CHAPITRE III
Kurt tremble, déchiré entre la glace et le feu. Un froid intense cryogénise les extrémités de son corps puis remonte doucement, doucement, vers sa poitrine. L’instant d’après, le voilà baigné par l’haleine d’un lance-flammes. Il suffoque et croit avaler des vapeurs de méthane mêlées d’escarbilles. Vieux retour de malaria. Il a suffi d’un coup de froid, de l’atmosphère humide du parking… Damné prêtre ! Kurt se recroqueville, nerveux et nu sous ses draps trempés de sueur. D’une main tremblante il a vidé les poches de son battle-dress pour disposer ses fétiches tout autour du lit. Les goupilles de grenades bénites, les dents, les doigts momifiés de révolutionnaires, dessinant ainsi un pentacle dont il modifie sans cesse la forme, ne sachant quelle disposition le protégera le plus efficacement des assauts de la fièvre., Mais il reste cassé en deux au bord de sa couche, la transpiration lui dégoulinant des sourcils. Il manque d’objets magiques, il le sent bien. Il lui faudrait… Il lui faudrait dire un chapelet en égrenant une à une les balles « High stopping power force » d’un chargeur, comme il le faisait jadis sous la tente dans la touffeur d’une jungle promue champ de bataille. « Celle-ci est pour celui qui charge, Seigneur, celle-ci pour celui qui vise, celle-la pour celui qui presse la détente, cette autre… »
Le refrain changeait bien sûr avec chaque homme, mais la cérémonie visait à la même sacralisation. Il s’agissait d’insuffler aux munitions une charge magique, une volonté destructrice. Dans l’attente et la moiteur des veillées d’armes les militaires confectionnaient des petites statuettes d’argile dont ils garnissaient la pâte molle de balles luisantes.
Tantôt les projectiles, fichés dans la gueule béante d’une gargouille, figuraient les crocs d’une divinité grossièrement ébauchée, tantôt, plantée au bas du ventre d’un Apollon de glaise, une balle de mitrailleuse s’érigeait en un sexe démesuré. Pauvres idoles pétries d’angoisse, minuscules totems pétris par des mains calleuses auxquelles la peur donnait du talent. Les dieux du combat… Oubliés, piétinés, délayés par les pluies. Leur règne était fugace, leurs zélateurs distraits. On ne récupérait que les cartouches – dents ou sexes ithyphalliques –, le pouvoir était en elles.
Kurt s’en souvient.
Aujourd’hui il est mal protégé, aucun autel de combat ne veille plus sur lui. Oh ! comme il voudrait s’écorcher le pouce en armant le chien d’un revolver au ressort trop tendu. Ce geste, combien de fois l’a-t-il répété ? Des milliers. Souvent, réfléchissant à haute voix, il s’émerveillait de coïncidences signifiantes : « Comment expliques-tu, disait-il… Comment expliques-tu que le pouce et l’index sanctifiés du prêtre – ces doigts qui confèrent le sacrement du baptême –, soient justement les– mêmes qui donnent la mort chez le soldat ? Tu relèves le chien de ton arme avec le pouce, tu enfonces la détente avec l’index… » Il y a quelque chose de sacré dans l’acte de tirer. Une sorte de bénédiction mortelle. Un geste symétrique qui referme la parenthèse ouverte lors du baptême.
Ses compagnons l’écoutaient, hochant lourdement la tête, anéantis par tant de clairvoyance.
Terrassé par la fièvre, Kurt voit passer les silhouettes nickelées des formidables Colt de combat sur lesquels il s’est durci la paume et les doigts tant d’années durant.
Oh ! la caresse râpeuse des flancs de crosse quadrillés, les courbes stainless, à la brillance satinée. Et parfois aussi l’éclat dur, chirurgical, d’un canon. Cette rectitude clinique sans appel, cette bouche figée en un « O » parfait et éternel, cette bouche condamnée à ne prononcer que des onomatopées définitives. Kurt voudrait pouvoir caresser à nouveau cette bête rigide qu’il a porté si longtemps sur sa hanche comme un parasite affectueux, cette sculpture qui pesait à son ceinturon, cet… A Shaka-Kandarec il n’y a pas de salle de tir. La corne qui durcissait son pouce n’a été entretenue par le contact d’aucun chien. La peau en est redevenue souple, elle a perdu sa carapace d’expérience.
