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Wight’s Landing, Maryland, dimanche 1er août, 8 h 30 EST (7 h 30 CST)1

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La puanteur de la chair en décomposition était tellement infecte que le shérif Louisa Moore en avait les larmes aux yeux. M. Stan Vaughn avait appelé ce matin à son bureau, complètement paniqué, en assurant qu’il venait de découvrir un cadavre dans son cabanon de plage. Elle voulait bien le croire, mais le cadavre était là depuis un certain temps. Comment avait-il pu ne pas être alerté plus tôt par cette odeur épouvantable ?

Lou se couvrit la bouche et passa la tête à l’intérieur du cabanon.

— Vous avez quelque chose, Doc ?

John Kehoe, le médecin légiste du comté, secoua la tête. La moitié supérieure de son visage était dissimulée derrière de grosses lunettes, la moitié inférieure sous un masque chirurgical.

— Pas encore, répondit-il.

Lou avait autrefois fait partie de la police de Boston, et des cadavres ballonnés, elle en avait vu plus d’un. Mais pas moyen de s’y habituer. C’était insupportable, ces tas de chair informes qui n’avaient plus rien d’humain.

— Vous pouvez situer à peu près l’heure de la mort ? Ou plutôt la date ?

John s’assit sur ses talons.

— Trois jours, peut-être quatre. Quelque part entre mercredi et jeudi, je suppose. Les insectes nous en diront plus.

Lou lutta contre un haut-le-cœur.

— Les insectes ?

— Eh bien, oui, les insectes. J’en ai collecté quelques-uns, ainsi que leurs larves, pour les envoyer à un labo spécialisé.

Il se pencha sur le corps.

— Dans une demi-heure, on pourra l’embarquer. Je n’ai pas besoin de vous ici. Si vous avez à faire du côté de la maison, ne vous gênez pas.

— Merci.

Elle se dirigea vers la maison, tout en balayant la plage du regard. Ses adjoints avaient passé au peigne fin chaque centimètre de sable sur plusieurs centaines de mètres autour du corps, mais il y avait eu un violent orage le jeudi soir, et les indices à l’extérieur du cabanon avaient dû être emportés.

Ce n’était pas très grave : cette affaire était probablement un suicide, et les indices n’étaient pas une préoccupation majeure. Un truc la tracassait quand même. Le type ne portait qu’un boxer. Pourquoi venir se suicider dans le cabanon d’un étranger, et pourquoi en sous-vêtements ? Et où était le message ? Un suicidé laissait en général un message, non ? Et comment les Vaughn avaient-ils pu ignorer cette épouvantable odeur pendant près de deux jours ?

Elle avait rejoint la maison et entra par la cuisine.

— Monsieur Vaughn ?

— Nous sommes dans le salon, répondit une voix d’homme.

Les Vaughn étaient assis côte à côte sur un vieux canapé. Lou les étudia en silence pendant quelques instants. Ils étaient pâles. Ce qui pouvait se comprendre, bien entendu : on ne trouvait pas tous les jours un cadavre dans son cabanon de plage. Pourtant, quelque chose dans l’attitude de ces deux-là la dérangeait.

— Le Dr Kehoe est en train d’examiner le corps, annonça-t-elle.

Ils hochèrent la tête tous les deux, avec un ensemble parfait.

— Pouvez-vous me dire depuis combien de temps vous séjournez ici ?

— Depuis une semaine, environ, répondit Mme Vaughn d’une voix chevrotante. Nous sommes arrivés ici dimanche dernier, mais nous sommes repartis mardi.

Lou sortit son bloc-notes de sa poche de poitrine, sans lâcher le regard de Mme Vaughn.

— Pourquoi êtes-vous repartis ?

M. Vaughn posa sa main sur celle de Mme Vaughn.

— Nous sommes allés à Annapolis pour fêter notre dixième anniversaire de mariage.

Si elle n’avait pas observé le couple avec autant d’attention, Lou n’aurait peut-être pas remarqué la manière dont Mme Vaughn avait tressailli quand son mari l’avait touchée. Mais bon, cette femme venait de découvrir dans son cabanon le cadavre enflé et pestilentiel d’un suicidé…

— Quand êtes-vous rentrés ? demanda-t-elle.

— Vendredi après-midi, répondit M. Vaughn.

Lou lui adressa un sourire aimable.

— A quelle heure ?

Mme Vaughn fit rouler ses épaules d’avant en arrière.

— Vers 15 h 30, quelque chose comme ça…

— Vous étiez où, à Annapolis ?

M. Vaughn fronça les sourcils.

— A l’hôtel Statehouse, mais pourquoi cette question ?

Lou haussa les épaules.

— C’est une question de routine. Auriez-vous remarqué une personne rôdant autour de votre propriété ?

— Non, répondit M. Vaughn, qui fronçait toujours les sourcils.

— Monsieur Vaughn, madame Vaughn…

Lou secoua la tête, tout en faisant la grimace.

— Je suis curieuse de savoir comment vous avez pu ne pas remarquer cette odeur pendant une journée et demie.

— Nous l’avons remarquée, répondit doucement M. Vaughn. Mais il y a eu une tempête jeudi et nous avons pensé qu’il s’agissait d’un gros poisson. Souvent, après une tempête, nous trouvons des poissons morts sur le rivage. Une fois, il y a même eu un petit requin qui s’était échoué. C’est pour ça… Nous avons cru… Et j’avoue que nous avions décidé d’attendre que la marée l’emporte. Plutôt que de nous en occuper.

Il s’interrompit et fit la grimace.

— C’est mon frère, qui avait l’estomac bien accroché dans la famille, pas moi. Je n’aime pas tripoter les cadavres et je préfère laisser la mer s’en charger. Mais l’odeur a persisté après la marée et elle était de plus en plus insupportable. Nous sommes donc allés voir de quoi il s’agissait. Et c’est là que nous avons trouvé ce pauvre garçon.

