En sortant de la salle des conférences, j’avise notre vénérable Béru en conversation avec Dupanard, le garçon de piste du club poulardin. Le Gros paraît mécontent.
— Ces affreux me font tartir, déclare-t-il bien haut ! Je refuse de les voir !
Je m’approche, intéressé. A cet instant, ce débris de Dupanard me hèle d’une voix de centaure :
— M’sieur Sanato ! Dans le bureau de m’sieur le directeur tout de suite ! Y a des messieurs-dames qui veulent vous causer.
— Qui sont-ce ? m’enquiers-je.
— Le docteur Clistaire et madame son gendarme, répond le Gravos. Ils viennent probablement au renaud chez le dirlo rapport à la séance d’hier soir. C’est bien dans les manières de ces agités du bocal. Ils peuvent toujours se l’arrondir pour que j’allasse leur présenter des excuses format limande.
— Pas d’esclandre, Gros, préconisé-je, ta carrière pédagogique en dépend.
— C’est si j’irais les affronter qu’il risquerait d’y avoir fiesta en musique, ronchonne le digne professeur.
Je l’exhorte. Comme toujours, il finit par céder et il me suit en maugréant dans le burlingue directorial.
Le big boss est derrière sa table de travail, jouant avec des paperasses d’un air embêté. Assis en face de lui, les Clistaire poussent des bouilles très affreuses en remâchant des rancœurs. Ils se dressent en nous apercevant et le pape du séraphisme fonce sur nous comme une torpille à barbiche.
— Aigrefins ! Suborneurs ! nous agonit-il. Briseurs de foyers !
Le Gravos et moi subissons cette charge et ces outrages d’un air amorphe. M’est avis qu’il a pété sa courroie de transmission et qu’il est en train de faire roue libre, Clistaire. Il devrait se faire une ordonnance en vitesse pour se farcir une provision d’ellébore, le toubib ! C’est sa papauté qui lui fendille le bulbe, probable. Bérurier, encore ennobli par son cours si brillant, se tourne vers le patron :
— M’sieur le directeur, en appelle-t-il, est-ce que je vire c’t’olibrius par le fond de son pauvre bénard ou si vous vous en chargeriez vous-même ?
Le maître de l’Ecole calme du geste, de la physionomie et de la voix.
— Pas d’affolement ! Contrôlez-vous, docteur, je vous prie, recommande-t-il.
Pas possible ! Le Clistaire se vide comme un lavement. On ne peut pas lui stopper les mots qui dégoulinent de sa barbouze. C’est torrentiel.
— Me contrôler ! tonne-t-il. Alors que notre chère fille, à quelques jours de son accouchement, se morfond dans la plus horrible des angoisses !
Ça me fait dresser le lobe, la dernière partie de sa phrase.
— - Et pourquoi se trouve-t-elle angoissée, madame Mathias, docteur ?
Il a les étagères à crayon qui battent l’air, Clistaire Ier. Son nez patatesque qui gnafe-gnafe. Ses chailles en or jettent des éclairs et, derrière ses lorgnons soubresauteurs, ses parallèles se fanent.
Sa raie médiane zigzague. Un courroux le porte à l’incandescence. Il postillonne, il s’étrangle, il emphysème, il basse-noble, il se tait comme lorsque l’aiguille d’un pick-up s’embourbe dans un disque ramolli par la chaleur. Sa vieille vient alors à la rescousse d’un gosier neuf. Elle est parée pour la bavasse vu qu’il y a justement une glace en face d’elle, ce qui lui permet de nous enguirlander en se couvant d’une prunelle torve. Elle dit que nous sommes la honte de notre profession, des excréments de la société, des miasmes de l’humanité, des relents d’alcôve en délire, des kystes, des abcès, des protubérances vénéneuses, des tumeurs extrêmement malignes ! Elle assure qu’on souille, qu’on porte atteinte, qu’on érosionne, qu’on éruptionne, qu’on érysipèle, qu’on démembre, qu’on perturbe, qu’on ruine, qu’on décompose, qu’on désabuse, qu’on désastre, qu’on déshonore, qu’on élimine, qu’on sépare, qu’on infanticide. Le directeur veut juguler, mais c’est plus impossible encore qu’avec le toubib. Elle a les fanons qui trembillent, les bajoues qui bajotent, les perlouzes qui tintinnabulent, les nichemards qui coagulent, l’entraille qui bouillonne, la corde vocale qui clé-de-sole. C’est un volcan qui se cause dans la glace, qui récite des abominations sur nous deux, qui projette à tout-va une lave dévastatrice. Nos pedigrees se racornissent, se biscornent, noircissent, malodorent. Béru et moi on se sent abjects jusqu’aux viscères, sans comprendre. On a tendance à se soumettre devant l’avalanche. A se convaincre que tout ça est vrai, mérité. A se persuader qu’on est en effet indignes de vivre. Que notre taf d’oxygène c’est du vol scandaleux, de l’abus de poumons ! Qu’on met du pernicieux dans le paysage. Qu’on a tort d’exister.
On a la raison qui patine. On se sent devenus sources de laideur et d’aberration. On se regarde avec répugnance. On se découvre la hideur. On n’en revient pas, tout à coup, d’être si horribles et si néfastes, si pestilentiels et si totalement dépravés. Ça nous déroute, une telle découverte. Voilà qu’on croyait mener une existence à peu près normale et, en réalité, on accumulait les vices et les mochetés derrière cet écran de quiétude, On pourrissait à outrance, on était déjà verts, déjà liquides et on se doutait de rien. En plus de notre sanie, on batifolait dans la plus noire inconscience.
A la fin, elle ne peut plus déguiser l’oxygène en conneries, mame Clistaire. Ses éponges renoncent, deviennent inaptes. Le silence se rétablit, mais il reste encore dans l’air des vibrations cataclysmiques. Leur colère, aux Clistaire, continue de caracoler dans le bureau, en silence, mais toujours redoutable.
Je m’offre une large bolée d’air et j’attaque.
— Docteur, dis-je en entrouvrant à peine mes mâchoires, de peur de le mordre. Si vous aviez dix ans de moins, je vous effeuillerais la barbiche. Mais vu votre sénilité avancée je me contenterai de vous demander la raison de cette crise.
