine, plutôt… le sang. Oui, une odeur de sang coagulé comme on en renifle dans les rigoles des abattoirs. Mico avait travaillé six mois dans un abattoir de Paramaïcan, l’horreur !

Le voyou s’agita : quelque chose de pas net se tramait ici. Un mauvais plan qu’il n’arrivait pas à cerner.

— Approche, haleta Ajo en lui saisissant brutalement la main.

Mico en eut la chair de poule. La paume d’Ajo-le-maigre était glacée sous son poignet, une vraie main de cadavre fraîchement tiré de la morgue.

— Approche, ordonna Ajo.

Sa voix n’avait plus rien de geignard, elle vibrait sourdement pleine d’une excitation quasi sexuelle.

« Merde ! s’affola Mico, il est peut-être pédé ? S’il croit que je vais me laisser faire ! »

On racontait beaucoup de choses invérifiables sur les mœurs d’Ajo. A en croire les ragots, il n’était pas seulement bisexuel mais « polysexuel », cumulant bisexualité, fétichisme et zoophilie. Jusqu’à présent Mico Marana avait toujours pensé qu’il s’agissait de contes répandus par Ajo lui-même soucieux de polir sa légende, mais aujourd’hui…

— Approche ! haletait le brocanteur.

Il avait un visage de vieillard décharné, hérissé par les piquants d’une barbe grise, ses yeux et ses dents luisaient dans ce faciès de momie. Surtout ses dents…

Mico sentit l’engourdissement le gagner. Il n’était plus maître de sa volonté.

« Bordel, constata-t-il horrifié, ce débris va me rouler une pelle… Ce n’est pas possible. Je vais lui cracher dans la gueule, tant pis pour ce qui arrivera ensuite. »

Mais sa répulsion restait curieusement « extérieure » à lui. Il ne parvenait pas à se convaincre que tout cela était réellement en train de lui arriver. Il ne voyait plus que le drap tendu sur le corps d’Ajo. Un drap qui faisait des bosses bizarres par endroits, comme si… Comme si le corps du brocanteur avait subi d’étranges mutilations. Non, c’était impossible ! C’était du délire ! Mais pourquoi y avait-il ce vide, là, au-dessous du genou ? Pourquoi le drap s’affaissait-il brutalement, privé de support ?

Les cheveux de Mico se dressèrent sur sa tête.

« Allons ! balbutia-t-il intérieurement, il a simplement plié la jambe… oui, c’est tout ! »

Au même moment les doigts durs de son patron déchirèrent son tee-shirt. Ajo se redressa d’un bond et le mordit au-dessus du sein gauche.

Mico se rejeta en arrière. Les dents du brocanteur avaient laissé un double arc de cercle violet en travers de sa poitrine.

Mico leva le poing, mais s’immobilisa aussitôt. Ajo était retombé sur le dos. Il avait plus que jamais l’air d’un cadavre. Ses yeux fixaient le toit du hangar sans le voir, et sa bouche grande ouverte dévoilait ses dents de prédateur. Si brillantes… si longues.

Mico se rajusta et battit en retraite. Incapable de déterminer ce qui venait réellement de se passer. Ajo avait-il tenté de le violer ? Non, ce n’était pas ça. C’était… C’était plus grave.

Quand il émergea du hangar, il eut l’impression de sortir d’une antichambre infernale. Il se rua sur sa moto et empoigna la bouteille d’alcool de cactus qu’il conservait toujours dans l’une des sacoches. Le malaise ne se dissipa que lorsqu’il eut avalé la moitié du flacon.

Ensuite il avait fait une sieste. Une longue sieste pleine d’images confuses, puis il était allé rejoindre les autres chevaliers : Pedro, Garcia, Vélasco…

« Le père Ajo cuve sa cuite ? » avait lancé Garcia.

« Ouais, avait-il répondu. Cette fois il en tient une sévère ! »

… Après ? Après il ne se rappelait plus très bien. C’est à ce moment que le brouillard avait réellement commencé à envahir son esprit. Il y avait eu un concours de lutte entre les chevaliers. Ils s’étaient tous déshabillés, enlevant jusqu’à leur slip, et s’étaient frottés d’huile pour offrir moins de prise à l’adversaire. C’est là qu’il s’était passé quelque chose d’anormal. Garcia avait crié…

Il était allongé dans la poussière, et Mico le chevauchait, lui plaçant un superbe étranglement, et alors… Alors Garcia avait crié : « Arrête ! Bon sang ! T’es dingue ou quoi ? Hé ! les gars, ce con de Mico vient de me mordre ! Je proteste, il est disqualifié ! »

Mico avait été disqualifié mais cela l’avait laissé complètement indifférent.

Après ?

Après la chaleur les avait enveloppés de son haleine lourde. Mico se rendormit une fois de plus. Il rêva qu’il avait la fièvre, une étrange fièvre qui le brûlait d’un feu glacé.

A son réveil il était nerveux, tendu, et il éprouva le besoin d’aller tirer un coup. C’était ce qu’il connaissait de mieux en matière de médecine douce contre l’anxiété. Il n’eut aucun mal à mettre la main sur Anita. Anita était toujours contente de se coucher sous l’un ou l’autre des chevaliers. Elle avait déclaré une fois aux autres gamines qu’elle était la favorite des chevaliers. Leur femme officielle.

Mico l’avait prise sur le siège arrière de la vieille voiture qui pourrissait face aux barbelés. Au cours de l’acte il l’avait mordue… au sein gauche, mais Anita n’avait pas songé à se plaindre.

Après, après, après…

Mico Marana repoussa la bouteille d’alcool de cactus. Boire le dégoûtait. Manger aussi. Il n’avait rien avalé depuis vingt-quatre heures, lui qui avait toujours eu la réputation d’être un goinfre. Une chaleur inhabituelle habitait son cerveau, enveloppant sa tête dans un casque de fièvre. Tous les quarts d’heure une crispation involontaire tétanisait les muscles de ses mâchoires, faisant s’entrechoquer ses dents.

« Je suis comme un loup, pensa-t-il, un loup qui s’entraîne à mordre ! »

Pourtant, curieusement, il n’avait aucune envie de dévorer ses semblables. La chair des autres ne lui faisait pas envie. Il désirait les mordre, c’est tout… Simplement les mordre. C’était ridicule mais il ne parvenait pas à s’ôter cette pensée du crâne.

La bouteille avait roulé sur le sol où elle se vidait en glougloutant. Mico se pencha pour la ramasser. Il suspendit son geste, soudain aveuglé par une évidence fulgurante : sa main était belle. Si belle !

Il l’éleva à la hauteur de ses yeux. Jamais il n’avait vu une peau aussi fine, aussi rose. Il se flaira. Un fumet appétissant montait de son corps. Un fumet qui lui mettait presque l’eau à la bouche. 

« C’est drôle, songea-t-il, pourtant il y a au moins quinze jours que je ne me suis pas lavé ! »

Il lécha le dessus de son bras. Le goût de la sueur l’excita à tel point qu’il sentit son sexe se dresser sous la toile du jean. Les doigts tremblants, il souleva son tee-shirt et se caressa la peau du ventre. Ses dents s’étaient mises à claquer avec ferveur. 

« Je suis complètement parti ! constata-t-il avec amusement. Les copains m’ont fait une blague, je suis sûr qu’ils ont mélangé quelque chose dans ma gnôle ! Putain, quel trip ! » Il recommença à se lécher soigneusement la paume des mains, s’enivrant de sa propre saveur. Il n’avait plus besoin de personne, ni des amis, ni des filles, ni du monde…

Il se suffisait à lui-même, et cette certitude le bouleversait au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer.

La nuit tombait, augmentant son plaisir. Brusquement il comprenait l’étrange attitude d’Ajo : lui aussi avait eu la révélation !

Mico s’assit dans la poussière, le dos contre la tôle d’une baraque. Les yeux plissés à cause de la lumière qui baissait, il reprit l’examen de sa main droite. Il aurait pu écrire un livre sur cette paume et ces cinq doigts !

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

Le lieutenant Corco sursauta sur sa chaise quand son adjoint, le gros Ségovio, fit irruption dans son bureau.

Hé ! brailla le flic obèse, il se passe des trucs bizarres sur le boulevard San Emilio. Il paraît qu’un gosse essaye de mordre les passants ! Il faudrait peut-être aller voir ?

Corco jura. Depuis quelques jours il sentait venir la tuile. L’atmosphère crépitait comme un foulard de soie chargé d’électricité statique. La cité vibrait tel un accumulateur au bord du court-circuit. Lorsqu’il fronçait les narines, le lieutenant avait l’impression de renifler une odeur de brûlé.

Un gosse, répéta Ségovio, sur le boulevard, il mord les… 

Ça va ! coupa Corco, j’ai compris. 

Il se leva. Dans le couloir, deux autres flics de la brigade attendaient, les pouces passés dans le ceinturon. Le gyrophare d’une voiture de patrouille clignotait sur le parking. Corco dévala les marches, ouvrit la portière. 

C’est sûrement un camé, soliloqua Ségovio. On a déjà eu trois plaintes. 

— Démarre ! ordonna le lieutenant, que ces spéculations impatientaient.

La voiture s’arracha du parking dans une puanteur de gomme carbonisée. Le soleil baissait à l’horizon et une lumière rouge coulait le long des avenues. Des attroupements s’étaient déjà formés, et tous les gens avaient le visage tourné dans la même direction. On devinait sans mal qu’ils hésitaient entre la curiosité et la fuite. Leurs pieds dansaient un étrange ballet sur le bitume. Les femmes apeurées tiraient les hommes par la manche. Les vieillards serraient les phalanges sur le pommeau de leur canne comme s’ils s’apprêtaient à esquisser des moulinets de défense.

— C’est là ! lança Ségovio en freinant trop sèchement.

La voiture chassa. Corco déverrouilla sa portière. Deux policiers des patrouilles rurales gesticulaient, l’arme à la main, le visage ruisselant de sueur.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? jura le lieutenant.

— C’est un jeune, expliqua brièvement l’un des patrouilleurs. Il est caché dans les buissons, là-bas, en bordure de l’immeuble. Il a mordu un couple de personnes âgées…

— Comment ça « mordu » ? Vous voulez dire qu’il les a attaquées et qu’au cours du combat il les a mordues ? Il a voulu arracher le sac de la dame, c’est ça ?

— Non, lieutenant, pas du tout. Il ne s’agit pas d’une tentative de vol. Il leur a sauté dessus pour les mordre, ni plus ni moins.

Corco repoussa sa casquette sur sa nuque. D’où il se tenait il distinguait une forme dans les buissons. C’était celle d’un grand garçon maigre et nu. Entièrement nu. 

— Où sont passés ses vêtements ? demanda Ségovio.

— J’en sais rien, avoua le rondier, il était déjà à poil quand on l’a trouvé.

Corco fit un pas en avant.

— Je connais ce môme, marmonna-t-il. C’est Garcia Barrena, un petit voyou de la bande commandée par les frères Zotès. Il est probablement stoned. Attrapez-le. 

— C’est qu’il m’a déjà mordu ! protesta le patrouilleur en levant son bras gauche marqué d’une meurtrissure bleuâtre.

— Eh bien, recommencez ! rugit le lieutenant. Vous n’allez tout de même pas demander aux vieillards qui nous regardent de faire votre boulot !

Le flic s’éloigna en maugréant. Garcia Barrena émergea soudain de son buisson. Il ruisselait de sueur et roulait des yeux fous. Il avait les lèvres retroussées et ses mâchoires claquaient avec violence. Les badauds reculèrent de plusieurs mètres. Corco, lui, fronça les sourcils. Pourquoi le gosse découvrait-il les crocs comme un chien qui s’apprête à bondir ? Il n’eut pas le temps d’approfondir cette question. Les policiers s’étaient jetés en avant, ceinturant le forcené qui les repoussait avec cette force surhumaine qu’on constate souvent chez les déments en pleine crise.

— Ne le frappez pas ! recommanda Corco.