Lou jeta un coup d’œil à ses notes. La réponse était très convaincante, très lisse. Un peu trop. Elle n’aurait pas su dire pourquoi, mais elle se sentit vaguement agacée.

— Bien, répondit-elle. Je pense que je vous ai fait perdre assez de temps. Je vous demanderai simplement de me prévenir quand vous déciderez de rentrer chez vous.

Elle sortit et retourna vers le cabanon, en se couvrant la bouche de son mouchoir. Quand elle arriva sur place, elle trouva Kehoe en train de donner des instructions à ses adjoints, qui avaient déjà placé le corps dans un sac et l’emportaient sur une civière.

Kehoe retira son masque.

— Je vous préviendrai dès que j’aurai du nouveau, dit-il.

— En attendant, je vais vérifier les disparitions signalées récemment, répondit-elle. C’est tout ce que je peux faire.

Chicago, dimanche 1er août, 8 heures

En arrivant à Hanover House, Dana huma une odeur de ragoût de bœuf avant même d’entrer dans la cuisine. Caroline était là et préparait, comme tous les dimanches, un plat pour la semaine.

— Je me demandais quand tu rentrerais, déclara Caroline.

Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et ouvrit de grands yeux en découvrant son visage tuméfié.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— J’ai eu un petit accident à la gare routière.

Caroline alla chercher la trousse de soins et la fit asseoir sur une chaise.

— Il te faut des points de suture, déclara-t-elle.

— Des sutures adhésives, ça suffira.

— Tu dis toujours ça, soupira Caroline.

Elle entreprit de nettoyer la plaie avec du peroxyde.

— David est passé hier soir en revenant d’ici. Je suis au courant, pour Lillian. Je suis désolée.

Dana poussa un soupir tremblotant.

— Et moi donc…

— Il m’a dit que tu avais eu des mots avec Evie.

— Je suppose qu’on peut dire ça comme ça, oui.

— Dana, Evie se trompe… Moi aussi, j’ai côtoyé Lillian. Elle n’aurait jamais quitté Chicago. Des papiers n’auraient rien changé.

— Je sais…

— Alors, tu sais aussi que ce n’est plus la peine d’en parler. Raconte-moi plutôt ce qui t’est arrivé.

Du coin de l’œil, Dana observa Caroline qui posait la bouteille de peroxyde pour prendre du désinfectant.

— Juste un petit accident. Ouille ! Ça pique !

Caroline inclina le visage de Dana sous la lampe et la dévisagea avec un air contrarié.

— Tu as aussi une sacrée ecchymose. C’est le mari d’une fille qui t’est tombé dessus ? Le mari de Lillian ?

— Non. Je t’assure que non. C’était vraiment un accident. Un junkie a agressé une vieille dame.

Caroline détacha une longueur de sparadrap, tout en soupirant.

— Et tu as voulu t’interposer, c’est ça ?

— Je n’ai même pas réfléchi, c’était un réflexe. Il m’a repoussée et je suis tombée la tête contre un banc.

Elle eut les larmes aux yeux quand Caroline écarta les cheveux de sa coupure.

— Ouille ! Merde, Caro ! Ça fait vraiment mal…

— Désolée. Et ça s’est passé quand ?

Dana vérifia l’heure à l’horloge de la cuisine.

— Il y a environ deux heures et demie, je crois.

Caroline s’écarta pour lui lancer un regard surpris.

— Et comment ça se fait que tu as mis tant de temps à rentrer ?

Dana hésita, puis haussa les épaules.

— Un type a tenu à m’offrir un petit déjeuner.

Caroline se figea.

— Un type ? Et il a un nom, ce type ?

— Ethan Buchanan.

— Hum… Joli nom.

Elle pressa doucement le bandage pour le faire adhérer.

— Il n’avait pas qu’un joli nom, répondit Dana.

Caroline pouffa, tout en installant précautionneusement son volumineux corps sur une chaise. Elle se cala contre le dossier, les mains posées sur son ventre rond.

— Raconte-moi tout, dit-elle d’un ton sérieux.

— Eh bien… Quand l’agresseur de la vieille dame m’a poussée, j’ai été sonnée pendant quelques secondes. Et quand je suis revenue à moi, Ethan était là, penché sur moi.

Caroline leva une main.

— Attends une minute. Tu veux dire que tu as perdu connaissance et que tu n’es pas allée à l’hôpital ? Tu es complètement inconsciente ou quoi ?

— Si j’ai perdu connaissance, c’est seulement pendant quelques secondes. Et si je ne suis pas allée à l’hôpital, ce n’est pas parce que je suis inconsciente, mais parce que je n’ai pas d’assurance. Tout le monde n’a pas un riche mari, ma chère.

Caroline eut l’air peinée.

— Tu sais bien que Max et moi, on serait d’accord pour te payer une assurance maladie.

— Tu sais bien que je ne veux pas de ton argent. La suite de mon histoire t’intéresse, ou pas ?

— Oui, elle m’intéresse. Donc, Ethan Buchanan était là, penché sur toi, quand tu as ouvert les yeux. Et ensuite ?

Gênée, Dana remua sur sa chaise. Craignant le ridicule, elle ne savait pas trop comment formuler ce qu’elle avait ressenti.

Ensuite, il m’a regardée, et c’était comme si on se connaissait depuis toujours.

Oui, c’était ridicule… Et pourtant, c’était vrai.

— Je ne sais pas, soupira-t-elle. C’est difficile à expliquer.

— Fais un effort, insista posément Caroline.

— Bon sang, je ne sais pas… J’étais furieuse et bouleversée, j’avais un marteau dans la tête et, brusquement, il était là. Il… il m’a regardée. Et…

Caroline haussa ses sourcils blonds.

