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Chicago, lundi 2 août, 18 h 15

Ethan sortit précipitamment de sa douche pour décrocher le téléphone de sa chambre d’hôtel, tout en jurant entre ses dents.

— Oui ?

— J’ai appelé sur ton portable et tu ne répondais pas, lui dit Clay.

— J’étais sous la douche, précisa Ethan en s’essuyant d’une main. Qu’est-ce qui se passe ?

— Pas de nouvel e-mail, mais j’ai quelques infos sur Stan. J’ai jeté un coup d’œil sur ses comptes.

— Quels comptes ? Ce n’est pas Stan qui s’occupe de ça, mais Randi.

— Plus maintenant. Stan a embauché un comptable. Et il a aussi des comptes… parallèles, je dirais…

— Bon sang…

— Tout est sur son ordi, auquel il a d’abord refusé que je touche.

Il attrapa un caleçon.

— Et qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Ça me paraît être un blanchiment d’argent classique. Stan n’est qu’un intermédiaire. Il vend à un client, récupère un paquet de pognon en liquide dont il se sert pour payer un fournisseur. Je voudrais que tu fouilles dans les livres de comptes officiels de sa société pour vérifier quelques transactions.

Ethan en était à enfiler une chemise.

— Tu ne peux pas demander à Randi de te donner accès à ses comptes ?

— Je ne veux pas lui en parler tant que je ne suis pas absolument certain de ce que j’avance. De plus, elle est… un peu assommée par les tranquillisants.

Ethan soupira.

— Laisse-moi finir de m’habiller et te rappeler de mon portable. Ensuite, j’entrerai sur le serveur de la société.

Dix minutes plus tard, Ethan s’était introduit sur le serveur de l’entreprise de Stan, grâce au fichier que Clay avait trouvé sur son ordinateur — fichier contenant les identifiants et mots de passe de ses comptes. Apparemment, Stan avait commis l’erreur grossière, mais commune, de noter ses mots de passe sur son ordinateur.

— J’y suis, dit-il. Donne-moi les dates des transactions qui t’intéressent.

Clay lui donna quelques dates, mais aucune ne correspondait à une transaction enregistrée dans les comptes officiels.

Ethan soupira.

— Ça dure depuis combien de temps ?

— Depuis trois ans. Depuis qu’il a ouvert sa troisième succursale à Philly.

— Quand Alec s’est fait opérer… On sait maintenant où il a trouvé l’argent.

— Il a commencé pour Alec, mais, ensuite, il a continué. Ça dure depuis qu’il est implanté dans l’Etat de New York.

— Je vois, dit Ethan. Je suppose qu’après l’opération, il s’est rendu compte qu’il aimait l’argent… Randi va penser que c’est à cause de lui qu’on a enlevé Alec. Elle ne lui pardonnera jamais.

Il soupira.

— Peut-être que Stan voulait tout arrêter et que ses « associés » cherchent à faire pression sur lui pour qu’il continue, suggéra-t-il.

— Si c’est le cas, il se garde bien d’en parler. Mais je comprends à présent pourquoi il ne voulait surtout pas qu’on s’adresse à la police. Ces agissements frauduleux auraient été mis au jour, chose qu’il voulait éviter à tout prix.

— Je continue tout de même à croire que ce n’était pas sa principale motivation, fit valoir Ethan, après avoir de nouveau soupiré. Il a d’abord pensé à la sécurité d’Alec. Il est impossible qu’il sache quoi que ce soit à propos du kidnapping d’Alec et qu’il ne dise rien.

— Je comprends ton point de vue, Ethan, mais on ne peut pas se permettre d’ignorer ce qu’on vient de découvrir. Toutes les transactions illicites de Stan passaient par les Etats de New York ou du New Jersey. Il a quelques contacts à Chicago, mais il n’a pas fait transiter d’argent par là. Du moins, il me semble. Je continue à chercher. Du côté de la fille aux gros seins, tu as du nouveau ?