Il disait cela pour la galerie. En réalité il se moquait bien qu’on passe cette petite ordure à tabac, mais il connaissait l’incohérence du public. Après avoir appelé la police à cor et à cri, on s’indigne de ses méthodes et on se met à plaindre le délinquant un peu trop molesté lors de son arrestation. Les citoyens de San Carmino n’étaient pas différents du reste des mortels. Corco ne se faisait aucune illusion à ce sujet.

Des jurons fusaient de la mêlée. Garcia Barrena rugissait comme un fauve, et donnait des coups de tête à droite et à gauche, mordant tout ce qui passait à sa portée. Il avait déjà déchiré plusieurs chemises d’uniforme et vilainement écorché l’oreille du gros Ségovio. Un doute affreux s’empara du lieutenant : « Pourvu que ce connard n’ait pas la rage ! » Il allait falloir appeler un médecin d’urgence, procéder à des examens…

Dans cette perspective, il retourna à la voiture, décrocha le radiotéléphone et appela l’un des médecins de la ville.

— Suspicion de rage, lâcha-t-il dans le micro.

Il y avait là de quoi motiver un toubib, il en aurait mis sa main à couper ou alors c’est qu’il était bon pour la retraite.

Des menottes claquèrent. On avait entravé le voyou les mains dans le dos, mais pour bien faire il aurait fallu lui ficeler un sac sur la tête pour l’empêcher de mordre… ou encore l’assommer d’un bon coup de matraque derrière l’oreille. Oui, mais il y avait trop de témoins. Trop de petits vieux susceptibles d’aller ensuite se plaindre au maire des méthodes effroyables de la police municipale.

— Quel salopard ! gronda Ségovio. Il m’a mordu deux fois !

Garcia gesticulait en tous sens. Son corps nu ruisselait d’une sueur épaisse, huileuse, et Corco remarqua qu’une formidable érection tendait son pénis à angle droit.

« Bon sang ! pensa-t-il, il bande comme un cheval… II y a quelque chose de bizarre dans cette histoire. »

Il était un peu étonné d’une telle perte de contrôle de la part d’un « chevalier ». Jusque-là, la garde prétorienne des Zotès n’avait commis aucune faute grossière, et jamais l’un ou l’autre des chevaliers n’avait été une seule fois embarqué pour l’un de ces délits mineurs qu’affectionnent les voyous.

Garcia fut tassé à coups de pied et de poing à l’arrière de la voiture fourgon. Les flics étaient de mauvaise humeur. L’interrogatoire allait être orageux.

« Une épidémie de rage, songeait Corco en réintégrant sa voiture, ça n’aurait rien d’impossible. Il y a eu l’histoire de ces singes, puis celle de ce chien au salon de thé. »

Ségovio vint se glisser au volant. Il transpirait et son oreille laissait sourdre un filet de sang qui serpentait le long de sa gorge.

— Ce gosse est complètement camé, grogna-t-il en mettant le contact. Il a dû s’injecter une sacrée saloperie.

— Tu dis qu’il a mordu deux personnes ? fit Corco.

— Oui, avec nous ça doit faire cinq.

— Tu es vacciné… contre la rage, par exemple ?

Ségovio pâlit.

— Hé ! chef, gémit-il, vous n’allez pas me dire que…

— Pourquoi pas ?

— Mais il est camé…

— Il est camé ou il est contaminé… Les deux hypothèses sont valables. Tu as déjà oublié l’histoire de ce chien qui s’est bouffé tout cru pendant que sa maîtresse buvait du thé en levant le petit doigt ?

Non, mais…

Démarre, j’ai prévenu le toubib. Il nous attend à l’hôtel de police avec tout son fourbi. Si c’est la rage, on est dans la merde.

Les deux véhicules remontaient le boulevard sous les yeux de la foule rassemblée. Corco se rongea nerveusement l’ongle du pouce. La chaleur semblait augmenter avec la venue de la nuit. « Bientôt il nous faudra des masques à oxygène », songea le lieutenant, l’estomac noué par une inexplicable angoisse.

Lorsqu’ils atteignirent l’hôtel de police, Garcia Barrena paraissait un peu calmé. La fureur qui l’habitait quelques minutes auparavant avait fait place à une sorte de prostration proche du coma. Les hommes durent l’extraire du fourgon et le porter jusqu’à la salle d’interrogatoire car il ne tenait plus sur ses jambes.

Le médecin était là. Dès qu’on eut calé le voyou sur une chaise il procéda à toute une série d’examens.

Je ne comprends pas, laissa-t-il tomber au bout d’un moment. Ce garçon n’est sous l’emprise d’aucune drogue connue. Ses mécanismes physiologiques fonctionnent parfaitement et il ne souffre d’aucune distorsion de la perception… Pourtant il ne semble pas dans son état normal.

Doc, s’impatienta le lieutenant, a-t-il ou non la rage ?

La rage ? s’étonna le médecin. Sûrement pas. Il ne présente aucun des symptômes allant de pair avec cette affection.

Mais ses mâchoires ? Tout à l’heure il claquait des dents… et il a mordu plusieurs de mes hommes.

— Une crise de tétanie peut-être… Une chute de calcium. Il semble d’une constitution rachitique. Je vais lui faire une prise de sang.

Sur sa chaise, Garcia Barrena dodelinait de la tête en chantonnant d’une voix grêle. Corco ne se sentait pas soulagé pour autant. Ségovio, lui, poussa un profond soupir. Le médecin examina chacun des policiers et nettoya leurs blessures. On le sentait perplexe. Pour finir, il injecta à chacun une dose de sérum antitétanique et rangea ses instruments.

— Je vais lui donner un calmant, dit-il en désignant le voyou, ça le fera tenir tranquille jusqu’à l’aube.

Corco hocha la tête. Il était fatigué, et l’idée d’avoir à tourner pendant deux heures autour de Barrena pour lui arracher trois mots lui apparaissait comme au-dessus de ses forces. « Qu’il aille dormir au fond d’une cellule, songea-t-il avec un certain soulagement, on reprendra ça demain aux aurores. » Le médecin les salua et prit congé. Il marchait vite. On devinait sans grande peine qu’il n’aimait pas fréquenter l’hôtel de police. Peut-être craignait-il pour son image de marque ? Corco cracha sur le sol, dégoûté.

— Flanquez-moi ce guignol au fond d’une cellule ! ordonna-t-il en désignant Barrena du pouce. On verra tout ça demain matin.

Ségovio s’approcha du forcené et le saisit sans ménagements par un bras. A cet instant la lumière des néons éclaira l’épaule du garçon à giorno, et le lieutenant put distinguer une marque curieuse sur la peau luisante de sueur. Une morsure !

Un picotement désagréable lui parcourut le creux des paumes.

— Hé ! lança-t-il à Barrena, qui t’a fait ça ?

Le voyou parut parvenir à la vie, et une brève étincelle de lucidité brilla au fond de ses yeux.

— Ça ? grogna-t-il en louchant sur son épaule, c’est ce con de Micon, pendant qu’on luttait… On l’a disqualifié. Dans un championnat on n’a pas le droit de mordre son adversaire…

Il continua à parler durant une dizaine de secondes mais ses paroles devenaient de plus en plus inintelligibles. Corco fit signe à Ségovio d’aller jeter le garçon au fond d’une cellule. Déjà les hommes se désintéressaient de l’incident. On avait branché la machine à café et sorti une fiasque de cognac bon marché. Corco haussa les épaules et regagna son bureau. Un méchant petit mot continuait à lui trotter dans la tête : « Morsure… Morsure…» Il serra les mâchoires. Mico avait mordu Garcia, qui lui-même…

Une épidémie ! Quelle sorte d’épidémie ?

Il ouvrit le tiroir supérieur de son bureau, en tira un mouchoir blanc immaculé avec lequel il s’essuya soigneusement le visage. Il eut l’impression que de l’autre côté des vitres la nuit pesait plus lourd que d’habitude. « Elle va finir par fendiller les carreaux, pensa-t-il stupidement, ensuite elle s’assiéra sur la maison pour l’écraser et…»

Il se cala dans sa chaise et ferma. Il se rendit compte qu’il frissonnait nerveusement et que ses nerfs vibraient dans l’attente d’une catastrophe imminente.

« Je suis en train de perdre les pédales », constata-t-il avec amertume.

Il finit par s’endormir ainsi, raidi sur sa chaise, la nuque appuyée à la cloison. Ce fut la poigne de Ségovio qui le réveilla sans ménagements. Le gros flic était pâle et un rictus nerveux déformait le coin de sa bouche.

— Hé ! souffla-t-il, chef ! Il se passe des choses bizarres dans la cellule du loubard. Il faudrait que vous veniez voir…

Corco se dressa d’un bon. « Ça y est, pensa-t-il, la tuile… elle s’amène ! »

Il sortit précipitamment de la pièce et remonta le couloir. Les hommes se tenaient groupés à l’entrée du bloc cellulaire. Certains avaient instinctivement posé la main sur la crosse de leur arme de service. Corco les bouscula pour se frayer un passage.

— Écoutez, balbutia Ségovio, vous entendez ?

Le lieutenant tendit l’oreille. Un bruit humide montait de l’autre côté du battant blindé. Un bruit qui rappelait celui que produit un chiffon mouillé qu’on déchire en deux… ou encore cet arrachement particulier de la viande qu’on détache d’un os.

Corco se sentit blêmir. Une image fulgurante lui traversa l’esprit. Celle du chien qui…

— Bordel ! explosa-t-il, qu’est-ce que vous attendez pour ouvrir cette porte ? Il faut que j’aille moi-même chercher les clefs ?

Les policiers se regardèrent. Aucun d’entre eux ne se décidait à bouger. Ils étaient comme paralysés. Une onde de terreur superstitieuse déferla sur le commissariat.

Ségovio fut le premier à se secouer. Il passa derrière le bureau d’accueil et décrocha les clefs des cellules. L’affreux bruit de mastication retentit à nouveau, accompagné d’une espèce de gloussement avide qui fit lever un frisson de chair de poule sur les avant-bras du lieutenant.

« Cette fois ça y est, se répéta-t-il intérieurement, ça devait arriver tôt ou tard… D’ailleurs ce soir tous les signes étaient néfastes…» Sa vieille peur de la forêt et des sortilèges se réveillait. Tout son bon sens mourait soudain, au pied de cette porte blindée à cause d’un bruit inidentifiable…

Ségovio introduisit la clef dans la serrure. Corco réalisa subitement que personne n’avait eu la présence d’esprit (ou le courage ?) de regarder par le judas. Dans un même mouvement les hommes dégainèrent leur arme de service et se reculèrent pour prendre position autour de la cellule. On eût dit qu’ils se préparaient à affronter un commando de terroristes armés jusqu’aux dents !

« Mais il n’y a qu’un gosse dans cette pièce, eut envie de crier le lieutenant, qu’est-ce que vous craignez donc ? Vous êtes six, il est seul et malade…» Mais il avait peur lui aussi, et sa main droite s’était abaissée au niveau de son holster de ceinture.

— La lumière ! haleta quelqu’un d’une voix blanche. Allume ! bon Dieu !

Ségovio actionna l’interrupteur. Corco happa l’air comme s’il venait d’encaisser un coup de masse en pleine poitrine. Dans son dos les autres reculèrent précipitamment. Certains levèrent leur revolver dont ils rabattirent le chien d’un coup de pouce affolé…

Garcia Barrena se tenait à genoux au milieu du carré de béton délimité par les murs de la geôle. Le sang lui poissait la bouche, le menton, la poitrine, et les cuisses, recouvrant uniformément son corps d’une pellicule écarlate. Il avait les bras levés à la hauteur du torse, dans une attitude qui rappelait celle d’une mante religieuse. Aveuglé par la lumière, il clignait des yeux en souriant comme un idiot de village. Il émit une sorte de gloussement moqueur et rejeta la tête en arrière, tel un loup qui se prépare à hurler à la lune.

— C’est pas vrai, bégaya Ségovio atterré. Vous avez vu ça ? Il s’est bouffé les deux mains !

Corco chercha un appui. La tête lui tournait. L’horreur de la scène dépassait tout ce qu’il avait pu voir dans sa vie de policier. Il y avait dans l’image de ce gamin agenouillé dans son propre sang et qui gloussait comme une fille chatouillée quelque chose qui amenait la conscience à son point de rupture.