— Et ensuite ?

— Je me suis sentie apaisée, calme. Comme si je savais que tout irait bien, désormais. Comme si je l’avais toujours connu. C’est idiot, non ?

— Non, répondit Caroline d’une voix douce. Ce n’est pas du tout idiot. Et ensuite ?

Dana prit une profonde inspiration.

— Il m’a pris la main pour m’aider à me relever et ça m’a fait comme… comme une décharge d’électricité. Comme quand on utilise un défibrillateur pour faire repartir un cœur.

Caroline ouvrit des yeux étonnés.

— C’est fou, murmura-t-elle.

Dana ne put s’empêcher de rire.

— Oui, c’est fou. J’ai voulu me relever avant le retour du gardien qui s’était lancé à la poursuite du drogué, mais Ethan a insisté pour que je reste un peu allongée. Il craignait une commotion cérébrale. Ensuite, il m’a obligée à prendre un petit déjeuner avec lui.

— Il t’a obligée ? ironisa Caroline.

Dana lui lança un regard noir.

— Tu t’amuses bien, on dirait.

— Comme une petite folle. Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Il m’a donné rendez-vous demain, même heure et même endroit. J’ai dit que je verrais.

Caroline haussa de nouveau les sourcils.

— Ce qui veut dire oui ou non ?

— Je n’en sais rien encore.

Caroline posa une main sur la sienne.

— Et pourquoi est-ce que tu n’irais pas ?

Dana soupira.

— Je ne sais pas. C’est simplement que…

Elle se frictionna le torse, au niveau du cœur, pour soulager la pression qu’elle sentait monter.

— Est-ce que tu crois au destin, Caro ?

Caroline sourit.

— Oui et non.

— Eh bien, voilà qui me renseigne, soupira-t-elle. C’est utile, d’avoir une amie.

Caroline sourit.

— J’ai appris ça à l’école de droit, le semestre dernier. Comment éviter de répondre à la question 101 sur votre vie privée. J’ai eu A au contrôle.

Dana ne put s’empêcher de sourire.

— Je suis sérieuse, Caroline.

— Moi aussi.

La jeune femme remua en caressant son ventre rond du plat de la main.

— Le bébé n’arrête pas de bouger, ce matin.

Elle s’adossa à sa chaise, les yeux brillants, la main posée sur son enfant à naître.

— Bien sûr que je crois au destin, Dana. J’ai rencontré Max au bon moment… pour nous deux. C’est le destin qui nous a réunis. Mais j’aurais pu refuser de saisir ma chance. Je me souviens très précisément de l’instant où j’ai décidé de ne pas passer à côté de ce qui m’était offert.

Elle chercha le regard de Dana.

— Le destin propose. Ensuite, tu peux accepter ou refuser. Tu as le choix.

— C’est bien ce que je pensais, déclara posément Dana.

Caroline inclina la tête.

— Cet Ethan Buchanan t’a fait une grosse impression, on dirait.

Dana eut un rire sans joie. Oui, il lui avait fait une grosse impression. Mais elle ne savait pas quoi faire de ça.

— Je pensais au couple que vous formez, toi et Max… Et je me disais… Est-ce que je trouverai un jour quelqu’un, moi aussi ?

— Dana…

Celle-ci secoua la tête.

— Si je trouve quelqu’un, est-ce que ça comptera vraiment ? Au point de m’éloigner de ce que je fais ? Est-ce que je pourrais abandonner Hanover House, Caro ? C’est toute ma vie.

— Hanover House n’est pas toute ta vie. De plus, pourquoi est-ce que le fait de rencontrer quelqu’un t’obligerait à abandonner Hanover House ?

— Je t’en prie, Caro… On peut pratiquement dire que j’y vis. Je dors chez moi une fois par semaine. Tant que je travaille à Hanover House, je ne trouverai jamais assez de temps pour une relation sérieuse.

— Eh bien, je suppose que tu auras à faire un choix.

Caroline prit une inspiration, puis expira lentement.

— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que tu ne travaillerais peut-être pas toujours à Hanover House ?

Dana songea aux enfants de Lillian découvrant le corps de leur mère. Elle tenta désespérément de repousser les visions déchirantes qui lui venaient à l’esprit et contempla le dos de ses mains, puis ses paumes — comme si elle avait besoin de vérifier qu’elles étaient propres.

— Non, Caro, ça ne m’est pas venu à l’idée. Hanover House, c’est… c’est ma vie. C’est tout.

Caroline prit les mains de Dana dans les siennes.

— Regarde-moi, Dana. Regarde-moi.

Dana leva lentement les yeux vers Caroline, qui la fixait avec une étrange intensité.

— Tes mains sont propres… Tu ne crois pas que tu mérites d’avoir une vie personnelle ? Que tu mérites d’être heureuse ?

La question lui fit encore plus mal que le choc contre le banc. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Caroline posa sur elle un regard triste.

— Tu devrais dormir un peu, Dana. Tu y verras plus clair quand tu te seras reposée.

Chicago, dimanche 1er août, 11 heures

Avant de quitter Hanover House, Evie s’arrêta devant le miroir de l’entrée pour scruter son reflet. Son maquillage était réussi. On ne voyait pas du tout sa maudite cicatrice, et personne ne remarquerait qu’elle avait la moitié du visage paralysée, puisqu’elle n’aurait pas l’occasion de sourire.

Elle était fermement décidée à se rendre à l’enterrement de Lillian. Elle allait entrer discrètement dans l’église après le début de la cérémonie, et s’installer tout au fond. Elle partirait avant tout le monde.

Elle se détournait du miroir, vers la porte de sortie, quand un discret « hum » la fit sursauter.

