CHAPITRE IV
La jeune fille se réveille péniblement. Un jour gris filtre par les crevasses, éclairant l’intérieur du garage d’une lueur cendreuse. Le feu de camp a été piétiné, les hommes sont partis, l’abandonnant à l’inconscience, la tête auréolée de brandons noircis. Elle se redresse. Sa cuisse est gonflée sous l’emplâtre. Tout autour du pansement la chair a un vilain aspect turgescent. Des filets de sang coagulé tissent une résille brunâtre jusqu’à son genou. Elle se demande si elle pourra marcher. Elle frissonne et enfile la peau molle du ciré. Un courant d’air fait voleter la farine argentée des cendres. Le feu mort continue à répandre une odeur d’incendie. Elle songe que le nom arraché à sa chair par le rasoir du vieux a brûlé au cœur de ce minuscule bûcher. Avant de s’évanouir elle a senti la puanteur de la viande carbonisée, de sa viande. Un morceau de son corps a cuit sur ces bûches, mince bifteck d’infamie… L’idée est grotesque et effrayante.
Elle se redresse en grimaçant. Il ne faut pas rester auprès d’un bivouac éteint, cela ne se fait pas. Elle relève le col de l’imperméable et s’éloigne en traînant la jambe. Combien de campements a-t-elle ainsi quittés durant son enfance ? Elle ne le sait pas. Sa mère, ses mères… Elle n’en garde qu’un souvenir confus. La notion de couple, de famille n’existe pas chez les anonymes. Les filles se font engrosser au hasard des rencontres. Parce qu’elles ont eu envie d’un homme dans leur ventre, ou parce qu’elles n’ont pas su se défendre. Généralement cela se passe au bord d’un bivouac, un soir de fatigue, sous la surveillance d’un vieux-à-briquet.
Théoriquement une femme ne peut refuser de satisfaire l’homme, ou les hommes, qui manifestent le désir de se servir d’elle. Étant donné le taux élevé de là mortalité infantile sur le parking, les anonymes ne doivent négliger aucune occasion de se reproduire. Les chefs de feu le répètent très souvent.
La jeune fille songe à la première fois où elle s’est couchée sous un homme. Elle n’a pas eu mal. Quand elle était enfant on l’a déflorée artificiellement avec un manche de poignard, afin que son sang ne souille aucun mâle. Être le premier dans le ventre d’une fille – et le savoir !– vous confère une désagréable singularité. Les chefs de bivouac ont donc décidé qu’aucune femme en âge d’être couverte ne devait être anatomiquement vierge. Les fillettes sont le plus souvent dépucelées vers dix ans. L’une de leurs mères se charge de l’opération, ou leur montre comment procéder à l’aide d’un objet adéquat. Un simple morceau de bois poncé fait l’affaire, le reste est une question de volonté… ou d’autorité.
Non, elle n’a pas eu mal ce soir-là. Ils étaient trois autour du feu, sans compter le vieux-au-briquet. Ils se sont succédé sur elle sans ôter leur imperméable afin qu’elle ne puisse noter aucune particularité physique sur leur corps, verrues, cicatrices ou pilosité particulièrement abondante…
Elle ne conserve d’eux qu’une impression vague, une odeur de caoutchouc chaud. Le souvenir de crissements criards. Le troisième a réussi à la faire jouir, mais elle ne l’a pas montré. Alors qu’elle ne s’y attendait plus un plaisir fulgurant lui a cisaillé le ventre. Elle est restée figée, comme le lui ont appris les matrones, les cuisses écartées, les bras le long du corps. Il est très mal vu d’afficher son plaisir. Toutes les femmes doivent se ressembler dans l’amour, et surtout ne pas se singulariser par tel ou tel comportement original. Il n’est donc pas question de gémir, de crier, de travailler des reins, même si l’on en a envie. Il faut rester lisse, semblable à la précédente, identique à la suivante. Ainsi l’homme ne garde aucun souvenir particulier de ses périodes de rut. A– t-il chevauché cent femmes, c’était cent fois la même. Aucun repère ne lui permet de dater, de différencier l’une ou l’autre de ses partenaires…
Non, elle n’a pas eu mal. Oui, elle a joui.
Le lendemain elle s’est réveillée le ventre en feu et les cuisses gluantes. Mais, par la suite, elle ne s’est pas découverte enceinte. D’ailleurs elle n’a jamais été fécondée. Est-ce une chance ? Parfois elle s’accuse de mal travailler à la survie des anonymes. Il faut procréer, c’est une nécessité. Les cérémonies annuelles causent beaucoup de victimes. Une nuit d’hécatombe peut réduire une population des trois quarts de ses individus.
