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- Tu ne veux pas parler ici ? Tu préfères qu'on aille discuter de tout ça au commissariat ? Bon, comme tu voudras...

Il a un geste éperdu.

- Je... Ce... C'était une blague, m'sieur le commissaire.

Ouf ! C'est craché! L'extraction aura été fastoche.

- T'as la farce fracassante, Jeanot.

- Je voulais, c'était à cause des journaux... Quand j'ai su que M. Bérurier... C'était pour jouer au fou, vous comprenez ?

Le voilà bien, le danger de la presse. Elle sème des formules; elle crée des mythes et des héros de faits divers, et les faiblards du bulbe, comme le marmiton veulent se prouver qu'ils sont fortiches, participer eux aussi à l'aventure... Ils se laissent prendre à ce jeu.

- Ah! Tu voulais jouer au fou, mon pote ?

- Oui. Mais je ne savais pas que ça allait faire du dégât. C'était juste une grenade d'entraînement que j'avais rapportée du régiment. Je pensais seulement ficher la frousse 55 · votez BÈr

à votre ami. urier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

Je fixe le pauvre gars tout en faisant tourner la clé au bout de mon index.

- Et tu n'as pas pensé qu'il y avait de la poudre dans ta grenade soi-disant inoffensive ? De la poudre qui a foutu le feu au crin de la banquette! Pauvre crêpe!

C'est plus fort que moi. Je lui mets deux mandales soignées. Bousiller une bagnole presque neuve pour jouer au petit c...ard! Y a de quoi vous révolter.

Un instant, l'envie me taquine d'embastiller cette larve. Et puis, je me dis que ça ne serait pas un service à rendre à la société. Jusqu'ici, il n'est que bête. En taule, il deviendrait méchant. Peut-être que cette leçon lui sera salutaire et qu'il perdra l'envie de se singulariser ? Du moment que l'assurance me paiera la brouette!

Et puis, il y a Félicie. Ça lui rongerait le coeur d'apprendre qu'à cause d'elle un petit tordu goûte à la paille humide des cachots.

Je le soulève par le revers de sa veste àpetits carreaux.

- Ecoute, petit c... ! Je vais te laisser ta chance. Si tu marches droit tout ira bien, mais si tu bronches, on t'enverra confectionner des chaussons jusqu'à ce que tu sois complètement moisi, tu piges ? Et ce ne sont pas des paroles en l'air. On t'aura à l'oeil. Estime-toi heureux que j'aie un coeur aussi gros que ta bêtise! Allez, décampe!

Il a des larmes sur ses joues. Il s'arrête à la porte et bredouille

- C'est fermé à clé !

Je lui ouvre. Il met son bras en parade devant son visage, mais c'est dans les noix qu'il chope mon 42 fillette. Ça lui permet de dévaler six marches sans faire escale. A peine est-il parti, que M'man sort de sa chambre, anxieuse.

- Alors ?

- C'était bien lui. Une grenade d'exercice rapportée de l'armée. Il tenait à se rendre intéressant.

- Qu'est-ce que tu lui as fait ?

- Je lui ai mis une paire de tartes, que veux-tu que je lui fasse ? Il morflerait pour deux ans de taule au moins, à quoi bon ?

C'est au tour de M'man à verser des larmes. Elle m'embrasse.

- Tu es un bon petit, Antoine.

- Que veux-tu, dis-je, c'est pas de sa faute si la vie est dégueulasse et si on lui a fichu des grenades dans les pattes avant qu'il soit sevré!

Je vais à la fenêtre pour regarder l'or du soir qui tombe. Le souvenir de Natacha me taraude. Marrant! sur le moment, je ne pensais qu'à lui tirer les vers du nez. C'est rétrospectivement que je subis son charme slave. Elle a des yeux comme j'aime et un corsage qui remplit ses devoirs. J'aimerais passer mes vacances dans son décolleté.

- Ton enquête avance ? s'inquiète Félicie.

Je regarde le vieux moulin, près de l'hôtel avec son plan d'eau couvert de nénuphars, ses vannes rouillées, ses saules larmoyants.

- Oui, M'man; bougrement. Je n'ai jamais vu une affaire pareille.