Il a les muqueuses qui tâtonnent.
— Parlez calmement, je vous en prie ! déclare le directeur.
Clistaire s’y décide.
— Hier soir, fait-il d’autant plus sourdement qu’il est un peu dur d’oreille, après que vous eûtes jeté la perturbation chez moi, vous partîtes en compagnie de mon gendre, vrai ou faux ?
— Exact !
Sa rogne se permet un nouveau coup d’ampli.
— Qu’avez-vous fait, gredins ?
— Nous sommes été au bistrot, répond Béru.
La vioque glapit comme si un orang-outan lui faisait une déclaration d’amour.
— Quelle horreur ! fait-elle en se signant furtivement.
— Et, bien entendu, vous vous êtes enivrés de façon honteuse ? demande le docteur.
Ça le fait ricaner, Béru.
— On a liché juste un pot de rouge, à trois, ça risquait pas de nous démanteler le pancréas !
Le médecin réprime une grimace. Le vin rouge, dans son imagination de buveur d’eau, c’est pire que le ricin.
— Menteurs ! s’égosille sa perruche en se balançant une très vilaine grimace dans la glace par-dessus l’épaule du dirlo. Vous avez enivré mon malheureux gendre. C’est un garçon si faible, si veule !
— Il le prouve bien en mijotant dans votre nécropole, chère madame, je rétorque.
Elle est en vue de la pâmoison, la douairière. Je suis bon pour qu’on célèbre une messe noire à mon intention. Ils vont m’accumuler sur le râble des maléfices extra-funestes, les séraphiques. Mon futur, devient opaque, mes chéries. Va falloir que j’allume mes antibrouillards pour continuer de fendre la bise.
Comme elle s’apprête à me défraîchir le physique à coups de pébroque, son mironton la contient.
— Monsieur, me déverse-t-il, vous l’avez, je n’en doute pas, entraîné dans la plus sombre débauche, ce malheureux garçon ! En quels lieux de perdition l’avez-vous conduit, ce presque père ?
— Mais nulle part ! hurlé-je avec tant de vigueur qu’un carreau de la fenêtre se craquelle. On a bu un coup. On a dit trois mots et on l’a largué, votre apprenti capucin !
— A d’autres, monsieur ! Il n’est pas rentré !
Ça me bloque le délire furax à la hauteur des amygdales.
— Co-co-comment, pas rentré ? bafouillé-je.
La douairière brandit la bannière de la révolte.
— Il a découché, parfaitement ! Après quelques mois de mariage ! C’est du beau ! C’est du propre ! C’est tout Paris, ça !
Cette fois je n’ai plus envie de verser de l’essence sur le brasier ; au contraire.
— Je vous en supplie, madame, parlons calmement, gazouillé-je. Il s’agit d’un malentendu. Nous avons laissé Mathias hier soir une demi-heure après qu’il fut sorti de chez vous, et ce à quelque deux cents mètres de votre domicile.
Les deux croquants se défriment. Mon ton doit être bourré jusqu’à la hampe de sincérité car ils semblent soudainement calmés.
— Seigneur Dieu, murmure le pape, est-ce possible !
— Qu’en conclure ? interroge la mégère, enfin apprivoisée.
— Il n’a donné aucun signe de vie ? je demande.
— Pas le moindre. Aucun coup de téléphone, aucune lettre, répond Clistaire.
Et le bon directeur met le comble à l’angoisse en déclarant que Mathias n’est pas venu donner son cours de trous de balles ce matin. V’là un mystère signé anonyme, hein, mes choutes ? Votre San-Antonio bien-aimé repense au fameux appel téléphonique qui jeta l’émoi chez les Mathias. De vilaines idées teintes en noir défilent dans son cerveau surcompressé.
Béru me fait signe de le rejoindre, à l’écart.
— Te mouille pas le Rasurel pour ça, me dit-il. A force de lui seriner qu’il vivait chez des locdus, à Mathias, hier soir, il se sera tiré sans dire bonsoir. Ça prend les hommes, ce besoin, quèquefois. Surtout les timorés. Ils ont un coup de panique et se mettent à cavaler droit devant eux !
Je hoche le chef pour m’éviter la tentation de le branler.
— C’est pas du tout le genre de l’ami Mathias, Gros. Et puis rappelle-toi une chose : depuis quelques jours sa vie était menacée. C’est même la raison de ma présence ici !
Il renifle, me dévisage de ses bons yeux anxieux. Il a oublié ses grands concepts du savoir-vivre.
Le revoilà poulet à ne plus en pouvoir.
Prêt à chanter le coq, comme on dit dans nos cambrousses
— On l’a moulé ici, fais-je, en donnant un coup de talon sur l’asphalte.
Je regarde dans la direction prise la veille par le Rouquin. La porte cochère de ses affreux beaux-dabes étale son fromage de plâtre au coin de la prochaine rue. En levant les yeux, j’avise leurs fenêtres, mystérieuses derrière ces stores florentins qui donnent à Lyon un aspect que n’a aucune autre ville française.
Je me remets dans l’ambiance de la nuit. Je revois la chevelure incandescente du Van Gogh ambulant au clair de lune. Et Béru aussi évoque. Quand son front fait autant de plis que le derrière d’un éléphant assis, cela signifie qu’il vadrouille dans les songeries nostalgiques.
— On eusse dû le raccompagner jusqu’à sa lourde, déplore le Puissant.
Il y a autant de regrets que de reproches dans sa voix.
— Il ne lui restait que quelques pas à franchir, bonhomme, je plaide sans conviction, on pouvait pas se gaffer qu’il aurait droit à un turbin sur un aussi mince parcours.
— Si au moins on l’aurait suivi des yeux, continue de lamenter l’Enflure.
Je m’énerve :
— Ecrase, grosse larve, on n’est pas à Tel-Avoche ! Le mur des lamentations, c’est défense d’y chialer contre !
Puis, d’un pas rageur, je me dirige vers l’immeuble des Clistaire. Au cœur de cet après-midi grisailleux, la rue gît dans une torpeur qui évoque celle de la nuit.
