SERGE BRUSSOLO

 

L’Ombre des Gnomes

 

1987/12 FLEUVE NOIR, Coll. Anticipation n° 1594

ISBN 2-265-03730-3. Couverture ; Doc Young Artistss

 

 

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Merci à Ink pour les corrections

 

Bonne lecture

 

 

SERGE BRUSSOLO

 

 

 

 

L’OMBRE

DES GNOMES

 

« COLLECTION ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

6, rue Garancière – Paris VIe 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées a une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

 

 

© 1987, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous pays, y compris

l’U.R.S.S. et les pays scandinaves.

ISBN : 2-265-03730-3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce roman est une œuvre de pure imagination. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne serait qu’une coïncidence… ou l’œuvre du démon.

Qu’on se le dise !

S. B.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

— La ville devient folle ! murmura une fois de plus le lieutenant Manuel Corco.

L’odeur fade du cadavre flottait dans l’appartement comme un relent de fleurs pourrissantes. Le policier jeta un bref coup d’œil au corps de Bombicho. L’ancien juge reposait sur le sol, entièrement nu, le ventre criblé de courtes tiges d’aciers qui ressemblaient à des carreaux d’arbalète.

Oui, la ville devenait folle. Tout avait commencé avec Bagazo, le croque-mort, qui, une nuit, avait découvert une bande de singes à l’intérieur du cimetière. Des singes dont la principale occupation consistait à déterrer les défunts et… à les manger. 

Le lieutenant chassa une mouche d’un revers de main agacé. Peu de temps après, les singes s’étaient mis à envahir la cité, déféquant sur les toits des voitures et s’accouplant en public. Il s’agissait d’animaux étranges, n’appartenant à aucune espèce connue. Probablement des bâtards, dépourvus de pelage, et à la peau affreusement rose.

Corco souleva sa casquette pour s’éponger le front. Mathias Gregori Mikofsky, le journaliste scientifique, venait d’entrer dans le salon. C’était un colosse enveloppé de mauvaise graisse, au crâne chauve et dont la lèvre supérieure s’ornait d’une moustache hypertrophiée masquant complètement sa bouche.

Le policier marcha vers la fenêtre. D’où il se tenait, il distinguait les premières baraques du bidonville qui se dressaient à la frontière de la cité modèle. Au milieu du labyrinthe de casemates s’étalait la tonsure hérissée de barbelés du cimetière de voitures des frères Zotès, ces deux ferrailleurs débiles dont l’aîné, Zamacuco le lutteur, avait autrefois tenté de dévorer l’un de ses adversaires au cours d’une rencontre sportive.

Le lieutenant se sentit envahi par une vague de dégoût. Depuis quelque temps la paranoïa le guettait ; il avait de plus en plus l’impression que tout le monde conspirait contre lui.

L’affaire des singes nus avait corrompu l’atmosphère de la ville. Et voilà qu’aujourd’hui on découvrait le cadavre criblé d’aiguilles d’un ancien juge à la retraite, qui plus est suspecté de pédophilie !

— J’ai vu partir ce gosse, qui lui apportait des remèdes, répéta le concierge pour la millième fois. Vous savez, ce gamin du bidonville qui vient vendre à domicile des drogues concoctées par sa sorcière de tante ?

Corco hocha distraitement la tête. Il connaissait bien l’enfant, ce David dont la tante, une certaine dame Abaca, faisait office de guérisseuse dans l’enceinte du bidonville. Mais pourquoi donc le croque-mort, ce Bagazo du diable, était-il allé colporter l’histoire des singes cannibales ? Le conte avait fait le tour de la ville en moins d’une heure, mettant le feu aux poudres. Corco avait bien assez de problèmes avec les frères Zotès et la bande de voyous sur laquelle ils régnaient en maîtres, ces gosses des rues qu’on surnommait « les chevaliers », et qui passaient le plus clair de leur temps à piller les appartements des riches retraités venus couler leurs dernières années au soleil de la baie de San Carmino.

Le lieutenant entreprit de faire rageusement les cent pas.

— Le gosse a pris la fuite en hurlant, insista le concierge. Il courait comme si le diable lui collait aux fesses !

Des mouches allaient et venaient sur la peau blême du cadavre. Officiellement, l’enfant était entré dans l’immeuble pour apporter ses potions au vieux juge, il avait découvert le corps et pris la fuite en criant comme un damné. Oui, c’était du moins la version du gardien. Corco, lui, était beaucoup plus sceptique. Il avait rassemblé un dossier sur Bombicho, un dossier lourd de présomptions…

Mikofsky flânait dans l’appartement, les mains dans les poches. En tant que journaliste scientifique, romancier, ancien correspondant de guerre, il en avait vu d’autres. Corco se méfiait de lui, jugeant le bonhomme trop fouineur et trop arrogant, mais on le disait protégé par le maire, il convenait donc de le ménager.

Les mouches bourdonnaient à l’intérieur de la pièce, de minute en minute plus nombreuses.

Le policier ne pouvait s’empêcher de penser aux singes, à ces animaux funèbres qui avaient mis le cimetière à sac, deux semaines auparavant.

Pourquoi ? Il n’en savait rien. On racontait que la construction de la ville les avait chassés de leur territoire et qu’ils n’aspiraient plus qu’à jeter les intrus à la mer. Des fables, bien sûr. Des racontars.

Corco détestait les singes. Il lui arrivait d’aller leur tirer dessus au revolver, les nuits de pleine lune !

Mikofsky s’approcha.

— C’est une nouvelle interprétation du martyre de saint Sébastien ? lança-t-il en désignant Bombicho du pouce.

— On lui a planté cinquante-sept tiges d’acier dans la poitrine, marmonna le lieutenant avec réticence ; ce sont des bougies ou des explorateurs de différents calibres. Pour parler clairement, disons qu’il s’agit de petites baguettes d’acier nickelé utilisées par les urologues pour l’exploration du canal urétral dans les affections de l’appareil génital masculin.

Mikofsky hocha la tête et mâchonna sa moustache. On avait repoussé les volets, et la lumière entrait à flots dans l’appartement. Un médecin perplexe examinait le cadavre de Bombicho en écartant d’un geste las les mouches qui tournoyaient avec des vrombissements irritants. C’était l’un des deux gérontologues officiant à San Carmino ; il n’avait aucune formation de médecine légale et restait plutôt démuni devant cette boucherie aux allures de crime rituel.

— Vous croyez qu’il va s’en sortir ? demanda Mikofsky en désignant le médecin d’un geste du menton. C’est plutôt éloigné des rhumatismes qu’on promène sous son nez à longueur de consultation, non ?

Corco grimaça.

— Nous n’avons pas de légiste à San Carmino, reconnut-il à contrecœur, du moins pas encore… La procédure voudrait que nous chargions le cadavre dans un container scellé pour l’expédier au centre médico-légal de Paramaïcan. Il faudrait réquisitionner un avion et trouver un pilote qui accepte de survoler la jungle en compagnie du cadavre d’un homme assassiné. Ce n’est pas vraiment évident. Il est préférable que nous nous débrouillions par nos propres moyens.

Le croque-mort Octavio Bagazo fit son entrée. On avait besoin de lui pour conserver le corps le temps de l’enquête. Les couloirs de l’immeuble étaient encombrés par une foule hagarde et apeurée qui chuchotait en bloquant les ascenseurs.

Mikofsky fit le tour de l’appartement. Il se trouvait au commissariat en compagnie de Corco quand on avait annoncé la nouvelle. Le lieutenant n’avait pas osé lui interdire de suivre les premières investigations.

— Qu’est-ce qu’il faisait de tous ces instruments ? s’enquit le journaliste en triturant sa moustache.

— Il les collectionnait. Je crois qu’il était un peu bizarre. Il traînait derrière lui un parfum de scandale.

— Que s’est-il passé, d’après vous ? C’est plutôt un drôle de crime.

— Il y a deux explications possibles. Si l’on admet que Bombicho était pédéraste, on peut penser qu’il a fini par s’attirer la haine de quelqu’un…

— La haine d’un gosse ?

— Ou des parents d’un gosse.

Mikofsky fronça les sourcils.

— Des gosses, il n’y en a guère qu’au bidonville, remarqua-t-il, je vois mal un maçon au chômage exécuter « celui qui a perverti son fils » en lui enfonçant patiemment des tiges de fer dans le corps. Il l’étranglerait, oui… ou lui casserait la tête à coups de marteau, mais ça…

— Je n’ai pas parlé d’un maçon, corrigea Corco.

Regardez donc le cadavre. Toutes ces aiguilles… ça ne vous fait pas penser à ces poupées d’envoûtement que les sorcières criblent d’épingles ?

— Peut-être… Oui. Mais vous n’allez pas prétendre qu’il s’agit du résultat d’un envoûtement ?

— Non, bien sûr. Mais je dis que le meurtrier s’est peut-être trahi en choisissant ce type de châtiment. Il y a une sorcière au bidonville. Une femme un peu dérangée du nom d’Abaca. Son neveu lui sert de garçon livreur… et Bombicho était l’un de ses clients.

— Okay, je vois où vous voulez en venir : Bombicho persécutait le gamin, l’obligeait à satisfaire ses manies… L’enfant a fini par se plaindre à sa tante qui a décidé d’en finir avec ce client abusif ?

— C’est à peu près ça. Elle est venue ici pour obtenir du bonhomme qu’il laisse l’enfant tranquille, la discussion a mal tourné, et elle a fini par l’épingler avec ce qu’elle avait sous la main : les sondes métalliques…

Les deux hommes se tenaient immobiles face au cadavre hérissé de dards.

— Il a été tué dans la nuit, lança le médecin, j’essaierai d’être plus précis après l’autopsie.

Il se redressa et fit signe à Bagazo d’évacuer le corps.

— Il y a une seconde possibilité, rêva Mikofsky ; le gosse est l’assassin. Il s’est vengé de tout ce que lui a fait subir Bombicho. Ces tiges plantées comme des flèches, ça sent la cruauté enfantine, vous ne trouvez pas ?

— L’hypothèse est intéressante. Le gosse vient dans la nuit. Il doit participer à une partie fine, mais Bombicho se montre trop exigeant ou trop cruel. Le garçon se rebelle, perd la tête et frappe le juge avec l’une des sondes qui traînent sur un meuble… On peut imaginer qu’il était drogué. Les pervers droguent souvent leurs victimes pour les rendre plus malléables… Donc le môme est speedé, on lui fait mal, il devient complètement amok et s’acharne sur le cadavre. Il rentre chez lui et revient ce matin comme si de rien n’était pour jouer la surprise…

— S’il était speedé, il a pu aussi bien tout oublier en s’endormant.

— Exact. Cela fait deux suspects : la sorcière et le gosse. Le bidonville est à dix minutes de marche. Rien de plus facile que de faire un aller et retour en longeant les haies qui bordent les pelouses.

— Vous savez où se trouve l’enfant en ce moment ? interrogea Mikofsky.

— J’en ai une petite idée. Lorsqu’il s’est mis à hurler en traversant le hall, le gardien est sorti. Il l’a vu filer vers le centre ville… Il a dû se réfugier chez Maria Estravieja, une autre de ses bienfaitrices.

Le journaliste s’approcha de la fenêtre, toucha les volets qu’on avait repoussés brutalement pour donner de la lumière.

— Ils étaient entrebâillés quand nous sommes arrivés, observa-t-il ; il existe peut-être une troisième solution…

— Laquelle ?

— Les singes.

Corco sursauta.

— Vous êtes dingue ! Vous n’allez pas prétendre que…

— Et pourquoi pas ? Regardez, il y a une canalisation à moins d’un mètre de la barre d’appui du balcon. Un singe pourrait aisément se hisser jusqu’ici et entrer dans l’appartement par l’entrebâillement des volets.

— Et ensuite ?

— Ensuite, il se promène dans la pièce. Les sondes métalliques qui brillent attisent sa curiosité. Vous m’avez bien dit que Bombicho les étalait à la surface des meubles ?

— C’est ce que prétend la femme de ménage.

— Donc pas de vitrine ou de coffret, des tiges alignées, et qu’on peut saisir facilement sans aucune effraction. Le singe est attiré par les sondes, il s’en empare. Bombicho fait irruption, il se jette sur l’animal pour lui arracher l’instrument. Ils se battent, le singe poignarde le collectionneur…

— Et les cinquante-six autres dards ?

— Le singe a trouvé la manœuvre amusante, il a continué… Les enfants adorent les jeux répétitifs, les singes aussi. Il a ramassé les sondes les unes après les autres pour les planter dans le corps de Bombicho. Vous avez déjà vu des singes se servir de brindilles ? Ils les utilisent fort adroitement pour extraire les larves cachées au creux des termitières. Ils ne répugnent pas non plus à ramasser des bâtons pour se taper dessus.

Un silence pesant s’était installé dans la pièce. Bagazo et le médecin avaient suspendu leur macabre travail d’empaquetage. Les policiers gardant le couloir commençaient à tendre l’oreille…

— Bon sang ! Parlez plus bas ! martela Corco, vous allez déclencher une véritable vague de panique !

Il saisit le journaliste par le bras et l’attira sur le balcon. La chaleur était effrayante. Ils titubèrent, aveuglés, les poumons submergés par une haleine de brasier.

— Vous vous payez ma tête ou vous êtes sérieux ? attaqua sèchement le lieutenant.

Le trouble se lisait sur son visage.

— Ce n’est qu’une théorie mais je ne cherche pas à me ficher de vous, répondit calmement Mikofsky ; je dis simplement qu’il faut se méfier des singes. Ils sont capables de tout. Ils ont pu cribler Bombicho par pur amusement, parce que le bruit des tiges de fer crevant la peau leur paraissait mélodieux. Il ne faut pas interpréter obligatoirement cette multitude de coups comme un acte de colère. Y a-t-il des empreintes ?

— Non. La surface des explorateurs est trop réduite pour retenir la moindre empreinte. On n’a relevé sur les meubles que des marques inutilisables, grasses et brouillées, comme en produit une main moite. Mais n’importe qui a pu les déposer.

Le lieutenant nota avec contrariété que de petits attroupements se formaient sur le boulevard. Les gens chuchotaient et levaient la tête dans leur direction. Plusieurs vieillards pointèrent même leur canne vers le balcon, dans un geste que Corco ressentit comme accusateur.

— Si c’était vrai… soupira-t-il.

Puis il s’ébroua avec colère.

— Allons ! grogna-t-il, vous me feriez perdre la boule avec vos salades journalistiques. Il n’y a que deux coupables possibles : le gosse ou sa tante. Ils avaient tous les deux un mobile valable pour se débarrasser d’un vicieux qui leur empoisonnait l’existence.

— Vous croyez ? fit Mikofsky avec une moue dubitative. Si le vieux a tenté de séduire le gosse, la tante aurait eu tout intérêt à le faire chanter. C’était un ancien juge, quelqu’un de riche. Pourquoi aurait-elle assassiné la poule aux œufs d’or ?

— Non, coupa Corco, ce n’est pas le genre d’Abaca. J’ai un dossier sur elle c’est une illuminée très fière. Une femme que les revers de fortune ont transformée en guérisseuse, soit, mais qui ne s’abaisserait pas à ce genre de tractations. Je l’imagine davantage en prêtresse vengeresse. Si Bombicho a violenté le petit, elle a très bien pu décider de punir elle-même cette vermine.

— Mmouais, maugréa le journaliste. Je suis sceptique. En tant que sorcière, elle disposait de moyens plus discrets, non ? Je ne sais pas, le poison par exemple ? Vous êtes mal outillés pour pratiquer une autopsie. Un empoisonnement bien mené aurait facilement pu passer pour une embolie, surtout si l’on tient compte de l’âge avancé de la victime. Pourquoi dans ce cas choisir un meurtre aussi… spectaculaire ?