Garcia Barrena claqua des dents. Ses avant-bras se terminaient par deux serpillières de peau rougie inidentifiables, et dans lesquelles on aurait eu bien du mal à reconnaître deux mains. Il brandissait ces moignons avec une arrogance de gosse impertinent, qui se réjouit de la bonne farce qu’il vient d’imaginer. On s’attendait presque à ce qu’il s’exclame « J’vous ai bien eus, hein, les gars ? Vous ne vous attendiez pas à ce coup-là ! » Sa mutilation relevait du défi iconoclaste, et il paraissait s’en amuser. Il était évident qu’il ne souffrait pas. Quelque chose d’incompréhensible avait court-circuité son système nerveux, bloquant au niveau des plaies l’influx qui aurait dû normalement le rendre fou de douleur. Le sang continuait à jaillir des veines déchirées, aspergeant ses cuisses par saccades régulières.

— Ne tirez pas ! hurla Corco en entendant cliqueter les chiens des revolvers. Ne tirez pas !

Les canons des armes s’abaissèrent à regret. Garcia Barrena gloussa une dernière fois, puis tomba sur le sol où il se recroquevilla en position fœtale. Il se mit à gigoter au milieu des flaques de sang comme s’il tentait de toucher ses genoux avec sa tête. Corco crut que ses cheveux étaient en train de se dresser sur son crâne.

— Oh ! non ! haleta-t-il, il fait comme le chien du salon de thé ! Il essaye de s’arracher le sexe ! Empêchez-le ! Empêchez-le ! 

Mais le garçon se figea avant que Ségovio ait pu faire un pas dans sa direction. L’hémorragie l’avait saigné à blanc. Il s’immobilisa au terme d’une dernière ruade et roula sur le ventre. Ségovio se détourna brusquement pour vomir sur les chaussures du lieutenants.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

Mathias Gregori Mikofsky serra le volant de la jeep entre ses doigts. Les rues de San Carmino étaient désertes sous le soleil et toute la cité respirait la maladie. La ville tout entière semblait gagnée par une étrange épidémie de langueur qui rendait le tracé, de ses artères exsangue. Même ses façades semblaient aujourd’hui plus pâles, plus anémiées. Une sorte d’effritement intérieur rongeait les murs comme les fondations des bâtiments.

« Une saignée, songea le journaliste. San Carmino a l’air d’un grand malade à qui des médecins incompétents viennent d’administrer une saignée…» Il essayait de plaisanter pour chasser le nœud d’angoisse qui pesait sur son plexus.

Il dut ralentir pour éviter une poubelle renversée par le vent, et qui roulait au milieu de la route en semant ses ordures. Les volets étaient clos et Mikofsky était prêt à parier que tous les anciens militaires vivant à San Carmino avaient tiré de leur cantine l’arme réglementaire qu’ils avaient portée au côté du temps de leur jeunesse. Ils avaient huilé l’automatique, fait jouer la culasse, avant de se poster en sentinelle derrière les fentes des volets pour surveiller la rue. La même scène s’était sans aucun doute répétée dans dix, vingt, cent appartements, changeant peu à peu la ville en un immense poste de guet.

Mikofsky rangea la jeep devant l’hôtel de police. Deux hommes se trouvaient en faction, en haut des marches, visiblement nerveux. Le journaliste les salua d’un signe de tête.

— Le lieutenant est là ? s’enquit-il en atteignant le sommet de l’escalier.

— Ouais, grommela l’un des gardes, mais il n’est pas de bonne humeur.

Mikofsky sourit et poussa la porte vitrée. Le hall d’accueil était vide. Aucune machine à écrire ne crépitait.

— Corco ? appela le journaliste. Vous êtes là ?

— Ici, grogna la voix du policier.

Le reporter s’engagea dans le couloir. Corco se tenait devant la baie vitrée de son bureau, une grosse paire de jumelles militaires entre les mains.

— Ça ne va pas ? interrogea Mikofsky.

— Ne jouez pas au faux cul avec moi, siffla le lieutenant. Je suppose que vous savez ce qui s’est passé ici hier soir, non ?

— Le gosse qui est mort au cours d’une crise hallucinatoire ?

— Hallucinatoire ! hoqueta le policier. Bon sang ! vous avez de ces mots ! Il s’est dévoré les deux mains sans cesser de sourire… Et s’il avait été assez souple pour le faire, il se serait arraché les couilles pour finir. Vous appelez ça un épisode « hallucinatoire » ?

— On a vu des camés se découper les jambes à la scie à métaux en fredonnant la dernière rengaine à la mode, vous savez…

Corco haussa les épaules. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Mikofsky le jugea négligé. Une barbe naissante envahissait ses joues et sa chemise empestait la transpiration.

— Ça n’est pas tout, fit le policier sur un ton réticent. J’ai plusieurs cas d’absentéisme.

— Parmi vos hommes ?

— Oui. Trois gars de la brigade qui ne se sentaient pas bien ce matin. Ils ne sont pas venus travailler.

— Qu’est-ce qui vous inquiète ? La mort de ce gosse les a peut-être bouleversés au point qu’ils ont éprouvé le besoin de souffler un peu…

— Vous jouez au con, Mikofsky ? Ces trois gars ont été mordus par Garcia Barrena au cours de son arrestation. Et Garcia Barrena avait été lui-même mordu par un autre voyou du nom de Mico… Vous voyez où je veux en venir ?

— Cela forme une chaîne ?

— Ouais ! Chaque fois qu’un type se fait mordre, il transmet la maladie, puis entreprend de se bouffer lui-même. C’est une sorte d’autocannibalisme. Un petit peu le contraire de ces films à la con dont raffolent les jeunes, vous savez : les zombies, les trucs « gore »… Mais ici on ne se jette pas sur son voisin pour le bouffer, on se contente de son propre corps. Merde !

Corco se passa la main sur le visage. Il avait les traits tirés et la peau jaunâtre.

— C’est dingue, ce que je viens de dire, constata-t-il. Si le maire m’avait entendu, je serais déjà au chômage. Je crois que je perds la tête.

— Pas si sûr, murmura Mikofsky après s’être raclé la gorge.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce prêtre, le père Papanatas, il m’a montré des choses troublantes, l’autre soir. Vous avez entendu parler des « enfants maudits » ?

— Une légende, non ?

— Peut-être plus que ça…

Le journaliste se mit à détailler ce qu’il avait vu dans les caves de l’ancienne mission. Il parlait vite, pour ne pas laisser à Corco le temps de prendre du recul. Contrairement à ce qu’il redoutait, le lieutenant ne l’interrompit pas. Une goutte de sueur filait sur son visage, sautant d’une ride à l’autre pour finir par crever dans les poils drus de la barbe naissante.

— Vous m’auriez raconté cela il y a trois jours je vous aurais foutu dehors à coups de pied dans le cul, dit le policier dès que le journaliste eut terminé son récit. Aujourd’hui je ne sais pas quoi vous dire. C’est ça, votre théorie ? Une secte d’êtres difformes vivant dans la jungle, et qui s’acharneraient à nous détruire en nous bombardant d’hallucinations ?

— Ce n’est pas ma théorie, c’est celle du père Papanatas. A la lueur des derniers événements elle ne parait pas si folle que ça…

Corco hocha la tête.

— Okay, okay… Admettons. Mais pourquoi s’en prendraient-ils à nous ?

— C’est évident : pour nous chasser du territoire sacré que nous nous sommes approprié.

— Et les morts là-dedans ? L’histoire du cimetière ?

— Je crois que ces êtres sont doués de pouvoirs télépathiques. Ils nous ont en quelque sorte « sondés ». Ils savent que tous les habitants de la ville éprouvent une certaine culpabilité. Chacun ici se reproche dans le secret de sa conscience de se comporter égoïstement en ne rendant pas aux défunts le culte auquel ils ont droit. Les enfants maudits… Les « gnomes » ont parfaitement détecté ce défaut de la cuirasse ; ils l’utilisent pour nous impressionner. Ils se servent des morts comme d’un épouvantail, pour nous effrayer.

— Si je vous suis bien, ils mènent une guerre psychologique ?

— Exactement. Ils vont nous faire perdre les pédales en détruisant notre réalité quotidienne, en la gangrenant…

— Et ces morsures ?

— C’est sans doute le moyen qu’ils utilisent pour transmettre leurs suggestions hypnotiques. Leur salive sécrète peut-être un venin puissamment hallucinogène ? Vous savez que les sécrétions de certains serpents déclenchent des crises de folie chez les gens qu’ils ont mordus ?

— Vous délirez, Mikofsky ? Je crois qu’il faudrait vous enfermer avant que vous ne deveniez dangereux.

— Je suis sûr que vous n’en pensez pas un mot, lieutenant. Le père Papanatas m’a ouvert les yeux. Nous n’avons jamais eu affaire à des singes mais bel et bien à des êtres difformes qui se sont imposés d’horribles tortures pour s’empêcher de grandir. Consultez tous vos rapports depuis le début de cette affaire, vous verrez que tous les gens interrogés emploient le mot « gnome » en parlant des singes ! Leur nudité aurait dû nous mettre très vite sur la piste. Maintenant il est sans doute trop tard. Leur influence s’étend sur la ville. L’épidémie d’autocannibalisme va gagner du terrain, de jour en jour… Et San Carmino se dépeuplera.

Corco sabra l’air d’une main exaspérée.

— D’accord, d’accord. Prenons ces divagations pour postulat de départ, lança-t-il, c’est une hypothèse de travail comme une autre. Mais pouvez-vous me dire pourquoi ils tiennent tant à récupérer ce fameux « territoire sacré » ?

— Je ne peux vous présenter que des suppositions. A mon avis le sous-sol de San Carmino recèle quelque chose de très important pour eux. Quelque chose qui, il y a très longtemps, est tombé des étoiles.

— Une météorite ?

— Ou un vaisseau cosmique. Ou n’importe quoi d’autre… Un temple, un trésor, un cimetière indien…

— C’est absurde. On a éventré la terre pendant des mois et des mois pour construire cette foutue ville. S’il y avait eu quelque chose de dissimulé dans le sous-sol, on l’aurait trouvé !

— Faux, coupa Mikofsky. J’ai consulté le cadastre et les cartes. Il existe un endroit qu’aucune excavatrice n’a même effleuré. Un seul. Une sorte de sanctuaire.

— Ah oui ? Et lequel ?

— Le terrain vague des frères Zotès !

— Quoi ?… Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

— Oui. Le territoire sacré des gnomes c’est le cimetière de voitures de ces deux débiles qui se cachent au milieu du cloaque. C’est là qu’il faut chercher la solution…

— Arrêtez ! aboya le lieutenant, vous allez me rendre dingue avec vos histoires de Martiens hypnotiseurs. Laissez-moi respirer…

Il se laissa tomber derrière son bureau, chercha fébrilement un cigare dans sa poche-poitrine.

— Il faut que je réfléchisse à tout ça, dit-il d’une voix qui trahissait un trouble profond. Vous délirez mais il y a sûrement quelque chose d’utilisable dans toutes les sornettes que vous venez de me débiter.

Mikofsky aspira une grande bouffée d’air. L’attitude de Corco le rassurait à demi. Ainsi le lieutenant n’était pas stupide au point de nier l’évidence. Peut-être leur restait-il une chance…

— Les médecins s’arrachent les cheveux, murmura le policier en fixant la fumée de son cigare. Ils n’ont découvert aucun virus dans le sang de Garcia Barrena… ou même de ce chien. Ils pédalent dans la semoule et cherchent des traces de poisson ou de substances chimiques. Mais ils savent déjà qu’il ne s’agit ni de LSD, ni d’une drogue de ce type. Ils ne trouveront rien, je le sens… De toute manière, ils ne sont bons qu’à soigner les rhumatismes, alors…

Mikofsky se leva.

— Faites attention, lâcha-t-il. Dans les jours qui viennent, le nombre des « enragés » va augmenter. On ne pourra plus sortir dans la rue sans courir le risque de se faire mordre. Ouvrez l’œil !

Corco grimaça, faisant tomber la cendre de son cigare sur sa cravate d’uniforme.