Les trois candidats sont morts en huit jours de temps. Le premier s'est suicidé, le deuxième a été assassiné et le troisième a eu un accident idiot. Une série noire, quoi!

C'est rare mais cela arrive.

- En somme, résume pertinemment la mère du célèbre commissaire San-Antonio, en somme, Antoine, tu n'as qu'un criminel à démasquer ?

- Yes, M'man, un seul.

Venant d'en bas, me parvient le chant des " Trois Matelassiers ".

Car donc, Cardons, Car nous sommes matelassiers!

Trois organes avinés le clament, cet hymne vaillant!

Ce sont les petits chanteurs à la gueule de bois, autrement dit Béru, Pinuche, Morbleut.

Félicie éclate de rire. Je la chope par la taille.

- Allez, M'man, fais-je, descendons nous réchauffer l'âme!

Juché sur une table, sous les regards scandalisés des Anglais, Béru pérore.

- Méames, messieurs, si que le programme du P.A.F. vous convient pas, vous pouvez aller vous faire f... ! En attendant, j'offre une bouteille de châteaupaf du neuf à tout un chacun pour arroser ma future érection à l'Assemblée légitime...

- Législative! corrige Morbleut.

- Et ta soeur! lui objecte Béru. C'est pas une vieille baderne d'adjudant de gendarmerie qui va me donner des leçons de français, non mais des fois!

Morbleut voit rouge. Il dit que ça lui ferait mal aux seins d'être l'adjoint d'un minable de la police en complet et qu'il va démissionner. Ça fait le beurre de Pinaud, lequel guigne ce poste. On est au seuil d'une bagarre et je crois opportun d'intervenir.

- Béru_ , tranché-je, au lieu de faire le pitre, tu ferais mieux d'accomplir ton travail de

56 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

poulaga. Je t'avais chargé d'une mission et tu l'as abandonnée pour te perdre dans les méandres d'une campagne électorale ridicule qui nous éclabousse de honte!

Le Gros me répond que tant que ça ne sera que de la honte qui m'éclaboussera, je n'aurai pas de frais de teinturier; ce qui est un raisonnement valable.

Puis, il rejette mes critiques hautement

- Mon travail, je l'ai fait malgré ma compagne électorable. Ton marchand de naphtaline, le Bécollomb, je l'ai suivi à la sortie de son turbin. Même qu'on était tout les trois à lui filer le train, pas vrai, vous autres ?

Pinaud et Morbleut confirment.

- D'ailleurs, poursuit Bérurier, c'est pas un marrant. Il passe sa vie à l'église. En sortant du charbon il y est allé.

Son regard vineux s'éclaircit quelque peu.

- Oh! oui, que je te cause, à propos... Dans l'église il y avait un de nos gars du commissariat avec la veuve Machin. En grande conversation! Le Bécollomb doit être vachement jalmince biscotte après il s'est mis à suivre l'inspecteur jusque z'au commissariat. Et puis...

Je ne l'écoute plus. Parbleu, tout s'explique! Je pige maintenant le coup de grelot de la mère Monféal. Elle a prévenu Bécollomb de ce qui se passait avec le soi-disant maître chanteur. L'autre a surveillé les opérations. Il s'est alors aperçu que ce crétin de Martinet venait au commissariat faire son rapport. Il a pigé le piège et s'est démaverdavé de prévenir sa copine au crêpe (peut-être qu'elle s'appelle Georgette à propos ?).

Mme Monféal m'a alors bigophoné, ce qui la blanchissait à mes yeux.

Je donne l'accolade au Gros.

- Monsieur le président, fais-je, votre action a porté ses fruits...

- Et ce sont des courges ? ricane Morbleut.

Mais son sarcasme vole trop haut pour jeter une ombre sur la sérénité béruréenne.

- Mes chers amis, dis-je, suivez-moi; nous allons questionner le citoyen Bécollomb. Et plus nous serons de petits fous, plus nous rirons.

Morbleut aiguise sa moustache entre le pouce et l'index.

- Vous me permettrez de le passer à tabac ? implore-t-il. Juste un peti peu, pour vous montrer comment j'opère.