— J’ai quelques bons clichés de sa silhouette, mais je n’ai pas son visage… Par ailleurs, j’ai imprimé la liste des pharmacies, il ne me reste plus qu’à y aller. Je compte aussi passer dans les magasins autour du cybercafé.

— Dommage que tu ne puisses pas montrer de photos de son visage aux commerçants…

— J’ai l’intention de retourner ce soir à la gare routière pour continuer à visionner des vidéos. Si j’arrive à voir son visage et à faire des photos, je retournerai demain dans les commerces pour les montrer. Bon, je te laisse, Clay. Je sors manger. Je crève de faim.

Wight’s Landing, lundi 2 août, 19 h 50 EST (18 h 50 CST)

Lou se laissa tomber dans son fauteuil en se massant les tempes. John Kehoe, le légiste, lui donna une vigoureuse claque dans le dos.

— Moi aussi, j’ai toujours détesté les identifications, murmura-t-il.

Elle supposa qu’il en avait effectué un certain nombre au cours de ses trente ans de carrière. De son côté, elle avait donné. Une, c’était déjà trop.

— Pas tant que moi, John, répondit-elle. Vous devriez fermer boutique, pour aujourd’hui, et aller vous promener sur la jetée.

Il se leva, chancelant.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit-il. Et vous ?

— J’ai encore de la paperasse. Je vous verrai demain.

Elle venait à peine d’attaquer sa pile quand le téléphone sonna. Dora apparut dans l’embrasure de la porte.

— Shérif, c’est l’inspecteur Janson, de Morgantown.

— Je le prends, dit-elle en décrochant. Janson, c’est Moore. Le corps de Paul McMillan vient d’être identifié par ses parents.

Ironie du sort : il avait été identifié par la cicatrice d’une appendicectomie qui lui avait sauvé la vie l’année précédente.

— Les Vaughn disent ne pas savoir pourquoi il se trouvait dans leur cabanon. Ils prétendent avoir donné une semaine de congé à Rickman quand leur fils, dont elle s’occupait, est parti en Europe avec ses grands-parents.

— Vous n’avez pas l’air de les croire, déclara Janson.

— En effet, je ne les crois pas. C’est vrai que les grands-parents sont en Europe, mais je n’arrive pas à les joindre. Vaughn dit qu’il ne sait pas exactement où ils se trouvent, ce qui me paraît peu crédible. J’ai envoyé une demande à l’administration des douanes pour savoir si l’enfant a quitté le pays, mais je n’aurai pas de réponse avant quelques jours. Stan Vaughn et sa femme savent quelque chose, j’en suis sûre. Mais, pour l’instant, ils sont inattaquables, ils ont un alibi en béton.

Leur alibi était tellement solide que le juge lui avait refusé un mandat pour perquisitionner leur maison. Ce qui lui restait en travers de la gorge. A Boston, elle aurait eu son mandat en une heure. Mais on n’était pas à Boston, le juge connaissait bien le père de Stan Vaughn, et il avait autant de mal que John Kehoe à croire qu’il pouvait être impliqué de près ou de loin dans une vilaine affaire. Stan l’avait appelé pour se plaindre, et ça avait suffi.

— Ils ont fait monter un repas dans leur chambre d’hôtel, la nuit où McMillan a été tué, dit-elle. Et ils ont été vus tous les deux par plusieurs membres du personnel au cours des deux jours suivants. Ils n’ont pas pu rouler jusqu’à Morgantown et revenir. Ça représente douze heures de route.

— J’allais justement vous demander combien de temps ça prenait, parce que j’ai l’intention de faire ce trajet demain matin.

Lou se raidit.

— Vous avez quelque chose de nouveau ?

— Les parents de Rickman ont téléphoné. Ils ont reçu un appel du shérif d’Ocean City. D’après MapQuest, ce n’est qu’à une heure de chez vous. Ils ont arrêté un punk de dix-sept ans pour vol à main armée dans une épicerie, vers minuit, mercredi. Je m’intéresse à lui.