— Pour montrer qu’il a été puni par où il a péché : le pénis.

— Ça se tient, admit le reporter. Vous allez l’interroger ?

— Qui ? Abaca ? ça ne va pas être facile. Si nous tentons de l’embarquer, tout le bidonville va se retourner contre nous. Il y aura une émeute. Vous ne pouvez pas comprendre, vous venez des États-Unis, mais ici les guérisseurs jouissent encore d’un grand prestige populaire. Si nous posons un pied dans l’enceinte du cloaque, on nous lynchera. Il faudrait qu’elle accepte de venir de son plein gré au poste de police… Je n’y compte pas trop.

— Et l’enfant ?

— L’enfant c’est plus facile. Nous allons le cueillir chez Maria Estravieja. J’ai donné des ordres pour qu’on l’intercepte s’il faisait mine de sortir de l’immeuble.

Ils réintégrèrent l’appartement. Bagazo finissait d’emballer le cadavre dans une housse de caoutchouc noir à fermeture Eclair. Le médecin se grattait nerveusement la tête, trahissant son malaise.

— Venez, partons, conclut Corco. Et ne répondez pas aux questions qu’on vous posera. Je vous supplie de ne pas ébruiter cette histoire de singe assassin si vous ne voulez pas déclencher une émeute.

— Une émeute du troisième âge ? Ce serait comique, non ?

— Vous vous amusez bien, n’est-ce pas ? grinça le lieutenant acerbe. Je suis sûr que vous avez inventé le truc du macaque meurtrier rien que pour m’emmerder !

Ils sortirent dans le couloir. Un chuchotement collectif salua leur apparition.

— Alors ? vociféra un vieil homme en brandissant sa canne, vous savez qui a fait le coup ?

Corco s’engouffra dans l’ascenseur sans répondre. La théorie de Mikofsky l’inquiétait plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Pourtant il continuait à penser que le crime entretenait des liens étroits avec le milieu de la « magie ». Bombicho avait été criblé d’épingles comme ces poupées grossières qu’utilisent les sorciers pour attirer le mauvais œil sur leur victime. Il y avait là un indice révélateur… Un indice qui menait tout droit au cloaque.

« Un crime, songea-t-il, en même temps qu’une excitation malsaine s’emparait de lui, un crime… c’est l’occasion rêvée pour obtenir du maire un démantèlement du bidonville ! C’est l’argument décisif qui peut lui faire lâcher la bride des bulldozers ! » L’affaire des singes avait installé un climat de tension confinant à la psychose collective. La peur allait tôt ou tard déboucher sur l’agressivité. Déjà le vernis craquait. Les dignes vieillards d’hier brandissaient aujourd’hui des cannes en vociférant des imprécations. Dans peu de temps on exigerait des têtes, et le recours à la violence n’effrayerait plus personne.

Bombicho criblé d’aiguilles… C’était comme si Abaca avait apposé sa signature sur le front du cadavre !

Oui, Abaca ou… ou quelqu’un dont le plus grand désir était justement de jeter le discrédit sur la « sorcière » ? 

Cette nouvelle possibilité alluma une ampoule rouge sous la casquette du lieutenant. Un ennemi d’Abaca ? Quelqu’un qui aurait en quelque sorte conçu un crime « à la manière de…» ? Cela n’avait rien d’idiot. Dès qu’on prenait la peine d’envisager les choses sous cet angle, un nom vous montait aux lèvres. Un seul nom : Ajo Zotès.

Ajo-le-maigre à qui la guérisseuse faisait de l’ombre. Les frères Zotès étaient bien assez détraqués pour mettre sur pied un tel complot. Abaca sous les verrous, il ne se serait plus trouvé personne à l’intérieur du cloaque pour contester leur suprématie.

Corco jaillit de l’ascenseur, troublé et irrité. Lorsque la voiture de patrouille remonta le boulevard, les policiers notèrent qu’un grand nombre de badauds stationnaient de chaque côté de la chaussée.

Les bras ballants, la figure vide, ils fixaient le véhicule de service comme s’il s’agissait d’une limousine présidentielle. Beaucoup d’entre eux n’avaient même pas pris la peine de s’habiller correctement et portaient encore leur pyjama sous un peignoir de soie.

« Ça va dégénérer », pensa Corco en éprouvant un pincement douloureux au niveau du plexus.

*

**

David s’était réfugié chez Maria Estravieja. La veuve le vit bondir de l’ascenseur à dix heures vingt-sept, le visage cadavérique, les cheveux collés par la sueur. Sans un mot, il courut s’installer devant la télévision dont il se mit à fixer les images avec une attention désespérée.

Maria ne l’avait jamais vu aussi agité… et aussi calme tout à la fois. Elle comprit que quelque chose d’anormal s’était passé, et crut que l’enfant venait d’être agressé par un singe. Pour s’assurer qu’il n’était pas blessé, elle le dévêtit et l’examina sur toutes les coutures. David se laissa faire sans opposer la moindre résistance. Ses yeux restaient collés à l’écran de la télévision qui diffusait le soixante-douzième épisode de la série Les Maîtres du Sabre. 

— Tu vas manger quelque chose, décida Maria.

Elle pensait que le fait d’ingérer de la nourriture apaiserait l’angoisse du gosse. Elle avait toujours cru en la vertu euphorisante des gâteaux et des sucreries.

David avala coup sur coup sept tartines dégoulinantes de confiture. Il mâchait d’une manière mécanique, sans prendre le temps de déguster. Maria eut l’impression qu’elle aurait pu tout aussi bien lui tendre une pantoufle barbouillée de gelée de citron, il l’aurait engloutie de la même façon.

Il était de plus en plus pâle, et ses narines pincées annonçait une syncope prochaine.

A la neuvième tartine il vomit, aspergeant l’écran du téléviseur et faisant disparaître les « Maîtres du Sabre » sous un déluge grumeleux et collant. C’est ce moment que choisirent les policiers pour faire irruption.

Tout d’abord. Maria se sentit affreusement gênée. Elle était en peignoir, une serpillière à la main. David hoquetait, nu sur un fauteuil. Les vomissures coulaient en gouttes grisâtres sur le récepteur. Elle n’était pas idiote, et elle repéra très vite l’étincelle de méchanceté qui traversa les yeux du lieutenant. Elle comprit aussitôt que le policier choisirait d’interpréter la scène défavorablement. Ses réflexes de grande dame se réveillèrent et elle décida qu’il était de son devoir de défendre son rang en faisant tout son possible pour contrarier les menées de ce petit fonctionnaire au sourire déplaisant.

Dès que Corco prononça le mot « meurtre », elle haussa les épaules.

— Ne soyez pas stupide, trancha-t-elle, cet enfant est en état de choc. Il est hors de question que vous l’interrogiez. Je suis une grande amie du maire, ainsi que du révérend Papanatas. Je vais immédiatement les appeler pour vous éviter un abus de pouvoir qui nuirait au déroulement de votre carrière…

Et devant Corco dont les lèvres paraissaient suturées par la colère, elle décrocha le téléphone pour former le numéro personnel de l’alcalde.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Buzo cassa la tablette de chocolat en deux et en tendit la moitié à David qui se tenait recroquevillé sur le sol, le dos contre le flanc de métal de la citerne. La nuit tombait sur le cloaque et le soleil se changeait en pieuvre rouge au ras de la mer. Une lumière bleuâtre coulait des nuages, les bruits changeaient de registre, prenant soudain une tonalité métallique qui les doublait d’un écho lointain.

« Les poils de la nuit poussent sur la peau du ciel », songea David en portant à ses lèvres les carrés de chocolat mou.

Il venait de passer une très mauvaise journée. Une journée à vrai dire épouvantable.

— Les flics t’ont torturé ? demanda Buzo en mâchonnant sa bouillie de cacao qui lui faisait les dents noires.

— Non, lâcha David. Maria m’a accompagné à l’hôtel de police. Elle a exigé d’assister à l’interrogatoire. Le lieutenant était salement emmerdé…

— Alors ils ne t’ont pas torturé, observa Buzo déçu. Je croyais que tu allais devenir un héros, qu’ils t’enfonceraient des matraques dans le cul ou qu’ils te coinceraient le prépuce dans l’angle d’une porte. Tu aurais beaucoup souffert pour finalement t’écrouler en chialant… comme dans les films.

— Le lieutenant m’a posé des questions. Il voulait savoir si la porte de l’appartement était ouverte quand je suis arrivé ou si j’avais les clefs, ou ci, ou ça… Je lui ai dit : « La porte était toujours ouverte, le trip de Bombicho c’était de se faire surprendre à poil, la bite à la main, en train de pisser, et de dire : « Oh ! pardon, je ne vous avais pas entendu venir ! » Je n’ai jamais vu cette foutue porte une seule fois bouclée. Bombicho aurait eu trop peur de rater l’occasion de se faire reluquer. C’était un sale bonhomme. Gluant. Il me tripotait toujours les cheveux. Des fois, en sortant de chez lui, je me plongeais la tête dans la fontaine de la place Parmido, pour ne plus sentir ses doigts humides sur mon crâne.

— Tant que c’était sur le crâne ! ricana Buzo. Les flics croient que tu as fait le coup ?

— Je ne sais pas. Ils m’ont beaucoup parlé d’Abaca ; c’est moche. J’ai l’impression qu’ils se sont fourré dans la tête que c’est un crime rituel. A cause des aiguilles…

David déglutit. Le chocolat avait un goût de rance qui passait mal. La présence de Maria drapée dans l’ombre occulte du maire l’avait protégé des foudres du lieutenant durant tout l’interrogatoire. Il avait bien compris que sans la présence de la veuve, Corco n’aurait pas hésité une seconde à le frapper. A plusieurs reprises il avait vu les mains du policier esquisser le départ d’une gifle, puis retomber, impuissantes. David avait dû raconter dix fois de suite son arrivée dans l’immeuble et la découverte du corps.

« Non, il n’avait touché à rien. Non, il n’avait vu personne…»

A la fin, le lieutenant avait essayé de l’entreprendre sur des sujets sexuels. La présence de Maria Estravieja l’avait obligé à user de périphrases compliquées et vaseuses. Mais David savait que s’ils s’étaient trouvés seuls, Corco lui aurait dit sans préambule : « Le vieux, il te tripotait, n’est-ce pas ? Et il te filait un pourboire pour que tu te laisses faire… Allez, dis-le ! »

A cette simple idée, David sentait redoubler son envie de vomir. Il se rappelait avoir tout salopé chez Maria. En plus, il avait loupé la fin de l’épisode des Maîtres du Sabre. 

« Vous devenez obscène, lieutenant ! » avait sifflé Maria, et Corco avait brusquement rougi.

On l’avait raccompagné jusqu’au bidonville, jusqu’à l’enceinte délimitée par les chevaux de frise. Corco était descendu, son adjoint, le gros Ségovio, avait dit d’un air pas rassuré :

« Vous êtes sûr qu’il faut entrer là-dedans, chef ? »

Ils étaient entrés, pas fiers, les yeux en coin, surveillant les abords des ruelles. Aussitôt les gens étaient sortis des baraques. Un air mauvais sur la figure et la bouche prête à mordre. Ils savaient tous que si l’on arrêtait Abaca, le bidonville tomberait immédiatement sous la coupe des frères Zotès. La sorcière était leur force de dissuasion, la seule capable de retenir Zamacuco en deçà des barbelés.

Tante Abaca était assise au fond du vieux rocking-chair, en plein soleil, occupée comme de coutume à faire cuire le démon qui poussait en elle. Le lieutenant s’était agenouillé pour la questionner. Il faisait affreusement chaud et la peau d’Abaca paraissait encore plus sèche que d’habitude.

« Où étiez-vous hier soir ? » Abaca s’était mise à fredonner une chanson indienne. Sa bouche remuait à peine. On aurait cru une grande poupée de cuir. La foule commençait à se rassembler autour de la maison-citerne. Cela faisait un cercle dont le silence pesait une tonne. Corco avait commencé à transpirer… pas seulement à cause de la chaleur. Et puis un homme avait fait un pas en avant. « Elle était chez elle toute la nuit, avait-il lancé. Je le sais, je suis insomniaque ; je suis resté jusqu’à l’aube assis au seuil de ma cabane. »

Et d’un seul coup, tout le monde se souvint d’avoir vu David et Abaca au cours de la nuit passée, à croire que le bidonville entier souffrait d’insomnie. Les uns étaient passés à telle heure, les autres dix minutes après, établissant un va-et-vient de Grands Boulevards devant la citerne, et ceci de la tombée de la nuit jusqu’au lever du soleil. « Je l’ai vue, elle travaillait sur ses chaudrons. » « Le gosse, mais oui il dormait. Oh ! on aurait dit un ange tombé du ciel. »

A la fin, Corco s’était redressé, vert de rage. Abaca fredonnait toujours.

— Qui a pu faire le coup ? répéta Buzo. Tout le monde se fichait pas mal de Bombicho. Sauf toi et ta tante, à qui il donnait des sous. C’est vrai que vous êtes les seuls suspects.

— Non, répliqua David sortant de sa torpeur, Ajo aurait tout intérêt à faire enfermer tante Abaca…

— Exact, ouistiti. Ta tante partie, le cloaque serait entre les mains des chevaliers. Mais il y a encore une autre possibilité.

— Laquelle ?

— Corco. Le lieutenant. Tout le monde sait qu’il rêve de faire raser le bidonville. S’il arrivait à prouver que le cloaque abrite des criminels, le maire lui donnerait le vert fer, et il pourrait charger à la tête de ses bulldozers.

— Le lieutenant ?

— Ouais. On dit qu’il a fait partie d’un escadron noir, jadis. Et qu’on l’a muté ici pour qu’il se fasse oublier. Le démon de la justice l’a peut-être repris. Il a tué Bombicho parce qu’il avait des allures de vieux vicieux, et parce que ce crime pouvait facilement retomber sur vos têtes.

— Tu crois qu’il aurait fait ça ?

— Tu as vu sa gueule ? Il est plein de tics nerveux. Si ça se trouve, il a agi en état second, et il ne s’en rappelle même plus.

— En état second ?

— Mais oui. Le coup du dédoublement de personnalité, on voit ça dans tous les films. Moi je trouve qu’il a bien une tête à se dédoubler dès que le soleil se couche. Il a tué Bombicho pour déclencher une vague de panique qui provoquera la destruction du bidonville.

David se mordit la lèvre inférieure. Buzo n’avait peut-être pas tort. En fait la mort de Bombicho profitait à beaucoup de gens. Abaca n’avait pas tué le vieux collectionneur, il en était presque certain…

Presque ?

Oui, bien sûr, il y avait l’aspect sexuel des choses. Abaca détestait tout ce qui tournait autour de ce sujet. Si elle avait fini par se convaincre que Bombicho pervertissait son neveu, elle avait très bien pu…

Non, c’était idiot. Tante Abaca ne se souciait plus que du démon qui vivait en elle. Ajo, par contre, faisait un très bon coupable ! L’idée d’utiliser les sondes métalliques pour transformer Bombicho en poupée criblée d’épingles était tout à fait dans son style. En éliminant Abaca, il devenait le maître du bidonville.

— Je crois que c’est Ajo, murmura David ; il y a si longtemps qu’il veut nous chasser.

— Si c’est Ajo-le-maigre, les flics ne le démasqueront jamais. Il est bien trop malin pour eux, observa Buzo avec une moue désabusée.