Mikofsky prit congé et quitta l’hôtel de police. Des nuages noirs s’amassaient au-dessus de la mer, réduisant la lumière du soleil à un demi-jour grisâtre. Le journaliste descendit l’escalier de marbre en soupirant. Il ne se sentait pas en sécurité au milieu des rues vides et il en venait à regretter d’avoir loué cette jeep au lieu de la conduite intérieure qu’il prenait d’ordinaire. Il est vrai que la climatisation de la limousine ne fonctionnait plus et qu’à peine assis au volant on avait l’impression d’être enfermé dans un autocuiseur. Toutefois, dans le contexte particulier de l’épidémie de morsures, la jeep semblait soudain un véhicule trop vulnérable. Mikofsky se hissa sur le siège du conducteur et démarra. Ses yeux ne cessaient de faire le va-et-vient entre les deux côtés de la route. 

« Je dois avoir l’air d’un cow-boy s’engageant dans un défilé apache ! » songea-t-il avec une pointe d’amertume.

Un frisson dans un massif bordant l’avenue le fit tressaillir. Il accéléra instinctivement, écrasant l’accélérateur d’une semelle nerveuse. Il appréhendait particulièrement de se retrouver face à l’un des voyous contaminés de la petite bande des brocanteurs. La veille, on l’avait prévenu assez tôt pour qu’il puisse assister à l’arrestation de Garcia Barrena. La force surhumaine du garçon l’avait fâcheusement impressionné. Que pouvait faire un homme normal contre un aliéné en pleine crise ? Pas grand-chose en vérité.

Il contourna la Place Armada, toujours attentif au mouvement des feuilles dans les buissons et les haies. « Maintenant ! pensait-il tandis que la sueur dégoulinait sur son visage. Il va surgir maintenant… Un gosse… ou même un vieillard, complètement nu et claquant des dents comme un alligator dans la fosse d’un zoo…»

L’angoisse gélifiait ses articulations. Il eut soudain envie de prendre le premier avion et de quitter cette ville maudite dont le destin paraissait d’ores et déjà inscrit en lettres sanglantes sur la peau du ciel. Qu’en avait-il à foutre, après tout ? Il lui suffisait de rentrer à New York et de rédiger enfin cet article sur l’urbanisme tropical qui lui avait servi de prétexte pour venir jusqu’ici.

« Oui, lui souffla la voix de son démon intérieur, mais si tu fais cela tu ne connaîtras jamais le secret des enfants maudits. Tu ne sauras jamais ce qui se cachait sous les pieds des frères Zotès, derrière les barbelés de ce terrain vague qui éveille la convoitise des gnomes…»

La curiosité scientifique avait toujours été le principal défaut de Mathias Gregori Mikofsky, un défaut qui lui avait fait prendre bien des risques au cours de sa carrière… Un défaut qui le maintenait dans un état de vigilance extrême malgré l’approche de l’âge. Somme toute : un bon défaut.

Il donna un brusque coup de volant à droite et entreprit de mâchonner sa moustache. Il allait rester… pour savoir ! Il espérait simplement que les gnomes lui laisseraient le temps de ne pas mourir idiot.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

David prit un morceau de charpie, le trempa dans la cruche et essuya la sueur qui perlait sur le front de Buzo. Tante Abaca hocha la tête en grognant et jeta une pincée de poudre grise dans un gobelet de fer. Buzo allait mal. Peu de temps après l’agression dont il avait été victime, les blessures de ses mains s’étaient vilainement infectées, une fièvre que rien ne semblait pouvoir juguler s’était emparée de son corps et il avait basculé dans une torpeur hallucinée proche du coma. Depuis une semaine il ne parlait plus et l’on avait dû se résoudre à l’alimenter au moyen de bouillons ou de soupes claires. Ses parents avaient accepté qu’on le transporte dans la maison-citerne, de manière à ce qu’il soit sous la surveillance constante de la sorcière. Abaca changeait les pansements qui enveloppaient ses mains deux fois par jour. A chacune de ces occasions David pouvait vérifier que les plaies de son ami ne cicatrisaient pas. Les tournevis des chevaliers avaient creusé deux cratères dans les paumes de Buzo, et ces deux trous de chair vive continuaient à saigner comme au premier jour.

— Il a la gangrène ? demandait souvent David à sa tante.

La sorcière haussait les épaules et répondait rituellement :

— Tu vois bien que non. Il est malade d’autre chose. Je crois qu’un esprit est descendu en lui.

— Il est possédé ? interrogeait alors David avec un frisson. Tu veux dire que les forces mauvaises vont prendre le contrôle de son cerveau ?

— Non, c’est autre chose. Quelque chose qui n’est pas forcément mauvais pour nous. Il n’est pas impossible que dans les semaines qui viennent Buzo soit notre Christ et qu’il nous sauve du néant qui nous guette.

Ces paroles plongèrent David dans un abîme de perplexité. Abaca perdait-elle la tête ou pressentait-elle fort judicieusement une nouvelle distribution des cartes occultes ? Les mains trouées de Buzo avaient-elles attiré sur lui l’intérêt des forces blanches ?

— La ressemblance physique peut jouer le rôle de support, avait marmonné Abaca. Buzo a capté l’attention d’un esprit, d’une divinité désirant entrer en conflit avec les démons qui déferlent en ce moment sur San Carmino. Les dieux se battent entre eux, tu sais ? Je crois que Buzo va devenir l’instrument d’un esprit extrêmement puissant dont la volonté est de s’opposer aux gnomes.

— Alors il va se transformer en une sorte de machine de guerre ?

— Oui, si toutefois il ne succombe pas à la fièvre qui le ronge. Tu as vu ? Il a déjà perdu six ou sept kilos.

Abaca avait raison. Couché nu sur sa natte, Buzo offrait aux regards un corps terriblement amaigri. Ses muscles commençaient à fondre et ses yeux s’enfonçaient dans ses orbites comme des bêtes effrayées reculant au plus profond de leur terrier.

David posa le linge humide sur le front de son ami et se redressa. Il était agenouillé depuis si longtemps que ses articulations lui faisaient mal.

— Cela arrive souvent qu’un possédé meurt parce qu’il est trop faible pour supporter l’esprit descendu en lui ? interrogea-t-il.

— Souvent, non, corrigea Abaca, mais cela arrive effectivement. Ce n’est pas une mince affaire de servir de vêtement à une divinité. Le corps humain est une carapace bien fragile et nullement conçue pour accueillir ce genre de visites. Certains deviennent fous, d’autres se suicident… Quelques-uns meurent de maladies inexplicables dont les symptômes désarment les médecins les plus habiles. Il est encore trop tôt pour déterminer ce qui se passera dans le cas de Buzo. Oh, et puis assez discuté… Va donc faire un tour.

David obéit. Depuis que Maria Estravieja avait tenté de le dévorer (c’est du moins ce qu’il imaginait !) il était habité par une peur sournoise qui le poursuivait jusque dans son sommeil et ne lui laissait pas de répit. Il savait que la folie s’emparait de la ville chaque jour un peu plus. D’abord cantonné aux beaux quartiers, le mal était descendu jusqu’au bidonville. Plusieurs garçons et filles avaient disparu au cours de la dernière semaine. On prétendait qu’ils erraient à travers la cité, nus et claquant des mâchoires, cherchant à mordre tous ceux qui commettaient l’imprudence de s’approcher d’eux. On disait que les chevaliers étaient tous atteints de cette forme mystérieuse de rage. Garcia Barrena était mort à l’hôtel de police dans des circonstances obscures, quant à Mico Marana, on l’avait découvert aux abords de la jungle, les deux poings rongés jusqu’à l’os et la bouche pleine des morceaux de sa propre chair. Les gosses qui avaient trouvé le cadavre s’étaient enfuis terrifiés. Lorsqu’ils avaient ensuite raconté leur macabre découverte, personne au bidonville n’avait jugé utile d’aller prévenir la police. Mico Marana était une canaille, personne ne le pleurait aujourd’hui et l’on se moquait bien qu’il pourrisse dans un fossé ou devienne la proie des charognards, mais cet épisode avait renforcé la crainte latente. Ainsi les riches n’étaient plus les seules victimes potentielles. Le démon recrutait à présent dans la fange du cloaque. Les chevaliers avaient contaminé les gamines qui leur servaient de putains, et les filles à leur tour allaient répandre le mal…

Qui avait été mordu ? On n’en savait rien. David – quand il croisait les gens dans la rue – scrutait avec méfiance le moindre pansement. Maria Estravieja vivait-elle toujours ou bien avait-elle continué à se dévorer la main jusqu’à ce qu’une hémorragie l’abatte sur le carrelage de sa salle de bains ?

David s’arrêta au seuil de la maison-citerne pour ramasser un gros gourdin. Il se jura que si l’un de ces enragés aux mâchoires claquantes s’approchait pour lui communiquer son mal, il lui ferait éclater le crâne d’un coup bien placé !

Poussant la barrière, il observa longuement la ruelle. Plusieurs baraques étaient vides. Certaines familles avaient préféré utiliser le bateau du fourgue pour quitter la ville. Le receleur qui passait chaque mois pour ramasser le butin amassé par Ajo et ses chevaliers avait accueilli cette manne inespérée avec beaucoup de bienveillance. On disait qu’il avait vendu le droit de s’asseoir dans sa barcasse pourrie une véritable fortune, et que certaines femmes n’avaient pas hésité à lui ouvrir les cuisses pour faire monter leur famille à bord.

— Elles ont eu tort, commentait Abaca. Ce type est une canaille. Il est tout à fait capable de jeter les adultes à l’eau dès qu’il aura franchi la passe et de vendre ensuite les enfants au bordel de Minecuethli. À la place de ces gens je m’abstiendrais de grimper dans ce bateau. Je suis sûre qu’ils n’arriveront jamais à bon port. De toute façon le fourgue est de mèche avec les pirates de l’embouchure. Il cédera obligatoirement une ou deux femmes pour payer son droit de passage. 

David était aussi de cet avis. Il ne fallait pas tenter de fuir par la mer. Le littoral n’était pas sûr, nombre de touristes l’avaient appris à leurs dépens. Les trafiquants de drogue n’hésitaient pas à pirater les grosses embarcations des yankees, voiliers ou yachts, qu’ils maquillaient ensuite et affectaient au transport de la cocaïne. Non, les eaux n’étaient pas sûres, et le fourgue ne paraissait pas un nautonier particulièrement digne de confiance ! 

David descendit les deux tiers de la ruelle, comptant les baraques abandonnées. Une, deux, trois, quatre…

Les gens devenaient fous. Le seul moyen à peu près correct de quitter San Carmino était l’avion… à condition de pouvoir payer le billet, bien évidemment ! De toute manière les riches faisaient déjà la queue devant le guichet de l’aéroport pour s’inscrire sur la liste d’attente ouverte par la compagnie. En effet l’unique vol journalier aller et retour qui reliait San Carmino à Paramaïcan était d’ores et déjà complet pour les trois semaines à venir. La route des airs ne laissait plus filer ses fuyards qu’au compte-gouttes. Pour évacuer les candidats à l’émigration immédiate, il aurait fallu installer un pont aérien, ce dont il n’était pas question pour l’instant.

David se retourna nerveusement. Le bidonville avait perdu sa compacité rassurante.

*

**

Corco fit coulisser le toit ouvrant de la voiture de patrouille, passa la tête à l’extérieur et porta les jumelles à ses yeux. Il ne lui fallut qu’une dizaine de secondes pour isoler l’image de la fille nue qui rampait dans les buissons du square, la bave à la bouche. C’était une enfant d’une quinzaine d’années dont le corps souillé de terre paraissait constellé de griffures. Elle se déplaçait au ras du sol, en appui sur les coudes. Ses seins et son ventre râpaient les gravillons mais elle ne semblait pas y attacher d’importance. Elle progressait avec une grâce féline et des ondulations de croupe, indifférente aux branches qui lui écorchaient les flancs. De temps à autre, elle claquait des mâchoires, et, faute de proie, arrachait des brins d’herbe ou les feuilles des massifs. Corco passa mentalement en revue les photos des enfants du cloaque qu’il avait consultées mille fois par le passé. « C’est Anita Escalada, décréta-t-il au bout d’une minute, l’une des "femmes" des chevaliers. Elle a l’air bien atteinte…» 

Il régla la vis micrométrique des jumelles. Des balafres sanglantes marquaient les avant-bras de l’adolescente, là où elle s’était déjà mordue à plusieurs reprises. Le lieutenant songea qu’il aurait fallu normalement capturer la démente et l’immobiliser dans une camisole de force pour lui interdire de se mutiler mais il ne disposait plus des effectifs nécessaires pour mener cette tâche à bien. En outre les cinq hommes encore valides qui composaient toute la brigade répugnaient visiblement à s’approcher des « contaminés ». Corco lisait sans grande difficulté dans leurs pensées : ils étaient tous tombés d’accord sur le fait qu’une bonne giclée de plomb constituait le seul remède efficace contre l’épidémie.