— Jane…

Evie observa la femme qui se tenait derrière elle. Elle était là depuis vendredi — la dixième Jane Smith depuis l’année dernière. Franchement, leurs résidentes auraient pu montrer un peu plus d’imagination dans le choix de leurs pseudos.

— Vous avez besoin de quelque chose ? lui demanda-t-elle.

Jane se tordit les mains.

— Non, non… Ce n’est rien d’important. Ça peut attendre votre retour.

Evie lui adressa le demi-sourire qu’elle travaillait dans le miroir, et qui pouvait passer pour un petit sourire en coin.

— Je vais m’absenter un assez long moment. Je dois assister à un enterrement. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?

— Je me demandais si c’était possible d’avoir du Benadryl pour Erik. Il fait une allergie. Il a de l’urticaire.

Pauvre gosse… Il passait le plus clair de son temps couché, recroquevillé sur lui-même. Evie pinça les lèvres.

— Allez le rejoindre, dit-elle. Je vous apporte du Benadryl.

Chicago, dimanche 1er août, 11 h 15

Comme installation, on n’aurait pas pu trouver mieux. Sue était ravie. James n’aurait jamais l’idée de la chercher dans un endroit pareil. Elle se glissa jusqu’à la petite chambre qu’on lui avait attribuée à son arrivée vendredi soir. Le gamin était dans son lit, en train de se réveiller.

— Pas question, murmura-t-elle.

Elle prit dans son sac à dos le Phénobarbital du gosse et lui en donna une bonne cuillerée. Elle avait trouvé deux médicaments étiquetés à son nom dans la salle de bains des Vaughn : Keppra et Phénobarbital. Elle avait essayé de faire cracher à Rickman des détails sur les effets et les doses de chacun d’eux, mais celle-ci ne s’étant pas remise d’avoir vu exploser la tête de son fiancé, elle n’avait pas été très claire.

Une recherche rapide sur internet, à Morgantown, avait donné de meilleurs résultats. Le Keppra était plus fort, mais le Phénobarbital pouvait provoquer des états de somnolence en cas de surdosage. Et justement, ça tombait bien : elle voulait que le gamin somnole, et même qu’il dorme. Par ailleurs, il fallait qu’il prenne son antiépileptique, le Keppra. Pas question qu’il fasse une crise qui aurait pu attirer l’attention sur eux. Voire le tuer.

Sue tenait à garder le gamin en vie. Du moins jusqu’à ce que tout soit réglé — c’est-à-dire une semaine, deux au maximum. Elle lui donnait donc la dose de Keppra dont il avait besoin et doublait celle de Phéno. Il avait dormi comme un bébé pendant tout le trajet jusqu’à Chicago. Mais elle commençait à être à court des deux médicaments.

Accepter, s’adapter, improviser.

Sa mère avait utilisé du Benadryl mêlé à du vin pour faire taire Bryce, quand ils étaient enfants. Si sa mère avait réussi à se débrouiller avec ça, elle s’en contenterait aussi. En couplant le Phéno avec le Benadryl, elle pouvait donner moins de Phéno et le faire durer plus longtemps, jusqu’à ce qu’elle puisse s’en procurer. D’après les autres mères qui vivaient ici, c’était très facile d’obtenir des médicaments. Il suffisait de demander à Dana.

Mais Dupinsky s’était montrée avare avec le Benadryl, la nuit dernière. Elle ne lui en avait filé qu’une dose. En revanche, la Balafrée lui avait laissé tout le flacon.

Sue fit donc avaler au gamin son cachet de Keppra avec une grande cuillerée de Benadryl. Il tenta de se débattre, faiblement, mais elle le figea d’un seul regard et lui fourra le tout dans la bouche, d’autorité. Elle le regarda déglutir, mais, rendue méfiante par la lueur de défi qu’elle crut voir dans ses yeux, elle voulut vérifier qu’il avait bien avalé. Pas du tout. Le petit salaud résistait, donc il n’avait pas avalé. En le forçant à desserrer les lèvres, elle aperçut le liquide qu’il conservait entre ses dents et sa joue.

— Avale, murmura-t-elle.

Puis, se souvenant que ça ne servait à rien de le menacer oralement puisqu’il n’entendait rien, elle griffonna un message sur le bloc-notes que quelqu’un avait eu la bonne idée de disposer près du lit, tout en maintenant d’une main son menton osseux.

Quand elle lui montra le mot, il pâlit, puis, après lui avoir jeté un regard brûlant de colère, il avala.

Elle lui inclina la tête en arrière, fourra le message dans sa poche et fit allonger le gamin sur l’oreiller, en appuyant avec force sur sa tête. Quel crétin, ce gosse ! Il croyait pouvoir lui tenir tête ? Il avait douze ans et se comportait comme un bébé. Mais aussi, s’il ressemblait à son père, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il soit un génie.

Elle demeura songeuse un moment, à regarder l’enfant allongé. Quand le rideau final tomberait, il serait déjà mort. Ça aurait dû l’émouvoir, ou la contrarier. Mais non, au fond, ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

Elle ferma lentement le poing. Sa main était encore poisseuse de Benadryl. Elle eut brusquement envie de se laver les mains. Et d’une cigarette. Avec un dernier regard d’avertissement à l’enfant, elle attrapa ses cigarettes et se dirigea vers la salle de bains pour en griller une.

*  *  *

Alec regarda s’éloigner sa ravisseuse, puis il ferma les yeux, se recroquevillant en une misérable petite boule. Cette sorcière venait de lui écrire que Bryce, celui qui était avec elle à la maison de la plage, était resté là-bas. D’après elle, il pointait en ce moment une arme sur le crâne de sa maman. Et si lui, Alec, ne faisait pas tout ce qu’on lui disait, Bryce appuierait sur la détente.

La sorcière aux yeux blancs mentait peut-être, mais il ne pouvait pas tabler là-dessus.