Il parut réfléchir intensément puis lâcha :

— En fait, il y a encore d’autres suspects : les singes. Ils ont commencé par tordre le cou des chiens, pourquoi en resteraient-ils là ? Si ça se trouve, ils vont se mettre à zigouiller un tas de gens au petit bonheur…

Les deux enfants s’observèrent en silence. L’hypothèse les excitait et leur faisait peur, tout à la fois. En une seconde ils furent soudain persuadés que l’enquête allait s’enliser en d’interminables piétinements. On suspecterait tout le monde : David, Abaca, Ajo, Corco… Tout le monde sauf les véritables assassins : les singes !

A présent la nuit les enveloppait de son pelage obscur, c’était l’heure où les théories les plus folles prennent soudain un relief inquiétant. Les singes… Les singes… Ils se jugeaient stupides de ne pas y avoir songé plus tôt. Ils éprouvèrent brusquement le besoin de se rapprocher l’un de l’autre pour se sentir moins vulnérables…

Buzo émit un ricanement trop appuyé et plongea la main dans son blouson. Il en tira un objet cylindrique que David prit tout d’abord pour une boîte de bière, et qui se révéla être une bombe à peinture.

— Ce soir je monte une opération de commando, fît-il en chuchotant. Je passe sous les barbelés et je m’avance en territoire ennemi !

— Qu’est-ce que tu racontes ? balbutia David, abasourdi.

— J’ai parié, dit sourdement Buzo ; je ne peux pas me défiler.

— Qu’as-tu parié ? Tu perds la tête ou quoi ?

— Non, j’ai parié avec Liza, la fille de la mère Muco, que je me glisserai ce soir sous les barbelés des Zotès et que j’irai écrire mon nom sur l’un des frigos collectionnés par Zamacuco.

— Tu es dingue !

— Pas du tout. Si demain Liza voit marqué « Buzo » sur l’un des frigos, elle enlèvera sa culotte et me laissera la dépuceler. Elle l’a juré.

David secoua la tête, anéanti. Il connaissait Liza, une petite allumeuse noiraude de quatorze ans, aux seins trop lourds pour son âge, et qui attisait les fantasmes de tous les jeunes coqs du bidonville.

— C’est dangereux, ton histoire, hasarda-t-il. Si Zamacuco te surprend…

— J’aurai dix fois le temps de battre en retraite. Il est trop lent pour me rattraper à la course. Non, j’ai surtout besoin de toi pour faire le guet. Tu siffleras si tu vois Ajo grimper dans son mirador. Okay ?

David soupira. Les enfantillages de Buzo lui semblaient totalement superflus dans la situation actuelle, et il avait eu son compte d’émotions pour la journée.

— Viens ! supplia Buzo. Si je n’ai personne pour surveiller mes arrières, ça va devenir trop risqué.

— Okay, capitula David. Mais ça va mal tourner, ton affaire…

— Tu dis ça à chaque fois. Si je n’étais pas là pour te secouer tu deviendrais un sacré trouillard !

Ils se mirent en marche. La nuit recouvrait maintenant le bidonville, et seules les lumières filtrant des baraques balisaient le tracé compliqué des ruelles. Buzo agitait fiévreusement sa bombe à peinture, et la petite bille cachée à l’intérieur du cylindre claquait de plus en plus vite au fur et à mesure que le liquide se fluidifiait.

— La Liza ! rêva l’apprenti voyou, je vais lui rabattre les genoux de chaque côté des oreilles et la clouer sur l’herbe. Elle va crier si fort que les singes prendront peur et retourneront dans la jungle ventre à terre !

Ces fanfaronnades laissaient David de glace. Il était inquiet. Chaque fois qu’il se rapprochait du centre du bidonville, il avait l’impression de poser le pied dans un territoire marécageux et putride semé de sables mouvants. Le terrain vague des frères Zotès prenait alors dans son esprit l’allure d’une place sacrée, dévolue aux pratiques magiques. C’était le cercle des sacrifices au milieu duquel officiait Zamacuco, le tueur de chats. Il planait sur cette clairière pelée, encombrée de vieilleries, une ombre froide et malfaisante. C’était l’un de ces endroits du monde où la nuit est plus gluante qu’ailleurs, où l’obscurité sent plus mauvais. Les barbelés délimitaient une zone nécrosée, un champ opératoire qu’il aurait fallu assainir par cautérisation, telles ces plaies sur lesquelles on pose un fer rouge.

La clôture entourait un gigantesque ulcère couvant au ras du sol. David aurait aimé que la foudre s’abatte du haut du ciel sur le mirador, foudroyant dans la même décharge Ajo-le-maigre et Zamacuco-le-fou.

— On arrive ! souffla Buzo en courbant l’échine.

Comme à chaque fois qu’ils s’aventuraient en zone interdite, ils se dissimulèrent derrière la carcasse de voiture dont les phares évidés touchaient les barbelés.

Buzo agita sa bombe à peinture. David eut envie de lui dire qu’il ressemblait à un sorcier agitant un grigri pour faire fuir les esprits malfaisants, mais il se retint.

— Ça va être rapide, murmura l’adolescent au crâne rasé. Tu ouvres l’œil. Si tu vois Ajo grimper dans le mirador, tu siffles, si tu vois Zamacuco ouvrir la porte de sa porcherie, tu siffles aussi, vu ?

— Vu. Mais ça va mal finir.

— T’occupe.

Buzo se mit à ramper vers les barbelés et David sentit les battements de son cœur s’accélérer. Tout cela était stupide. Dans la lumière de la lune, le hangar flanquant le mirador avait l’air découpé dans du carton bleu. La texture des objets, victime d’une mystérieuse perversion, avait changé avec la nuit. Les épaves de voitures n’étaient plus que de gros caramels mâchouillés, l’herbe ressemblait à du poil, et les barbelés brillaient comme des guirlandes de Noël.

David reniflait l’odeur sui generis du danger. Il aurait voulu faire un bond, saisir Buzo par les pieds et le tirer en arrière. Mais Buzo était beaucoup plus fort que lui, et de toute manière, il ne lui pardonnerait pas un tel acte de lâcheté. Mieux valait attendre en priant le ciel pour que Zamacuco ne fasse pas son apparition.

Buzo avait atteint les barbelés. Il avait posé sa bombe sur le sol, et, à l’aide d’un bâton, s’évertuait à soulever les fils de fer hérissés de piquants.

… Et soudain tout bascula.

Un paume moite s’abattit sur la bouche de David, comme un bâillon, tandis qu’une main s’insinuait dans son short pour lui empoigner les testicules. Il n’eut pas le temps de se défendre.

— Si tu bouges je te les arrache ! siffla une voix à son oreille, et il sentit des doigts de fer se refermer douloureusement sur son scrotum.

Il se convulsa sans parvenir à crier. La seconde d’après les chevaliers jaillirent de l’ombre. Ils étaient quatre. David compris qu’ils s’étaient jusqu’alors tapis dans le fossé d’écoulement serpentant autour des baraques. Il eut à peine le temps de penser (comme dans les feuilletons) « Nous sommes tombés dans une embuscade ! » que les garçons s’étaient jetés sur Buzo. L’un d’eux s’assit sur son dos, le maintenant la poitrine collé au sol, et à l’aide de deux longs tournevis taillés en pointe lui cloua les mains au sol. 

David hurla en même temps que son ami. Buzo tenta de se relever mais les outils, profondément fichés dans la terre, étaient trop difficiles à arracher. Il s’abattit, pantelant. Les bras en croix. Les deux manches de bois jaune sortaient de ses mains comme d’énormes clous. Le garçon qui s’était installé sur son dos lui martela la tête à coups de poing.

— Alors, les malins, ricana-t-il, on voulait jouer aux vétérans du Vietnam ?

Les autres gloussèrent en se donnant mutuellement des claques dans le dos.

— T’espérais te trombonner la petite Liza ? reprit celui qui paraissait commander le groupe. Pauvre cloche ! Y a longtemps qu’on lui a tous passé dessus. C’est elle qu’est venue nous prévenir. Même qu’on l’a fait reluire pour la peine, à deux. Un devant, un derrière !

Buzo se contorsionnait en retenant ses plaintes. Du sang commençait à couler de ses mains trouées. David voulut se débattre, la poigne de fer lui broya les bourses. Il gémit et des larmes coulèrent sur ses joues.

— Hé ! fais gaffe ! jeta le chef en se tournant vers celui qui maintenait l’enfant. Abîme pas le gosse de la sorcière, sinon elle viendra te trouer avec ses aiguilles, comme elle a fait pour le père Bombicho !

L’étreinte se relâcha immédiatement.

— Toi, on te veut pas de mal, cracha l’un des voyous en s’approchant de David, c’est ton copain qui t’a entraîné. Mais lui on va le soigner. Ouais !

Il s’approcha de Buzo et lui décocha un coup de pied entre les jambes.

— T’entends ? hurla-t-il. On va te soigner ! Mais c’est pour ton bien qu’on fait ça, pour t’ôter l’idée d’aller traîner chez les Zotès. Tu sais ce qui se passerait si Zamacuco te dénichait en train de peindre sur ses frigos ? Il est tellement pété qu’il te prendrait pour un chat et qu’il t’écartèlerait ! Oui, mon vieux ! Une jambe à droite, l’autre à gauche, et crac ! Il te déchirerait en deux, le père Zama ! pas vrai, les gars ?

— Ouais ! vociférèrent les autres. Crac ! Crac ! 

Ils gesticulaient en mimant une danse de guerre.

Le plus vieux d’entre eux n’avait pas dix-sept ans.

Buzo griffait la poussière du sol. Celui qui le chevauchait avait entrepris de lui frictionner le visage avec une poignée de gravillons.

— Alors tu voulais ridiculiser les chevaliers ? reprit le leader. Tu voulais t’envoyer la petite Liza ? La petite Liza c’est une de nos femmes, mets-toi ça dans la tête. On a droit de cuissage sur toutes les filles du bidonville. Et crois-moi, elles ne se font pas prier pour venir se faire décapsuler !

Il éclata d’un rire sauvage que les autres imitèrent aussitôt.

— Oh ! mais tu saignes, mon pauvre gars ! dit-il d’un ton doucereux. Tu t’es piqué en touchant aux barbelés ? Attends, frère Miko va te désinfecter…

Et, extirpant son pénis de sa braguette, il se mit à uriner sur les mains percées de Buzo.

Lorsqu’il se fut soulagé il ne prit pas la peine de rentrer son sexe dans son pantalon, et continua à parader, le membre à l’air.

— On va te laisser un souvenir, rigola-t-il. Puisque tu aimes tant la petite Liza, on va t’éviter de graver son nom sur les arbres, hein, les amis ?

— Ouais ! On va lui graver un beau cœur percé d’une flèche ! Un vrai gage d’amour !

David comprit que tout avait été soigneusement réglé à l’avance. Les voyous échangeaient leurs répliques comme des comédiens, ménageant leurs effets et prenant des poses. Brusquement ils s’abattirent sur Buzo et lui arrachèrent son pantalon et son slip.

— Un beau cœur ! hoqueta celui qui le chevauchait. Un beau cœur sur chaque fesse. Comme ça chaque fois qu’il s’assiéra, il pensera à sa bien-aimée ! Ouaaf ! Ouaf !

Il brandissait un couteau dont la lame venait de jaillir d’un déclic. David ferma les yeux au moment où la pointe de l’arme mordait la chair de Buzo. Il entendit le garçon gémir.

— Tiens-lui les jambes ! ordonna le chef. Et écris « Liza » avec des grandes lettres.

— J’y vois rien, protesta celui qui tenait le couteau ; ça saigne trop.

— Les cochons ça saigne toujours beaucoup, ça fait rien, continue !

Une longue minute s’écoula, puis un ordre claqua :

— Okay, ça suffit, il a son compte. On s’en va !

Une bourrade jeta David sur le sol. Quand il ouvrit les yeux, les chevaliers avaient déjà disparu. Buzo se plaignait sourdement. Le sang ruisselait de ses fesses tailladées. La blessure, ridicule, n’était pas de celle dont on peut se vanter. C’était exactement ce qu’avaient voulu les voyous.

David s’agenouilla à côté de son camarade. Les tournevis fichés dans la terre jaune l’hypnotisaient.

— Décloue-moi, souffla Buzo. Oh ! bon Dieu ! arrache-les !

— Je vais te faire mal…

— Ça fait rien, vas-y d’un seul coup.

David empoigna les manches de bois, un dans chaque main, et tira de toutes ses forces. Buzo hurla et se recroquevilla, les mains pressées contre le ventre.

— On va chez tante Abaca, chuchota David, elle va te soigner. Il ne faut pas que ton père te voie comme ça !

Buzo se redressa maladroitement. Le sang coulait le long de ses cuisses et il avait les poils du pubis saupoudrés de terre jaune. David le reculotta tant bien que mal. La bombe à peinture, abandonnée près des barbelés, brillait d’un éclat ironique.

Appuyés l’un à l’autre ils remontèrent lentement vers la maison-citerne. Abaca officiait, penchée sur ses gamelles. Elle ne fit aucun commentaire en découvrant Buzo.

— Déshabille-le, dit-elle simplement à son neveu. Il faut le désinfecter entièrement, sinon le venin des Zotès le pourrira de la tête aux pieds.

Buzo se laissa faire sans desserrer les dents. Il avait honte. Et David devina qu’il ne lui pardonnerait jamais d’avoir été témoin de son infortune.

« Tu vas perdre ton seul ami », songea-t-il avec un pincement désagréable dans la poitrine.

Tante Abaca apportait de la charpie et des onguents. David s’écarta pour qu’elle puisse examiner le blessé. Elle s’agenouilla en chantonnant.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

Ils raccompagnèrent Buzo deux heures plus tard, après lui avoir fait absorber une potion sédative. Le garçon semblait prostré, en état de choc. Abaca lui avait enveloppé les mains dans de la charpie, et il avait été convenu qu’on parlerait pudiquement « d’accident de travail » si le père de l’apprenti voyou venait aux nouvelles.

Buzo se glissa dans sa baraque sans un mot. Il titubait d’une démarche de somnambule. David se mordit la lèvre pour retenir un sanglot.

— Tu te rends compte, murmura-t-il en étreignant la main de sa tante, ils l’ont crucifié… avec des tournevis !

Abaca lui caressa la nuque mais ne dit rien. Ses doigts étaient rugueux comme un cuir bon marché.

David dormit mal, et l’image de Buzo, crucifié à l’envers, offrant au regard son postérieur au lieu de sa face, le poursuivit tel un symptôme éminemment démoniaque. Il lui semblait que quelque chose de néfaste venait de se produire, une sorte de musique d’ouverture, de parodie grinçante à la manière du démon.

Jusqu’à l’aube, il ne cessa de se retourner d’un flanc sur l’autre, obsédé par la vision de Buzo, Christ de pacotille, crucifié sur le ventre et portant sa plaie au niveau des fesses. Au matin, il dut franchir l’enceinte du bidonville pour aller aux provisions. A peine avait-il dépassé les chevaux de frise qu’il s’aperçut qu’une voiture le suivait. L’homme qui tenait le volant semblait chauve et arborait une énorme paire de moustaches. David hésita entre prendre la fuite ou réintégrer le cloaque. Pendant qu’il hésitait, la voiture fit un bond pour se porter à sa hauteur. Quand elle s’arrêta l’homme se pencha et ouvrit la portière.

— Monte, petit, dit-il avec une voix teintée d’accent américain, je voudrais te parler.

David esquissa un mouvement de recul.

— Tu m’as peut-être vu au commissariat, reprit le moustachu, mais je ne suis pas flic. Ne crains rien.

La voiture s’était rangée le long du trottoir. David se glissa sur le siège avant.

— Vous voulez m’interviewer ? L’homme sourit.

— Non, pas vraiment. Je suis journaliste mais les faits divers ne m’intéressent pas. Je m’appelle Mikofsky. Mathias Mikofsky. Je voulais juste te dire que je vous crois innocents, toi et ta tante.