— Quelqu’un guettait l’immeuble de Mathias pendant que nous nous y trouvions, songé-je avec la rare sagacité que vous me connaissez. Le quelqu’un nous a vus sortir avec le Rouillé. Il nous a suivis. Et c’est après que nous eûmes quitté Mathias qu’il a agi. Il n’a pu le faire que dans l’immeuble, sinon nous aurions entendu quelque chose…
Me voici sous le porche. Ça sent la soupe aigre et le pipi de chat. Une pancarte jaunie informe le visiteur que la loge de la concierge se trouve au fond de la cour. Je m’avance, suivi de Béru, dans un morne quadrilatère où quelques plantes vertes proposées à la pluie intermittente n’arrivent pas à ressembler à de véritables végétaux.
Des façades noires, abruptes, silencieuses, montent à l’assaut de ce ciel de suie que chantait Bécaud.
Au fond de la cour, une espèce d’appentis se dresse, recouvert en zinc. La porte de la cage à pipelette est vitrée. Je file un coup de périscope à l’intérieur, mais il y fait sombre comme dans le derche d’un Noir occupé à percer un tunnel à minuit par une nuit sans lune. En désespoir de cause, je frappe. Un visage blême vient se poser derrière la vitre, comme un P.V. sur le pare-brise d’un automobiliste en défaut. Le visage en question est celui d’une chouette, ou de sa cousine germaine. Il est ponctué par deux yeux noirs, plus pointus que des cothurnes. Je me chatouille en douce afin d’adresser ce qu’il est convenu d’appeler un gracieux sourire à ce cauchemar sous verre et la porte s’entrouvre.
Les reflets de la vitre m’avaient caché les verrues de la personne. Elle possède les plus belles qu’il m’ait été donné d’admirer : des noires, des grises, des à aigrette, des à un poil, des en archipel, des craquelées, des proéminentes, des aplaties. Cette brave cerbère, c’est à elle toute seule le jardin exotique d’Eze.
— C’est à quel sujet ? demande-t-elle d’une voix aigrelette mais cordiale, riche d’un accent lyonnais à côté duquel celui de la mère Cottivet (10) ressemble à celui de l’Anjou.
Elle a une exclamation encore jamais entendue par l’oreille d’un flic.
— Oh ! mon pauvre ! s’exclame-t-elle.
Puis, s’effaçant, elle invite :
— Entrez donc !
Nous pénétrons dans sa tanière. C’est obscur, malpropre et malodorant. De la farine de lin bouillonne à grosses bulles pâteuses sur son maigre fourneau.
Béru renifle avec une grande circonspection olfactive.
— Ça se mange ? s’intéresse le Gravos en désignant la casserole émaillée où floflotte l’étrange alchimie.
— Mais non, mon pauvre, que lamente la concierge, je me prépare un cataplasme de farine de lin, avec beaucoup de moutarde, ça fait du bien pour les bronchites !
Elle tousse un petit coup, afin de démontrer.
— J’ai un début de bronchite, révèle-t-elle, c’est la saison, ces derniers jours il en tombait comme qui la jette (11) et pour aller d’ici à la porte d’allée, je me trempais comme une soupe.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Béru louche de plus en plus sur la casserole où mijote la farine de lin. L’odeur le sollicite invinciblement. Elle le suggestionne. On n’a pas eu le temps de jaffer et il a des tiraillements cruels dans les intérieurs. Tel que je le connais, mon gros pendard, il doit se demander si c’est comestible ou non la farine de lin.
— Madame la concierge, je débute, fort civilement, n’auriez-vous point perçu un certain remue-ménage dans l’immeuble, cette nuit ?
Elle lève vers un ciel provisoirement représenté par un abat-jour de perles ses bras en manche de plumeau.
— Bou ! Sainte-Marie des Terreaux ! Que si, mon pauvre ! Que si !
Je cligne de l’œil au Béru, mais Sa Majesté hypnotisée n’est plus bonne à nibe.
— Racontez-moi un peu, chère madame, je mélodise en lui octroyant une œillade tellement aimable qu’elle frise la salacité.
Elle croise son fichu et va tirer la casserole sur la rondelle du fourneau la plus raisonnable.
— Figurez-vous, dit-elle, que dans la soirée, y a eu un remue-ménage infernal. Deux imbéciles se sont mis à rire aux éclats dans la maison.
Je m’emploie à avaler ma salive, j’y parviens et je poursuis :
— Ils n’ont pas fait d’esclandre ?
— Dans un sens, quasiment. Ils hurlaient de rire dans mes escaliers, ces idiots. J’ai pensé que c’étaient des saoulots. Je me suis levée pour aller les faire taire, ici c’est une maison sérieuse où les gensses sont corrects. Mais quand j’ai eu été dans mon allée, ils s’y trouvaient plus. Depuis la porte je les ai aperçus qui rentraient dans un bistrot, comme de bien s’entend.
Je lui chuchote, dans le suave et le mystérieux :
— Vous n’avez rien remarqué d’insolite ?
Elle fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Il n’y avait personne dans la rue, en face de l’immeuble ?
Son visage cacteux s’illumine. Elle me produit quatre dents avariées mais d’origine qui ne lui servent plus qu’à sourire et à consommer des purées.
— C’est rigolo ce que vous dites, policier.
— Biscotte ? laisse tomber le Gravos.
— Y avait personne dehors, mais y avait quéqu’un dedans.
Une sonnerie d’alarme retentit dans mon subconscient.
— Voyez-vous, madame la concierge ! Et qui donc se trouvait dans l’immeuble ?
— Une dame, fait-elle.
Ça me porte la glande curiositale à la sécrétion totale.
— Donnez-moi des détails.
La petite vioque rassemble ses visions nocturnes pour en faire un beau récit.
— C’est quand je suis sortie, explique-t-elle. Tout de suite je n’ai pas vu que quelqu’un se trouvait dans ma cour. Où je l’ai aperçue, c’est en rentrant : une dame jeune, bien mise, avec un parfum, mon pauvre ! Mais un parfum qu’était un vrai bocon ! (13)
— Vous lui avez parlé ?
— Comme de bien s’entend ! Je lui ai demandé ce qu’elle fichait dans ma cour. Remarquez que j’avais ma petite idée vu qu’elle se trouvait juste derrière mes caisses d’équevilles (14).
— Qu’elle était rentrée pour soulager un besoin pressant et naturel, explique la vieillarde. Ça arrive souvent. Elles sont prises dans la rue, en sortant de table. Le vin blanc, c’est désastreux pour les vessies.