Il ne voulait pas que sa mère meure. Comme Cheryl ou comme Paul. Et, pour qu’elle reste en vie, il devait coopérer.

Il déglutit de nouveau, et, cette fois, il sentit le goût salé des larmes dans sa gorge. Il s’en voulut aussitôt de pleurer comme un bébé, alors que sa mère était en danger.

Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Les femmes qui habitaient ici avaient l’air gentilles, mais elles étaient amies avec la sorcière aux yeux blancs, et donc on ne pouvait pas leur faire confiance. Pour la première fois de sa vie, il regretta amèrement de ne pas avoir son appareil. Il aurait bien voulu le glisser derrière son oreille pour écouter, comme Cheryl le lui avait appris. Ainsi, il aurait pu savoir si la rousse était méchante ou gentille. Mais il n’avait pas son appareil. Et Cheryl était morte. Et sa mère était en danger.

Les médicaments commençaient à faire leur effet. Ses bras étaient lourds comme du plomb. Dans sa tête, c’était comme de la mélasse. Il lutta tant qu’il put, mais il finit par sombrer.

*  *  *

Sue s’assit sur le bord de la baignoire — une vieille baignoire, aussi vieille que la salle de bains. Elle prit une cigarette dans sa poche, actionna son briquet Bic pour l’allumer, et tira une longue bouffée qui lui fit un bien fou.

D’un geste théâtral, elle sortit de sa poche le mot qu’elle venait de montrer au gamin et y mit le feu avec le brandon de sa cigarette. Puis elle contempla, fascinée, le bord rougi du papier dévoré peu à peu par la flamme. Juste avant que celle-ci ne touche ses doigts, elle lâcha ce qui restait du mot dans les toilettes, et tira la chasse pour faire disparaître les cendres. Elle n’avait plus besoin de ce message, qui avait par ailleurs fait son petit effet. Le gamin s’était calmé en lisant que Bryce pouvait tuer sa mère. Evidemment, il ne pouvait pas savoir que Bryce pourrissait dans une prison du Maryland.

Elle tira une nouvelle bouffée et la fumée lui emplit les poumons. Pour la première fois depuis des jours, elle se sentait détendue. Aussi, quand son portable sonna, elle faillit tomber à la renverse dans la baignoire. Elle prit le téléphone, tandis que son pouls s’affolait.

Ça ne pouvait être que Bryce. Ou, pire, James.

— Oui ? répondit-elle.

— Salut bébé, c’est Fred.

Elle souffla posément une longue bouffée. Ce crétin de Fred. A présent, elle se sentait juste un peu agacée.

— Qu’est-ce que tu veux, Fred ?

— C’est comme ça que tu parles à ton facteur ? demanda Fred d’un ton moqueur.

Elle lui avait réclamé un petit service deux jours plus tôt, service qu’elle avait largement payé en nature.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle sèchement.

Il eut un petit rire.

— Juste voir si tout va bien pour toi. Tu as trouvé le foyer que tu cherchais ?

— Oui.

— Et elles t’ont crue. J’avais fait du bon boulot ?

Elle jeta un coup d’œil à son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo. Elle avait encore le visage couvert d’ecchymoses. Fred n’y était pas allé de main morte. A croire qu’il y avait pris du plaisir. Mais elle n’allait pas le lui reprocher. Oui, il avait fait du bon boulot : ce qu’il fallait pour convaincre Tammy, puis Dupinsky, qu’elle était une femme battue.

Tammy était encore en prison : elle en avait pris pour un certain nombre d’années, cette idiote, parce qu’elle avait tué son mari. Sue était donc passée par Fred pour lui faire parvenir une photo de son visage tuméfié. Jamais Tammy ne lui aurait donné le numéro de téléphone de Hanover House, si elle n’avait pas été convaincue qu’elle était réellement en danger. Les gens comme Tammy, les gens qui commettaient des meurtres passionnels, se mettaient à avoir des scrupules quand ils avaient toute leur tête. Sue fit la grimace. Le mot scrupules lui donnait de désagréables frissons.

— Oui, elles m’ont crue. Bon, je dois y aller.

— Pas si vite, bébé. Je faisais ma ronde, aujourd’hui, et j’ai vu Tammy. Elle m’a demandé de tes nouvelles. Elle voulait être sûre que tu allais bien.

Le ton ironique n’augurait rien de bon. Sue attendit la suite avec appréhension.

— Je lui ai dit que je m’en assurerais.

Cette ordure de Fred n’allait plus la lâcher, maintenant. Mais il avait bien fallu passer par lui pour faire parvenir un message à Tammy. Elle n’avait pas le droit de rendre visite à des détenus, étant donné qu’elle-même était en liberté conditionnelle. Elle avait donc pensé à Fred, un gardien de son ex-quartier cellulaire qui, autrefois, lui avait fourni pas mal de trucs en contrebande. Moyennant paiement en nature, bien entendu.

Le matin de sa libération, il l’avait emmenée dans le cagibi des fournitures, pour un petit « tête-à-tête », comme il disait — en souvenir du bon vieux temps, avait-il prétendu. Et après avoir obtenu ce qu’il voulait, il lui avait dit de ne pas hésiter à l’appeler si elle avait besoin de quoi que ce soit.

Elle l’avait donc appelé de Colombus, pour lui demander de la retrouver à la gare routière d’Indy, mais il n’était pas venu, le salaud, et elle avait même raté un car pour Chicago, à l’attendre pour rien. Ne le voyant pas arriver, elle avait pris le suivant, pour Chicago, où elle était arrivée le vendredi matin. De là, avec le gosse, ils étaient montés directement dans « l’Express pour la Prison ». Elle avait encore dû prendre un taxi, lequel l’avait déposé chez Fred. Une fois chez lui, elle avait enfermé le gamin dans la salle de bains. Elle avait expliqué à Fred ce qu’il lui fallait, et elle avait accepté de payer le prix qu’il réclamait pour ça. Ensuite, elle avait attendu qu’il porte à Tammy les photos de sa gueule amochée.