— Ça tombe bien, moi aussi, gouailla David en forçant dans la désinvolture.

Le reporter sortit un étui à cigares de sa poche. En tendit un à David qui refusa.

— Il y a quelque chose qui me gêne dans cette affaire, dit-il en mordillant son épaisse moustache. Ce flic… le lieutenant Corco, il me fait un peu peur. Il a l’air de vouloir ta peau.

David déglutit.

— J’ai l’impression qu’il est un peu dérangé, continua Mikofsky. Il y a de drôles d’histoires qui circulent à son sujet. Des histoires d’escadron de la mort… Je crois qu’il t’a jugé d’avance. Pour lui tu es coupable. S’il ne peut pas te coincer officiellement, il s’arrangera pour qu’il t’arrive un accident. Je tenais à te prévenir. Ne traîne pas dans les rues la nuit. On ne sait jamais…

Il alluma le cigare, souffla un nuage de fumée âcre.

— Son obsession, c’est d’avoir le feu vert pour raser le bidonville et vous expatrier vers la capitale, dit-il en fixant un point dans le vide. Ça ferait du dégât si les bulldozers rasaient vos cabanes ?

David sursauta, piqué au vif.

— C’est sûr ! lança-t-il. Les gens ne se laisseraient pas faire. Et puis il y a les frères Zotès. Si les bulls enfoncent leur clôture, ils les accueilleront avec des bâtons de dynamite. Ce sera une sacrée bagarre.

— Je m’en doute, fit le journaliste sans sourire. En attendant c’est une véritable idée fixe chez Corco. Il ne veut pas l’avouer, mais la mort de Bombicho apporte de l’eau à son moulin. J’ai essayé de le raisonner mais il ne veut pas comprendre et chercher le vrai criminel là où il se trouve.

— Vous connaissez le vrai criminel ? hoqueta David.

— Bien sûr. Ce sont les singes. Et ils vont recommencer. J’ai assisté à un truc semblable en Afrique. Seulement personne ne veut l’admettre, chacun se cherche un coupable à sa mesure. Tu comprends, c’est un phénomène de psychose collective. Chacun choisit pour assassin l’être qu’il déteste le plus au monde et rejette sur lui le poids du crime. Corco t’a choisi, mais je suis sûr que tu as toi-même une idée bien précise sur l’identité du coupable, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua David. Je crois que c’est Ajo Zotès.

— Tu vois !

— Vous voulez dire que personne n’a tué Bombicho ?

— Personne d’humain. L’assassin est un singe, mais tout le monde va se servir de ce crime pour accuser tout le monde. C’est là que l’affaire devient passionnante ! Il y a de quoi faire un bouquin là-dessus.

— C’est pour ça que vous vouliez me parler ?

— Un peu, oui… Et puis je voulais aussi te dire de faire très attention. Arrange-toi pour ne jamais rester seul avec Corco. S’il t’embarque de force, essaye de me faire prévenir. Je ne voudrais pas qu’il te pousse à avouer n’importe quoi.

David hocha pensivement la tête.

— Vous croyez vraiment que c’est un singe qui a fait le coup ? murmura-t-il en dévisageant anxieusement le journaliste. Ça paraît dingue, non ?

— Pas du tout. On a volé le territoire de ces bêtes ; de plus j’ai découvert que le lieutenant s’amusait à les harceler certaines nuits en leur tirant dessus au revolver. Il existe des animaux qui partent en guerre, comme les humains. On a écrit un tas de livres là-dessus. Les singes ont déclaré la guerre à San Carmino. Ils ont tué Bombicho, et ils tueront encore d’autres personnes. Le plus fascinant c’est qu’ils agissent en toute impunité. Personne ne veut d’eux comme coupables, sinon pour tuer des chiens. Les hommes vont s’entraccuser, s’entre-déchirer sous le nez des macaques ! C’est peut-être ça l’ironie du sort.

— Et si vous en parliez au maire ?

— Il me rirait au nez. Et puis je suis américain. On me tolère, sans plus. Corco peut me faire expulser du jour au lendemain. Il nie la vérité. Un animal assassin ne l’intéresse pas… Il préfère croire qu’il s’agit d’un homme, et plus particulièrement d’un homme vivant dans le bidonville, parce que cela sert sa haine, parce que cela lui donnera l’occasion de vous expulser !

David songea subitement que le journaliste ne prenait en considération que la partie émergée de l’iceberg. Il s’en tenait aux faits rationnels… or l’explication n’était peut-être pas là. 

— Okay, lâcha enfin Mikofsky, il vaut mieux que tu partes maintenant. Je préfère qu’on ne nous voit pas trop ensemble.

Ils se séparèrent avec un certain sentiment de gêne, comme des pécheurs qui, sortant d’un confessionnal nimbés d’absolution, savent dans le fond de leur cœur qu’ils n’ont pas dit toute la vérité.

David regarda la voiture s’éloigner. Elle était noire. Il y vit un mauvais présage.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

Maria Estravieja retira le bac à glaçons du réfrigérateur, fît tomber les petites cubes translucides dans un gant de toilette et promena la poche de tissu-éponge glacé sur sa gorge. Elle mourait de chaud. La climatisation déréglée transformait depuis deux jours l’appartement en étuve. Des veines dilatées battaient en permanence à ses tempes, et dès qu’elle penchait la tête en avant, un sang lourd, épais, emplissait sa boîte crânienne, tirant un voile rouge sur sa rétine.

Elle qui avait horreur du négligé, vivait en peignoir, les poils des aisselles et du pubis englués par la transpiration. De temps à autre elle entrebâillait le vêtement, fronçait le nez avant de conclure : « Je sens l’urine…»

Elle s’approcha des volets à la recherche d’un peu de fraîcheur, mais la tôle surchauffée craquait comme un four qui refroidit. Maria se laissa tomber sur le canapé. Son regard ne pouvait se détacher des fentes lumineuses trouant les panneaux articulés des volets à intervalles réguliers. Le moindre craquement la faisait sursauter. Le plus petit frémissement du rideau de fer lui donnait l’impression qu’une ombre venait de sauter sur la barre d’appui de la fenêtre…

Alors elle se mettait à fixer les fentes de plus belle, attendant la minute où les gros doigts velus s’y glisseraient, masquant la lumière.

« Il va venir, pensait-elle dans le brouillard sanguin de la confusion mentale, il va venir… Archibald… Il aura emprunté la peau d’un singe pour arriver jusqu’ici. Il va te punir de l’avoir enterré à la sauvette. Il te griffera, te mordra… Te violera peut-être ? » 

Elle avait conscience d’être en train de perdre la raison.

— Hystérie, se murmurait-elle, je sombre en plein dans l’hystérie de la ménopause !

Elle promenait le gant de toilette sur son visage, ses seins, mais les glaçons fondaient trop rapidement, la laissant mouillée et moite. Les heures s’écoulaient, interminables, sans qu’elle cesse une seconde de penser à son mari. A son mari mort. A son mari mort et enterré… Enterré chez les singes ! 

La culpabilité et la honte lui emplissaient le cerveau d’images insupportables. Pourquoi ne s’était-elle pas davantage souciée des modalités d’ensevelissement ? Elle ne savait pas. A l’époque tout lui avait paru correct. Le cimetière enchâssé dans l’étau végétal de la jungle lui avait laissé une impression charmante et pittoresque. Elle se souvenait des murs blancs… De cet autel de marbre dressé en plein air, des angelots de pierre polie qui sortaient de terre au détour de chaque allée. Lorsqu’elle était venue se recueillir sur la dalle elle avait été frappée par le ballet des perroquets dans les branches, et leurs jacassements nasillards. Elle avait pensé que ce champ du dernier repos valait cent fois mieux que ses homologues urbains, noyés dans le brouillard des pots d’échappement, et sur les dalles desquels on découvrait souvent des clochards se chauffant au soleil !

A présent, tous ces arguments se délayaient dans sa propre sueur. Pourquoi n’était-elle jamais retournée fleurir la tombe d’Archibald ? Elle n’en savait rien. Quelque chose l’en avait empêchée. Une angoisse secrète ? La peur de se retrouver soudain seule entre les quatre murs blancs délimitant le cimetière ? A San Carmino on n’évoquait jamais les rites funèbres, et des fêtes comme la Toussaint se passaient dans une semi-clandestinité un peu honteuse. Les morts appréciaient-ils cet abandon ? Probablement pas.

Le gant n’était plus qu’une poche molle et tiède, elle le laissa tomber sur la moquette. Une idée traversa soudain son esprit, fulgurante : la tombe d’Archibald était peut-être intacte, après tout ! Elle s’inquiétait sûrement à tort. Les singes n’avaient pas retourné tout le cimetière, que diable ! Le cercueil de son mari avait été épargné, elle le sentait Archibald n’avait eu à souffrir d’aucune souillure. Il reposait en paix, dans une boîte hermétique et solide qui résisterait à la pourriture des années durant…

Cette perspective la rendit haletante, en même temps que grandissait en elle une nécessité impérieuse : Elle devait aller vérifier la chose par elle-même ! Elle devait se rendre au cimetière sans plus tarder… 

Elle se dressa, agitée et tremblante, rejeta le peignoir humide et demeura un moment entièrement nue dans la pénombre de la pièce. Ses seins lourds frémissaient, luisants de sueur. Maria aperçut son reflet dans une vitrine et cette image la mit mal à l’aise. Elle se trouva l’air d’une courtisane usée qui vient de transpirer sous un homme un après-midi durant.

Se détournant, elle entreprit de s’habiller à la hâte. Elle choisit de passer un tailleur blanc et des chaussures de marche. En guise de pénitence elle irait jusqu’au cimetière à pied, sous le soleil de midi.

— Je nettoierai la tombe, décida-t-elle en jetant quelques outils de jardinage dans un grand sac de cuir.

C’étaient des outils de poupée, qui servaient à l’entretien des fleurs domestiquées poussant sur la terrasse. Elle prit une ombrelle rose, un peu démodée… et le gros revolver d’ordonnance qui avait fini par déposer une tache huileuse sur la marquèterie du guéridon.

« Pour les… singes », pensa-t-elle, en réalisant qu’elle n’oserait jamais presser la détente de l’arme.

Elle quitta l’appartement au plus fort de la chaleur. La cité était déserte. Derrière leurs volets, les gens achevaient de déjeuner… ou entamaient déjà la longue sieste de l’après-midi dont ils n’émergeraient pas avant dix-sept heures.

Maria ouvrit l’ombrelle. Elle se sentit toute petite et très vulnérable entre les immeubles. Il y avait plusieurs mois qu’elle n’était pas sortie de chez elle et ses jambes lui parurent anormalement molles. Elle fit quelques pas d’une démarche de convalescente, aspira un peu d’air brûlant et affermit sa démarche.

Elle n’avait pas fait trente mètres qu’elle était déjà ruisselante de sueur. La chaleur se révélait effroyable, et, l’espace d’une seconde, elle fut tentée de rebrousser chemin et de remettre son pèlerinage à plus tard. Dans un sursaut de volonté, elle cambra les reins et s’invectiva mentalement. Ses pas n’éveillaient aucun écho entre les façades. On eût dit qu’elle pesait à peine plus lourd que son ombre. Cette constatation ne fit qu’aggraver l’impression de fragilité qui s’installait en elle. Elle se força à ricaner mais ne parvint à émettre qu’un couinement un peu ridicule, une sorte d’éternuement de jeune fille bien élevée.

— « Maria s’en va t’en guerre ! » chantonna-t-elle d’une voix acide.

Mais la suite des paroles mourut sur ses lèvres desséchées : …ne sait quand reviendra ? 

Elle haussa les épaules, agacée.

« Le soleil va me cuire sur pied avant que je puisse atteindre l’extrémité du boulevard », constata-t-elle amèrement. Déjà ses mains rougissaient. La sangle du cuir du sac lui sciait l’épaule, l’asphalte surchauffé lui dévorait la plante des pieds à travers l’épaisseur de ses semelles. Malgré tout elle continua à avancer. Son intelligence se dissolvait un peu plus à chaque mètre parcouru. A travers son éblouissement, elle ne percevait plus les immeubles que sous la forme de hautes falaises de craie. Personne ne la retenait. Elle sortait de la ville et aucune voix ne lui criait de faire demi-tour. Cette constatation la plongea dans la perplexité. Elle s’était un petit peu attendue à ce qu’on se précipite derrière elle pour tenter de la retenir… de la raisonner… Elle aurait opposé un visage noble et affermi par la résolution. Elle aurait dit : « Vous ne m’empêcherez pas d’aller fleurir la tombe de mon mari ! » Au lieu de ça, elle marchait vers la périphérie dans l’indifférence générale. La cité lui parut d’un seul coup offerte, affaiblie comme un organisme miné par un jeûne prolongé.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, nous manquons tellement de sang frais. Des vieux… rien que des vieux. Des apprentis cadavres…

Les immeubles s’espaçaient. Les pelouses se changeaient en étendues de paille sèche. Elle comprit qu’elle atteignait les confins du boulevard. Dans quelques minutes l’asphalte s’écaillerait et elle foulerait la terre jaune de l’ancienne piste. La végétation reprenait ses droits, tricotant d’invraisemblables fouillis de tiges. Les branches des arbres tissaient un dôme au-dessus de la route, et la lumière, filtrant à travers l’épaisseur des feuilles, prenait une teinte glauque de marécage.

Maria s’arrêta au seuil de cette cathédrale végétale dont les lianes avaient fini par constituer de véritables rideaux velus qui ruisselaient en cataractes du haut des frondaisons. La jungle commençait là, humide, charnue, dégoulinante de sève. Des stridulations mystérieuses emplissaient l’air et agaçaient le tympan. Maria eut la sensation d’être entrée dans un monde soumis à des lois physiques et chimiques inconnues. Désormais tout était possible. Tout. Une immense fatigue s’abattit sur ses épaules… Une fatigue que gangrenait un début de peur.

— Je vais fleurir la tombe de mon mari, récita-t-elle à mi-voix, je ne risque rien.

Pourquoi as-tu emporté un revolver, alors ? lui chuchota sa conscience embrumée. Le revolver ? Oh ! bien sur, c’était un manque de tact. Mieux valait s’en débarrasser avant de froisser les susceptibilités. 

Elle ouvrit le sac, en tira l’arme et la déposa sur une pierre blanche, en gage de bonne volonté. Ainsi on pourrait se rendre compte que ses intentions étaient pacifiques. (Oui ça : « On » ?)

Lorsqu’elle se redressa, elle réalisa que San Carmino se trouvait à des années-lumières. Elle eut la quasi-certitude d’être en train de la contempler à travers le hublot d’un avion s’arrachant d’une piste d’envol. Des insectes sortirent de l’humus pour s’insinuer dans ses souliers. Elle sentit distinctement le grouillement de leurs pattes minuscules sur ses orteils mais ne trouva aucune énergie pour se déchausser. Les broussailles gluantes l’entouraient, salissant son tailleur blanc de longues balafres vertes. Les feuilles, les tiges, tout cela craquait dès qu’on faisait mine d’y poser la main. Une sève épaisse, spumeuse, vous gouttait alors sur les épaules et les doigts. Maria ne put refouler l’image de bubons trop mûrs éclatant sous le fil du scalpel, pourtant ce rapprochement n’installa aucune répulsion dans son cœur. Elle continua à se répéter qu’elle ne risquait rien puisqu’elle venait les paumes offertes, sans haine et sans crainte. (Sans crainte ?)

Elle chercha à s’orienter. La tête lui tournait. Elle se rappelait qu’un ange de pierre blanche indiquait la route de son doigt tendu, et qu’il suffisait de grimper un petit sentier pavé de larges dalles pour arriver à la grille du cimetière.