— Que lui avez-vous dit ?
— Que c’était une belle dégueulasse, relate la chère personne. Elle s’est excusée et a filé.
— Elle est ressortie de l’immeuble ?
— Probablement, qu’est-ce qu’elle aurait pu y faire d’autre ?
— Toujours est-il que vous ne l’avez pas vue partir ?
Ma question trouble mon interlocutrice. Elle ne pige pas, renifle et fait la moue en me toisant d’un œil qui ressemble aux bulles de sa farine de lin.
— Non, bien sûr, déjà je frissonnais, j’allais pas lui faire une conduite de Grenoble jusqu’à la porte d’allée !
On entend un grand cri. C’est le Gros qui vient de le barrir. Le téméraire a trempé son doigt dans la casserole pour récolter un peu de farine et il s’est brûlé.
— Vous allez vous ébouillanter, mon pauvre annonce, un peu tardivement notre hôtesse.
Béru suce son index resquilleur. Il a un sourire d’excuse. Sa physionomie signifie « Mande pardon, mais vous occupez pas de moi ».
Lors, la pipelette enchaîne :
— Maintenant que vous me faites remarquer, je me demande ce qu’elle fichait là, cette donzelle. Vu que ce matin, en sortant mes caisses d’équevilles, j’ai pas trouvé les traces que je croyais. Je l’ai peut-être découverte avant qu’elle se soit soulagée, non ?
— Peut-être, mens-je.
— En tout cas, ça lui a pas porté bonheur de vouloir salir ma cour, ricane ce vieil oiseau nocturne et déplumé.
Mon guignol fait une pirouette entre mes cerceaux.
— Pourquoi ?
Dame balai va à un petit meuble de noyer, ouvre un tiroir et se saisit de quelque chose qu’elle ramène dans la lumière végétative de sa porte vitrée (l’unique ouverture de la tanière, soit dit en passant). Pendant ce temps, Bérurier, armé de la cuillère en bois servant à touiller le futur cataplasme, goûte subrepticement la farine de lin. Il remue son gros langousard et hoche la tête. Ses papilles gustatives n’ont pas l’air alarmées.
— C’est bon ? je lui murmure.
— Ça se laisse manger, affirme l’Ogre. Je suis sûr qu’avec des saucisses de Toulouse et beaucoup de beurre ça serait poil-poil.
La concierge me propose un petit rectangle d’acajou auquel est fixée une clé. Sur le rectangle, deux mots sont écrits en lettres d’or : Standing Hotel. Avouez que c’est marrant, non ? Y a que dans mes bouquins que ça arrive, des coïncidences pareilles. Dans la vie aussi, bien sûr, mais on n’y croit pas. Car enfin, si je raisonne et accepte la version de cette brave concierge, je dois conclure qu’une dame a participé à l’enlèvement de Mathias. Qu’elle se cachait dans la cour de l’immeuble où elle a perdu la clé de sa chambre d’hôtel, lequel se nomme Standing Hôtel.
Standing ! Alors que mon Gros Patapouf est en plein cours de belles manières ! Au moment où il donne aux jeunes générations de merveilleuses recettes pour équiper leur intellect, le rendre confortable, en un mot, le climatiser.
— Vous croyez que cette clé appartient à la fille en question ? insisté-je.
Ça la froisse qu’on doute de sa parole, Mme Toile-d’araignée.
— A qui ça appartiendrait donc, dites voir ! Cette personne s’était mise à croupetons derrière mes caisses d’équevilles. La clé, elle aura tombé de la poche de son imperméable. Ou y aura eu un trou à cette poche, que sais-je !
Et pourquoi pas ? me balbutie la petite voix feutrée de mon sube.
Je cherche l’Hénorme des yeux, désireux de lire son opinion dans son regard ; mais pour lors il me tourne le dos. Ça lui plaît rudement, la farine de lin. M’est avis qu’il vient de faire une découverte gastronomique et que, dorénavant, ça va devenir son aliment de base.
— Pouvez-vous, chère madame, me décrire la femme à la clé avec plus de précision ?
Elle se recueille dans le creux de sa main et me laisse en poireau, manière de donner de l’importance à ses déclarations ! Enfin, la voilà qui articule, de sa voix un peu geignarde :
— Une grande blonde. Avec des lèvres bien larges, en rebord de pot de chambre, mon pauvre. Coiffée court. Elle portait un imperméable noir, brillant comme de la toile cirée. C’est parce qu’il était noir que je l’ai pas aperçue en sortant et parce qu’il était brillant que je l’ai aperçue en rentrant.
Curieuse explication s’il en fut. Ça fait un peu la coquille d’escargot dans le coffret à matière grise de la digne dame. Néanmoins, estimant qu’elle m’en a bonni suffisamment, je la remercie pour son précieux concours, ce qui lui fait frémir les aigrettes.
— Tu y es ? lancé-je au Gravos.
Il se retourne, écarlate, la bouche pleine, les lèvres farineuses. On dirait une grosse brûlure, Béru, tout soudain. Son regard fait des vagues.
— Allons-y ! clapote-t-il.
La concierge qui a maté son fourneau pousse un cri de détresse !
— Mon cataplasme !
Il a tout bouffé, l’horrible ! La casserole est vide ! Mme la Cerbère n’en croit pas ses yeux. Elle en a du coup la bronchite qui se met à siffler comme une marmite norvégienne annonçant la fin du match.
— Excusez-le, murmuré-je en lui cloquant un billet de dix balles pour atténuer ses angoisses, mon camarade souffre d’une pituite forniqueuse qu’il est obligé de colmater à la farine de lin ; comme en ce moment il est en pleine crise, il n’a pas pu résister.
Le Gros fonce droit au troquet de la veille et se torche un pot de beaujolais à lui tout seul pour faire glisser son en-cas, biscotte son tube digestif obstrué refuse de coopérer davantage avec un boulimique pareil. Faudrait qu’il se fasse poser une chasse d’eau, le Gros. Des fois qu’avec un jonc et une ventouse de caoutchouc il arriverait à se libérer les tuyaux ? Mais son idée thérapeutique, à lui, c’est le beaujolais. Au deuxième pot, alors qu’il est déjà presque aux limites de l’asphyxie, le barrage cède sous la poussée généreuse du juliénas. Ça fait vlouffff, et puis un grand remous, et encore des groagroagroa à n’en plus finir. Un vrai bruitage pour dessins animés. Enfin le revoilà disponible, le Majestueux. Il reprend des couleurs, entendez par là qu’il en perd.