Tammy avait tout gobé, et Fred était revenu avec le numéro de téléphone de Hanover House quelques heures plus tard. Sue était donc remontée dans un car pour Chicago, où elle avait été accueillie à la gare routière par Dana Dupinsky. Dans l’ensemble, ça avait bien marché, sans trop de complications. A part Fred, qui devenait un boulet. Elle aurait dû le descendre vendredi, chez lui, sauf qu’elle n’avait pas pu, vu qu’il était armé. Fred, il fallait l’avoir par la ruse, préparer son coup. Et s’il continuait comme ça, il n’allait pas y couper.

— Tu peux dire à Tammy que je vais très bien. Je dois y aller, maintenant.

— Pas si vite, rétorqua Fred d’une voix dure.

— Evie !

Sue sursauta. Le cri venait de derrière la porte.

— Quelqu’un vient, murmura-t-elle. Je dois vraiment y aller.

— N’oublie pas que moi aussi, j’ai le numéro de ce foyer, mon chou. Il suffirait que j’appelle pour que tu aies des ennuis, avec le gamin. Je sais pas qui c’est, mais c’est pas le tien. Alors n’oublie pas de me rappeler.

Elle allait devoir s’occuper de lui, décidément, et le plus tôt serait le mieux… Elle lâcha son mégot dans les toilettes et tira la chasse.

— Evie, où es-tu ?

On frappa à la porte.

— Evie ?

Elle prit une minute pour s’imprégner de son personnage de femme battue et traumatisée. En ouvrant la porte, elle se trouva face à une femme enceinte qu’elle n’avait encore jamais vue. Il ne s’agissait sûrement pas d’une résidente — les résidentes, c’était comme ça que Dupinsky appelait les femmes qu’elle recueillait. Cette femme-là n’avait pas l’allure minable des résidentes. Elle était trop bien habillée, trop bien coiffée, avec un regard trop posé, un visage trop serein. Cette jolie blonde devait faire partie du personnel.

— Evie n’est pas là, dit-elle d’une voix douce et traînante.

La femme lui sourit.

— Vous devez être Jane, reprit-elle. Dana m’a dit que vous étiez arrivée hier. Je suis Caroline.

Sue baissa les yeux, tout en continuant à jauger Caroline à travers ses cils.

— Oui, je suis Jane, déclara-t-elle avec un hochement de tête hésitant. Je suis venue avec mon fils.

— Erik, c’est ça ? demanda Caroline, toujours en souriant. Il a dix ans, d’après ce que m’a dit Dana.

— Oui, dix ans.

C’était ce qu’elle avait déclaré à Dupinsky. Le gamin était si maigrichon qu’on pouvait aisément le faire passer pour plus jeune qu’il n’était.

— Vous travaillez ici ? demanda-t-elle.

Caroline sourit.

— De temps en temps. Je cherche Evie. Vous avez déjà fait sa connaissance ?

Evie, c’était la Balafrée, celle qui était sortie de la cuisine en courant, la veille, après s’être disputée avec Dupinsky. Sue avait tout entendu, cachée dans le couloir à l’arrivée de l’inspecteur venu annoncer la mort d’une ancienne résidente. Après le départ de l’inspecteur et d’Evie, Sue avait risqué un coup d’œil dans la cuisine, et elle avait surpris Dupinsky dans les bras d’un super mec. Elle se le serait bien fait, celui-là.

— Elle… Euh… Elle est partie il y a environ une heure. Elle a dit qu’elle allait à un enterrement.

Elle vit passer une ombre inquiète sur le visage de Caroline, puis celle-ci reprit son masque lisse et doux. Elle était mécontente, apparemment, qu’Evie se soit rendue à cet enterrement… Il y avait donc des tensions entre les membres de personnel. C’était parfait pour elle, ça. Pendant que ces dames seraient occupées à se chamailler, elles feraient moins attention à elle.

— Merci, Jane, dit Caroline. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, pour vous ou pour Erik, n’hésitez pas à me le demander.

Sue eut envie de rire. Eh bien, oui, justement, elle hésitait à demander à cette idiote ce dont elle avait besoin. Une connexion internet, pour envoyer un message aux Vaughn. Et quelques heures d’intimité avec l’Adonis qu’elle avait aperçu dans la cuisine, la veille, avec Dupinsky. Mais bon, ce n’était même pas la peine d’essayer…

— Non. Je n’ai besoin de rien, dit-elle.

Caroline lui effleura l’épaule, et Sue dut résister à l’envie de repousser sa main. Elle détestait les travailleurs sociaux : toujours à essayer d’entrer dans votre tête, soi-disant pour votre bien.

— Tout va bien se passer, maintenant, Jane, assura Caroline. Vous êtes en sécurité, ici.

Sue parvint à faire trembler ses lèvres. Elle alla même jusqu’à verser quelques larmes.

— Merci…, chuchota-t-elle.

— Il va y avoir des réparations sur le toit, tout à l’heure. Ça risque de faire un peu de bruit et de déranger Erik.

Une explosion atomique n’aurait pas dérangé Erik. Drogué ou pas, il était sourd comme un pot. Sue l’avait testé plusieurs fois, pour être certaine qu’il n’en rajoutait pas, mais non, il était vraiment sourd au dernier degré.

— Non, ne vous en faites pas pour Erik, répondit-elle.

Puis elle fronça les sourcils.

— Qui va travailler sur le toit ?

— Mon beau-frère, David. Vous n’avez pas à vous inquiéter de sa présence, nous avons entièrement confiance en lui.