Elle trébucha dans les ornières, et finit par découvrir l’ange en question dix mètres plus bas. La mousse lui mangeait les ailes et un lézard avait fait son nid dans l’ouverture de sa bouche. Maria grimaça. Le pire c’étaient ces ailes vertes, qui paraissaient velues, couvertes de poils fibreux… et prêtes à remuer. Elle recula instinctivement et accrocha son ombrelle à un buisson d’épines. La soie délicate se déchira dans un gémissement plaintif.

Je ne risque rien puisque je viens en paix et que… Et quoi ? Tu as un ami en ces murs ? En es-tu vraiment certaine ? 

L’herbe avait submergé les dalles du chemin, il était visible que le lieu souffrait d’un manque d’entretien flagrant.

« Si la tombe d’Archibald est intacte, je viendrai la désherber toutes les semaines », se promit Maria.

Elle aspira une bouffée d’air moisi. Toute la forêt empestait l’humus, la grande pourriture végétale. Comment les cadavres pouvaient-ils échapper aux processus dévorants de cette terre affamée ? On devait succomber à l’assaut des sucs digestifs, à peine enterré. La terre vous engluait dans sa moiteur, la sève vous pénétrait comme une salive chargée de diastases…

Maria se secoua. Pourquoi ses jambes se faisaient-elles subitement si lourdes ? Il n’y avait que ce petit raidillon à escalader, tout de suite après c’était le cimetière. Un cimetière à peine plus grand qu’un petit square.

Un square extraordinairement tranquille, du moins jusqu’à une date récente ! 

« Laisse tomber ! pensa-t-elle. Fiche le camp… tu pourras toujours te dire que tu as essayé. »

Une peur brutale venait de s’emparer d’elle. Elle l’avait senti jaillir du cimetière pour venir à sa rencontre, comme un courant d’air glacial. Elle avait éprouvé un choc physique véritablement palpable, comme si elle avait subitement heurté un mur élastique, caoutchouteux… et invisible.

Elle fut envahie par la certitude que son mari tentait de lui dire quelque chose… Qu’il essayait de lui faire peur pour qu’elle ne persiste pas dans son dessein de franchir la grille du cimetière. Il faisait courir sur sa peau une chair de poule qui semblait crier : « Je ne t’en veux pas mais je t’en supplie, pars ! Pars avant qu’il ne soit trop tard ! Oh ! par pitié !…» Pourtant le petit chemin l’attirait. 

Elle fit un pas, puis un second… Elle était comme anesthésiée. Ses muscles ne lui obéissaient plus. Elle ne voyait que le mur blanc et la grille ouverte. Une grille tout entortillée de lianes et rougie par l’oxydation. Des lézards couraient à la surface du mur d’enceinte. Ils pullulaient, sortant par grappes entières des fissures comme à l’approche d’un tremblement de terre.

« Il ne faut pas que je monte…» Mais un fil invisible la tirait, pas après pas.

Elle entendit des froissements, des courses, des rebonds. Des bruits humides comme peuvent en produire des pieds nus courant à la surface du marbre… à la surface d’une pierre tombale. Elle montait toujours.

Les fissures de la muraille continuaient à vomir un pêle-mêle d’insectes et de bestioles qui tombaient en cataracte de tous les trous et anfractuosités, comme si les briques creuses avaient contenu des dizaines de kilos de vermine. Cela se contorsionnait, gigotait, palpitait dans un grouillement infâme de pattes et de mandibules. Curieusement détachée, Maria avançait sans ressentir le moindre dégoût. Le tapis d’élytres et de carapaces craquait sous ses semelles, tandis que les plus hardies des scolopendres tentaient de se lancer à l’assaut de ses chevilles. Elle n’y prit pas garde. Elle savait que tout cela était de peu d’importance en regard de ce qui se passait de l’autre côté de la grille.

Lorsqu’elle atteignit enfin le seuil du cimetière, la lumière baissa d’un coup, l’enveloppant dans un brouillard verdâtre évoquant cette vase que les scaphandriers font lever des grands fonds au cours de leur progression malhabile. Elle eut le réflexe de tendre les mains pour éclaircir l’eau, puis elle réalisa la stupidité de son geste. Ses doigts touchèrent la grille que les lianes recouvraient à la manière d’un buisson d’algues. Malgré l’obscurité qui s’installait, elle distingua l’autel de marbre blanc qu’on avait dressé au fond du cimetière en prévision de cérémonies en plein air qui n’avaient jamais eu lieu. Des silhouettes bossues avaient pris position autour de la table de pierre polie, mais l’opacité qui régnait entre les murs d’enceinte empêchait de les identifier au premier regard. 

Il fallait qu’elle remonte la travée centrale, qu’elle s’avance entre les dalles vers cette tache blanche. Elle suffoqua, l’espace interne délimité par les murs du cimetière avait pris une consistance gélatineuse qu’elle devait brasser pour conserver son équilibre. Cela rappelait la bouillie translucide des œufs de grenouilles agglutinés en grappes instables et tremblotantes.

« Une gelée, pensa Maria ; je suis en train de nager dans l’un de ces desserts anglais qui ressemblent tellement à des méduses parfumées…» Et soudain elle vit les singes… Ils étaient douze, attablés autour de l’autel comme les convives d’un banquet grotesque. Leurs faces pelées et rosâtres étaient toutes tournées vers la haute silhouette blême qui présidait le repas.

Maria se figea, et son cœur sauta dans sa poitrine comme s’il voulait rompre ses attaches. L’invité d’honneur du banquet des macaques était un homme… Un homme abîmé par son long séjour dans la terre humide et grouillante du cimetière…

Un cadavre… 

Il était nu, et sa peau tendue, boursouflée, présentait des zones de colorations étranges allant du bleuâtre au marron foncé. Dans une sorte de détachement onirique, Maria se fit la réflexion qu’il était fort éloigné des cadavres tels que le cinéma d’épouvante se plaît à les représenter. Aucun os ne crevait la chair, aucun viscère ne jaillissait des cavités de la poitrine ou de l’abdomen, non… Il n’y avait que cette peau bizarrement décolorée qui faisait de lui un patchwork d’outre-tombe, une sorte d’arlequin au costume froid et gluant. Ce n’était qu’un homme nu parsemé de taches douteuses comme on en trouve souvent sur les vieux murs marbrés d’humidité, mais ces marbrures étaient celles d’une décomposition sous-jacente, d’un travail de putréfaction que les chairs parvenaient difficilement à contenir. On le sentait au bord de la rupture… du déchirement.

Les singes contemplaient le mort avec une attention extrême et une sorte de… respect.

— Bon Dieu ! gémit Maria, ils ont tiré un cadavre de son cercueil, un cadavre statufié par la rigor mortis, et ils l’ont appuyé contre l’autel… comme un mannequin ou un épouvantait ! 

Elle titubait au centre de la travée, enivrée par le parfum violent de la sève dégouttant des feuilles, de la terre remuée et… de la chair pourrie.

Elle se sentait presque rassurée à présent. Les singes lui avaient fait une farce macabre… une blague de carabins, rien de plus. Le mort avait les yeux clos et les bras croisés sur la poitrine. Les taches bleues et jaunes qui marbraient son torse et son abdomen trop gonflé faisaient songer aux dessins d’une carte de géographie.

« On ne peut pas le laisser comme ça, se dit Maria, dès mon retour je préviendrai le père Papanatas et…»

Et le cadavre bougea.

Maria battit des paupières, certaine qu’elle venait d’être victime d’un jeu de lumière. Il faisait si sombre dans cette clairière. On se serait cru au fond d’un aquarium sale et…

Le mort bougea à nouveau.

« Les singes l’ont bousculé, balbutia mentalement Maria, il va s’écrouler. Oh ! mon Dieu ! Faites qu’il n’éclate pas ! Je serais incapable de le supporter… 

Le cadavre leva les bras…

Maria crut qu’elle allait avaler sa langue. Le mort avait levé les bras en un geste symétrique et lent. Une sorte de figure chorégraphique non dénuée de beauté. Ses mains se trouvaient à présent à la hauteur de ses épaules. Comme le reste du corps, elles étaient marbrées de flétrissures trahissant la déliquescence interne. – Non… gémit Maria, non… Obéissant à un signal mystérieux les singes se rapprochèrent. Six du côté droit, six du côté gauche. Le cadavre étendit les bras au-dessus de leurs têtes, comme s’il voulait les bénir. Ses gestes n’avaient rien de saccadés, tout juste étaient-ils un peu mous et mal ajustés.

Les mains s’abaissèrent, les doigts écartés, paumes tournées vers la terre.

Sur la gauche un singe s’approcha et saisit la main tendue du cadavre entre les siennes. Maria comprit qu’il s’agissait d’une parodie grotesque de serment d’allégeance. Maintenant la bête allait baiser la main du mort comme on baise le rubis ornant le doigt d’un évêque et…

Le singe s’inclina, ouvrit la bouche, et d’un coup de dents sectionna l’index gauche du cadavre qu’il avala avec un glapissement douloureux. 

Ses congénères se précipitèrent aussitôt, les crocs découverts, chacun d’entre eux sectionna l’un des doigts du mort et s’écarta pour laisser la place. Cette discipline cérémonieuse avait quelque chose de véritablement effrayant. Maria eut soudain la certitude que le revenant était heureux de cette gourmandise bestiale. Elle crut qu’il allait ouvrir la bouche pour dire d’une voix étouffée par les morsures montantes : « Prenez… car ceci est ma chair, mangez, car ceci est mon sang. » Le blasphème l’épouvanta. Douze singes, douze apôtres ! Elle était bien en présence d’une caricature démoniaque de la Cène. Mais cette fois, le cadavre et ses disciples prenaient les paroles de l’Écriture au pied de la lettre. Le Maître se laissait complaisamment dévorer, se réjouissant des dents jaunâtres dont les mastications émiettaient son corps. Déjà la main gauche n’était plus qu’un alignement de moignons inégaux. Maria se prit à souhaiter de toutes ses forces une syncope libératrice, mais sa conscience – étonnamment courageuse –, semblait refuser la lâcheté d’une telle porte de sortie. 

« C’est la preuve que je suis en train de rêver, décida-t-elle, dans la réalité je me serais déjà évanouie ! »

« Oui, lui susurra une voix mauvaise, mais si c’était un rêve tu te serais déjà réveillée ! » 

Le revenant oscillait sous les coups de dents. Il ne restait plus désormais que deux disciples, ceux-ci mordirent dans chaque paume, secouant la tête pour prélever leur hostie de viande corrompue. La cérémonie prenait fin. Dans quelques secondes le charme serait rompu, Maria sentit que les singes allaient redevenir de simples animaux et qu’ils…

Elle fit un effort titanesque pour s’arracher à sa contemplation et revenir sur ses pas. Ses oreilles bourdonnaient. Elle entendit un choc lourd et mou… comme si le cadavre venait brusquement de s’écrouler, suivi de pépiements hystériques. Tout de suite les singes se mirent à pousser des cris stridents en labourant le gravier des allées. Maria voulut courir mais le sang bourdonnait à ses tempes.

« Je vais avoir un transport au cerveau ! » songea-t-elle en se retenant à la grille. Un goût de bile lui envahit la bouche.

Alors qu’elle perdait conscience elle vit que les singes l’avaient attrapée et qu’ils l’entouraient en gesticulant. Elle voulut faire un pas en direction de l’allée mais ses jambes ne la portaient plus, elle tomba sur les dalles du chemin. Au même moment elle éprouva une violente douleur au mollet.

L’une des bêtes venait de la mordre.

Lorsqu’elle reprit conscience, la première chose qu’elle entendit fut le jacassement des perroquets sous la voûte des arbres. Elle était étendue sur le dos, au milieu du chemin pavé et un rayon de soleil tombait directement sur son visage. Aucune souffrance ne vrillait son corps et ses vêtements n’étaient pas même déchirés.

Elle se redressa sur un coude, perplexe. Les perroquets s’ébattaient dans les branches, semant çà et là des plumes multicolores. La lumière du sous-bois, bien que tamisée par les arbres, avait perdu son aspect glauque et poisseux. Maria se redressa péniblement. Elle avait sali son tailleur et se sentait molle, sans force. Son cerveau tournait à vide en répétant assez stupidement le refrain d’une chanson à la mode.

Elle hésita, puis fit quelques pas jusqu’à la grille du cimetière. Les fissures de la maçonnerie n’étaient plus que des fissures, et, si l’on exceptait deux ou trois scolopendres serpentant entre les plantes grimpantes, aucun insecte ne jonchait l’herbe.

— J’ai eu une hallucination, murmura Maria, un de ces coups de folie de la ménopause. Il faisait trop chaud… la route m’avait épuisée…

Elle se tâta le front, le trouva chaud. Peut-être avait-elle contracté une insolation ? Elle était si peu habituée à marcher en plein soleil…

Il n’y avait pas de singes à l’intérieur du cimetière… et pas de mort couché près de l’autel. De gros lézards adhéraient aux stèles de marbre blanc, chronomètres vivants rythmant le temps grâce aux pulsations de leur gorge contractile. Pas de singes… Pas de cadavre violacé… RIEN. Elle recula, n’osant s’avancer davantage dans la travée. A présent il fallait rentrer, prendre une douche et se coucher avec un calmant. Elle s’étendrait sur son lit, en peignoir, et tenterait de lire l’un de ces petits romans à l’eau de rose qu’elle faisait venir de la capitale sous pli fermé. La collection s’appelait « Lumière d’Amour », et son auteur vedette signait d’un pseudonyme français : Isadélia de Vermanoir. Tous ses livres étaient parfaitement stupides… mais tellement rassurants, tellement optimistes !

Maria entreprit de descendre le raidillon. Chemin faisant elle nota que la jungle n’avait rien de repoussant. Les couleurs et l’irisation du soleil dans les gouttes d’eau en faisaient bien au contraire un décor d’une grande beauté. Elle avait été victime d’un coup de fatigue, rien d’autre. Pourquoi aussi avait-elle été assez idiote pour s’aventurer sur les routes à l’heure la plus chaude de la journée ?

Au moment où elle retrouvait l’asphalte du boulevard, elle rencontra le père Papanatas qui la considéra les sourcils froncés. Il lui demanda avec une réelle inquiétude si elle s’était rendue au cimetière et si…

Maria éclata d’un rire trop haut perché, et lui opposa qu’elle avait fait une charmante promenade.

— Vous êtes sûre que tout va bien ? insista le prêtre.

Et Maria vit qu’il regardait fixement ses jambes. « Mon Dieu ! songea-t-elle, mes bas doivent être déchirés. Je vais avoir l’air d’une souillon. »

Elle baissa aussitôt les yeux vers ses chaussures. Comme elle l’avait craint, ses bas étaient constellés « d’échelles », mais il y avait autre chose : une marque rougeâtre et enflammée sur son mollet, comme l’empreinte d’une morsure… 

C’était cette blessure qui avait attiré l’attention de Papanatas. Ces deux arcs de cercle à l’opposition symétrique, et qui ressortaient en une chaîne de petits hématomes bleuâtres sur un fond de chair envenimée. Une seule morsure. Une seule…

Maria haussa les épaules et tapa du plat de la main sur sa jupe pour en faire tomber la poussière. Ce n’était pas du tout douloureux… C’était même parfaitement insensible.

Le père Papanatas la fixait avec une attention trop soutenue et même déplacée chez un homme d’Église. Maria prit congé avec une certaine irritation ; elle avait hâte de se retrouver seule.