Nous bombons en direction du Standing Hôtel.
Il s’agit d’un établissement flambant neuf situé à l’angle de la rue Sainte Jugulaire de l’Enfant-Jésus et du cours Déhale (15).
Une dame, qu’un romancier moins doué que moi qualifierait, d’accorte, me brandit un grand sourire depuis son comptoir. Elle a du carat, de la branche et les cheveux teints en roux flamboyant. Je m’annonce, toujours sanchopansé (16) par le Gros.
Pour briser toute équivoque, je lui produis le morceau de tricolore que l’Etat m’a fourni afin de me permettre d’arguer de ma qualité (si c’en est une) de poulaga. Elle cesse de sourire, parce que, qu’on le veuille ou non, on préfère voir arriver chez soi l’agent payeur des allocations familiales plutôt qu’un représentant de chez Royco.
Je sors ensuite de ma fouille la clé trouvée par la dame aux cactus.
— Cela fait bien partie de votre établissement ? je demande d’une voix tellement neutre que par dépit, la Suède déclarerait la guerre à la Suisse.
Elle arrondit ses yeux, sa bouche et le plan de Lyon qu’elle était en train de compulser.
— Ah ! on l’a retrouvée ! Notre client était désolé.
— Puis-je avoir l’identité dudit client ?
Ça la surprend vaguement. Mais elle se dit qu’un poulardin n’est venu au monde que pour poser des questions insidieuses à ses contemporains :
— Monsieur Dolorosa ! dit-elle.
Est-ce que mon Gros ne se met pas à barytonner à plein chapeau :
Dolorosa, c’est la femme des douleurs !
Dolorosa, son baiser porte malheur !
Je suis obligé de lui savater les tibias pour le ramener aux convenances.
— Un Espagnol ? m’enquiers-je.
— Un Panamien, rectifie-t-elle.
— Il est descendu seul dans votre hôtel ?
— Avec sa femme.
— N’est-ce point une grande blonde qui ne dédaigne pas porter un imperméable en toile cirée noire ?
— C’est exact, bredouille-t-elle.
— Ils sont au Standing, présentement ?
Elle a le regard qui se met en torche. D’un hochement de menton, elle me désigne le salon proche, élégamment meublé en Danois exporté.
— Justement, ils ont une visite.
On dirait qu’on joue de bonne chance, hein ? Y a des jours où tout s’harmonise, ou les couvercles vont aux marmites, où les bonnes femmes acceptent de vous suivre au pucier et où, dans une partie de belote, tous les partenaires ont un carré de valetons.
Je m’avance discrètement vers la porte vitrée, restant prudemment à l’abri du panneau fermé dont le rideau me masque. J’avise un couple élégant, en conversation animée avec un zig qui me tourne le dos. La femme est très belle. C’est une brune décolorée. On n’a pas pu éclaircir ses beaux yeux sombres aux longs cils enjôleurs. Ça fait contraste. Elle a des lèvres charnues, effectivement, mais la vieille pipelette éternuait sur l’esthétique en assurant qu’elle les avait en rebord de pot de chambre. On a envie d’y mordre dedans comme dans un fruit mûr pour sentir dégouliner le jus entre vos dents.
Son gars est un type mince, à la chevelure calamistrée. Il est grand, avec un teint olivâtre. Il porte un complet gris uni et une cravate rouge sang. On dirait une blessure tant elle sanguinole sur sa chemise immaculée.
Le Gros m’a parasité. Il mate aussi. Son pif fait un bruit qui eût charmé Denis Papin.
— Inconnus z’au bataillon ! affirme le professeur de belles manières.
A cet instant, le trio qui a fini de bavasser se lève. Nous avons une vue brutale sur le visiteur des Dolorosa.
Stupéfait, Sa Rotondité en invoque Cambronne. Je le pousse, d’une bourrade, hors du champ. On se fait l’effet de deux loustics qui déboucheraient sur un plateau de cinoche quand le rouge est mis et que l’héroïne grume les muqueuses de son partenaire. Y a qu’à la télé que des visiteurs déambulent entre les caméras et les artistes en causant de la pluie et du Bottin.
Nous fonçons jusqu’à la caisse, seul refuge dans cet univers de marbre. On entre d’autor chez la dame blonde. On lui dit « chut » pour solliciter son silence et on s’accroupit à la hauteur de ses genoux. Ça dure un moment. Y a le Béru qu’est subjugué par les bas Marny. Il trouve que non seulement ce bas fait causer la jambe, mais qu’il fait en outre frétiller l’imagination. Il y frotte les poils de son blair, il le hume. Encore trente secondes et il ne va plus pouvoir retenir sa pogne exploratrice.
— Ils viennent de sortir, annonce heureusement la dame.
Il n’était que temps ! On se redresse.
— Elle est raide, celle-là, fait le Gros.
Parce qu’il faut que je vous dise, mes amis, l’interlocuteur des Panamiens, n’est autre que l’élève de l’école qui, naguère, se retira avant la fin du cours béruréen sous le fallacieux prétexte d’aller « au dentiste ».
Voilà qui me comble d’aise. Lorsqu’on barbote en plein mystère sans savoir de quel côté se trouve la terre ferme, on est drôlement joyce d’apercevoir un îlot (fût-il insalubre) à l’horizon. Le raffinement de l’image n’échappera, j’espère, à personne et apportera une nouvelle preuve (s’il en était besoin) de mes qualités littéraires. L’instant approche où je vais, moi aussi, faire le pied de nez au roi de Suède.
— Suivons-les, ordonné-je.
Nous gagnons la porte après avoir recommandé à la blonde réceptionnaire de ne pas souffler mot de notre visite.
Sur le trottoir, les Dolorosa font un salut de la main au camarade-élève, lequel est déjà dans un bahut.
Lui, je sais où le retrouver, c’est pas la peine de se déguiser en poisson pilote pour lui filer le train.
— Tu connais son blaze ? me demande le Gros.