L’Adonis de la veille était son beau-frère ? Si le mari était moitié aussi beau que lui, ça faisait une raison de plus de détester cette blonde trop lisse et trop polie, qui n’avait eu que de la chance dans la vie et qui, comme tous les travailleurs sociaux, se permettait de donner des leçons. Sue baissa les yeux sur le tapis usé qui recouvrait le sol, pour dissimuler son agacement.

— Merci, dit-elle. Je dois rejoindre Erik, maintenant.

Elle s’éloignait déjà dans le couloir, quand Caroline la rappela :

— Jane ?

— Oui ?

— Je n’ai pas pu ne pas remarquer l’odeur de fumée, dans la salle de bains. Il est interdit de fumer, à Hanover House. A cause des enfants, d’abord, et pour les risques d’incendie, ensuite. La maison est vieille, il suffirait d’un mégot mal éteint…

Elle laissa la phrase en suspens et lui adressa une grimace amicale.

— C’est d’accord ?

Sue prit le temps d’inspirer pour repousser sa colère tout au fond d’elle-même, là où ça fulminait. Cette petite garce donne des ordres ? Elle acquiesça docilement, le nez baissé vers le tapis.

— Je suis désolée, grommela-t-elle entre ses dents, tout en faisant un effort surhumain pour se remettre dans la peau de la douce Jane.

— Ce n’est pas grave. Maintenant, vous le savez. A tout à l’heure, Jane.

Sue hocha la tête.

— A tout à l’heure, dit-elle en s’éloignant.

En passant devant le miroir du couloir, elle vit que Caroline la suivait des yeux, immobile, avec un drôle de froncement de sourcils. Elle entra dans sa chambre et ferma tout doucement la porte derrière elle.

Mais une fois à l’intérieur, sa colère explosa. Elle se mit à faire les cent pas, trépignant presque de rage. La salope… La salope… Puis elle s’arrêta net et prit une profonde inspiration.

Elle avait intérêt à se calmer.

Il faut que je tienne le coup une semaine, songea-t-elle en regardant l’enfant qui dormait paisiblement. Elle allait partir d’ici le plus vite possible, mais pour ça, elle devait faire avancer ses affaires. Elle avait du pain sur la planche, et pas de temps à perdre à piquer des crises.

Elle alla chercher dans son sac à dos l’appareil photo qu’elle avait volé à Rickman et prit une photo du gamin. Rien de très choquant, juste de quoi rappeler aux Vaughn qu’elle avait en main un gros atout. Elle sortit ensuite son ordinateur et appuya sur le bouton de mise en route. Elle allait au moins préparer le message qu’elle devait envoyer aux Vaughn pour les informer de ses conditions : cinq millions à verser sur un compte offshore.

Elle fronça les sourcils en constatant que l’écran du portable ne s’allumait pas. Plus de batterie.

Elle était pleine quand elle avait envoyé le premier e-mail de Morgantown.

J’ai dû oublier de l’éteindre, songea-t-elle, mécontente, tout en tapotant son sac à dos. Le chargeur n’y était pas. Ce crétin de Bryce, qui résidait à présent dans une prison du Maryland, avait dû l’embarquer dans son propre sac à dos, lequel était maintenant entre les mains des flics. Son cœur s’arrêta. Avait-elle manipulé ce chargeur ? Non. Elle ne l’avait pas touché. Les flics ne pouvaient pas remonter jusqu’à elle.

Il ne lui restait plus qu’à trouver un autre moyen de communiquer avec les Vaughn.

*  *  *

Chicago, dimanche 1er août, 14 heures

Dana ferma la porte du bureau et fit la grimace en entendant Evie qui claquait violemment la porte de sa chambre. Un peu plus tôt, quand Caroline l’avait réveillée pour lui annoncer qu’Evie était partie assister à l’enterrement de Lillian, elle était allée l’attendre devant l’église. Elle l’avait vue sortir, son épais maquillage strié de larmes. Le retour n’avait pas été agréable. Elles s’étaient disputées. Evie avait de nouveau pleuré — puis elle s’était tue, brusquement, en apercevant son visage dans le rétroviseur.

Sans maquillage, la cicatrice d’Evie était impressionnante et on pouvait dire qu’elle la défigurait. Mais son visage barbouillé de larmes et de fond de teint, avec la cicatrice mal recouverte, était tout simplement effrayant, presque monstrueux, un peu comme celui du fantôme de l’Opéra. Comprenant son désarroi, Dana s’était arrêtée chez elle pour lui permettre de reprendre figure humaine, afin qu’on ne la voie pas arriver ainsi à Hanover House. Mais Evie n’avait plus dit un mot.

Dana s’installa derrière son bureau et ferma les yeux. Elle avait encore mal à la tête. Et elle avait faim. Les frites mangées chez Betty avec Ethan Buchanan étaient digérées depuis longtemps.

Ethan Buchanan… Il lui avait donné rendez-vous le lendemain. Pendant qu’elle attendait Evie devant l’église où se déroulaient les obsèques de Lillian, elle avait pensé à lui et à son invitation. Elle ne savait rien de lui, à part son nom et le fait qu’il avait le pouvoir de l’apaiser et, en même temps, de la mettre en feu. Rien qu’en l’effleurant. Mais il y avait sans doute moyen d’en savoir un peu plus.

Elle regarda l’écran de son ordinateur. Il suffisait d’un clic de souris pour… Elle était tentée de faire une recherche sur Ethan Buchanan, mais la démarche la dérangeait. N’était-ce pas grossier ? Elle appuya d’un doigt léger sur la souris.

Elle poussa un soupir quand l’écran s’alluma sur une page de recherche Google — un signe du destin. Google lui faisait signe. Elle ne put s’empêcher de taper : Ethan Buchanan. Ensuite, il lui resta plus qu’à lancer la recherche.