Kurt gesticule, prisonnier des draps qui l’enveloppent comme une voile mouillée tombée d’un mât. Les gris-gris ne dégagent que de molles vibrations. Kurt sent que leur magie ne peut rien contre la médecine démoniaque des sentinelles et des anonymes.
Il tourne le dos à la fenêtre, il ne veut pas voir s’illuminer la tête des buildings, il ne veut pas voir flamboyer dans la nuit les couronnes de néon fichées au sommet des immeubles. Tout cela finira mal, il en a la prescience. La fièvre lui injecte une lucidité nouvelle.
Édith pousse la porte de l’infirmerie. Elle se penche, égrène des cachets au creux de sa paume.
— Les couronnes hurlantes, balbutie Kurt, elles brillent ? Dis-moi si elles brillent ? Ne mens pas…
Édith le saisit aux épaules, l’oblige à s’allonger.
— C’est encore trop tôt, murmure-t-elle, la cérémonie n’aura pas lieu avant trois jours. Calme-toi si tu veux être sur pied.
Kurt s’abandonne, les yeux clos il cherche désespérément une figure susceptible de développer la puissance des fétiches. Il ne trouve rien.
*
**
Le conseil du bivouac n’a prêté qu’une attention distraite à la supplique de la jeune fille. L’ esprit des hommes qu’a rassemblés le hasard de l’errance est déjà entièrement tourné vers les préparatifs de la cérémonie.
— Montre voir, a simplement murmuré une voix atone que l’âge rend un peu nasillarde.
La jeune fille s’en veut d’avoir noté ce détail. Déjà elle pense « le vieux » quand la silhouette caoutchouteuse se penche vers elle. C’est un péché. Caractériser c’est nommer… Il faudra qu’elle s’autopunisse pour ce manquement.
Une fois, un jour de grande piété, elle a appliqué une braise sur l’aréole de son sein gauche. Depuis elle conserve à cet endroit
une cicatrice rétractile blanche, en forme d’étoile. Elle la cache jalousement car ce détail ne manquerait pas d’éveiller l’attention des hommes. Certains intégristes lui reprocheraient même cette particularité trop voyante, trop… singulière, elle ne l’ignore pas.
Chez les anonymes les différences physiques doivent être gommées… ou châtiées. Si l’on naît blond ou roux, il faut se teindre en noir, comme les autres, et se coiffer du même casque de cheveux amidonnés, pharaonique. Lorsqu’on devient chauve, on porte perruque ; si l’on grisonne on se teint les cheveux, la barbe et même les poils du pubis.
Quant aux malformations congénitales, elles n’affligent aucun membre du groupe car les bébés anormaux sont tués à la naissance. Non par souci d eugénisme, mais parce qu’être boiteux, manchot ou bossu c’est courir le risque d’être surnommé « le Boiteux », « le Bossu », « le Manchot ». C’est courir le risque d’avoir un nom connu de tous.
— Montre voir, a dit le vi… l’homme.
La jeune fille a déboutonné l’imperméable, dévoilant sa cuisse marquée du chiffre infamant.
— Quand ? a dit le chef de bivouac.
— Hier, le soldat maigre et le prêtre.
Tout de suite elle se mord la langue. A-t-elle bien fait de nommer l’ennemi ? N’aurait-elle pas dû utiliser un vocable plus général tel que « les mauvais », « les patrouilleurs ». Gommer la singularité de l’assaillant sous un flou plus conforme aux usages ? Il lui semble que le vieux a tressailli.
— Il faut te gommer, dit-il d’un ton égal. As-tu déjà subi l’épreuve ?
— Non, balbutie-t-elle, c’est la première fois que je suis marquée.
— Alors je ne t’administrerai aucun anesthésique, décrète l’homme. Il faut que la cérémonie s’inscrive dans toute sa nécessité au fond de ton cerveau. Cette expérience fortifiera ta foi.