« Si je les envoie ramasser Anita Escalada, ils vont me la flinguer sans autre forme de procès », pensa Corco, non sans amertume. Les policiers commençaient à avoir peur, cela devenait de plus en plus manifeste. Une révolte sourde couvait dans le service. « Ce n’est pas notre boulot, avait craché Miguel Grappo la veille au soir, au moment de partir en patrouille. Il n’y a qu’à prévenir l’armée et les services de santé ! »

Il n’avait d’ailleurs pas tort, et Corco lui-même en avait fait la réflexion au maire, mais celui-ci avait une fois de plus minimisé la portée du drame qui se jouait dans les rues de la ville.

« Vous ne pensez tout de même pas que je vais aller sonner du clairon au ministère de la Santé parce que deux ou trois camés bavent sur mes trottoirs ? Vous voulez me faire passer pour un guignol ou quoi ? Bouclez-moi ces petits salopards et tout rentrera dans l’ordre. Il s’agit probablement d’une drogue hallucinogène que les voyous ont achetée aux Indiens. Vous savez que les Ayacamaras sont experts dans ce genre de mixture ! »

Corco avait battu en retraite, comprenant qu’il était inutile d’insister. En attendant, la panique prenait chaque jour un peu plus d’ampleur. Les files de voitures encombraient les abords du petit aéroport et chaque envol donnait lieu à de véritables scènes d’hystérie au cours desquelles on voyait des septuagénaires en venir aux mains ou piétiner des femmes pour se hisser à l’intérieur des appareils. L’un des pilotes était venu trouver le lieutenant, le sourcil froncé et la bouche mauvaise. « Qu’est-ce qui se passe ici ? avait-il lancé, il y a la peste ou quoi ? Bordel, s’il y a quelque chose de contagieux dans l’air, vous devez nous en avertir et établir un cordon sanitaire ou bien tout le pays se retrouvera contaminé. Je ferai un rapport en arrivant à Paramaïcan… et j’informerai également le syndicat des pilotes ! »

Corco n’avait rien trouvé de convaincant pour apaiser les craintes du commandant. D’ailleurs l’aviateur avait parfaitement raison : il aurait fallu boucler la ville et s’en remettre aux soins des services d’hygiène du ministère de la Santé. Laisser fuir les vieillards échappés de la promenade des iguanes c’était courir le risque d’éparpiller des malades potentiels à travers toute l’Amérique latine.

Il se rassit et ferma le toit ouvrant. La veille il avait vu deux militaires en retraite s’empoigner par le col devant le guichet fermé de l’aéroport et s’insulter à s’en décrocher le dentier. La scène, effroyablement grotesque, lui avait glacé le sang. Les hôtesses du vol San Carmino/Paramaïcan étaient restées bouche bée quand, la porte de l’appareil à peine déverrouillée, elles avaient vu accourir cette meute de petits vieux qui filaient ventre à terre en titubant sous le poids de leurs valises. C’était généralement le genre de scène auxquelles on assistait lors des coups d’état ou des révolutions, mais qui paraissait totalement incongru ici, à San Carmino. Tous les jours les échauffourées faisaient des victimes. On ne comptait plus les crises cardiaques et les médecins de la cité se retrouvaient complètement débordés.

Corco posa les jumelles sur le toit du tableau de bord. Son équipier démarra. Il s’agissait d’Esteban Callado, un solide paysan des terres du Mezclan que cette atmosphère de mystère et de menace larvée décontenançait totalement.

— Lieutenant, dit-il avec une hésitation, qu’est-ce qui va arriver si les vieux se lancent sur la route ?

— Quoi ? balbutia Corco, brusquement tiré de ses pensées.

— Les vieux, reprit patiemment Esteban, y en a qui envisagent sérieusement de prendre la vieille piste des camions, celle dont on se servait quand on construisait la ville.

— C’est de la folie ! hoqueta Corco, elle ne mène plus nulle part, la forêt s’est refermée sur elle depuis qu’on a cessé de l’entretenir.

— Je sais, fit placidement Esteban, mais les vieux se croient plus malins que tout le monde. J’en ai entendu un, un ancien colonel, qui se faisait fort de rejoindre Paramaïcan en seulement trente heures.

— C’est du délire ! La jungle a bouffé la piste, ça ne se voit pas d’ici, mais dès qu’on a parcouru trois ou quatre kilomètres, la route rétrécit pour devenir un simple chemin. La végétation a poussé sous l’asphalte, craquelant le goudron. Aucune voiture de ville ne peut circuler au milieu d’un tel merdier.

— Je sais, répéta Esteban, mais je crois que certains sont déjà partis.

— Merde ! Il fallait m’avertir plus tôt ! Il va falloir partir à leur recherche et barrer l’accès de la piste.

— Chef, objecta le garçon, c’est impossible. On n’est plus que six, en vous comptant. On ne peut pas patrouiller, faire des barrages et monter des opérations de sauvetage !

— Je sais, c’est la vieille histoire du « Lieutenant, prenez trois hommes et encerclez la ville ! ».

Corco souleva sa casquette pour s’éponger le front. Il ne cessait de penser à la fille qui rampait actuellement dans la terre du square. Combien de personnes allait-elle mordre avant de se dévorer les poings et de mourir enfin d’hémorragie ? Deux, trois ?

— Prends à droite, ordonna Corco, je vais monter chez Ségovio. Je veux voir s’il va mieux.

Il avait dit cela d’un ton qu’il espérait naturel mais Esteban fronça le nez comme s’il venait de détecter la présence d’une charogne.

— Chef, fit-il d’une voix étrangement basse, faites gaffe. A votre place, je ne monterais pas.

Corco haussa les épaules, mais la crainte lui enfonça son index dur au creux de l’estomac. Ségovio ne s’était pas présenté à l’hôtel de police depuis maintenant cinq jours. Lorsqu’on lui téléphonait, il bafouillait des excuses incompréhensibles, parlait de « retour de palu » et de vieilles fièvres coloniales. Au commissariat les hommes échangeaient des regards entendus. Pour eux, le gros Ségovio était perdu… comme les autres.

Esteban freina au pied de l’immeuble. Les volets de Ségovio étaient clos. Corco ouvrit la portière et descendit.

C’était un immeuble modeste réservé aux fonctionnaires de la cité. Les architectes avaient préféré remplacer le marbre par de la brique et les massifs de fleurs par de simples pelouses. A part cela le bâtiment ressemblait en tout point aux tours de luxe du front de mer. Corco aspira un bon coup. Ses nerfs vibraient dans tout son corps et il avait l’impression que des étincelles allaient se mettre à crépiter au bout de ses doigts d’une seconde à l’autre. Levant la tête, il remarqua que des charognards tournaient dans le ciel, ce qui ne s’était jamais produit par le passé. Cette constatation accéléra son rythme cardiaque. Si les vautours planaient au-dessus de San Carmino, c’est qu’ils avaient repéré la présence de plusieurs cadavres… Corco serra les dents. Combien de gens à l’heure actuelle pourrissaient déjà dans les fossés creusés en bordure de la jungle ou dans les taillis des squares ? Combien s’étaient dévoré la chair et les veines des poignets avant de perdre connaissance et de se vider dans la poussière ?

Le lieutenant pénétra dans l’immeuble. Il était sur ses gardes et sa main droite flottait à la hauteur de l’arme fixée à sa hanche. Il monta lentement les marches, scrutant la cage d’escalier à chaque palier, tendant l’oreille pour détecter le moindre bruit suspect. Ségovio habitait au troisième. Le lieutenant sonna, n’obtint aucune réponse et finit par tourner la poignée. La porte s’ouvrit aussitôt.

— Ségovio ? dit-il d’une voix tendue. Tu dors ? C’est moi, Corco.

La pénombre noyait la pièce, transformant les meubles en silhouettes trapues et inidentifiables.

— Ségovio ? appela-t-il encore.

Cette fois il avait franchement posé la main sur la crosse de son arme. Une lumière brillait au fond de l’appartement, là où se trouvait la chambre. Corco s’immobilisa, alerté par l’odeur fade qui flottait dans l’air. Une odeur de sang.

— Chef ? fit soudain Ségovio de l’autre côté du battant. C’est vous, chef ?

— Ouais. Comment ça va ?

Corco ne bougeait plus. Ses doigts venaient de se refermer sur la crosse quadrillée du revolver. La voix de Ségovio était blanche, haletante. Une voix de mourant que faussait pourtant une imperceptible note de duplicité.

— Chef, reprit le gros homme après un interminable moment de silence, chef… vous voyez la table devant vous ?

— La table ?

— Oui, la table du salon. Il y a un trousseau de clefs dans une coupelle en céramique… Vous le voyez. Prenez-le et partez. Vous fermerez la porte à double tour.

— Pourquoi ? Tu as peur qu’on vienne t’attaquer ?

— Non… J’ai peur de sortir, au contraire. Je crois que dans mon état il n’est pas bon que je sorte.

Corco transpirait à grosses gouttes. Ses yeux ne quittaient plus l’entrebâillement de la chambre. La voix de son ancien coéquipier lui parvenait comme à travers un brouillard. En l’espace de quelques secondes l’atmosphère s’était terriblement alourdie.

« Je le crois dans la chambre et en fait il est caché dans la salle de bains, pensa le lieutenant en retenant son souffle ; il va me sauter dessus d’une seconde à l’autre, il va…»

Il commençait à regretter d’être monté. A présent Ségovio haletait comme s’il se livrait à une activité extrêmement pénible.

— Prenez les clefs, gémit-il sur un ton de supplique, enfermez-moi et foutez le feu à l’immeuble.

— Tu déconnes, n’est-ce pas ? Hé ! Gros ! Tu perds la tête ?

— Non… Je crois qu’ils sont tous malades à présent. Tous.

Corco ramassa le trousseau de clefs de sa main libre en essayant de ne pas le faire cliqueter. Son courage s’effritait. Il ne se sentait plus la force de marcher jusqu’à la chambre et de pousser d’un coup d’épaule le battant de cette foutue porte. Et pourtant Ségovio était là, derrière. Oui… mais dans quel état ?

Un claquement d’aile le fit tressaillir. Tournant la tête, il vit qu’un vautour s’était posé sur la barre d’appui du balcon. Le charognard tendait le cou pour tenter de distinguer ce qui se passait à l’intérieur de l’appartement. Dans quelques secondes son bec crochu allait cogner à la vitre.

Corco recula d’un pas, de deux… Les semelles de ses bottes pesaient des tonnes. La glu du danger les collait à la moquette. Sur le balcon, le vautour se dandinait comme une marionnette mal animée.

— Chef ? chuinta la voix du malade invisible. Vous êtes toujours là ?

— Oui… oui, mon vieux.

— C’est très imprudent.

Corco recula de deux autres pas.

— Ah ! oui ? fit-il dans un souffle. Et pourquoi ?

— Parce que…

La voix de Ségovio était grimpée dans l’aigu. Elle vibrait d’une moquerie malsaine.

— Parce que quoi ?

Corco avait presque atteint la porte. Il se déplaçait au ralenti, gagné par une sorte de lourdeur mentale. D’hypnose. 

— Parce que…, chuinta à nouveau Ségovio, parce que… 

La porte de la chambre s’ouvrit à la volée dans un fracas terrible et le gros homme se dressa soudain sur le seuil de la salle à manger. Il était nu, hagard et bardé de pansements improvisés à l’aide de bandes arrachées aux draps du lit. Du sang suintait des bandages pour couler en filets sur son ventre et ses cuisses. Ses cheveux auréolaient sa tête comme une crinière léonine.