CHAPITRE XIX

Nous sommes déjà dans la bagnole et je mets le contact lorsqu'une 403 noire stoppe devant nous dans un nuage de poussière. L'inspecteur Glandu se précipite, la bouche fendue d'une oreille à l'autre par un sourire.

- Monsieur le commissaire! Ça y est! Ça y est!

- Qu'est-ce qui y est, fais-je, votre femme vient d'accoucher de quintuplés ?

- Mais je ne suis pas marié ! se calme-t-il.

- Je croyais. Il n'y a à ma connaissance que le papa de quintuplés fraîchement débarqués qui peut être aussi exalté.

Douché, il murmure

- Je voulais seulement vous dire que nous avons retrouvé Mathieu Mathias.

A mon tour de piquer une danse de SaintGuy.

- Quoi ?

- Il est là, dans l'auto. On l'a sauté dans un bistrot de Couillasson-le-Guerrier, à quarante kilomètres d'ici. Et on a trouvé sur lui deux millions en argent liquide!

Je m'approche de la 403. Un type mal rasé, au regard pareil à des raisins gâtés, mâchouille un vieux mégot. Il a les menottes aux poignets et il est assis entre deux agents.

- Salut, Mathias, fais-je aimablement en prenant place sur la banquette avant. Alors, c'est fini les vacances ?

Il pose sur moi ses yeux mornes et sanguinolents.

- Et il paraît que tu avais gagné à la loterie ?

Silence.

- Tu as de la chance dans ton malheur, fais-je. Depuis six mois le meurtre de ta femme est couvert par la prescription. Tu ne vas donc avoir à répondre que de celui du comte.

Il parle. Il aboie plus exactement.

-C'est pas moi!

- Tu espères nous le faire admettre, mon gars ? T'es complètement abruti alors!

- Il s'est tué!

57 · votez BÈrurier

- Pas possible ? .txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

C'est merveilleux de constater combien j'avais vu juste, hein mes chéries ?Admettez que pour la perspicacité, votre San-Antonio n'en craint pas beaucoup, c'est comme en amour!

- Il s'est suicidé! articule le Mathieu de sa voix éteinte, plus grasseyante qu'une fourchetée de frites dans de l'huile bouillante.

- C'est nouveau, mens-je. Raconte voir ùn peu, qu'on se rende compte si tu es doué pour les histoires à dormir debout.

- C'est la vérité s'obstine le poivrot.

Curieux, les gars! Je dois avoir la glande périphérique qui prend l'eau car je suis ému par la détresse de ce type, un peu comme tout à l'heure j'ai été ému par celle de Jeanot, le marmiton.

Encore un type seul!

L'univers, c'est un fourmillement monstrueux d'hommes seuls. Je vous le dis, je vous le redis, je vous le redirai : à partir de l'instant où on vous coupe le cordon ombilical, c'est râpé. On est seulâbre. Pour toujours. Pour l'éternité! Le seul moment où ça vaut vraiment le coup, c'est les neuf mois de vraies vacances dans le sein maternel. Chialez pas, je vous jure que je suis réaliste, seulement réaliste.

Après c'est de la rigolade, de l'illusion, un jeu collectifl bien moins attrayant que la danse du tapis !

- Comment cela s'est-il passé? je murmure.

Ma voix a des accents qui troublent non seulement Mathias, mais aussi les gardes qui l'escortent.

- Je jardinais. Y a eu des coups de revolver. Je suis allé regarder. Il était par terre... Il se trémoussait. J'ai été surpris...

Tu parles, Antoine! Y a de quoi surprendre !

- Et alors, mon gars ?

- Je croyais que les autres allaient arriver...

- Les domestiques ?

- Oui. Mais ils venaient pas...

- Alors, tu as pris les deux millions qui se trouvaient dans le tiroir ouvert et tu es allé les planquer dans ta boite à ragoût. Tu as enterré celle-ci et tu as repris ton boulot comme si de rien n'était, vrai ou faux ?

Il est plus estomaqué que lorsqu'il a découvert le cadavre du premier candidat.

- Oui...

Son oui n'est pas une réponse, mais aussi une question.