« Maintenant, je ne vais plus du tout m’ennuyer », pensa-t-elle sans même savoir ce qui avait bien pu motiver une telle observation.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Ajo Zotès regardait tomber la nuit. Il était allongé dans son hamac, et la brume bienfaisante de l’alcool de palme engourdissait son cerveau.

Il était allongé dans son hamac, oui… et voyait la nuit descendre sur le bidonville avec la lenteur de ces liquides épais qui se mêlent à l’eau des fleuves en volutes paresseuses. Ainsi la tache qui envahissait le ciel lui rappelait-elle les émanations huileuses qui montent des sous-marins éventrés par les grenades de profondeur. Ou encore cette brusque fumée rougeâtre qui trouble la mer lorsqu’un requin passe à l’attaque et emporte dans sa gueule la jambe d’un pêcheur de corail. Malgré la chaleur humide, ou justement à cause d’elle, Ajo frissonna.

Du fond de son ivresse, une voix lui criait qu’il ne devait pas rester là, vautré, en suspension au-dessus du sol. Qu’il devait se lever et aller fermer la porte du hangar. C’était idiot, bien sûr. Il était chez lui, retranché derrière sa ceinture de barbelés… et il avait Zamacuco…

Pourtant la voix continuait à chantonner dans son cerveau :

« Quelqu’un va venir… du fond de la nuit. Il t’emmaillotera dans ton hamac comme un animal qu’on prend au filet. Tu pourras toujours te débattre mais les mailles t’envelopperont, entravant tes gestes. Alors l’être surgi des ténèbres t’emportera sur son dos et…» 

Ajo se redressa d’un coup de reins. Ses yeux restaient soudés à la porte ouverte du hangar. Elle semblait loin, cette porte. Et si lourde !

L’obscurité poursuivait ses épanchements. Le ciel ne serait bientôt plus qu’un noir pelage, une espèce de toison un peu grasse, un peu humide. Une sorte de pelage intime aux odeurs de marée. « Je perds la boule », songea Ajo. Il posa le pied sur le sol. Quelque chose lui tenaillait l’estomac. L’imminence d’un danger dont il ne concevait pas l’aspect.

« Tu es en sécurité, se répéta-t-il ; il y a la clôture. Il y a Zama…»

Il se figea. Et si la menace venait justement de Zamacuco ? 

Il avait rêvé à deux ou trois reprises que son frère s’introduisait dans le hangar pour l’étouffer durant son sommeil, et ces cauchemars l’avaient laissé sur le qui-vive. Zama était comme ces chiens qui ont mordu une fois leur maître par erreur ( ?) et dont on se méfie toujours par la suite.

Ajo s’arracha à l’étreinte mouvante du hamac et tituba vers le vantail défendant l’accès du hangar.

« Je le ferme ! décida-t-il, et ensuite je boucle le cadenas. » Mais il s’immobilisa, les mains sur le montant de fer rouillé. Zamacuco était dehors, tout près des barbelés. Les bras au ciel, il paraissait prier… ou saluer un public invisible ? Ou tout bonnement faire des mouvements d’assouplissement ? Comment savoir. 

A nouveau la mauvaise petite voix chuinta comme un moustique dans l’oreille d’Ajo : « Profite de ce qu’il est occupé… Va donc faire un tour chez lui pour voir ce qu’il maquille. Cela fait combien de temps que tu n’es pas rentré dans sa cahute ? Deux ans ? Trois ? »

La voix bourdonnait, revenait, s’éloignait…

« Je dois me renseigner, décida fermement Ajo. Je vis avec lui et je dois me protéger. Ce n’est que de la légitime défense. S’il tue quelqu’un il y a de gros risques que ce soit moi ! »

Il avança le pied gauche, s’arrêta… La casemate de Zama se dressait à moins de six mètres. C’était une vulgaire remise adossée à la paroi du hangar, un entrepôt sans fenêtres et couvert de papier goudronné. Ajo hésitait, de plus en plus mal à l’aise. Pourquoi éprouvait-il soudain ce besoin impérieux d’aller perquisitionner chez Zama ? Allons ! Ce n’était pas impérieux du tout ! Cela faisait déjà longtemps qu’il se promettait une telle expédition.

« S’il me découvre chez lui, il est foutu de ne pas me reconnaître et de me briser les reins… J’ai l’impression que son cerveau se dilue tous les jours un peu plus. Sait-il encore seulement comment je m’appelle ? »

Il vérifia d’un coup d’œil que le lutteur lui tournait le dos et se coula contre la paroi du hangar. Il avait la certitude d’être en train de commettre un acte irrémédiable. Définitif. Instinctivement il chercha des yeux un objet qui pourrait le cas échéant lui servir d’arme. Il ramassa une barre de fer, prit une profonde inspiration et poussa la porte de la cahute comme on plonge dans une fosse marine.

Tout d’abord il fut frappé par l’odeur. Une odeur abominable de porcherie mal entretenue, et il comprit avec une stupeur mêlée d’épouvante que le géant urinait et déféquait probablement à l’intérieur de la bicoque pour s’éviter la peine de sortir. Et cela depuis des années…

La puanteur élevait une véritable barrière matérielle qui repoussait Ajo comme un champ de force, et l’ivrogne eut la certitude brutale qu’il était tombé dans une fosse d’aisance trois fois millénaire.

Il suffoqua, se plaqua la main sur le bas du visage en se demandant s’il devait poursuivre ses investigations ou s’enfuir au plus vite.

La pestilence le submergeait, l’emplissait comme une poupée gonflable dont la valve aurait été enfoncée dans l’anus d’un pétomane.

Il crut qu’il allait s’effondrer, asphyxié, intoxiqué et que sa langue allait durcir puis virer au noir.

Enfin ses yeux s’habituèrent à la pénombre et il commença à discerner les contours du cloaque. La pâle ampoule éclairait un matelas pourri étendu sur le sol. Autour de la paillasse on avait disposé les différentes coupes d’argent ramenées des championnats. Il y en avait plus d’une dizaine, remarquablement astiquées. Les murs disparaissaient sous les vieilles affiches de combats : « Zamacuco, le sacrificateur aztèque, contre Borilla, l’étrangleur de l’Amazone…» Des vieilleries jaunies par les ans et les infiltrations de la pluie.

Ajo s’agenouilla. Des couvertures indiennes avaient été étendues sur le sol, aux abords du matelas, pour masquer la terre nue. De l’autre côté de la paillasse on distinguait un gros coffre de fer. Une cantine bosselée et constellée d’étiquettes.

L’odeur ne faisait pas mine de s’atténuer. Ajo plissa les yeux, cherchant à distinguer des masses d’excréments desséchés dans l’un ou l’autre coin de la baraque, mais il ne vit rien. Cela l’étonna. D’où provenait donc l’odeur effroyable qui régnait en ces lieux ? Du matelas, peut-être ? La laine de la paillasse abritait sans doute des rongeurs, des rats, des souris, que Zamacuco écrasait régulièrement en se retournant d’un flanc sur l’autre ? Oui, ce devait être ça. Le matelas était rempli de cadavres broyés, écrasés. Des dizaines de souriceaux imprudents que le colosse avait laminés en s’étendant pour la nuit. Au fil des mois la laine de la paillasse s’était changée en un conglomérat de poils et de tripes durcis. Sous la toile rayée se cachait un cimetière… Une bouillie de rats et de musaraignes dont les cadavres se mêlaient aux ressorts. Et ce charnier puait comme une carcasse de cheval oubliée en plein soleil !

Ajo cracha avec dégoût. Il lui fallait encore regarder dans le coffre. Il se redressa et se déplaça en évitant soigneusement de frôler le matelas. Bon sang ! Comment pouvait-on être aussi dégueulasse ? N’était-ce pas une preuve supplémentaire de folie ?

Il s’agenouilla près de la cantine, et malgré lui son regard revint en arrière. Quand Zamacuco se couchait, il devait entendre craquer sous son dos les os minuscules de toutes les bêtes prisonnières des ressorts. Dieu ! il faudrait le convaincre de brûler cette horreur avant qu’il n’attrape la peste à son contact !

Ajo ouvrit le coffre. Il ne contenait que des poids de fonte. De vieux haltères que la rouille avait fini par souder entre eux tels les maillons d’une chaîne oubliée sur un quai humide. Il grogna, déçu. Somme toute, le lutteur vivait dans une cellule monacale et la casemate ne dissimulait aucun secret.

Il se releva, hésita. Il allait devoir se laver en sortant et s’asperger de cette eau de Cologne qu’il gardait d’ordinaire pour les petites putains du bidonville. Il traversa la pièce en diagonale, foulant les couvertures indiennes étendues sur le sol et soudain…

Le talon de sa botte sonna sur une surface métallique… Il se figea, en éveil, puis frappa à nouveau la terre. Un bruit de tôle s’éleva. Un bruit creux comme peut en produire un coffre ou un bidon. Il y avait quelque chose de dissimulé sous la natte bariolée !

« J’avais raison ! » exulta-t-il en écartant le pan d’étoffe amidonné par la crasse. Aussitôt il écarquilla les yeux. On avait creusé une sorte de grande fosse dans le sol. Une fosse rectangulaire dans laquelle avait été étroitement enchâssé un grand réfrigérateur à l’émail écaillé.

La puanteur semblait provenir de ce cercueil improvisé… 

Ajo se frictionna nerveusement le menton. Sa barbe grise émit un crissement presque métallique.

« Oh ! non ! rugit-il intérieurement, pourvu que ce ne soit pas ce à quoi je pense ! » 

Il se pencha sur le bord de la fosse. Le frigo mesurait approximativement un mètre cinquante, et on l’avait enterré de manière à ce que sa porte soit tournée vers le plafond… comme le couvercle d’un cercueil. – Bon Dieu ! Non ! haleta Ajo. Il étendit le bras, referma les doigts sur la poignée et tira. La pestilence le gifla comme si un homme aux entrailles gangrenées venait de lui péter en plein visage. Il faillit tout lâcher et s’enfuir.

Il y avait un corps au fond du frigo. Un corps recroquevillé à la façon des momies indiennes de jadis. Il n’était pas décomposé et, d’un certain point de vue, on pouvait considérer qu’il était bien conservé. En effet, les chairs préservées de l’humidité et des insectes, s’étaient en quelque sorte momifiées, conférant au cadavre l’aspect d’un mannequin de cuir froissé qui n’avait rien d’horrible. On était même obligé d’y regarder à deux fois pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’un corps humain et non d’un épouvantail confectionné à l’aide de chutes de cuir. Mais Ajo savait, lui. Et il n’avait pas besoin de retourner le mort en tout sens pour reconnaître l’homme qu’il avait enterré derrière le hangar, deux ans plus tôt : l’homme qui avait dévalisé la bijouterie de Mario Danza et qui avait cru trouver refuge chez les frères Zotès… L’homme, enfin, à qui Zamacuco avait brisé les reins avant qu’il ait pu dévoiler où il avait caché le produit de son vol.

Ainsi Zamacuco avait déterré le cadavre pour l’entreposer au milieu de ses trophées ! Il assimilait sans aucun doute la dépouille du voleur aux différentes coupes qu’il avait gagnées au cours de sa carrière… et chaque soir, avant de s’endormir, il roulait probablement la natte pour jeter un coup d’œil sur le dernier adversaire qu’il lui avait été donné d’affronter !

« Mon frère est fou à lier », haleta Ajo en sentant ses poils se hérisser sur tout son corps. Fou à lier… Fou à tuer… à abattre sur-le-champ par ordonnance spéciale ! Comment un être normal pouvait-il vivre, se coucher, dormir à moins de trente centimètres d’un cadavre putréfié… et cela pendant plus de deux ans ? 

Une terreur superstitieuse s’empara d’Ajo, et il dut serrer les mâchoires pour se retenir de hurler.

UN MORT EN GUISE DE TABLE DE CHEVET ! 

Ajo eut un mouvement de recul et se mit à essuyer frénétiquement la main dont il s’était servie pour ouvrir le réfrigérateur. C’était lui qui avait eu l’idée d’enfermer le mort dans un frigo avant de l’enterrer, de manière à ce que le corps – en se désagrégeant – ne se transforme pas en engrais, et qu’une pelouse insolite ne se mette pas à s’épanouir bizarrement sur le sol stérile du terrain vague. A l’époque cela lui avait paru une bonne idée. Une sacrée bonne idée ! Pourquoi avait-il fallu que ce dingue de Zama aille jouer au profanateur de sépulture ? Pour ajouter une pièce à sa collection de trophées ?

Ajo demeurait penché au bord de la fosse, partagé entre la crainte et la colère. Son regard errait sur la dépouille du voleur anonyme dont la peau avait pris un grain grumeleux de mauvais cuir artisanal. Il remarqua que, çà et là, entre les os probablement, la chair s’était affaissée, et même déchirée sous son propre poids. Les organes, les muscles avaient largement eu le temps de retourner à la poussière, et il ne restait du détrousseur de bijouterie que cette peau parcheminée, tendue à la crête des os comme une toile de tente amidonnée par la crasse.

« Il suffirait de trois coups de pied pour l’éparpiller ! » songea méchamment Ajo-le-maigre. Le mort tassé au fond du réfrigérateur n’avait pas plus de poids qu’un poisson taxidermisé. Ce n’était qu’une guenille, un chiffon de peau durci…

Ajo se pencha, le poing levé. Il allait écrabouiller cette saloperie, il allait…

C’est alors qu’il remarqua le chatoiement d’un reflet dans l’une des déchirures de l’abdomen. Cela brillait d’un feu minéral comme un diamant interceptant la lumière du soleil.

… Comme un diamant… 

Il happa l’air en produisant un glapissement rauque et faillit basculer dans le frigo. Il venait seulement de comprendre pourquoi, deux ans plus tôt, il n’avait découvert aucune pierre dans les poches de l’homme.

« Rappelle-toi, pauvre con ! s’injuria-t-il, tu l’as fouillé et tu n’as trouvé qu’un briquet, un paquet de cigarettes… et des tablettes de chewing-gum. Une vingtaine de tablettes parfumées à la fraise ! » 

Le cœur battant à tout rompre, il s’aplatit au bord de la fosse, de manière à plonger la tête dans le réfrigérateur. Les reflets dansaient toujours dans la déchirure du ventre. Ils provenaient d’une boule grisâtre coincée entre deux vertèbres.

« Le salaud ! rugit Ajo, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il n’avait pas caché les diamants quelque part en ville, mais non ! Il les avait avalés ! Oui, avalés un par un en les enrobant dans du chewing-gum afin que les facettes ne lui entaillent pas le tube digestif ! » 

Le trésor se trouvait là, dans le ventre creux du cadavre, dans cette poche de cuir évidée par le temps !

« Il avait mangé les diamants ! » Dès qu’il avait senti que les choses tournaient mal, il avait caché son butin dans son propre corps, là où personne n’aurait l’idée de venir le chercher !

Les mains d’Ajo tremblaient. Il ne pensait plus à Zamacuco, et même il bénissait sa folie. Maintenant il lui suffisait de déchirer cette ridicule momie pour devenir riche. Les pierres précieuses étaient là, à portée de ses doigts, enchâssées dans la gangue du bubble-gum durci.

Il plongea les bras dans le coffre terreux du frigo. C’est à ce moment qu’il perdit l’équilibre et bascula tout entier dans l’étrange cercueil. Aussitôt le cadavre céda sous son poids s’émiettant avec bruit de sarments piétinés. La chair momifiée se désagrégea dans une bouffée de poussière.

Ajo connut une seconde de panique. Il était allongé au fond du réfrigérateur, et le nuage pulvérulent l’enveloppait. Il toussa, suffoqua… tandis que la poudre s’insinuait dans sa bouche, son nez et ses poumons.