— Non, dis-je, mais ça ne sera pas duraille de l’apprendre.
Le couple se dirige alors vers une chignole à l’arrêt. Il s’agit d’une Mercedes noire, immatriculée T T X.
Je me rabats coudes au corps vers mon propre véhicule, je saute dedans et démarre en trombe tout en ouvrant la portière au Gros qui, à cause de son genou meurtri, a de la difficulté pour courir le cent mètres en dix secondes.
Commence alors une filature motorisée dans les rues de Lyon. Les Panamiens roulent lentement. Ils suivent la rue de la République jusqu’à la place des Cordeliers, virent à droite en direction des quais, puis les empruntent à main gauche.
— A ton avis, attaque le Gravos qui commence à digérer sa farine de lin.
— J’ai pas d’avis ? coupé-je, laisse-moi gamberger, mon vieux constrictor.
— Oh ! bon, ça va, Môssieur fait dans le Chercolmès : tout dans la tronche, la matière grise en bandoulière…
Il ricane et s’assoupit, gavé. J’ai idée que son cours sur l’adolescence l’a démantelé. Il y a mis un tel influx nerveux que, pour un certain temps, il est devenu cotonneux, Béru.
La coursette continue. Nous dépassons le tunnel de la Croix-Rousse et continuons de rouler sur Saint-Clair. Hors de la ville, le Rhône s’élargit, devient plus vert, plus caillouteux, plus sauvage. C’est un fleuve qui ressemble à un bras de manard, noueux, musclé. Il plaisante pas. Il dégringole en coup de poing vers la tendre Méditerranée. C’est sa gonzesse. Depuis les glaciers suisses, il pense qu’à ce rancard magistral, le Rhône. Il a hâte de prendre son fade. Le seul fleuve français qui soit masculin. Il brosse la Saône doucereuse au passage ; un petit coup pour montrer que je te méprise pas, mais ça le calme pas, oh que non ! On dirait au contraire que ça fait que l’exciter davantage. Une caresse préliminaire ! Il bute comme un taureau fumant contre les coudes de terrain. Il gronde : « Où qu’elle est cette salope de Méditerranée que je lui fasse sa fête ? On tourne à gauche et après c’est tout droit, vous dites ? Merci, m’sieur l’agent ! » Et il continue au triple galop, le bath étalon, tout prêt pour la grande fiesta camarguaise.
Bérurier s’est endormi. Il fait un bout de soleil timide, juste pour dire. Ça éclaire le palais de la Foire, immense et moche sur l’autre rive. Fonctionnel. Un vrai palais, aussi tarte qu’un palais. J’en connais qu’un de beau au monde : le Louvre. Excepté la crèche du Francois Ier, les autres ne sont que caillasses accumulées, béton bête. Pas d’âme : de la pierre taillée, des fenêtres, des portes, des portes-fenêtres, des perrons, des moulures. Malraux a beau les fourbir avec Omo, ça reste caserneux, prétentiard, oppressant. Le Louvre non. La nature aurait pu l’inventer comme elle a inventé les chutes du Zambèze (moi aussi), le Grand Cañon du Colorado ou les rivages de Bora-Bora. C’est de la vraie majesté. Je me rappelle un soir, chez mon ami Francis Lopez, dans son ancien appartement en bordure du Louvre. On voyait tout, c’était illuminé par des projos braqués depuis le sol. J’ai eu envie de chialer tellement c’était un beau navire immense et fort, et qui, superbe comme un vainqueur, racontait tout : Philippe Auguste, François Ier, la mère Médicis, Henri IV, Louis XIII… Les autres aussi qui l’avaient terminé : les Napoléon’s family. Six cent cinquante ans pour bâtir ça. Tout le monde amenant sa truelle. Malgré les politiques différentes, les guerres, les révolutions, messieurs les monarques communiant dans cette fabuleuse harmonie architecturale. La gloire, c’est toujours des cailloux. Le reste n’est que gloriole. Oui, j’ai eu envie de pleurer ce soir-là, chez Francis. Je pensais à ce qui se mijotait dans des labos vicieux, à Moscou, à Washington, à Pékin ou peut-être encore ailleurs. Les beaux atomes fourrés neutron qui vont nous péter à la figure, qui bousilleront tout, comme les dingues qui ont éteint Hiroshima un jour, sous le prétexte idiot que c’était la guerre. Les hommes, ça se refabrique, mais le Louvre ? Jamais plus ! Vous entendez ? Jamais ! Pensez voir à ce petit mot de deux syllabes et grelottez, mes frères ! Quand y aura plus Mongénéral et ses têtes de camp pour intercepter les désastres et qu’on nous aura tué le Louvre, faudra relabourer Paris, les gars ! Y planter des sapins et des chênes-lièges, des bouleaux et des saules pleureurs, en refaire une forêt, comme avant les Gaulois, et puis l’oublier…
C’est à ça que je songe en suivant les Dolorosa.
Tout à coup, ils freinent et se rangent en bordure de la chaussée. M’ont-ils repéré ? Mine de rien, je continue mon chemin. Dans mon vaderetro Satanas, je vois la femme descendre de sa tire et pénétrer dans une charcuterie. Je fonce encore un bout de temps avant d’obliquer dans une impasse. Je manœuvre de manière à me trouver, le capot pointé vers la sortie. Un camion me masque. Je passe mon visage de théâtre par la portière et j’attends. Le Gravos ronronne comme une turbine. La vie est là, simple et tranquille. Cette fois je suis certain d’être sur une bonne piste. Ça sent le gibier. Faut pas trop attendre, sinon ça sentira le faisandé. La situation semble s’être décantée tout soudain.
Cinq minutes s’écoulent, et l’auto noire des Panamiens passe devant l’impasse. Je repars. C’est grisant, une filature. Cette fois, par prudence, je laisse la Mercedes prendre une confortable avance. Arrivée à un carrefour, elle vire à gauche et se lance dans une rampe. Je parviens juste au moment du rouge. Je prends des risques et coupe carrément, sous le capot des bagnoles engagées dans le sens opposé. Ça invective ! Un agent planqué contre le poteau aux boutons de commande se met à siffler comme un merle en délire. Il doit se faire gonfler les veines. C’est du trille de gala. Pas mélodique, mais strident. Dans le secteur, les épagneuls doivent agiter leurs pendeloques. Inutile de vous dire que j’obtempère pas. Je fonce comme un perdu éperdu.