La jeune fille déglutit péniblement. Elle sent chez le chef de campement une volonté de punition.
Maintenant elle sait qu’elle n’aurait pas dû nommer l’ennemi. « L’homme maigre et le prêtre ». Elle a été idiote ! Mais elle n’a pas vraiment l’expérience des rencontres. Elle ne fréquente les bivouacs que très rarement, lorsqu’elle n’a plus rien à manger par exemple, ou qu’elle a envie de faire l’amour et que la masturbation ne suffit plus à calmer sa faim charnelle. Alors seulement elle guette la tache lumineuse d’un feu sur la plaine du parking. Seuls les vieux ont le droit d’allumer un brasier. Eux seuls possèdent le briquet sacré qui leur confère ce pouvoir. C’est un gros parallélépipède nickelé, pourvu d’une molette, d’une grille protège-vent et d’une mèche charbonneuse. De cet outil jaillit la flamme qui embrasera le tas de planches laborieusement rassemblées. De cet instrument naîtra le bivouac éphémère qui enracinera les errants en un point du parking pour une nuit ou deux, le temps de soumettre à la sagesse du vieux des problèmes religieux, des interrogations d’ordre moral ou de solliciter une aide matérielle.
Ces rencontres furtives ont quelque chose de fantomatique, d’irréel. Des hommes barbus et chevelus, nus sous des cirés noirs comme de curieux exhibitionnistes, surgissent de l’obscurité, le visage maquillé de tatouages parallèles. Ils s’assirent dans le halo mouvant d’un feu de camp et chuchotent en évitant de se regarder. De telles scènes, aussi oniriques soient-elles, sont fréquentes sur le parking. Les bivouacs sont l’occasion d’échange d’informations, de mots d’ordre. On vient quêter auprès du maître de feu un renseignement, une explication, un soutien. A l’aube les hommes-briquets éparpillent les braises et s’en vont, sans salut ni au revoir. Les anonymes se séparent alors pour reprendre leur déambulation solitaire.
La solitude est importante, elle apporte la purification. Lorsqu’on vit loin des autres, on n’éprouve pas le besoin de les nommer, de les appeler. On ne s’attache pas à découvrir leur singularité, ce qui fait leur différence. Ils se fondent dans la même masse. Ils se ressemblent tous, on finit par les confondre. Et c’est bien…
— Déshabille-toi, dit le chef de feu ; il faut agir avant le jour. Vous autres, vous la tiendrez par les chevilles et les poignets. Toi, tu vas boire le contenu de cette fiole, ainsi tu ne perdras pas trop de sang.
La jeune fille obéit, déboutonne l’imperméable et enlève ses bottes. Elle se tient nue devant les flammes. Leur caresse irritante lui râpe la chair.
— Allez, dit le vieux.
Et il sort un rasoir.
La jeune anonyme s’allonge, bras et jambes abandonnés. Des mains s’abattent sur ses chevilles et ses poignets, l’écartèlent, la clouent sur l’asphalte dans une posture de viol. Elle serre les dents. L’ombre caoutchouteuse du maître de bivouac s’avance vers elle. Un peu sottement, elle songe que le sang ne fera pas de tache sur le vêtement du vieux. Il récite les premières phrases du rituel de purification.
— Que l’innommé te rende au flou, à l’indifférenciation. Retourne au multiple et à l’uniforme, fonds-toi dans la masse. Je te lave de la singularité, je te lave du NOM qui te désigne. Je te rends à l’anonymat, à l’inconnu. Tu es toi mais aussi tous les autres, et tous les autres sont toi. Tu ne feras rien que ne puissent faire tes congénères, tu ne sortiras pas du troupeau, tu ne brilleras pas ni ne chercheras à acquérir quelque renommée. Tu n’as pas de nom, et l’eau salée du baptême glisse sur toi comme la pluie sur l’imperméable que nous portons tous. Je te débarrasse de la marque du démon, je te rends vierge, immaculée et inidentifiable… Tu peux hurler ta joie.