Elle fit défiler les liens qui s’affichaient. Bon, eh bien… Rien ! Il n’était pas le seul Ethan Buchanan, mais sur lui, apparemment, rien. C’était idiot de sa part, d’avoir cédé à cette impulsion. Tout le monde n’avait pas sa vie étalée sur internet. Mais elle se laissa tenter par les flèches qui donnaient accès à la page suivante, puis à la suivante. Elle allait abandonner quand des mots en caractères gras attirèrent son attention. Elle retint son souffle. Kandahar. Blessé. Elle se souvint du petit salut raide qu’il avait adressé ce matin à Betty. Il était donc militaire. Ou l’avait été. Sa paume sur la souris était maintenant moite. Elle cliqua de nouveau. Avec sa connexion bas débit, la page chargeait lentement. Elle attendit. Comme c’était long…

On frappa un léger coup à sa porte, puis Caroline passa la tête à l’intérieur.

— Tu as mangé dehors ? demanda-t-elle.

Elle n’attendit pas la réponse et entra pour poser une assiette de ragoût sur son bureau.

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-elle.

Dana lui lança un regard en coin.

— Si tu oses rire, ou même pouffer, je ne t’adresse plus la parole.

Caroline ouvrit de grands yeux et tira une chaise pour s’installer près d’elle.

— Je ne me permettrais pas d’en rire. C’est trop important.

— Ça vient d’une base de Marines en Californie, murmura Dana.

Une photo était maintenant en train de charger. Cela prit une bonne minute, qui parut une heure à Dana. Elle reconnut aussitôt le regard paisible et sérieux, sous la visière d’une casquette de Marine. Son pouls s’emballa. Son cœur sembla éclater dans sa poitrine. Oui, il était aussi beau que dans son souvenir. Il avait été un Marine, blessé en mission. Mais il s’en était tiré et, à présent, il allait bien, d’après ce qu’elle pouvait voir.

— C’est lui ? demanda Caroline.

— C’est lui.

Caroline lui pressa l’épaule.

— On dirait que ton Buchanan est un héros de guerre, commenta-t-elle.

Dana fit la moue, tout en continuant à lire l’article.

— Il était dans les unités envoyées en Afghanistan après le 11 Septembre.

— Il a été blessé. Il n’a pas de séquelles ?

— Non, je ne pense pas… Je n’en ai pas eu l’impression.

— Essaie donc de savoir ce qu’il fait maintenant.

Dana affina sa recherche en la centrant sur les consultants en sécurité. Elle soupira et ferma les yeux en voyant s’afficher la page du site Web d’Ethan.

— Maynard & Buchanan. C’est une société spécialisée dans la sécurité. C’est bien ce qu’il m’a dit.

— Alors, il est bien celui qu’il prétend être. Ça te surprend, n’est-ce pas ?

— Un peu. Sur le moment, je n’ai pas douté une seconde de ce qu’il me racontait, mais ensuite, j’y ai réfléchi et j’ai commencé à avoir des doutes.

Caroline avança la main pour attraper la souris.

— Voyons un peu la suite…

Elle cliqua sur un lien et laissa échapper un murmure approbateur quand une photo récente d’Ethan apparut — sans sa casquette de Marine.

— Tu ne m’avais pas dit qu’il était blond.

Dana croisa les bras sur sa poitrine, pour tenter de calmer les battements de son cœur. Elle venait de se souvenir des poils blonds dépassant du col ouvert d’Ethan.

— Eh bien, oui, il est blond.

— Et bien bâti, reprit Caroline. Tu ne me l’avais pas dit non plus.

Dana avait la sensation d’étouffer, et elle résista au besoin de s’éventer. La photo ne rendait même pas justice à Ethan.

— Oui, il est bien bâti…

Les yeux de Caroline brillèrent.

— Il y a le numéro de téléphone de son bureau.

— On est dimanche, personne ne répondrait. Et puis qu’est-ce que je dirais, si quelqu’un décrochait ? « Salut, je m’appelle Dana et je voudrais savoir si votre patron n’est pas un meurtrier psychopathe » ?

— C’est sûr qu’il a un petit côté inquiétant, admit Caroline.

Elle se tourna vers l’écran, les sourcils froncés.

— Tu as raison, poursuivit-elle. C’est le genre de type dont il faut se méfier, à mon avis.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est un héros de guerre. Tu l’as reconnu toi-même.

Caroline tapota l’écran.

— Oublie sa belle gueule et ses médailles, Dana. Et regarde-le attentivement.

Dana haussa les épaules et se remit à lire.

— Bon sang, c’est qu’il a un cerveau, en plus ! s’exclama-t-elle, au bout de quelques secondes.

— « Ingénieur spécialiste en électronique, expert en communication », lut Caroline par-dessus son épaule.

Dana fronça les sourcils. Elle hésitait entre l’admiration et l’inquiétude.

— Avec ça, il peut trouver sur moi tout ce qu’il veut, si l’envie lui en prend.

— Oh ! Ce serait déloyal, rétorqua Caroline avec un petit air malicieux.

Dana se mordit la lèvre.

— La question n’est pas là. La différence entre lui et moi, c’est qu’il n’a rien à cacher. Il ne se livre pas à des activités illégales qui pourraient l’envoyer en prison.

Caroline soupira.

— Justement, Dana, je voulais t’en parler, de ces activités… Je crois qu’on commence à se faire vieilles pour ces trucs-là, franchement.

— Je sais, Caro. Mais je n’ai pas le choix. Il faut bien que quelqu’un s’en charge.

1. . EST : Eastern Standard Time, heure standard Est.

2. CST : Central Standard Time, heure standard Centre.

3. Abréviations américaines pour les fuseaux horaires (les Etats-Unis sont divisés en six fuseaux horaires).