- Pourquoi lui as-tu collé l'appareil téléphonique dans la main ?

Il secoue la tête.

- C'est pas vrai. Je ne l'ai pas touché...

- Minute, papillon, interviens-je. Tu sais que ça ne te coûtera pas plus cher. Tu as intérêt à dire la vérité.

- Je jure! affirme-t-il en étendant la main.

Les deux agents pouffent.

- Vos hures! tonné-je.

Le plus étonnant, c'est que je le crois, Mathias. Il a des intonations, des regards, des tics qui ne trompent pas.

- Comment était-il, le comte ?

- Par terre...

- Tu l'as dit. Mais tenait-il son revolver à la main ?

- Oui.

- Et l'écouteur du téléphone ?

- Il pendait à son fil...

Brusquement, je réalise. Le larbin. Le serviteur né dans la maison et pour qui le suicide est une indignité! C'est le père son et lumière qui a maquillé le suicide en crime.

- Le lendemain, quand tu as lu la presse et que tu as vu qu'on croyait à un meurtre, tu es allé récupérer en douce le pognon et tu t'es sauvé. Juste ?

- Oui.

- Tu espérais t'en tirer ?

- Je ne sais pas. J'ai eu peur...

- Tu as pensé que l'enquête amènerait la police à découvrir ta véritable identité ?

- Oui.

- Tu avais déjà un meurtre sur la patate. Tu t'es dit qu'on t'accuserait automatiquement, n'est-ce pas ?

- Oui.

58 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

- Eh ben, non, tu vois : la police est moins c... que tu le croyais.

Je vais pour descendre de la 403 car mes compères impatientés klaxonnent à bord de l'autre auto; mais je me ravise.

- C'est toi qui as tué ton chien ?

- Oui.

Je soupire.

-Parce qu'il te suivait ?

-J'avais peur qu'il me retrouve là où que j'irais...

- Pauvre bonhomme, lui dis-je, c'était ton seul ami.

CHAPITRE XX

Jean-Louis Bécollomb, s'il travaille rue des Deux-Eglises, habite par contre rue Danton (cette voie fut baptisée ainsi parce que les fenêtres de ses maisons étaient à guillotine). Il crèche dans un petit logement sous les toits.

Il est déjà en pyjama et veste d'intérieur lorsque nous sonnons. Sa bouille mal achalandée fait songer à une publicité pour des pilules hépatiques. En apercevant cette foule nombreuse sur son paillasson, il fronce le'.

sourcil.

- Qu'est-ce que c'est ?

Je le refoule à l'intérieur de ses terres. Chez lui, il y a un gros minet castré qui ronronne sur un coussin. Ça sent le parfum à bon marché. Il a accroché des lampions pour faire plus gai, plus vicelard. C'est ici qu'il doit faire reluire la dame Monféal. Moi qui connais la vie avec la manière de s'en servir, je vous parie ce que vous voudrez contre ce que je n'ai pas, que ce zig, malgré sa bouille pas possible, doit être un petit Casanova dans son genre. Ce ne sont pas les plus beaux qui s'avèrent les meilleurs au pucier; je suis, quant à moi, l'une des rares exceptions qui confirment la règle.

Ce petit amoindri, avec son naze qui fait du slalom et ses yeux bouffés aux mites, c'est peut-être une épée de plumard.?

- Vous me reconnaissez, je suppose

- Oh ! parfaitement, dit-il sans se troubler excessivement.

Il donne l'impression d'être ennuyé, mais pas apeuré.

Mes gens d'escorte entrent sur mes chausses. La lourde se referme. Quelque part, dans sa salle à manger Charles XI, une radio joue en sourdine des airs qui font disparaître la cellulite.

Nous y pénétrons. Le plus curieux c'est que je n'ai pas le droit de lui rendre cette visite nocturne. Et le plus drôle, c'est qu'il le sait.

- Vous étiez couché ? m'excusé-je.

- Je m'apprêtais à me mettre au lit. Pourquoi cette visite... tardive, monsieur le commissaire ?

Je suis las. Je n'ai plus envie de parler. Je décide de jouer mon va-tout. Ce type-là ne m'attendrit pas. Sa solitude est de mauvaise qualité.