La Mercedes n’est plus en vue. Je mate la côte, devant moi, quasi vide. Je me dis que les Dolorosa n’ont pas eu le temps de gravir cette rampe. Conclusion, ils ont pris ce que Béru appelle une rue agaçante.
Je file un coup de patin. Propulsée en avant, Sa Majesté va donner du groin sur le pare-brise. Elle se retrouve assise entre la banquette et le tableau de bord, le bada cabossé et le nez suintant rouge.
— Je rêvais que je sautais en parachute et que je me recevais mal, balbutie-t-elle.
Y a de ça.
— Ce sont tes sustentes qui ont lâché, ricané-je.
J’oblique dans une voie secondaire, et même tertiaire, qui sinue entre des propriétés de rentiers. C’est plein de maisonnettes avec des jardins bourrés de poireaux et de petits garages en préfabe barbouillés de blanc.
— Où qu’ils sont, nos lascars ? questionne le champion toutes catégories de la chute libre.
Je m’apprête à répondre que je l’ignore lors que j’avise la Mercedes noire rangée en bordure d’une petite villa aux volets fermés. Le couple vient de gravir le perron de ladite villa et attend devant la lourde. Je refreine à mort. Béru, qui s’était redressé, repart à dame et se finit le nez dans la vitre.
Cette fois il fulmine abominablement. On dirait, à le regarder, qu’il vient de passer le week-end dans la malle pleine de tessons du fakir Ben Héfic.
— Tu conduis comme un panard ! vocifère-t-il. Je serais ton examinateur au permis que t’aurais droit à la mention « va-te-faire-voir » !
Je le laisse s’écouler et je surveille mon petit ménage. La lourde vient de s’ouvrir et les Dolorosa pénètrent dans la villa.
Je fais une marche arrière et je range ma tire sous les tilleuls bas taillés à la Beatles.
— Qu’attendons-nous ? s’informe le Malgracieux en examinant la couleur de son raisin.
— Qu’ils s’en aillent, fais-je.
— Et aftère ?
— Nous ferons une petite perquise at-home.
Il ouvre ses grands yeux bovins.
— Tu crois que Mathias est ici ? demande soudain le fin limier.
Son cervelet ressemble peut-être à une portion de choucroute, mais il a le réflexe poulardin, mon compère.
— Ça se pourrait. Ils se sont arrêtés chez un charcutier tout à l’heure. Pour des gens qui habitent l’hôtel…
— Ils avaient peut-être un bout de dent creuse à colmater, suggère le Gros.
Je ne réponds pas. J’essaie de piger la signification profonde de tout cela.
Nous patientons ainsi près d’une demi-plombe, sans rien nous dire. On fait pensées à part, le Gros et moi. On remâche chacun ses problèmes. Lui, il prépare son cours de demain sur le mariage (ça promet). Moi, je réfléchis à propos de l’élève aperçu tout à l’heure au Standing Hôtel. En voilà un avec qui j’aimerais avoir un brin de conversation entre quat’z’yeux.
Enfin, voilà monsieur et madame Dolorosa qui repartent. Le plan général souligne le gabarit de la dame. Elle a une silhouette impec, cette chérie. Moi j’adore les nanas qui écrivent 88 avec leur derrière en marchant. Dans la vie, tout n’est que mouvement des lignes !
— On les laisse quimper ? grommelle l’Enflure.
— Eux aussi, nous savons où les épingler.
La Mercedes déhotte. J’attends encore un peu, pour si des fois ils se ravisaient.
— En route ! enjoins-je au Mastar.
Nous abandonnons mon véhicule et gagnons la villa. Le jardin qui l’entoure est envahi par la mauvaise herbe, Il y a un bassin verdâtre, empli d’eau pourrie, une tonnelle de fer, carcasse rouillée sous laquelle des meubles de jardin démantelés tombent en poussière. La façade est lézardée et la peinture des volets n’est plus qu’un lointain et imprécis souvenir. J’escalade le perron et toque à la lourde sur un rythme qui semble convenu. Faut toujours dans ces cas-là. Les marsouins terrés à l’intérieur se disent que ça ne peut qu’être un familier qui se permet cette petite séance de tagadagada-tsointsoin. J’ai la désagréable surprise de constater que ma ruse ne porte pas, rien ne bouge. Tout est calme, tout est silencieux. On n’entend que les cris d’un moutard, quelque part dans le quartier, et puis aussi les jappements sopranesques d’un clébard teigneux, loin, par-delà des murs paisibles.
— Inscrivez pas de chance, murmure le Gravos, y a personne.
— Quelqu’un leur a bien ouvert tout à l’heure, chuchoté-je.
— Ils devaient avoir la clé.
— Mais non, ils ont attendu.
Je me fouille et fais la grimace. Moi, toujours si prévoyant, j’ai oublié mon sésame dans le tiroir gauche de mes bretelles du dimanche. Je le dis à Béru. Ça ne l’affecte pas.
— Laisse opérer le bonhomme, fait-il en inventoriant ses profondes.
Il ramène à la lumière du jour des objets incertains qu’il considère avec attention. Il se décide pour un bourre-pipe pliant, enfouit le reste de sa cargaison et se met à étudier la serrure d’un œil critique.
Il commente, deux points à la ligne.
— Faut savoir se montrer ingénieur, mon pote. Dans la vie, le mec idéal doit savoir tout faire de ses pognes. Si je te disais, le bricolage, à quel point ça te simplifie l’existence…
Il tord son bourre-pipe de ses gros doigts démanucurés.
— Tiens, continue le Disert, une fois, je me rappelle, y a belle burette, j’étais jeunot. On draguait aux Puces avec un de mes oncles, C’était un vicieux de la pouillerie, Agénor. Pauvre comme Zobe, mais acharné à brader des saloperies honteuses pour en racheter d’autres plus z’honteuses encore ! Je le voyais aux vacances… T’as pas une lime à ongles ?