— Pourquoi ? Il a été arrêté entre nos deux meurtres. Il aurait pu tuer McMillan, mais pas Rickman.

— C’est vrai. Mais ce type avait dans son sac à dos un chargeur d’ordinateur portable couvert des empreintes de Cheryl Rickman. Le shérif d’Ocean City a appelé les parents de Rickman pour le leur signaler, et ceux-ci m’ont aussitôt prévenu. Je viens de parler au téléphone avec le shérif d’Ocean City. Le type ne veut rien dire, bien entendu. Je vais donc lui rendre visite demain matin vers 10 heures, pour essayer de me montrer plus convaincant que le shérif qui l’a interrogé. Vous voulez être de la partie ?

Lou s’adossa à son fauteuil, le sourire aux lèvres.

— Plutôt, oui. Je vous remercie de me le proposer.

— Nous voulons tous les deux coincer celui qui a tué ce jeune couple. Je vous retrouve demain.

Lou raccrocha.

— Dora ? Huxley est rentré ?

— Il est de patrouille. Je l’ai appelé, il va vous contacter.

Lou avait l’intention de charger Huxley de surveiller la maison des Vaughn. En attendant, elle pouvait commencer à se renseigner sur l’homme qu’elle avait vu chez eux, celui qui prétendait être un ami, et qui avait tout d’un flic. Elle tapa son nom dans la barre de recherche.

Clay Maynard.

Ça crevait les yeux que Maynard n’était pas venu à Wight’s Landing pour des vacances. Lou haussa les sourcils en voyant s’afficher les résultats de sa recherche : Clay Maynard, 38 ans, police de D.C. pendant huit ans, ancien Marine, décoré. Il avait maintenant sa propre société et s’était associé avec un certain Ethan Buchanan. Ils étaient tous deux consultants en sécurité.

Pourquoi les Vaughn avaient-ils besoin d’un consultant en sécurité ?

C’était une bonne question, et Stan Vaughn aurait sûrement une bonne réponse à lui fournir, comme toujours, puisqu’il avait réponse à tout. Mais elle n’allait pas se contenter d’une bonne réponse. Ce qu’elle voulait, c’était la vérité.

*  *  *

Chicago, lundi 2 août, 19 h 10

Ethan n’eut aucun mal à repérer le stand des hot dogs devant lequel une vingtaine de personnes faisaient la queue. Il scruta le groupe et soupira de soulagement en voyant Dana.

Elle se tenait à l’écart. Elle s’était faite belle pour l’occasion, et cela le bouleversa. Elle portait des talons hauts et une adorable robe noire, courte et moulante, qui lui arrivait à mi-cuisse. Bon sang, ce qu’elle était bien fichue, et ce que ses jambes étaient belles… Malheureusement, même si elle était d’une beauté à couper le souffle et qu’il la désirait plus que jamais, ils n’iraient pas plus loin que la veille.

Il fit signe à deux adolescents qui passaient près de lui en skate.

— Ça vous intéresse, de gagner dix dollars ?

Ils échangèrent un regard méfiant.

— Ça dépend de ce qu’il faut faire pour ça.

— Faire la queue et m’acheter des hot dogs et des frites.

— Pourquoi vous ne la faites pas vous-même, la queue ?

Ethan montra Dana.

— Vous voyez cette femme, là-bas ? Je n’ai que vingt minutes à lui consacrer et je ne veux pas en perdre la moitié à faire la queue. Vous pigez ?

Un lent sourire étira les lèvres des garçons.

— Oui, on pige, répondit l’un d’eux.

Il tendit la main.

— Mais on veut l’argent d’abord.

Ethan sortit des billets de sa poche et les agita sous leur nez.

— J’ai l’argent et je suis honnête, mais vous aurez les billets quand j’aurai les hot dogs. A présent, allez-y et cessez de discuter.