- Béru dis-je, ça t'ennuie de prendre la direction des opérations ?

- J'allais t'y proposer, répond mon ami.

Pinaud caresse le derrière de porcelaine d'une statuette suggestive. Morbleut ne respire plus qu'avec le nez. Ça fait un bruit de forge forgeant l'acier victorieux.

Mon Gros, je le connais. Dans les circonstances exceptionnelles, il sait se montrer exceptionnel.

Il arrache son chapeau et en coiffe une Diane chasseresse qui se demande ce qui lui arrive. Puis il ôte sa veste, la pose sur un dossier de chaise et s'approche de Bécollomb. Il ne dit rien. Il le regarde. Le silence nous fait mal partout. Ça dure. On n'entend que la respiration nasale du camarade Morbleut qui devrait se faire opérer des végétations un de ces jours.

- Je... je vous prie! grince Bécollomb.

- Merci, répond le Gravos.

Avec sa Pomme, on ne sait jamais, dans ces cas-la, comment ça va partir et où' ça va arriver. Cette fois-ci, il démarre avec une manchette ou, plus exactement, un coup de coude dans le placard du chétif. Le marchand de papier hygiénique fait un couac et se plie en avant. D'un même coup de coude, mais sous le menton, Béru le fait se redresser.

- Pars pas tout de suite, mon pote, conseille-t-il, on débute.

- Au secours! glapit le fouineur.

- T'es complètement dingue ? assure Béru ; du secours, t'en as à revendre, puisque t'as la police à domicile.

59 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

Morbleut gémit. Il voudrait s'y mettre lui aussi et fait un pas en avant. Le Gros barre le chemin à son adjoint.

-Tu permets, Popaul. Qui c'est qu'est de l'active ici, toi z'ou moi ? T'auras les restes, s'il en reste.

Il passe sa grosse paluche sur la nuque de Bécollomb et la ramène violemment contre son crâne en bronze. Ça fait " bong ". Bécollomb mollit. Il a une faiblesse dans les rotules.

Béru le soutient. Votre San-Antonio adoré se dit que si jamais ce zouave a la blancheur persil, il est bonnard pour passer en correctionnelle, lui et ses archers vaillants.

Je prie ardemment le Seigneur pour qu'il soit coupable de quelque chose.

- Je proteste! bafouille Bécollomb.

- Eh ben, t'as tort! affirme Béru.

Et c'est le gros déchaînement. Il soulève à bout de bras le marchand de poudre Nab et lui fait faire le tour de la pièce en lui martelant la frime d'un coup de boule à chacune de ses enjambées. Après quoi, il le propulse dans une vieille bergère dont un pied rend l'âme. Le zig s'écroule au milieu des décombres, entrainant dans sa chute une console (qui ne le console pas du tout) supportant la statue équestre du maréchal Von Heurchtroukz, cousin par alliance à la famille allemande du général.

- A moi! A moi! hurle Morbleut.

A défaut de lampe à souder, il actionne son briquet et le balade sous le nez tuméfié de Bécollomb.

Pinaud, qui vient de découvrir une gravure représentant une dame 1900, me la désigne.

- Les femmes savaient mieux s'habiller en ce temps-là, dit-il. J'espère qu'un jour cette mode reviendra.

- Arrêtez! arrêtez! dit Bécollomb.

- Tu causes ? lui demande Popaul Morbleut.-

- Oui.

Morbleut souffle sur la flamme fumeuse du briquet. Il empoche l'objet et me décoche un regard de triomphe.

- A vous de jouer, mon jeune ami, il est cuit à point.

Je frotte avec le coin de mon mouchoir humecté d'une salive qui - pour une fois -est la mienne, les revers de mon veston étoilé de sang. Drôle de carnage. Et cependant, je continue à n'éprouver aucune pitié.

- Oh! fais-je d'un air d'autant plus détaché que je suis précisément en train de détacher mon veston, ce brave Bécollomb n'a pas grandchose à nous dire, sinon " oui ". Je sais très exactement comment les choses se sont passées.