— C’est imprudent… PARCE QUE JE POURRAIS BIEN VOUS MORDRE ! hurla-t-il en se jetant en avant.

Ses gencives retroussées laissaient voir ses dents dans un rictus proéminent qui rappelait le sourire des requins lorsqu’ils s’apprêtent à mordre.

Dans un réflexe qui échappa totalement à sa volonté, Corco lança la jambe, cueillant la table de la salle à manger à la pointe de sa botte. Le meuble se renversa, bloquant la course du dément qui, mal assuré sur ses jambes, s’empêtra et tomba sur le sol.

Corco fit un bond, sauta sur le palier et referma la porte qu’il verrouilla aussitôt. Ses doigts tremblaient et il eut du mal à introduire la clef dans la serrure, mais Ségovio était lent ; avant qu’il ait pu se remettre debout le lieutenant était déjà au rez-de-chaussée.

Esteban, qui se tenait à l’entrée de l’immeuble, fut affolé par la pâleur de son chef.

— Hé ! s’exclama-t-il, ça ne va pas ?

— Filons d’ici, hurla Corco en se jetant dans la voiture. Bon sang, filons d’ici avant qu’il ne soit trop tard !

Esteban se rua au volant. Les vitesses passées en catastrophe crièrent affreusement mais la voiture de patrouille s’arracha enfin du trottoir.

Lorsqu’il se retourna pour regarder l’immeuble, Corco vit que le vautour perché sur le balcon essayait de casser la vitre du salon… à coups de bec.

Il crut que la bouche froide de la folie se posait sur son front pour aspirer ses dernières miettes d’intelligence en un long baiser de goule avide.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

Mathias Gregori Mikofsky ouvrit brutalement les yeux. Il était allongé sur son lit, sous le voile de la moustiquaire, et la sueur qui coulait de ses flancs avait lentement détrempé le drap qu’écrasaient ses reins. Il ne savait plus ce qui venait de le tirer du sommeil. Un rêve peut-être ? Une sensation de chute…

Il bougea la main. La chaleur rendait le moindre mouvement extrêmement pénible. Des insectes aux ailes crissantes s’étaient agglutinés sur le voilage protégeant le lit. Leurs pattes s’agitaient en un ballet plutôt répugnant. Mikofsky se redressa sur un coude. Il devait être quatorze ou quinze heures. Toute la ville était affaissée dans la même sieste moite. C’était le moment que choisissaient les insectes et les lézards pour sortir de leurs trous et venir cuire au soleil. On en trouvait partout : sur les façades des immeubles, dans les salles de bains… Les cafards tropicaux, gros comme des souris, remontaient le long des canalisations pour faire grincer leurs pattes au fond des lavabos. Mikofsky considéra la chambre d’un air hébété. La climatisation était en panne depuis la veille et la direction de l’hôtel en avait été réduite à mettre en service les antiques ventilateurs de cuivre vissés au plafond. Les hélices agitaient la mélasse de l’air ambiant sans apporter la moindre note de fraîcheur, et l’on n’avait d’autre recours pour fuir la chaleur que de se laisser couler au sein de siestes interminables et totalement débilitantes.

Mikofsky massa son crâne chauve. La migraine lui rivetait son casque pesant au long des tempes, abaissant son Q.I. des deux tiers. Le journaliste écarta le voile de gaze. L’angoisse forait un trou au centre de son estomac. Une angoisse lancinante comme il en éprouvait d’ordinaire à l’approche d’une catastrophe. Il se redressa, marcha jusqu’au balcon.

La vision de la ville déserte, cuisant dans la lumière du soleil lui causa un choc désagréable. Il se sentait dans la peau d’un commandant qui, sortant de sa tente, découvre que les sentinelles ont abandonné leur poste pour aller faire la sieste. Personne ne veillait sur San Carmino. La cité s’offrait, terrassée par la chaleur, avec ses façades colonisées par les lézards et ses avenues au goudron fumant.

« Une ville ouverte », songea Mikofsky avec un mauvais frisson. Une ville qui s’avouait déjà vaincue.

Le journaliste courut dans la salle de bains et s’aspergea le visage à l’eau froide. Un sentiment d’urgence l’habitait, comme à l’approche d’un typhon. Il s’habilla rapidement, passa une saharienne et entassa dans ses poches tous les objets qui lui parurent nécessaires à sa survie : un couteau, une petite trousse médicale, son revolver, une boîte de cartouches… Il agissait avec des gestes fébriles, comme un naufragé qui sent déjà s’incliner sous ses pieds le pont d’un paquebot pourtant réputé insubmersible.

A deux reprises il se retourna pour regarder par dessus son épaule. Il s’attendait au pire. Par la fenêtre ouverte il embrassait la perspective de la ville, blanche sur la toile de fond de la jungle. La ligne ondulante et noire d’une tornade rayant le ciel de sa diagonale destructrice ne l’eût pas surpris outre mesure. Il jeta un dernier coup d’œil sur la chambre en désordre, sur les bagages de cuir, la machine à écrire électronique, le magnétophone portatif… Il éprouva la certitude poignante qu’il ne remettrait plus jamais les pieds ici. Il alluma nerveusement un cigare et gagna le couloir.

Tout le monde dormait à l’intérieur de l’hôtel. Jamais la chaleur n’avait été aussi lourde. Elle stagnait sur la cité à la manière d’un gaz de combat vaporisé par d’invisibles ennemis.

« On dirait que tout cela fait partie d’une stratégie bien établie ! » pensa Mikofsky, gagné par la paranoïa. Il sortit de l’hôtel sans avoir croisé âme qui vive. Il se sentait seul au milieu de la ville.

Seul à veiller… Seul à monter la garde…

La chaleur le frappa de plein fouet, comme pour lui faire rebrousser chemin, et toute sa peau protesta. Il eut la certitude que sa chair se parcheminait chaque seconde un peu plus, que ses rides se creusaient, que ses derniers cheveux et sa moustache se décoloraient.

Il suffoquait. Le goudron des trottoirs adhérait aux semelles de ses chaussures de marche. Il eut envie de se mettre à courir en hurlant, telle une sentinelle qui jette un cri d’alarme.

— On vous a drogués ! cria-t-il en levant la tête vers les façades blanches des immeubles. Réveillez-vous avant qu’il ne soit trop tard !

Il prit conscience qu’il perdait la tête et obliqua en direction du commissariat. San Carmino vibrait dans l’air surchauffé, à la façon d’un mirage qui risque de s’effacer d’une seconde à l’autre. Les ombres elles-mêmes ressemblaient à des morceaux de papier carbonisés.

La sentinelle qui aurait dû monter la garde au seuil de l’hôtel de police dormait, vautrée dans l’herbe d’une pelouse, le pistolet mitrailleur en bataille, la bouche grande ouverte. Mikofsky poussa la porte vitrée. A l’intérieur du bâtiment, l’air conditionné ronflait sans parvenir à vraiment rafraîchir l’atmosphère torride. Le journaliste remonta les couloirs. Il trouva Corco affaissé sur son bureau, la joue sur le buvard de son sous-main.

— Réveillez-vous ! hurla-t-il en secouant le policier par le cuir de son baudrier. Nous sommes en train de nous faire piéger !

Le lieutenant sursauta. Un filet de bave coulait sur son menton. Il s’essuya d’un revers de manche.

— Qu’est-ce que vous dites ? balbutia-t-il.

— Je dis qu’il faut ficher le camp, répéta Mikofsky, cette chaleur est anormale… Elle dissout notre intelligence, nous abêtit, et si nous ne réagissons pas nous serons devenus complètement crétins avant la fin du jour !

Corco saisit la bouteille d’eau qui trônait sur son bureau et s’aspergea longuement le visage et la nuque. 

— Je suis… comme drogué, marmonna-t-il. Dieu ! j’étais en train de faire un rêve atroce. Nous étions encerclés et…

Il se tut, soudain inquiet.

— Vous avez dit encerclés ? observa Mikofsky. C’est drôle, j’ai eu la même sensation à l’hôtel. Comme si… le danger n’avait jamais été aussi près de moi.

Et qu’en concluez-vous ?

Le journaliste s’épongea le front.

— Je crois qu’ils viennent de sonner l’offensive, lâcha-t-il d’une voix sourde. Le temps des escarmouches est terminé. Ils vont monter à l’assaut.

— Qui ça « ils » ?

— Je n’en sais pas plus que vous ! Les gnomes… Les enfants maudits ! Il faut faire quelque chose, réveiller les gens, rassembler vos hommes…

Corco tira une clef de sa poche et se dirigea vers l’armoire à fusils qui trônait dans un coin de la pièce. Il en ouvrit les deux battants et déverrouilla le cadenas qui bloquait la chaîne de sécurité.

— Prenez-en un, commanda-t-il ; je n’ai que vous sous la main. Je ne sais pas où sont passés mes hommes. J’étais là, occupé à réfléchir, quand le sommeil m’a fauché. Vous avez vu quelqu’un en venant ?

— Non. Le commissariat est vide. Même le planton dort au milieu des massifs. Tout San Carmino paraît anesthésié. C’est pour ça que je suis venu. J’ai senti qu’il fallait que je bouge si je ne voulais pas glisser doucement sur la pente de l’hypnose.

— Vous croyez que les… gnomes… sont en train de tenter quelque chose ?

— Sans aucun doute. Peut-être essayent-ils de prendre le contrôle de nos esprits… Le sommeil doit leur faciliter la tâche. Tous ces gens qui dorment sont autant de victimes consentantes.

Corco éventra une boîte de cartouches et commença à charger son arme.

— C’est sûrement idiot, remarqua-t-il, mais ça rassure toujours d’avoir un bon flingue entre les mains.

Mikofsky grimaça. Il ne croyait pas beaucoup dans ce type de remède. Les deux hommes sortirent lentement du commissariat. Il faisait encore plus chaud qu’un quart d’heure auparavant. Sur les marches de marbre du grand escalier des lézards avaient roulé, les pattes en l’air… morts. Mikofsky les écarta du bout de sa chaussure.

« J’aurais dû prendre un chapeau, pensa-t-il bêtement, je vais m’effondrer sur le trottoir, le cerveau cuit au court-bouillon…» L’acier du fusil lui brûlait déjà les doigts, il chercha instinctivement un coin d’ombre.

— Là, souffla Corco qui avait eu la même idée ; près de la fontaine…

Ils se retranchèrent derrière un petit mur. Les gouttes d’eau de la fontaine décorative les aspergèrent. Mikofsky dut lutter contre l’envie qui le taraudait d’aller plonger son visage dans la conque de marbre glougloutante.

— D’après vous, répéta le lieutenant, soucieux, que va-t-il se passer ? Vous croyez qu’ils vont nous attaquer ?

— Oui. Mais ils ne chargeront pas comme un troupeau de buffles, ce sera beaucoup plus pervers. Ils utiliseront une fois de plus nos phobies, nos remords… Notre sentiment de culpabilité…

— Quel sentiment de culpabilité ?

— Celui d’avoir trahi les morts, celui d’avoir fermé les yeux sur les pratiques irrespectueuses du maire, vous savez bien : ces enterrements à la sauvette, ces corbillards déguisés en camions de laitier… Vous étiez au courant, non ?

— C’est vrai, avoua Corco, mais à l’époque cela ne semblait pas si important. Tout le monde avait l’air d’accord…

Là n’est pas la question, je ne vous demande pas de vous justifier. Je dis seulement que les gnomes ont « sondé » la population de San Carmino, et qu’ils vont utiliser la connaissance qu’ils ont de nos coins d’ombre pour nous faire définitivement perdre la tête.

— Mais qu’espèrent-ils ?

— La panique généralisée… Une débandade hystérique qui jettera les gens sur les routes, dans la jungle. Une évacuation complète et rapide du territoire occupé par la ville.

Corco se passa l’ongle du pouce sur les lèvres. Il avait la bouche sèche et les lèvres décolorées.

— Je vais aller jusqu’à la mairie, décida-t-il. Je mettrai en marche les sirènes d’alerte installées sur le toit du bâtiment ; ça devrait réveiller les gens, non ?