Oui, bien sûr… Mais le sort d’une femme enceinte est si peu enviable. Le ventre énorme qu’il faut traîner à travers le désert du parking, l’accouchement sous l’œil acéré d’un chef de bivouac qui tourne et retourne l’enfant dans la lumière afin de détecter la moindre singularité anatomique suspecte. II y a toujours des commentaires désagréables sur la couleur des cheveux lorsque ceux-ci ne sont pas bruns ou noirs. Les blonds ou les roux sont mal accueillis. Et si par malheur un nouveau-né présente une difformité physique : phalange manquante, pied-bot, bras plus court, on lui casse la nuque et on le jette aussitôt dans les flammes.
Sitôt le bébé accepté les participants se dispersent. La mère se retrouve seule, avec ce paquet vivant qui gigote dans un pan de son imperméable. Après…
Après c’est le début de la ronde. Une mère n’élève jamais un enfant plus de six mois. Chaque semestre elle se rend au bivouac du maternement et échange le petit dont elle a la garde contre un enfant qu’elle n’a jamais vu et qu’elle ne reverra probablement jamais.
Selon le principe du relais, un anonyme connaît durant son enfance une vingtaine de mères environ. Vingt-quatre ou vingt-cinq, pour être exact. A douze ans il doit voler de ses propres ailes et apprendre à survivre sur le désert quadrillé du parking. La jeune fille qui boite pour sortir du garage a connu ce long parcours chaotique, sans amour ni tendresse.
Les mères sont des nourrices que rien ne doit différencier. On leur prescrit la même attitude ferme et flegmatique. Il leur est interdit d’individualiser les rapports qu’elles entretiennent avec leurs protégés. Elles lavent, nourrissent, soignent et donnent des leçons de survie. C’est tout.
De semestre en semestre l’enfant change de monitrice. Très vite, il comprend qu’il est seul, et que tout attachement est illusoire. Sa vie sera placée sous le signe de la mouvance, du changement. Il trottine derrière une silhouette interchangeable, une géante en ciré noir qui lui serine des histoires de sentinelles, d’indifférenciation, de nomadisme, auxquelles il ne comprend pas grand-chose. Et le temps passe…
Le bivouac du maternement assure un roulement efficace. A cinq ans les enfants ne cherchent même plus à reconnaître celle qui les prend en charge. Ils se sont résignés à n’être que des paquets qu’on ballotte, qu’on mêle et qu’on distribue comme des cartes à jouer.
Les mères restent impersonnelles ; elles savent qu’elles n’ont aucun intérêt à s’attacher. Elles apprennent aux gosses le catéchisme de l’anonymat : l’horreur du nom, de la différence…
« Au début était le nom, chuchotent-elles, de là venait le malheur des hommes. Chacun était différent des autres et affichait avec ostentation sa singularité.
« Le nom permettait de répertorier, d’archiver, de ficher. Le nom devint peu à peu comme une chaîne aux innombrables maillons : numéro de sécurité sociale, de compte en banque, de téléphone, adresse… etc., etc. Ces liens enchaînèrent les hommes, les enracinèrent. Toutes ces précisions étaient comme les coordonnées d’un système de tir. Elles permettaient de cibler la victime. Tout le monde était immédiatement identifiable. La crainte du terrorisme développa les contrôles policiers, les vérifications d’identité. On vécut bientôt sous la tyrannie des fichiers.
« La part du flou et de l’indéterminé se faisait de jour en jour plus réduite. A tout moment un homme pouvait vous arrêter dans la rue et, grâce à votre nom pianoté sur une console, obtenir à l’instant le résumé de votre vie.
« Ainsi le nom se fit complice des forces de répression. Il trahissait son propriétaire en le rendant transparent. Tout concourait à établir des différences précises : le nom des villes, des pays, l’aspect des gens, leur façon de s’habiller. On s’espionnait, on détestait la différence lorsqu’elle se manifestait chez les autres. On dénonça ceux dont les noms avaient telle consonance particulière…
« Le malheur vint des étiquettes. On les multipliait pour écarter tout risque de confusion. On eut jusqu’à trois prénoms, on doubla les patronymes en les faisant copuler au moyen d’un trait d’union.
« Alors, un jour, un sage se leva. Il dit qu’il était temps de mettre un terme à la folie des hommes. Il inventa l’uniformité, l’abolition des points de repères. Il dit qu’il ne fallait plus nommer l’individu, qu’on devait oublier les notions de couple, de famille, de patrie. En supprimant le nom on dissolvait les cadres rigides de la société. Sans repères tout s’effondrait, l’homme devenait libre. Anonyme il était irrepérable. Sans nom, sans adresse, sans signalement particulier personne ne pouvait plus le reconnaître, l’uniformité le protégeait. La secte des anonymes était née, elle proliféra à grande vitesse. Les visages au masque tatoué, les vêtements tous semblables découragèrent les portraits robots.