« Bon Dieu ! pensa-t-il, horrifié, le mort est en train de rentrer en moi… Je viens de l’aspirer comme une pincée de tabac…»

Il se redressa avec des gestes fébriles, mal coordonnés. Sa peau et ses vêtements étaient enduits d’une matière brunâtre et collante. La poudre de cadavre recouvrait son visage et ses cheveux, il en sentait le goût sur ses lèvres… sur sa langue. La peur lui empoigna les tripes. Il se sentait tout à coup contaminé, souillé… aussi sûrement que s’il venait d’ingurgiter un plein pot d’arsenic. 

— J’ai… j’ai respiré la poussière du cadavre, balbutia-t-il, il est descendu en moi. C’est presque comme si je l’avais… mangé. 

Il fouilla à la hâte au milieu des os éparpillés, saisit la boule de mastic contenant les diamants et se hissa hors du réfrigérateur. Il était poisseux, gluant, saupoudré d’une pellicule immonde. Il claqua la porte du frigo, remit grossièrement la natte en place et jaillit de la casemate sans prendre aucune précaution pour se cacher de Zamacuco.

L’air de la nuit ne lui fit aucun bien et il continua à tousser, se répandant en quintes goudronneuses.

Une fois dans le hangar il arracha ses vêtements, se mit entièrement nu et s’aspergea avec le contenu d’une bouteille de mezcal.

Il s’aperçut qu’il avait jeté la boule de chewing-gum renfermant les diamants sur le sol, comme s’il s’agissait d’une chose secondaire, dénuée d’importance. Rien ne comptait plus soudain que la nécessité impérieuse dans laquelle il se trouvait de se débarrasser de la poussière le recouvrant. Il but au goulot, longuement. Pour faire passer le goût ignoble qui lui empâtait la langue.

— Bon sang ! vociféra-t-il avec une note de désespoir, c’est comme si je l’avais mangé… mangé !

Il s’étonnait lui-même de l’écho qu’éveillait en lui ce stupide incident. Voilà qu’il lui venait des émois de pucelle ! Qu’est-ce qui lui prenait donc ? Il avait les diamants ! C’était la seule chose à laquelle il devait penser : les diamants !

Il s’agenouilla, toucha du bout des doigts la boule grise où perçait le contour d’une gemme. Toute joie l’avait fui. Toute son excitation était tombée, et une seule phrase résonnait dans sa tête : «… C’est comme si je l’avais mangé…» 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Maria Estravieja s’examina dans la grande glace de la salle de bains. Elle avait très mal dormi et des cernes bleuâtres soulignaient ses yeux. Elle se trouva laide. Sa peau blanche avait quelque chose de maladif et de huileux. « C’est l’âge, diagnostiqua-t-elle, la moindre fatigue, et hop ! On se réveille avec une tête de momie…»

Elle décapsula à la hâte une demi-douzaine de crèmes de beauté et commença à se masser le front et les joues. Une chose était sûre, le coup de chaleur qu’elle avait subi la veille l’avait rudement secouée.

« Je suis presque une vieille dame, soliloqua-t-elle, je dois faire attention. Quelle idée aussi de s’aventurer comme ça dans la forêt ! J’aurais pu attraper une insolation…»

La veille au soir, elle avait avalé une demi-bouteille d’aspirine et bu trois litres d’eau pour combattre une éventuelle crise de déshydratation. Elle s’était couchée, terrassée par la migraine, la peau chaude et frissonnante. Et les rêves l’avaient aussitôt assaillie… Elle fut à nouveau visitée par l’étrange hallucination qu’elle avait eue dans le cimetière. Mais cette fois la scène se déroulait au ralenti, s’égrenant en un insupportable « image par image ».

Le cadavre tendait ses deux mains à baiser, avec l’onctuosité d’un prélat, et les singes se penchaient, ouvraient la bouche… 

Il n’y avait aucune agressivité, aucune violence dans leur expression. Il était évident qu’ils ne dévoraient pas cet homme, mais qu’ils lui rendaient plutôt hommage. Leurs dents jaunes se refermaient sur les phalanges du revenant avec une grande délicatesse, cherchant à sectionner proprement le doigt à sa jointure. Le mort lui-même semblait se prêter à cette opération avec beaucoup de complaisance, comme si une mystérieuse complicité le liait à ceux qui le mangeaient. Encore une fois, il ne s’agissait pas d’une agression mais bel et bien d’un rituel mystérieux célébré en commun… 

Maria se débattit longtemps entre ses draps trempés de sueur sans parvenir à émerger du cauchemar. Elle continua à flotter entre deux eaux, tel un nageur prisonnier des algues et qui voit briller la surface au-dessus de sa tête sans jamais pouvoir s’en rapprocher.

Un acte d’amour… Ces mots l’avaient frappée au plus profond du sommeil. Et l’image des dents jaunes, ébréchées, du macaque avait envahi son esprit. Ce singe mâchant l’index d’un cadavre c’était une sorte de baiser au lépreux… Un acte de compassion qui n’avait rien d’horrible.

Elle se réveilla en sueur, la chemise de nuit troussée jusque sous les seins, les cheveux collés aux joues. Il était trois heures du matin. Elle prit une douche, examina la blessure de son mollet, mais déjà la marque bleuâtre des dents s’effaçait et elle en venait peu à peu à douter de la réalité de la morsure.

Ne s’agissait-il pas plutôt d’une balafre due aux ronces du chemin ? Cela semblait plus vraisemblable. Le coup de chaleur l’avait étourdie, elle était tombée en s’écorchant et la douleur avait engendré cette vision absurde… cette caricature blasphématoire de la Cène.

Elle se rendormit en se promettant d’en parler au père Papanatas. 

Un peu avant l’aube, toutefois, elle eut un second cauchemar.

Elle avançait nue dans la jungle, la tête levée vers la cime des arbres. Soudain elle apercevait d’étranges boîtes rectangulaires accrochées aux branches. Des caisses oblongues dont certaines s’étaient véritablement empalées sur les branches maîtresses qui les transperçaient tels des rostres de galères romaines. La végétation croulante et moite enveloppait les boîtes fracassées dans son cocon arachnéen, les maintenant suspendues dans les airs, à la manière de ces petits paquets qu’on accroche dans les sapins de Noël.

Maria s’immobilisa dans les herbes gluantes qui lui montaient jusqu’aux seins. Des insectes couraient entre ses cuisses pour s’insinuer dans la fente de son sexe, mais elle n’en avait cure. Seules comptaient les curieuses boîtes piquées à la cime des arbres et dont les rayons du soleil faisait luire les poignées.

Les poignées ? 

Elle comprit enfin qu’il s’agissait de cercueils, ces cercueils que les pilotes refusaient de rapatrier dans leur avion et dont ils se débarrassaient en pleine jungle, par la trappe de la soute de largage…

Les cercueils étaient là, tels qu’ils avaient échoué au terme d’une chute de plusieurs centaines de mètres. Certains avaient explosé comme des bombes, d’autres s’étaient fichés dans les troncs comme des coins de fer. La végétation, les lianes, les plantes grimpantes les avaient ensuite recouverts d’un pelage verdâtre. Il y en avait des dizaines coincés à la fourche des branches, et qui se balançaient au gré du vent. La fiente des perroquets les avait peu à peu badigeonnés d’un blanc croûteux.

« Mon Dieu », pensa Maria, toujours nue dans les hautes herbes et indifférente aux colonies de fourmis qui s’introduisaient dans son vagin. « Mon Dieu, tant de morts, sans sépulture… Tant de corps dont on s’est débarrassé sans le moindre respect. Oh ! voilà que vient le temps de la punition…»

Elle se réveilla en haletant, le visage en feu, et, malgré la lumière de la lampe de chevet, ne put effacer de sa rétine la vision des cercueils échoués à la cime des arbres.

Oui, la nuit avait été très mauvaise, mais à présent la fièvre était tombée et elle se sentait seulement un peu faible. Elle décida de s’aérer et de rompre avec un enfermement qui générait chez elle d’étranges névroses. Il y avait une éternité qu’elle n’avait pas mis les pieds dans un salon de thé, c’était le moment ou jamais de renouer avec un rite qu’elle avait assidûment pratiqué du temps où elle habitait la capitale.

Elle s’habilla de blanc, prit une autre ombrelle et descendit sur le boulevard San Emilio. La psychose des singes commençait à se dissiper, et les artères réservées à la promenade retrouvaient leurs contingents de flâneurs. Maria choisit de s’arrêter à la Duchesse de Trinidad, un salon de thé aux décorations crémeuses tout en volutes et torsades. Deux licornes immaculées encadraient la porte d’entrée et soutenaient un vélum de drap bleu piqué à la pointe de chacune de leur corne. 

Maria entra, s’assit devant un petit guéridon de marbre. Des femmes la saluèrent, qu’elle ne reconnut pas. Elle répondit sans trop d’enjouement. Pour le moment elle n’avait besoin que d’une vague présence, pas de conversation à bâtons rompus.

Le salon était presque vide. Des dames parlaient à voix feutrées, étouffant des rires aigus. Un petit chien jaune dont le cou s’ornait d’un énorme ruban attendait placidement, vautré sur les dalles.

Maria commanda du thé de Chine et beaucoup de gâteaux. Le sucre avait toujours été sa drogue, et c’était un véritable miracle qu’elle ait pu atteindre cinquante ans sans être devenue obèse. On lui apporta un plat d’argent couvert de petites boursouflures nappées de crème Chantilly. Elle dut faire un effort pour ne pas les saisir avec ses doigts et les porter à sa bouche.

Elle avait toujours besoin de sucre quand les choses allaient mal.

Mais qu’est-ce qui allait mal au juste ? Elle avait eu un début d’insolation et une mauvaise nuit. Rien de bien dramatique. 

Sur le carrelage, le petit chien jaune se mordillait la patte pour tromper l’ennui.

Maria piqua l’un des gâteaux au bout de sa fourchette. Elle songea que les fruits confits ressemblaient à des pierres précieuses. Au moment où elle mordait dans la crème, l’image des dents jaunes sectionnant l’index du mort explosa sur sa rétine. Les gâteaux perdirent aussitôt tout attrait. La crème coula, s’écrasant sur le marbre avec un bruit mou.

« Allons ! pensa-t-elle, pas de fixation névrotique ! Ce n’était qu’une hallucination ! »

Le petit chien jaune s’agitait. Maria eut l’impression qu’il se mordillait la patte avec un entrain anormal et que… du sang tachait son museau ! 

Elle se figea, les yeux dilatés. L’animal s’acharnait, grognant sourdement. Ses petites dents avaient profondément entamé la peau de son membre antérieur droit, lacérant la chair.

« Oh ! non, songea Maria, il est en train de se rogner la patte comme on ronge une cuisse de poulet ! » 

Elle ne savait que faire. Devait-elle s’approcher des dames qui bavardaient pour leur déclarer : « Excusez-moi, chère amie, mais il me semble que votre petit chien est en train de se dévorer une patte, est-ce bien normal ? »

L’animal redoublait de frénésie. Il paraissait totalement insensible à la douleur, tels ces déments qui pratiquent l’automutilation sans proférer une seule plainte. Ses dents pointues avaient mis l’os à nu sur plus d’une dizaine de centimètres et le sang commençait à inonder les dalles, épais, rouge sombre comme un sirop ou un coulis.

Maria ne pouvait se résoudre à intervenir. Elle demeurait statufiée sur sa banquette, la fourchette à la main, fixant la bête à travers la vapeur du thé.

Le chien s’arrêta, haletant, et releva la tête. Il tirait une langue écarlate. Tout son museau était enduit de sang. Ses yeux noirs se rivèrent à ceux de Maria Estravieja, comme s’il essayait de lui dire quelque chose. Quelque chose de capital. Il présentait son moignon à l’horizontale, dans un geste de bon chien qui a l’habitude de « donner la patte ».

« C’est encore une hallucination, se répéta Maria, rien de tout cela n’est vrai. Je ne dois pas faire de scandale. Il faut simplement attendre que l’image se dissipe… comme s’est dissipée celle des singes et du…»

Le chien baissa la tête, inspecta son ventre, et se mordit le flanc. Maria le vit bander les muscles de son cou pour vaincre la résistance de la viande. Il lutta quelques secondes, s’arc-bouta… et finit par s’arracher une pleine bouchée de chair. Les os des côtes apparurent dans la trouée du pelage.

— Tooty, dit l’une des dames, qu’est-ce que tu manges encore ?

Elle s’était penchée pour flatter l’encolure de l’animal mais son geste se figea et elle poussa un hurlement strident.

« Ainsi c’était vrai », nota Maria avec un curieux détachement. Un vent de panique soufflait à l’intérieur du salon de thé. Les dames de qualité s’étaient toutes levées d’un bond, renversant le guéridon de marbre, la théière et les plateaux de friandises. La maîtresse de Tooty hurlait en se griffant la figure. L’une des serveuses s’évanouit, et sa tête heurta durement le coin d’une table.

Le chien regardait Maria. Ses flancs palpitaient terriblement vite mais il n’en continuait pas moins à mâchonner le morceau de chair qu’il venait de s’arracher.

« Il me regarde », songea Maria, sans savoir ce qu’elle devait en conclure. Tooty la regardait, la gueule pleine d’un sang mousseux, avec, au fond des yeux, une gravité que ne troublait aucune panique.

— On dirait qu’il sait exactement ce qu’il fait…, murmura Maria d’une voix éteinte.

Autour d’eux des gens criaient, se bousculaient pour attraper le téléphone. On parlait de « rage », de contamination possible.

« Nous sommes tous les deux, se dit encore Maria, tous les deux, et tu veux me parler… C’est ça, mon chien ? Tu veux me dire quelque chose ? »

Tooty poussa un bref jappement, baissa à nouveau la tête, et d’un seul coup de dents s’arracha les parties sexuelles. Cette fois le sang jaillit à l’horizontale, maculant le tailleur blanc de Maria Estravieja et inondant ses gâteaux. Une femme perdit connaissance.

L’animal se roula en boule pour mourir. Ses pattes postérieures ébauchèrent deux ou trois ruades puis griffèrent spasmodiquement les dalles. Cela dura trente interminables secondes.

— Que se passe-t-il ici ? rugit le lieutenant Corco en poussant violemment la porte. Que personne ne touche à ce chien. Il y a des blessés ? Quelqu’un a été mordu ?.

Mais personne n’avait été mordu. Le policier fit le tour du salon de thé, et constata qu’il fallait évacuer la serveuse qui s’était probablement fracturé le crâne en heurtant le coin de la table.

— A qui appartient cet animal ? demanda le lieutenant en s’asseyant à la table des « dames ». Il était vacciné ?

— Oui, sanglota la maîtresse du pauvre Tooty, mais il a été mordu par l’un de ces affreux singes, il y a deux semaines. Le docteur lui a fait des injections d’antibiotiques… Vous croyez que cela peut avoir un rapport ?

— Mordu par un singe ? grommela Corco. Gravement ?

— Non, à peine meurtri. C’était tout juste une marque bleue qui s’est du reste très vite effacée.

Le lieutenant haussa les épaules. L’affaire ne l’intéressait visiblement pas. Il sortit un carnet et gribouilla quelques mots.

Maria avait pâli. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la boule poisseuse du chien mort.

« Mordu par un singe », avait dit la femme. « Une morsure sans gravité »…

Elle repoussa l’assiette de gâteaux tachée de sang coagulé et se leva. Corco lui jeta un bref regard mais ne fit pas mine de la retenir.

Maria retrouva la lumière blanche du boulevard. Machinalement ses pieds la conduisirent sur le front de mer.

« Le chien, se répéta-t-elle, il a voulu te dire quelque chose. C’est à ton intention qu’il a organisé cette boucherie. 