Et le plus formide, mes petites grand-mères, c'est que je ne bluffe pas. Je vois Une extralucide qui lit le marc de caoua à la place du K Parisien Libéré " ne verrait pas mieux. C'est mon don, quoi! Tout devient clair, brusquement... Vous savez : le matin, quand les rideaux sont fermés, et que votre réveillematin est arrêté, le mâtin; vous croyez à la nuit. Et puis vous ouvrez les rideaux et le jour surgit, plein de soleil et de gens réveillés:

Je viens de me réveiller, mes frères.

Je viens de tirer les rideaux. Il fait bath! Il fait la vérité!

- Vous êtes depuis un certain temps l'amant de Mme Monféal, commencé-je. Et, comme beaucoup d'amants, vous étiez jaloux de son mari. Cette jalousie n'a plus eu de limites lorsque vous avez compris qu'il allait vraisemblablement devenir député. La mort du comte de Martillet-Fauceau vous a alors donné une idée : celle de tuer Monféal. Idée saugrenue, mais qui se défendait. L'assassinat d'un second,candidat accréditait la thèse d'un fou meurtrier s'en prenant aux hommes politiques de la région. Vous avez compris que la conjoncture vous servait, que l'occasion était unique de commettre un meurtre parfait. En effet, pour les enquêteurs il devenait évident que le même assassin avait frappé les deux fois.

Il me regarde à travers ses carreaux farcis de beurre noir.

Lui aussi me prend pour un surhomme.

A-t-il tort ? Mes biographes, plus tard, trancheront la question.

Je poursuis.

- Vous vous êtes assuré la complicité de votre maîtresse. Le matin du meurtre, elle a veillé à ce que la bonne soit occupée à la cuisine en la mobilisant pour couvrir les confitures. Vous êtes arrivé à une heure convenue. Vous avez attendu sur le palier. Elle vous a ouvert à un moment où la voie était libre. Vous êtes allé régler son compte au pauvre Monféal. Puis, vous êtes ressorti. Vous avez attendu un instant, toujours sur le palier et vous avez sonné. La bonne vous a ouvert. Vous avez remis les documents et vous êtes parti.

Il fallait que votre visite fût officielle afin d'avoir un alibi au cas où quelqu'un -

60 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

comme la concierge par exemple - vous aurait vu entrer dans l'immeuble. Beau boulot! Tout était calculé au poil; mon vieux. Vous avez bien failli réussir.

Seulement, le crime était trop parfait.

Je montre Béru qui, satisfait, se détend les jointures en tirant sur ses boudins.

- C'est un sage, l'inspecteur principal Bérurier ici présent, qui a déclaré un jour que le crime en vase clos, ça ne peut pas exister. Conclusion : l'assassin habitait l'appartement ou bien y avait été introduit par l'un de ses habitants.

Les circonstances pourtant étaient de votre côté. Jusqu'à ce pauvre Lendoffé, troisième et dernier candidat qui se bute bêtement quelques jours plus tard.

- Car c'est bien un accident, pas vrai ? exulte Sa Majesté.

- J'en suis certain, Gros. Car le crime en vase clos...

En choeur, mes coéquipiers déclament

- Ça n'existe pas!

Aveux complets de Bécollomb ; confirmés par ceux de cette petite friponne de veuve Monféal. Je fais une éclatante déclaration à la presse qui délire. Vous parlez d'une escadrille de révélations : un suicide, un meurtre, un accident! Le commissaire SanAntonio met le mystère K.O. en quarante-huit heures! Un suicide déguisé en assassinat! Un crime parfait! Un accident qui a l'air d'un meurtre! Le romantique coup de fil de la môme Natacha qui raccroche une seconde avant que son Jules ne se composte le battant. Mathieu Mathias et ses deux briques enterrées.., sous les roses ! C'est pas de la tarte à la crème, ça? De la tarte au crime, veux-je dire!

La une des baveux remplie par moi tout seul! Le triomphe de ma carrière !

Je reviens de vacances dans une apothéose indescriptible. On me fait signer des autographes. On m'acclam. C'est beau, d'avoir du chou et d'être un prince de la déduction,

un roi de l'enquête, un souverain poncif de l'investigation criminelle !

Ma bouille à la couverture de " Détective ".