— Il est peut-être déjà trop tard. Ce sont pour la plupart des vieilles personnes. Nous avons bien failli nous faire avoir, nous aussi.

Au même instant une pensée affreuse traversa l’esprit de Mikofsky : « Mon Dieu ! Je suis toujours endormi à l’hôtel, sous ma moustiquaire. Je suis simplement en train de rêver cette scène. Je dors, je dors… et l’ombre des gnomes s’étend lentement sur mon esprit. Je crois que j’agis alors que je suis déjà entre leurs mains ! »

Les deux hommes se turent, anéantis par l’épaisseur de l’air. Leurs regards convergeaient vers la route inondée de soleil. Le ruban d’asphalte leur paraissait soudain aussi large qu’un champ de bataille ou qu’une crevasse ouverte par un subit tremblement de terre. L’avenue San Emilio scindait la ville en deux pour filer vers la jungle. De part et d’autre de cette trouée les immeubles s’amassaient mollement, comme des chancres bourgeonnant sur les lèvres d’une plaie. La route semblait un canyon par où allait surgir l’ennemi ; elle plongeait en s’amincissant dans le moutonnement vert de la forêt. La chaleur, en déformant les perspectives, lui donnait l’allure d’un serpent goudronneux engourdi par une interminable digestion. Mikofsky pressentit que le danger viendrait de là… De cette voie d’asphalte mou qui ruisselait de la jungle, coulée de lave déroulée tel un tapis rouge pour accueillir une procession de damnés. Il étreignit le fusil inutile que Corco lui avait mis dans les mains.

« Par là, songea-t-il désespérément, dans quelques minutes… tout de suite…»

Il avait tellement peur qu’il se prenait à souhaiter la catastrophe, qu’il l’appelait avec une impatience fébrile. Tous les poils couvrant son corps s’étaient hérissés sous l’effet de frissons convulsifs. Il ne désirait plus qu’une chose : en finir au plus vite !

Il en était à ce point d’angoisse intolérable qui ne peut trouver d’échappatoire que dans l’évanouissement, la folie… ou le suicide. Si les choses tardaient trop, il en viendrait peut-être à s’enfoncer le canon du fusil d’assaut dans la bouche, et à presser la détente…

Au moment où il commençait à réfléchir à cette solution, le bruit lui parvint, ramené par le vent, amplifié par l’écho des façades. Une sorte de succion, comme en produirait une horde de pieds nus, pataugeant dans la boue… ou le sang.

— Je ne sais pas ce qui va s’amener, souffla-t-il à l’adresse de Corco, mais je suis sûr que ce sera horrible. Cependant il reste de fortes chances pour que ce ne soit qu’une illusion.

— Une illusion projetée par les gnomes ?

— Oui.

Corco avait viré au gris cendreux. Il lova la bretelle du fusil d’assaut autour de son avant-bras et fit sauter la sécurité.

— Une illusion ? répéta-t-il, la bouche sèche.

Mikofsky eut un rictus nerveux.

— Peut-être, avoua-t-il, mais peut-être pas. Nous ne savons rien de leur pouvoir réel.

Il se tut. Un nuage de poussière s’élevait à l’horizon de l’avenue. Ce qui venait, approchait en traînant les pieds, avec une lenteur exaspérante. Mikofsky plissa les yeux. Il distingua des silhouettes en haillons, des êtres boueux et crottés, un bataillon de soldats en déroute à la démarche hésitante.

Et soudain il comprit.

— Les morts, jappa-t-il. Ils nous envoient les morts du cimetière. Tous ces gens qu’on a enterrés à la sauvette… Ils ont en fait leur avant-garde !

Corco réprima une contraction nerveuse. Ses yeux saillaient hors de ses orbites lui donnant une physionomie de dément. Il agita stupidement son fusil de droite à gauche.

Sur l’avenue, les cadavres continuaient à progresser d’une démarche de somnambules. Comme ils avaient tous subi une préparation d’embaumement à base de formaldéhyde, aucun d’eux ne présentait cet aspect putréfié qui est le lot habituel des films d’épouvante. On eût dit plutôt des mannequins de cire décolorés et déformés par la chaleur. Les chairs avaient une teinte étrange, peu naturelle, et les traits des visages étaient comme affaissés ou privés d’armature. On sentait que tous ces masques de chair n’adhéraient plus aux os des joues et des maxillaires. Ils pendaient mollement vers le bas, accumulant au niveau du menton un trop-plein de tissu musculaire qui tremblotait à chaque pas.

Corco jura. Il s’était attendu à voir surgir des carcasses grouillantes de vers, des pièces de boucherie avariées sanglées dans des smokings aux revers souillés de terre. L’aspect inattendu des cadavres le rassurait presque. Il avait relevé le canon de son arme, machinalement, trahissant son soulagement.

Mikofsky, lui, sentit son inquiétude monter d’un cran.

« S’il s’agissait d’une simple illusion pourquoi ce souci de retenue ? songeait-il. Des cadavres au dernier stade de la putréfaction auraient mieux convenus. L’horreur n’en aurait été que plus forte… Quelque chose cloche ! Si ces cadavres sont beaucoup moins horribles que ceux que nous attendions, c’est donc qu’ils sont… réels ! Les gnomes ne nous bombardent pas d’illusions. Ces morts sont de vrais morts ! » 

Il voulut ouvrir la bouche pour prévenir Corco, mais sa langue ne parvint pas à articuler un seul mot. Elle pesait entre ses dents comme un lambeau de viande sur un étal de boucher.

Les cadavres continuaient à avancer, parade étrangement silencieuse. Ils n’ébauchaient aucun geste menaçant, ne se livraient à aucune mimique particulière. Ils se contentaient de marcher en balançant les bras.

— Je… je crois que ce sont de vrais morts, réussit enfin à balbutier Mikofsky.

— De vrais morts ? Mais vous aviez dit que…

— Les gnomes les animent par télékinésie, coupa le journaliste. Ils les ont fait sortir du cimetière pour les utiliser comme des marionnettes… ou des épouvantails. Je ne pense pas qu’ils soient dangereux en eux-mêmes. Ce ne sont que des poupées articulées…

Il s’interrompit. De part et d’autre de l’avenue des fenêtres s’ouvraient sur les façades des immeubles. On se pressait sur les balcons pour voir défiler la parade funèbre. Chose curieuse, aucun cri d’épouvante ne fut poussé. Les gens se bousculaient dans l’encadrement des fenêtres avec une sorte de curiosité avide pour le moins surprenante. Mikofsky qui s’était attendu à des hurlements ponctués d’évanouissements multiples, fronça les sourcils, décontenancé.

La procession des morts emplissait à présent toute l’avenue. Les cadavres les plus anciens étaient nus, les autres vêtus de haillons. Toutefois Bagazo l’embaumeur avait fait du beau travail, car aucun des cadavres ne présentait de signe de putréfaction. Seuls les vêtements paraissaient avoir souffert du long séjour souterrain.

« Somme toute ces morts-vivants sont très convenables ! » pensa Mikofsky que gagnait un formidable rire hystérique.

L’horreur provenait en fait de la curiosité morbide avec laquelle les vivants se pressaient aux fenêtres. Il y avait dans cet empressement gourmand quelque chose de véritablement malsain. Les femmes avaient les yeux brillants et les tempes moites. Elles se passaient la langue sur les lèvres dans une mimique de gourmandise. Mikofsky avait presque l’impression de pouvoir sentir l’odeur de sueur qui montait de leurs aisselles et d’entre leurs seins.

Enfin les premiers badauds envahirent la rue. Ils sortirent des immeubles en se bousculant et tombèrent à genoux au bord des trottoirs, dans une attitude d’adoration obscène, comme s’ils venaient de voir passer devant eux une procession religieuse exhibant de saintes reliques.

Corco secoua la tête, atterré. Rien ne se passait comme il l’avait prévu. Il s’était préparé à une vague de panique sans nom, aux cris, à la débandade… Au lieu de cela il assistait à une inexplicable manifestation de ferveur ! 

— Qu’est-ce que ça veut dire ? aboya-t-il à l’intention de Mikofsky. Je croyais que les macchabées allaient se jeter sur les vivants… 

— Nous ne sommes pas dans un film d’épouvante, lieutenant, répondit le journaliste d’une voix à peine audible. Les gnomes sont beaucoup plus malins que nous le pensions… Plus pervers aussi.

Sur l’avenue les cadavres avançaient à présent en étendant les bras, comme s’ils voulaient toucher les têtes des badauds agenouillés au bord des trottoirs. Cette attitude rappelait à s’y méprendre celle d’un monarque offrant sa main à baiser à ses sujets respectueux.

— Vous ne comprenez donc pas ? haleta Mikofsky. Les gnomes utilisent le complexe de culpabilité de la population de San Carmino. Cette procession funèbre est un piège déguisé en épreuve d’expiation.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Je crois avoir compris. Ces gens qui s’agenouillent cherchent en fait à se faire pardonner leur égoïsme et leur impiété de jadis. Ils adorent les défunts pour calmer leur colère. C’est un peu comme s’ils leur disaient : « Par pitié, pardonnez-nous de vous avoir enterrés à la sauvette…»

— Et où se trouve le piège dont vous parliez ?

— Attendez… Cela ne devrait plus tarder !

Déjà des hommes et des femmes se traînaient dans le caniveau, les mains tendues dans un geste de supplique, certains d’entre eux essayaient d’attraper au passage les doigts racornis des cadavres.

— Oh ! non… hoqueta Corco, comprenant soudain ce qui allait se passer d’une minute à l’autre.

— Reculons, ordonna Mikofsky. Il ne faut pas que la vague hallucinatoire nous atteigne.

Ils se levèrent, se déplaçant comme des crabes, brandissant leurs fusils inutiles dans un réflexe de défense illusoire.

Là-bas, les badauds avaient enfin réussi à happer les mains des morts, ils les pressaient à présent contre leurs lèvres, tels des fidèles baisant l’anneau d’améthyste d’un prélat.

— Ils… ils les… embrassent ! rugit Corco, épouvanté.

— Vous vous trompez, corrigea Mikofsky, impitoyable, ils les mangent ! 

— Quoi ?

Le lieutenant écarquilla les yeux. Il constata avec horreur que le journaliste disait vrai : les fidèles agenouillés relevaient la tête en mastiquant ! Il était visible que leurs mâchoires peinaient pour broyer quelque chose de coriace… Un morceau de cuir momifié, peut-être. Un lambeau de chair embaumée entourant l’os d’une phalange ou même un doigt entier. 

— Pour… pourquoi ? bégaya le policier.

— Pour se punir, lâcha Mikofsky. C’est le châtiment qu’ils ont choisi de s’infliger. Ils vont devenir les tombes vivantes des morts qu’ils avaient choisi d’oublier en les reléguant dans un cimetière de pacotille… Leurs estomacs vont se changer en autant de cercueils. C’est le prix qu’il leur faut payer…

— Mais… le piège ?

— Ces cadavres sont contaminés… Ils vont communiquer à tous ceux qui les « mangeront » la maladie que nous connaissons : cette fringale autocannibale qui débouche immanquablement sur la mort. Les gnomes ont dû juger que l’épidémie ne progressait pas assez vite. Cette offensive va leur permettre de contaminer un très grand nombre de personnes en un temps remarquablement court…

Corco ne bougeait plus. Mikofsky dut le saisir par un bras et le secouer.

— Venez, dit-il, il faut se retrancher dans un endroit sûr. Dès ce soir la ville grouillera de citoyens enragés qui ne rêveront que de communiquer leur mal à la partie saine de la cité !

— Allons à la mairie, lança Corco, le maire a fait aménager un bunker anti-émeute dans les fondations du bâtiment…

— Non, coupa Mikofsky, cela ferait de nous des prisonniers réduits à compter leurs boîtes de conserve. Nous devons rester en mesure de battre les gnomes sur leur propre terrain.

— Qu’avez-vous encore imaginé ?

— Le bidonville. C’est là qu’il faut aller ! Si le territoire sacré des gnomes correspond bien au terrain délimité par les barbelés des frères Zotès, la solution se trouve là-bas…

— Vous n’êtes qu’un enragé !