Elle était certaine de voir juste mais ne parvenait pas à se sentir effrayée. Elle sentait obscurément que sa vie se trouvait à un tournant capital… A une sorte de seuil initiatique.

Elle contempla l’océan durant une minute puis tourna les talons et fit demi-tour. Le salon de thé la tirait en arrière, la rappelait. Il fallait qu’elle voie à nouveau le cadavre du chien, qu’elle essaye de comprendre…

Elle dut se retenir de courir. Les gens la dévisageaient d’un air inquiet et réprobateur. Elle s’aperçut un peu plus tard que le devant de son tailleur était maculé de sang.

Une ambulance stationnait devant la Duchesse de Trinidad ; c’était encore l’un de ces véhicules banalisés dont le maire avait le secret. Un homme en blouse blanche, les mains gantées de caoutchouc, était occupé à glisser le corps mutilé du chien dans un grand sac de plastique. Maria remarqua que le dallage du salon de thé n’était plus qu’une gigantesque mare en voie de coagulation. Les gâteaux tombés des présentoirs trempaient dans cette flaque visqueuse que leur pâte spongieuse absorbait, les colorant peu à peu en rouge. 

— Un chien fou, disait le lieutenant Corco au téléphone. Peut-être la rage… Oui, vraiment fou. Il paraît qu’il s’est arraché les couilles d’un coup de dents… Vous n’avez jamais entendu parler d’un tel symptôme ? Ah, bon… Il paraissait ennuyé.

La patronne du salon de thé avait débouché une bouteille de cognac et en versait force rasades aux dames pâlichonnes qui s’étaient rassemblées au fond du magasin.

Maria, elle, n’éprouvait aucune horreur, aucun dégoût. Elle désirait simplement comprendre.

Corco posa le téléphone et se retourna. Ses chaussettes blanches étaient maculées de sang. Son visage était passé de l’incrédulité bougonne à la perplexité inquiète.

— Il a été mordu par un singe, répéta la maîtresse du chien. L’un de ces horribles singes nus qui ressemblent à des mongoliens… On lui a fait toutes les piqûres nécessaires…

Maria s’éloigna à petits pas. Elle n’apprendrait plus rien ici. Dans quelques minutes tous ces gens auraient embrouillé les choses de manière inextricable. Ils auraient beau faire, ils ne résoudraient pas le problème à coups de théories rationnelles. Elle se sentit gagnée par une étrange excitation, comme lorsqu’elle était petite fille à l’approche de Noël. Une espèce de fièvre qui creusait un trou dans son estomac et lui faisait les jambes molles. La mort du chien lui apparaissait comme un signe flamboyant, une promesse de renouveau. De grandes choses se préparaient. Des événements grandioses où elle devrait jouer un rôle important.

Elle marchait vite, indifférente à la sueur qui perlait sous ses aisselles et dégoulinait le long de ses flancs.

La nouvelle du petit scandale dont la Duchesse de Trinidad avait été le théâtre s’était déjà répandue à travers la ville. De toutes parts des groupes de vieilles gens en costume blanc et chapeau de toile convergeaient vers le salon de thé. On allait aux nouvelles. Que se passait-il ? Voilà qu’après les singes, les chiens d’appartement devenaient à leur tour enragés ? Mais où allait le monde ? 

Maria, elle, remontait le boulevard à contre-courant, laissant les imbéciles caqueter, les yeux ronds et la bouche humide. Elle ne faisait plus partie de leur monde… La Révélation l’avait touchée. Elle avait su lire les signes. 

Quand elle arriva chez elle la tête lui tournait comme au seuil de l’ivresse ou aux premiers symptômes d’un coup de sang. Elle dut se retenir au chambranle de la porte. Des pulsations sourdes gonflaient douloureusement les veines de ses tempes.

« Mon Dieu ! songea-t-elle, je vais avoir une embolie…» Un voile noir devant les yeux, elle arracha le col de son corsage et tituba jusqu’à la chambre où elle s’abattit en travers du lit. Elle eut l’impression d’être prisonnière d’un ascenseur en chute libre tombant dans un puits d’encre. L’obscurité la submergeait, l’engloutissait. Elle était aspirée par une mare mouvante de goudron frais. Elle lutta quelques minutes puis s’abandonna.

… Aussitôt une lueur rouge l’enveloppa, une lueur qui provenait de l’extrémité d’un très long couloir. Il y avait une porte entrebâillée au fond de ce corridor, et la lumière palpitante filtrait par l’ouverture comme si un cœur énorme avait élu domicile derrière le battant. Un cœur dont les battements ébranlaient les murs, et dont les artères laissaient échapper cette hémorragie lumineuse et pourpre dont les franges successives venaient mourir sur les pieds nus de Maria. Il faisait chaud. Chaud et moite… comme à l’intérieur d’un corps humain. Le plancher et les parois avaient l’élasticité caoutchouteuse des viscères. Maria fit quelques pas. Elle avait du mal à conserver son équilibre sur ce sol mou. De plus, quoique entièrement nue, elle avait chaud. Quelque chose lui soufflait que la température ne ferait qu’augmenter au fur et à mesure qu’elle se rapprocherait de la porte, comme si… Comme si l’enfer ronflait de toutes ses flammes derrière ce simple panneau de bois. 

« Je ne dois pas avoir peur, pensa-t-elle, il ne m’arrivera rien de mal. Je suis des leurs MAINTENANT. » 

Non, elle ne devait pas avancer. Il lui fallait simplement attendre un signe, une manifestation.

Elle aspira un peu d’air moite. Soudain une ombre minuscule se faufila dans l’entrebâillement de la porte. C’était… un chien. Un petit chien dont le cou s’ornait d’un énorme ruban. Il trottinait, tirant la langue, la queue frétillante. « Je l’ai déjà vu quelque part », se dit Maria sans pouvoir se rappeler dans quelles circonstances elle avait approché l’animal. Sur la promenade des iguanes, peut-être ? Mais elle allait rarement de ce côté.

Le petit chien jaune lui flairait les pieds, les jambes. Son nez était froid comme la glace. Sa langue râpeuse faisait courir un frisson sur la peau de Maria.

Brusquement l’animal sauta en l’air, d’une prodigieuse détente des pattes et vint heurter Maria Estravieja entre les seins. La veuve perdit l’équilibre et tomba sur le dos sans pouvoir se relever. Le petit chien trottait sur elle, ses pattes dures malaxaient sa chair comme des bâtons recouverts de fourrure. Maria ne savait que faire. Une certaine honte l’envahit, et elle se mit à penser à ces femmes perverties que la solitude (ou le vice ?) pousse à s’accoupler avec des animaux.

« Oh ! non, gémit-elle, pourvu qu’on ne me force pas à…»

Jeune fille, lorsqu’elle était pensionnaire chez les sœurs, elle s’était complu comme toutes ses camarades de dortoir dans la lecture des récits de sabbats diaboliques. Elle avait longuement feuilleté les vieux grimoires cachés sur les plus hautes étagères de la bibliothèque, elle avait lu et relu les descriptions abominables des orgies auxquelles s’adonnaient les sorcières. Elle savait que Satan leur apparaissait souvent sous la forme d’un animal : un bouc. Un grand chien noir, un âne… un singe, et qu’il utilisait cette apparence matérielle pour s’unir charnellement aux sorcières. Non, il ne pouvait pas s’agir de cela. Le diable n’aurait pas choisi de se matérialiser sous la forme d’un chien de manchon !

A présent la bête lui léchait les seins, le ventre, la vulve… Maria ne pouvait se débattre. Elle reposait sur le dos, les bras et les jambes écartés, telle une condamnée qui va subir le supplice de la roue. Le chien trottait sur elle, la couvrant de bave. « Il va me prendre, s’affola Maria. Oh ! non ! » Elle était partagée entre deux sentiments contraire : le dégoût d’avoir à subir une étreinte contre nature, et la peur de désobéir aux puissances qui lui imposaient cet accouplement.

Mais le chien ne chercha pas à la pénétrer, brusquement ses mâchoires se refermèrent sur l’épaule de Maria, prélevant sur la chair blanche et satinée un énorme lambeau de viande qui se décolla en chuintant, laissant l’os à nu.

« Oh ! ce n’était que ça ! soupira la veuve avec un intense soulagement. Il voulait seulement me dévorer ! »

Aussitôt toute angoisse la quitta, et elle éprouva un réel sentiment d’euphorie… Une délivrance !

Les dents du petit chien jaune ne lui causaient aucune souffrance, tout juste une légère démangeaison. Amusée, elle le regardait lui arracher un sein, puis l’autre, comme on observe les jeux d’un enfant débordant d’énergie. « Allons, eut-elle envie de lui crier, tu manges trop ! Tu vas te rendre malade… Et n’oublie pas que je suis un peu grasse. Toute cette cellulite va te rester sur l’estomac. Tu vomiras et je devrais encore nettoyer la moquette ! »

… Nettoyer la moquette ? De quoi parlait-elle ? Voilà qu’elle devenait folle. Un chien la dévorait et voilà qu’elle se souciait de la propreté des tapis ! Mais le petit chien mangeait trop, c’était vrai. Il allait attraper une indigestion. Comment une si petite bête pouvait-elle engloutir une telle quantité de viande ? 

Maria leva la tête et ressentit une grande contrariété. Les os de ses cuisses étaient déjà à nu ! De plus le teckel affamé venait de lui trouer le ventre pour lui brouter les intestins. Il avait enfoncé son museau dans la blessure et mastiquait avec un bel entrain.

Maria émit un claquement de langue agacé. Il n’y avait qu’un seul vétérinaire à San Carmino, et il était bien entendu débordé. Si le petit chien jaune tombait malade, il serait très difficile d’obtenir rapidement un rendez-vous.

« C’est un peu ma faute, se reprocha-t-elle. Je suis trop appétissante. D’ailleurs Archibald me le disait souvent : "J’ai envie de te croquer le cul, Marina. Tu es si blanche !" »

Sa tête retomba en arrière. De toute façon, elle ne se sentait pas le courage d’intervenir. Et puis cette dévoration avait quelque chose de réellement agréable. Cela se rapprochait de ce plaisir sensuel d’être manipulé qu’on éprouve entre les mains des masseurs ou des esthéticiennes. La chair envolée l’allégeait considérablement, la débarrassant de cette pénible impression de pesanteur dont elle souffrait depuis le début de sa ménopause.

La lumière commençait à diminuer dans le couloir. Le teckel sauta sur le sol, comme obéissant à ce signal, et gambada jusqu’à la porte qui se referma derrière lui.

Maria comprit qu’elle était en train de se réveiller et une douleur sourde lui vrilla soudain le gras du bras. Elle ouvrit les yeux au moment où son cœur ratait un battement. Elle comprit qu’elle était toujours allongée sur le lit, là où l’avait jetée l’étourdissement dont elle avait été victime quelques minutes plus tôt. Mais quelque chose n’allait pas…

Elle avait rabattu son coude sur son visage, pour se protéger de la lumière, et sa bouche avait mis cette proximité à profit pour planter ses dents dans la chair blanche de l’avant-bras ! 

— Sainte Mère de Dieu ! haleta Maria, je suis en train de me mordre !

C’était exactement cela. Elle avait saisi la peau de son bras entre ses incisives, et serrait avec une détermination féroce, à la façon d’un chien qui vient d’attraper un rat par le gras de l’échine !

Elle se redressa d’un bond. Ses bras, ses épaules, le dos de ses mains, étaient constellés de marques bleuâtres, comme si elle n’avait cessé de se mordre elle-même durant toute la durée de son rêve. Les morsures étaient toutes semblables et provenaient bien de ses mâchoires. Certaines, très appuyées, avaient même commencé à saigner !

Maria se leva d’un coup de reins pour s’examiner dans la glace qui trônait au-dessus de la coiffeuse. Elle vit qu’elle avait le menton souillé de bave et qu’un peu de sang maculait la commissure de ses lèvres.

— Je me suis mordue ! répéta-t-elle, hagarde en regardant ses bras sur lesquels se formaient déjà d’énormes hématomes.

Des bribes d’articles médicaux défilèrent dans son esprit. De vagues notions sur l’hystérie, sur l’automutilation.

Puis, tout à coup, et sans qu’elle sache pourquoi, la panique reflua pour laisser la place à une immense sérénité. Elle sut qu’elle ne devait pas avoir peur…

Avait-elle eu mal ? Non même pas. Alors pourquoi chercher midi à quatorze heures. Ce qui était écrit était écrit, il ne fallait pas se mettre martel en tête…

Elle s’essuya le menton, passa dans la salle de bains et se déshabilla. Elle ne portait aucune marque sur le corps, ses seins, ses cuisses et son ventre étaient intacts. Seuls ses bras paraissaient avoir subi l’assaut d’une meute d’animaux enragés. Elle le frictionna avec de l’arnica, sachant qu’il était trop tard pour que le produit puisse avoir une action efficace. Elle en serait quitte pour porter des corsages à manches longues pendant deux semaines…

Alors qu’elle se soignait, elle surprit son reflet dans le miroir vissé au-dessus de la baignoire. Un trouble subit et inexplicable l’envahit… Elle venait de se trouver appétissante.

Appétissante ?

C’était un mot qu’employaient d’ordinaire les hommes. Que lui arrivait-il ? Allait-elle, à son âge, sombrer dans le narcissisme saphique ? Cela semblait totalement ridicule ! 

Elle s’aspergea rapidement d’eau de toilette, le visage et les seins, enfila un peignoir d’éponge et se rendit dans la cuisine où elle se confectionna un thé effroyablement fort.

Le soleil entrait à flots, faisant étinceler les chromes de la robinetterie. Maria s’assit, contemplant sans la voir la théière chinoise d’où s’élevait un mince filet de vapeur. Elle était épuisée, il fallait qu’elle reprenne des forces. Elle ouvrit le réfrigérateur et demeura courbée devant l’appareil. Malgré sa faim, la nourriture lui inspirait un vague dégoût…

Non, ce n’était pas exactement cela… Il ne s’agissait pas d’un dégoût réel, mais plutôt d’une inexplicable perplexité. Une interrogation emplissait soudain son cerveau, une interrogation qu’on pouvait résumer par ces mots : « Comment ai-je pu avaler cela durant des années ? »

Elle regardait les tranches de viande froide, le fromage sous sa cloche, les mille produits de régime, les jus de fruits diététiques… Et tous ces aliments lui semblaient soudain « étrangers » ! Elle les regardait comme un homme observe une chèvre occupée à brouter des chardons hérissés d’épines en se demandant « comment peut-elle bouffer ça ? ».

Elle se rassit, laissant la porte du réfrigérateur béante. Un nœud venait de se former dans son ventre. Une sorte de sens interdit définitif. Elle savait d’ores et déjà qu’il ne serait plus jamais question pour elle de porter un fruit ou un morceau de jambon à sa bouche. Toute nourriture provenant de « l’extérieur » lui paraissait désormais chargée d’un germe mortel. Le monde entier était empoisonné… Les steaks, les bananes, les fromages… Rien de tout cela ne convenait plus à Maria Estravieja.

Elle haussa les sourcils, interdite, consciente que son univers basculait. Encore une fois, une voix intérieure lui cria : « Ne t’affole pas, tout cela est normal. Tu es une initiée, à présent. »

Le thé refroidissait dans la théière. Le soleil entrant par la fenêtre tombait sur la main gauche de Maria. Une main dodue et blanche, à la peau si douce, si fine. Une main de pâte d’amande qui mettait l’eau à la bouche et éveillait une étrange fringale sensuelle. Maria émit un rire stupide. Jamais elle n’avait trouvé sa peau aussi belle. Machinalement, elle regarda le couteau posé près du beurrier.

Non… 

Le couteau posé près du beurrier…

Oh ! non, non… 

Posé près du…