Je lui tends l’objet réclamé et voilà mon Béru qui se met à fabriquer une clé, sur le perron, comme s’il était à son établi. Il continue de discourir, verbeux comme un marchand d’aspirateurs, torrentiel. C’est le professorat qui fait ça. Quand on ouvre les robinets d’un mec, après c’est macache pour les refermer complètement. Y a toujours des joints qui joignent plus et des fuites se déclenchent. Faut convenir et accepter.
— Il était manœuvre dans une usine de Saint-Ouen, alors le marché Biron, tu parles si c’était son fief, à l’oncle Agénor. Et l’autre aussi, en face, que je me rappelle plus le blaze. Il évoluait dans cette verminerie comme un poiscaille dans l’eau. On y allait avec un sac à provisions bourré de ses ordures à lui ; des pots à confitures ébréchés, des cols de celluloïd usagés, des pompes à vélo rouillées, des revues d’avant 14 toutes déchiquetées… Une fois, tiens : un suspensoir qu’avait appartenu à son beau-père, je me rappelle ! Il avait ses acheteurs, des zigs mystérieux dans le cradingue, comme lui. Il leur déballait sa poubelle comme si ç’aurait été une serviette remplie de documents secrets. Fallait les voir hocher la tronche, se regarder, palper les véroleries abjectes et se mettre à chuchoter des prix. Agénor, il avait eu un tuyau de pété dans sa canalisation faciale, quèques années plus tôt. Depuis, une moitié de sa vitrine c’était le masque de cire. L’autre, dans ces moments de marchandage, elle se mettait à danser, à plisser, à rougir. Il gesticulait avec, sa moitié de bouille, mon tonton.
Je m’excuse d’interrompre les révélations du Gros, mais avouez, mes loutes, qu’il n’y a que Béru pour évoquer ses souvenirs d’adolescence sur le perron d’une villa dans laquelle il s’apprête à pénétrer par effraction. Si le locataire de la mystérieuse crèche se tient à l’écoute, de l’autre côté de la lourde, il doit se demander si c’est du flic ou du cochon. Ma lime mord dans le bourre-pipe avec un petit bruit acide. De la poudre argentée pleut sur les nougats du Gros. Et mon Ineffable, toujours relaxe et heureux de, vivre, poursuit son récit :
— A la fin, il finissait toujours par céder, Agénor. Il touchait quelques sous, jamais plus. Et quand on arrivait au bout de l’allée, il me poussait du coude « Oh ! Sandry, il me faisait, t’as remarqué comment que je l’ai possédé, ce vieux gredin ? » Il jubilait vachement. Une fois, c’est à ça que je veux en arriver, le voilà, tonton, qui devient pâlot comme une frayeur de laitier et qui me désigne des ignominies étalées sur une vieille bâche. Je pigeais pas ce qui le chavirait si fort. Y avait une seringue à lavement, un phono avec un pavillon comme çui qu’écoute le petit clébard blanc et noir sur la publicité de Pâté-Macaroni, des chopes à bière pleins d’uhlans farouches, des Veillées des Chaumières reliées, et puis encore des trucs, des machins et des choses qu’on pouvait même pas piger pourquoi quelqu’un avait pensé à les fabriquer un jour. « Qu’est-ce y a, tonton ? », je m’inquiète ! Ce qu’il me montrait, c’était un dentier. Un vrai jeu de dominos trente-deux pièces. « Depuis le temps que j’en cherche un, il bredouille, comme un type qu’a rêvé toute sa vie de s’embourber une négresse et qui se trouve en wagon-lit avec une Piteur Sistère. Parce que tonton, faut te dire que comme matériel à croque, il avait plus que ses gencives. Complètement chauve du clapoir, tel il était ! A l’époque que je cause, la Sécurité, elle remboursait pas les mandibules et la ratiche-bidon, c’était un signe intérieur de richesse ! T’aurais assisté à ce sauvage marchandage, San-A ! Un Grec et un Arménoche aux prises ! Le marchand, de se trouver avec un clille qu’avait plus de filtre à voyelles et qui voulait s’acheter un râtelier, ça le dopait. Il devinait la bonne poire. L’affaire du siècle ! Et tonton chiquait les désespérés. Il balançait des chiffres en sifflant comme une cafetière électrique. Il les suçait ! Il voulait pas laisser échapper une telle occase, mais pas se faire engourdir le porte-lasagne non plus. Question de prestige. Un vieux pucierman comme lui, il allait pas s’abandonner à un caprice, abdiquer ses dons de brocanteur ! Les gens faisaient le cercle, je savais plus où me foutre. A la fin, y a un titi qu’a fait commak au marchand : « Voyons, fais un geste, mon pote, tu vas pas laisser ce pauvre mec bouffer du laitage jusqu’à la fin de ses jours ». Tout le monde s’est marré. Le type a cédé. Si tu l’aurais vu rentrer à la cabane, avec son dentier, tonton ! Le saint-sacrement ! En arrivant, il s’est assis dans sa cuisine. Ses mains tremblaient. Il a ouvert grand son vasistas à purée et, sans même le passer sous le robinet, il se l’est filé dans la pipe, le râtelier. J’ai cru qu’il allait le manger. L’appareil était trop étroit pour sa gargouille. Trop haut aussi. Depuis le temps qu’il trimbalait deux limaces en guise de denture, son visage avait pris la forme d’un coussin de caissière. Quand il a eu ces trente-deux crochets dans le bec, on aurait dit brusquement que sa mâchoire causait sur la pointe des pieds ! « C’est pas ma pointure, il a murmuré, par-derrière sa poire d’angoisse ; mais ça fait rien, je m’arrangerai. » Et le plus rigolo, conclut Sa Bérurerie, c’est qu’il l’a tellement bien bricolé, ce foutu râtelier, qu’il a fini par se l’adapter. Ensuite, tu l’aurais vu caracoler des chailles sur des steaks garnis, Agénor ! Il se prenait pour monsieur Colgate, et quand il riait, il s’arrangeait pour montrer toute sa batterie au complet. Ça lui faisait un rire de lapin, il avait l’air vachement herbivore, tonton !
Béru souffle sur son bourre-pipe dentelé et l’introduit avec bien des tâtonnements dans la serrure.
Cric-crac ! La porte s’ouvre.
Le Narrateur me gratifie d’un certain sourire.
— Pas plus difficile que ça, soupire-t-il. Entrez donc, m’sieur le baron, vous êtes chez vous !