« Les anonymes s’évadèrent des villes, ils apprirent à vivre au milieu de territoires vierges en s’ignorant les uns les autres, comme l’ordonne la parole du prophète…
« Et cet abandon de toute curiosité pour la différence les préserva alors que s’effondraient les forteresses de l’ancien monde.
« Nous sommes tous semblables, véritablement égaux. Ni plus laids ni plus beaux que nos frères, ni mieux ni plus mal vêtus. Nous sommes tous jumeaux. Aucune jalousie, aucune ambition ne dévore notre cœur. L’uniformité nous purifie des tentations. Je suis toi, tu es moi, nous sommes interchangeables. Nous nous sommes débarrassés du sordide culte de la personnalité qui empoisonnait les sociétés de jadis. Malheur à celui qui éprouve le besoin de sortir du rang. Celui-là est un asocial et un criminel. Le troupeau ne peut survivre que dans le flou et l’indistinct ! »
Ainsi parlaient les mères. Aujourd’hui la jeune fille qui boite sait bien qu’une grande part de ces affirmations reste approximative. Elle n’est pas vraiment sûre que l’ancien monde se soit écroulé. Elle croit plutôt qu’on les a isolés, eux les anonymes, au sein d’un territoire coupé de la civilisation. Mais les vieux préfèrent de beaucoup se décréter les derniers survivants de la fin du monde. Le chaos de certaines catastrophes a favorisé cet état de choses. Au coin des bivouacs on parle encore de guerres limitées, de destructions sociales commises au nom de différences opposant des systèmes politiques ineptes. Les exodes qui ont suivi n’ont fait que précipiter le processus. Quittant leurs villages détruits, les hommes étaient moralement prêts à abandonner toute identité. Leur vie basculant brutalement, ils ont accepté le seul système apte à les préserver du déluge.
« Sans différences plus de guerre, clament les chefs de bivouac, pourquoi des hommes se battraient-ils puisqu’ils n’ont à défendre ni famille, ni territoire, ni biens matériels ? N’ayant rien à perdre ils sont libres dans la paix. Personne ne les envie et personne ne leur cherche querelle. La survie de l’humanité ne peut être assurée que par une conversion massive à l’anonymat… »
Le raisonnement paraît solide, mais la jeune fille y devine des chausse-trapes. Elle a parfois l’impression de vivre en assistée, de dépendre de la bienveillance des flics. Ceux– ci ne déposent-ils pas des provisions aux quatre coins du parking ? Ces vivres sont de toute évidence destinés à assurer l’alimentation des anonymes. Alors ? Peut-on vraiment parler d’indépendance ?
Oh, bien sûr, cette question ne tracasse pas beaucoup ses congénères. On préfère converser et palabrer interminablement au sujet des sentinelles, du blasphème insoutenable que représente leur seule existence… Ne sont-ils pas les gardiens farouches des fétiches de l’ancien monde ? Ne pratiquent– ils pas les cultes maudits de jadis ? Oui, peut– être… Tout cela est bien compliqué.
Elle marche en évitant de regarder les silhouettes au visage tatoué qui glissent entre les épaves d’automobiles rongées de rouille. Sa cuisse lui fait mal. Elle pense avec angoisse à la prochaine cérémonie d’illumination, à l’assaut qui s’ensuivra. Combien de morts cette fois ? Ne restera-t-il sur le champ de bataille qu’une poignée de femmes entourées d’enfants en bas âge ? C’est bien possible, mais comment enrayer la folie des hommes ? Parfois elle essaye de se représenter
le monde tel qu’il se dresse au-delà de la réserve, mais elle n’y parvient pas. Les tabous qu’on lui a enracinés dans l’esprit durant son enfance brident son imagination. Elle ne voit que des tours, des tours semblables aux donjons des sentinelles, le reste est flou, inconsistant…
Elle boite. Il faut qu’elle trouve un abri pour la nuit. Elle a peur de la bataille qui s’annonce. Il lui faudra y prendre part. Seules les femmes enceintes et les mères– relais en sont dispensées. Elle a du mal à réaliser qu’un jour son ventre grossira, que jaillira d’entre ses cuisses un enfant dont elle prendra garde de ne jamais voir le visage, qu’elle…
Allons ! Avant tout cela il y aura la bataille et nul ne peut lui garantir qu’elle y survivra.
Elle marche, et la douleur monte dans sa hanche, en vives saccades déchirantes.