Faut vivre ça pour y croire!

Le lendemain, le Vieux me presse sur son coeur. Il m'appelle " mon petit > ! Et M. le ministre tient à me serrer les cartilages.

Notez bien que c'est pas pour autant qu'on va augmenter mon traitement. Chez nous, y a que l'ancienneté qui paie. Et lorsqu'on commence à ne plus être dans leurs prix, ils vous catapultent à la retraite. La vie, je vous dis !

CONCLUSION (S)

Eh bien, oui! Il y en a une à cette extraordinaire enquête.

Que dis-je : il y en a plusieurs.

On se les prend dans l'ordre, mes fils ?

Ce matin, on est lundi. Ça n'a rien d'étonnant, vu que la chose se reproduit toutes les semaines, de préférence entre - le dimanche et le mardi. J'arrive au burlingue assez tôt, frais comme une rose à peine éclose. Je mijote d'aller faire un viron boulevard de Port-Royal pour repêcher le coup avec cette Natacha dont le souvenir se tortille dans ma mémoire.

En voilà une qui aura droit à un régime de faveur, moi je vous le dis: Parce que je ne sais pas si vous l'avez observé, avec votre vue basse et votre air gland, mais je ne me suis pas tassé de mousmée au cours de cette triple enquête.

En arrivant, je bute sur Martinet et Laplume, aussi souriants et frémissants l'un que l'autre.

- Monsieur le commissaire, m'annonce le premier, j'ai du nouveau...

- Encore! me pâmé-je.

- Oui. Figurez-vous qu'après une enquête serrée, j'ai découvert qu'Achille Lendoffé avait rendez-vous chez la pétasse de Bellecombe au moment où il est mort. Il s'apprêtait à la rejoindre, c'est pourquoi il n'a pas arrêté sa bagnole...

Me voici débarrassé d'une arrière-pensée qui voltigeait dans ma tête. Donc, j'avais raison sur toute la ligne.

- Bravo, mon gars. Voilà du beau travail de complément. Je m'en souviendrai.

Je me tourne vers Laplume.

- Et toi, tu as des choses à m'apprendre ?

- Oui, m'sieur le commissaire, mais ça n'a rien à voir avec le service.

- Dis quand-même.

- Ça concerne Natacha Bannet. Vous savez ?

Mon palpitant commence à se trémousser.

61 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-2

- Bien sûr, que je sais. Alors ?4 17:38 · Bruno MOUILLOUD

- Eh ben, ça y est!

- Qu'est-ce qui y est ?

- Je me la suis dégringolée. Pas sans mal, mais j'y suis arrivé. C'est une fille qui a eu beaucoup de déceptions.

Il rougit et murmure en baissant le ton

- Entre nous, elle a décidé de se rattraper vous parlez d'un volcan !

Je fais un effort pour planquer ma déception.

- Tant mieux, mon gars, tant mieux...

Je frappe l'épaule de ce nouvel Haroun Terzieff.

- Bonne bourre ! Quand tu n'en voudras plus, la jette pas : elle pourra peut-être resservir.

Un peu pincé dans la région prostatique je monte jusque chez le Dabe.

Depuis mon triomphe bellecombais, il me passe une pommade à côté de laquelle l'onguent gris n'est que fumée.

Au moment où je frappe à sa lourde capitonnée, des éclats de voix me parviennent.

- Entrez! hurle le Vioque.

Je pénètre dans le bureau directorial. J'y découvre Bérurier, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, la braguette pas boutonnée et le chapeau neuf négligemment posé sous ses fesses ravageuses.

- C'est un ultimatum, tenez-le-vous pour dit! lui balance le Rasé.

Ça n'a pas l'air de l'émouvoir, Béru. Il parait heureux. Tout le monde, excepté le Dabe, a l'air joyce, ce matin.

Comme je suis responsable de lui par-devant mes supérieurs, je m'informe de ses nouvelles incartades.

- Tenez! dit le patron en me brandissant un journal sous le pif, lisez!

Sur deux colonnes, à la 2, je découvre, coché au crayon rouge le titre suivant.

En Seine-et-Eure, l'inspecteur principal Bérurier est élu à 99 % de majorité.