Avec une prodigieuse vélocité la lame du rasoir vient d’entailler la cuisse, découpant le morceau de chair flétri par la brûlure du marquage. Le tranchant virevolte, taillant dans la couche graisseuse de l’épiderme avec une assurance toute chirurgicale.
Le sang gicle et grésille au contact des flammes. La jeune fille hurle comme si elle allait cracher sa langue. Elle se cambre sans parvenir à échapper à l’horreur têtue de cette lame fouailleuse qui découpe sur sa cuisse une tranche de peau.
La douleur est si vive qu’elle s’évanouit.
Le vieux termine son travail et jette le– fragment de chair dans le feu.
— Cautérisez ! ordonne-t-il.
Un homme s’empare d’une lame plate qui rougit entre les braises et la pose sur la plaie mousseuse. L’épouvantable grésillement ranime la patiente qui hurle à nouveau.
— C’est fini, coupe le vieillard impatienté. Tu es gommée, ça y est. Les flammes consument le nom que t’avaient donné les Mauvais. Que cela te serve de leçon. Une prochaine fois tu devras peut-être faire cela toute seule.
La jeune fille sanglote. Le chef de bivouac sort un emplâtre d’une poche intérieure et le colle sur la cuisse torturée. Il n’a aucune envie que les gémissements de cette poltronne viennent troubler le conseil nocturne qu’il compte présider.
— Lâchez-la, conclut-il, elle va se calmer.
Les hommes s’écartent. L’un d’eux recouvre le corps nu de la femme à l’aide du ciré qu’elle a abandonné dans la poussière de ciment. Personne ne veut être troublé à la veille d’une date si importante. Il reste tant de points à éclaircir.
La jeune fille serre les mâchoires à s’en faire éclater les dents, mais déjà la douleur s’éloigne. Sa jambe s’alourdit, prend la consistance du bois. La voix du vieux la berce sur les chemins de la fièvre.
— Bientôt les couronnes de feu hurleront leurs noms dans la nuit, dit-il en un chuchotement sifflant, les immeubles allumeront leurs diadèmes d’injures dans les ténèbres et cette lumière nous baignera comme une eau polluée. Bientôt vous verrez s’incendier le sommet des buildings, flamber le crâne des donjons ! Comme chaque année les maudits nous insulteront du haut de leurs forteresses murées ! Il faut que cela cesse. Ils bénéficient de la protection de la police, vous le savez tous. On consolide leurs tours mais on nous pourchasse sur le parking pour nous marquer ! Les flics sont nos ennemis ! Sans eux, sans leurs hélicoptères, les tours se videraient comme des animaux dont pourrissent les entrailles. Le colmatage s’effriterait, libérant les escaliers, les fenêtres, et nous pourrions facilement investir la place de l’intérieur au lieu d’être astreints à attendre que les larves mûrissent. C’est pour cela qu’il faut frapper un coup décisif.
« Nous sommes à la merci d’une épidémie, d’un coup de froid. Imaginez quelle serait notre honte si, au cours du prochain hiver, les larves gelaient dans leurs cocons ! Nous serions désormais exposés à la lumière des tours sans aucune possibilité de réplique. Ce n’est pas un danger illusoire. Les maîtres de l’enclos m’ont dit que les insectes avaient moins pondu cette année que les années précédentes. La situation peut aller en se détériorant. Songez-y ! Songez à la lumière immonde qui stagnerait sur le parking. Songez à ces… choses brillant dans le ciel, ces choses que nous aurions le plus grand mal à ne pas voir, à ne pas déchiffrer !
« Nous ne pouvons pas laisser s’établir le règne des Hypernommés ! Notre survie morale en dépend. Cette année il ne faudra pas nous contenter d’une escarmouche. Il faudra détruire. Détruire de façon irrémédiable. Nous scalperons les tours ! Voilà le mot d’ordre que vous devez transmettre à vos frères de combat : cette fois il nous faut le scalp des forteresses de béton ! »
La jeune fille lutte contre l’anéantissement mais les mots du chef se diluent dans la nuit sans qu’elle en perçoive le sens. Elle s’endort. Vaincue.