— Je ne vous force pas, Corco. Vous pouvez très bien choisir le bunker du maire. Mais dans quinze jours ceux qui s’y cacheront commenceront à s’entre-tuer pour s’approprier le stock de conserves ou la réserve d’eau potable.

— Okay, siffla Corco, vous avez gagné, je viens avec vous. Il ne sera pas dit que je me serais dégonflé devant ces pygmées du diable ! Je n’ai jamais eu une mentalité de planqué !

Les deux hommes battirent en retraite. Derrière eux l’affreux festin continuait. Les habitants des immeubles jaillissaient maintenant des ascenseurs en grappes confuses, traversaient les trottoirs pour se jeter sur les morts qu’ils dévoraient sans la moindre retenue. On se battait pour arracher d’un coup de dents quelques centimètres carrés de chair embaumée. La bousculade tournait à la mêlée grotesque. Les vivants avaient jeté les cadavres sur le sol pour les dépecer. Les femmes s’accrochaient aux chevilles des morts, et lacéraient avec leurs ongles les pauvres vêtements des revenants pour mieux pouvoir leur déchirer la peau. Le spectacle était véritablement apocalyptique, et Mikofsky fut soudain empli d’une terreur sacrée qui dépassait le strict niveau du dégoût viscéral. Il y avait là quelque chose qui frôlait la malédiction divine, une sorte de coup d’œil effroyable qui lui donnait l’impression de lorgner de l’autre côté de la grande porte des enfers par un trou de serrure charbonneux…

Il se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes. Il avait jeté son fusil et, bien qu’il ne s’en rendît pas compte, il hurlait comme un damné, la bave aux lèvres et les yeux fous.

Corco le suivait, jetant de temps à autre un bref coup d’œil par-dessus son épaule.

Les vautours tournaient au-dessus de l’avenue San Emilio, brassant l’air de leurs plumes sans grâce. De temps à autre, ils se laissaient tomber, forant leur trou dans la mêlée, disputant aux hommes des lambeaux de cadavres. Les déments se jetaient sur eux, essayant de leur tordre le cou. Les becs des charognards les éborgnaient sans parvenir à leur faire lâcher prise.

Ce carnage se déroulait dans un silence impressionnant que troublaient seulement les claquements d’ailes et les grognements immondes des mangeurs.

A plusieurs reprises, Mikofsky fut heurté par des hommes qui couraient vers le champ de bataille, avec l’intention évidente d’y prélever leur part de butin.

« Pourquoi ne suis-je pas moi aussi victime du flux hypnotique émis par les gnomes ? se demanda-t-il alors qu’il reprenait son souffle, adossé à un mur. Probablement parce que je suis étranger à la ville, et que le sentiment de culpabilité qui taraude les habitants de San Carmino ne me touche pas ? »

Oui, mais qu’en était-il de Corco ?

« Corco est un flic endurci, constata le journaliste ; les enterrements bâclés ne l’ont sans aucun doute jamais empêché de dormir ! »

— Ne traînez pas ! lui cria le lieutenant. Vous ne voyez donc pas que la « chose » est en train de se répandre ?

Mikofsky s’arracha du mur pour reprendre sa course pesante. D’un coup d’épaule il écartait les badauds hagards qui encombraient les trottoirs et la chaussée. Tous allaient vers l’avenue San Emilio. On les voyait sortir de chez eux d’un pas hésitant, puis prendre de l’assurance et marcher à grandes foulées. Aux abords de l’avenue, ils perdaient brusquement toute retenue et se mettaient à courir.

Mikofsky haletait. Dans le ciel les vautours menaient une sarabande effrénée.

* 

**

David perçut nettement le changement d’atmosphère. Il sommeillait au chevet de Buzo quand le courant d’air glacé se mit à courir sur sa peau. C’était un souffle nauséabond et totalement irrationnel dont la température n’excédait pas cinq degrés centigrades. Buzo gémit sur sa couche et tenta de se redresser. Tante Abaca émergea brusquement de son habituelle torpeur, les yeux brillants et les narines plissées. David voulut se lever, mais la main de la sorcière s’abattit sur son épaule.

— N’y va pas, commanda-t-elle ; il se passe quelque chose de terrible. Un charme souffle sur le bidonville. Un charme puissant.

— Il faut que j’y aille ! protesta David.

Alors mets ça, dit Abaca en lui passant autour du cou une lanière de cuir au bout de laquelle pendait un talisman informe.

Le garçon bondit sur le seuil de la maison-citerne. Un vent de folie soufflait sur le bidonville, semant la panique dans le dédale des ruelles. Des gens couraient en tous sens, de grossiers paquets sous le bras, certains avaient pris la direction de la jungle, d’autres refluaient vers la plage. Ils paraissaient agir en état second. David vit distinctement des familles entières plonger dans les flots et se mettre à nager vers la ligne d’horizon. Des hommes et des femmes bondissaient vers les premiers contreforts de la forêt pour s’enfoncer dans la muraille de feuilles sans prendre garde à la morsure des épines et des basses branches.

Le bidonville se vidait. L’adolescent leva les yeux. Des charognards planaient au-dessus des tours blanches de San Carmino. Leurs plumes claquaient dans le vent lorsqu’ils se laissaient tomber sur leur proie.

— Hé ! lança-t-il en essayant de retenir une voisine qui fuyait, un panier d’osier posé sur la tête, où allez-vous ?

Mais la femme le repoussa brutalement et dévala le sentier qui menait à la plage. David cracha un juron. Jusqu’où espérait-elle nager ? Les quelques barques qui dormaient d’ordinaire sur le sable voguaient déjà vers le large, surchargées de fuyards et manœuvrant avec une extrême difficulté.

Le garçon s’avança dans la travée séparant les casemates. Quelque chose lui criait de ne pas s’éloigner de l’influence bénéfique d’Abaca, mais il était comme aspiré par un étrange vertige horizontal qui l’attirait vers le centre de la cité.

« Je dois aller sur l’avenue San Emilio…» songea-t-il sans parvenir à déterminer les raisons de cette brusque nécessité. Sa tête raisonnait des claquements d’ailes des charognards. Instinctivement il tendit la main pour s’accrocher au montant d’une palissade. C’était le geste d’un homme tombant au fond d’un précipice et qui cherche l’ultime point d’appui qui le préservera de l’écrasement, mais ses doigts glissèrent sans assurer leur prise.

La chair de l’enfant devint grumeleuse. Il sut qu’il marchait au devant d’un grand péril mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Et soudain la présence le submergea de son aura maléfique. C’était comme un mur élastique bâti avec des briques de viande crue…

« David, murmura une voix mauvaise dans sa tête, David… mon enfant…» Avant même de tourner la tête, David sut qui lui parlait. Il avait identifié sans peine ce ton moite et haletant, toujours entre deux spasmes… 

Bombicho était là. Un Bombicho gris et cendreux, nu et toujours transpercé par les tiges brillantes des sondes métalliques. Il avançait au milieu de la ruelle, les bras étendus, un affreux sourire sur le visage.

« Mon enfant, répéta la voix du mort dans la tête de David, viens, je veux t’étreindre dans mes bras… Viens ! »

David sentit qu’il urinait dans son short sans pouvoir se retenir. Bombicho continuait à avancer, faisant cliqueter les tiges d’acier qui sortaient de son ventre et de sa poitrine. L’enfant perdait pied, une brume cotonneuse emplissait son esprit. Malgré lui il fit un pas en avant.

Non ! hurla la voix d’Abaca dans son dos.

Les doigts durs de sa tante se refermèrent sur son épaule, l’immobilisant au moment où il allait marcher au-devant du spectre.

— Arrière, maudit ! vociféra la sorcière en jetant une pincée de poudre grise à la face du cadavre. Va-t’en, tu n’es qu’une marionnette dont on tire les fils.

Bombicho grimaça affreusement et sa bouche se dilata de manière horrible. On eût dit un serpent dont les mâchoires extensibles s’écartent pour avaler une proie trop grosse. David vit la chair se déchirer au niveau des commissures et les joues se fendre, sabrant le visage de Bombicho d’un affreux sourire de crocodile. La bouche du collectionneur était devenue une gueule effroyable qui lui coupait le visage en deux d’une oreille à l’autre. Sa langue s’agitait de manière obscène dans cette cavité béante.

— Toi, la sorcière, je te pisse dessus ! gronda le cadavre d’une voix pleine d’échos. Je te noie dans mon foutre au nom de tous les démons du Gozabar !

Le pénis du mort se releva à l’horizontale, comme une trompe, et se mit à cracher un jet ininterrompu de matière gluante. Ce jet frappa Abaca au visage, lui emplissant la bouche et les yeux.

David hurla. Les sécrétions qui s’échappaient du corps de Bombicho continuaient à fuser comme d’une lance d’incendie. Il ne s’agissait pas de sperme, mais plutôt d’une matière ectoplasmique qui se décolorait au contact de l’air.

Abaca tituba et tomba sur les genoux. Elle était complètement enveloppée dans un suaire gluant sous lequel elle suffoquait, au bord de l’asphyxie. 

— Attention ! cria soudain le lieutenant Corco. Écartez-vous !

David sursauta. Le policier se tenait au bout de la ruelle, un fusil d’assaut calé au creux de l’épaule. Le journaliste chauve et moustachu l’accompagnait. Ils étaient tous deux couverts de sueur.

— Attention ! répéta le policier. Écarte-toi, petit !

David se jeta de côté, entraînant Abaca dans sa chute. Corco tira. Le projectile emporta la tête de Bombicho qui éclata avec un bruit de coloquinte frappée par une batte de base-ball. Le cadavre oscilla puis s’abattit. Aussitôt la chape ectoplasmique qui recouvrait Abaca se désagrégea. Mikofsky fit un bond et souleva la sorcière dans ses bras. Elle haletait et ses lèvres avaient viré au bleu. 

— Viens, dit-il à David, il ne faut pas rester là. Montre-nous par où on peut accéder au cimetière de voitures. 

David sursauta. 

— Vous voulez aller chez les Zotès ? hoqueta-t-il. Vous êtes fous. Zamacuco va vous mettre en pièces. 

— Pas du tout, lâcha sèchement le lieutenant. Il se tiendra tranquille ou bien je lui ferai subir le même traitement qu’à Bombicho. 

L’adolescent hésita. Sur le sol, le cadavre du collectionneur continuait à s’agiter. Des filaments ectoplasmiques suintaient des artères du cou déchiqueté. David nota avec épouvante que ce nuage blanchâtre prenait la forme d’un visage au profil simiesque. 

« Les gnomes ! » songea-t-il en frissonnant.

— Allez, s’impatienta Mikofsky, on ne peut pas rester là… D’autres créatures vont venir. Les « singes » ont recruté leurs soldats parmi les occupants du cimetière.

— D’accord, capitula l’enfant, mais il faut emmener mon copain Buzo. Il est malade, on ne peut pas le laisser.

— Okay, fit Mikofsky. Corco, vous pouvez vous charger de lui ?

Le lieutenant grogna, puis suivit David dans la maison-citerne. Sans beaucoup de ménagements il souleva le corps amaigri de Buzo et le jeta sur son épaule, comme un paquet.

— Alors ! cracha-t-il, on y va maintenant ?

David prit la tête de la colonne. Mikofsky avait reposé Abaca sur le sol. La sorcière respirait avec difficulté et marchait en s’accrochant au bras du journaliste.

David regarda une dernière fois derrière lui. Le cadavre de Bombicho venait de s’asseoir, l’amas de glaires ectoplasmiques lui avait recomposé un visage souriant…

Le garçon se mit en marche, guidant les fuyards vers l’enceinte de barbelés.

Au moment où ils émergeaient du labyrinthe des baraques, Zamacuco jaillit du hangar. Il était nu, frotté d’huile, et arborait son pagne de lutteur.

 

 

 

« FIN »

 

 

 

Achevé d’imprimer en novembre 1987

sur les presses de l’Imprimerie Bussière

a Saint-Amand (Cher)

 

 

 

— N° d’impression : 2263.

Dépôt légal : décembre 1987.

Imprimé en France

 

 

 

 

PUBLICATION MENSUELLE