On a beau dire, mais ça fait un drôle d'effet, mes canards.

- C'est pas possible! exhalé-je.

- Textuel, rétorque le Gros. Je suis député de Seine-et-Eure. Pour un succès, c'en est un, non ?

- Je ne veux pas le savoir! barrit le Vieux. Ou vous vous démettez de votre mandat ou vous quittez la police!

Bérurier se dresse, récupère son bitos, lui redonne tant bien que mal l'apparence d'un, chapeau et déclare.

- M'sieur le directeur. Quand c'est qu'on a la chance d'être un nélu du peup' pour défendre ses intérêts .à l'Assemblée légitime, on la repousse pas.

- Conclusion, vous demandez votre mise à la retraite anticipée ?

-Puisque c'est vous qui l'exigez et que vous ne me laissez pas d'autre rébarbative, oui!

Il évite mon regard.

- Je regrette, vous savez, murmure-t-il. Mais quoi, une occase pareille! Faut comprendre...

- Sortez! tonne le Tondu.

Béru sort.

Comme il s'apprête à franchir le seuil, je dis, tout bas

- Béru ! Ecoute...

Mais déjà, il est parti.

- C'est insensé! glapit le Vieux en se massant la coupole. Insensé. Mais le peuple est donc aveugle, ma parole! Cet abruti élu .à presque cent pour cent de majorité! On croit rêver...

- Pas nous, monsieur le directeur, objectéje; c'est le peuple qui rêve. Bérurier a une bonne gueule, le peuple aime qu'on ait une bonne gueule. Il lui 'a promis la lune; le peuple rêve de posséder la lune.

Je me racle le gosier. Voilà que je ne suis plus heureux du tout, soudain. Ça me picote dans la gorge, derrière les yeux, partout. Plus de Béru ! On va continuer sans lui.

Je reste un moment à bavarder de l'enquête avec le Vieux. Lui aussi, se sent tout chose.

On toque à la porte. Un planton entre, portant un pli étoilé d'une énorme tache de graisse.

- De la part du principal Bérurier, fait-il en me le remettant. C'est sa lettre de démission, m'a-t-il dit.

- Vous permettez? fais-je au Boss en ouvrant le pli.

L'enveloppe renferme deux lettres. La premiére m'est destinée, je lis San A. Tu me fais l'effet des, pilules Miraton... C'est à toi que je, remets la lettre 62 · votez BÈrurier.txt · 2011-07-24 17:38 · Bruno MOUILLOUD

ci-jointe ci-après, biscotte ça me ferait mal aux prunes de la poster de mes propres mains.

Béru.

Je prends l'autre bafouille. Elle est adressée à M. le Président de l'Assemblée nationale.

La voici

Mon Président,

Vous l'aurez pas z'été longtemps vu que moi, Bérurier Alexandre-Benoît, inspecteur principal et député de Seine-et-Eure, je démissionne déjà. C'est pas de gaieté de coeur, croyez bien! Mais j'ai pas d'autre alternance vu qu'on veut me virer de la police si je remplis mon mandat. Autrement dit, c'est un mandat de virement!

Mes choses étant ce qu'elles sont, comme on dit chez vous, je préfère rester à mon poste.

Et pourtant, j'ai l'impression que j'eusse pas été inutile sous le Vélocycle du Palais Bourdon. Quand il s'agit des intérêts de la Patrie, la Voix d'un brave homme c'est une corde vocale de plus à l'arc de la nation.

C'est donc mon adjoint, l'ex-adjudant Paul Morbleut qui va prendre ma place. Popaul, c'est pas le mauvais bougre, seulement il a un défaut : il boit. Je vous le dis pas pour rapporter, c'est pas mon genre, mais pour que vous fassiez gaffe qu'il soye bien à jeun quand vous lui ferez voter une loi.

Peut-être que vous pourriez 'donner des instructions à ce sujet à la cantine de l'Assemblée ?

Avec mes hommages pour votre dame, je vous prie d'agréger, mon Président, l'espression de mes poignées de mains les plus républicaines: Alexandre-Benoît BERURIER

P-S : Si j'osais, j'ajouterais : Vive la France!

FIN