*  *  *

Dana sentit approcher Ethan avant même de le voir. Elle s’était crue préparée à leur rencontre, cette fois, mais elle fut subjuguée en le voyant. Il dépassait tout le monde d’une tête. Ses cheveux blonds jetaient des reflets dorés, sous les rayons du soleil. Il était large d’épaules, étroit de hanches. Au milieu des passants en short et en T-shirt, on remarquait sa silhouette en costume-cravate. Il s’était changé depuis le matin, et elle en déduisit qu’il avait dormi. Il avait les yeux moins cernés, le regard vif.

Elle avait préparé une phrase pour l’accueillir, mais elle l’oublia quand il prit son visage entre ses mains, en même temps que ses lèvres. Le brouhaha de la foule se tut, remplacé par le tumulte du sang dans sa tête. Elle leva instinctivement les mains pour lui saisir les poignets, et s’y agrippa. Il s’écarta d’elle et recula d’un pas.

— Tu es magnifique, dit-il.

Il sourit avant de poursuivre :

— Mais je suppose que tu le sais déjà.

Non, mais elle avait tout fait pour cela. Le compliment la fit rougir.

— Caroline a insisté pour que je fasse un effort…

Caroline avait passé son armoire en revue une heure plus tôt et en avait sorti cette robe, le seul vêtement décent de sa penderie.

— Elle peut se montrer très persuasive, tu le sais…

— Dis-lui que je la remercie de son choix.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers les clients qui faisaient la queue pour les hot dogs, puis se tourna vers elle en fronçant les sourcils.

— Je suis désolé de t’annoncer ça, mais je ne pourrai pas rester longtemps.

En dépit de sa déception, elle parvint à sourire.

— Je comprends, dit-elle.

Elle avait rêvé d’une soirée en tête à tête, qui aurait pu se conclure par un moment d’intimité, mais il venait de réduire ses espoirs en fumée. Au moins, il avait eu la politesse de se déplacer : il ne lui avait pas carrément posé un lapin.

Il lui embrassa le bout des doigts.

— Non, je ne pense pas que tu comprennes, soupira-t-il. J’ai eu d’autres nouvelles. A propos de ce problème de famille dont je t’ai parlé…

Il y avait tant de détresse dans son regard qu’elle n’osa même pas lui demander de précisions.

— Je suis contente d’être là, même si tu n’as pas beaucoup de temps à m’accorder, dit-elle d’un ton enjoué.

— Il fallait que je vienne. J’avais besoin de te voir.

Il avait prononcé ces mots avec tant de sincérité et de simplicité qu’elle en fut bouleversée.

— J’ai pensé à toi toute la journée, murmura-t-elle.

Elle effleura sa joue.

— Tu as les yeux moins cernés. Tu as un peu dormi, c’est bien…

Il lui rendit un regard enflammé qui la consuma tout entière.

— J’ai dormi et j’ai rêvé de toi, dit-il.

Le timbre rauque de sa voix lui noua la gorge. Incapable de parler, elle ne pouvait que le regarder, comme fascinée. Charmée. S’il avait cherché à la conquérir par cet aveu, cela avait marché. Mais son regard était clair et franc, et elle décida de croire qu’il ne s’agissait pas d’une simple manœuvre pour la séduire.

— Je suis un peu en retard, murmura-t-il avec un sourire qui lui fit follement battre le cœur. J’ai eu du mal à trouver une place pour me garer.

— C’est toujours difficile, de se garer par ici. J’aurais dû te prévenir. Moi, j’ai pris le métro.

De nouveau, elle chercha ses mots.

— C’est… C’est une belle soirée. J’aime bien regarder les gens dans la rue.

— Je sais, répondit-il avec un petit sourire taquin qui illumina son visage et lui donna brusquement un air juvénile.

— Tu m’as observée sans que je te voie, c’est ça ?

Elle se rendit compte qu’elle flirtait avec lui et qu’elle en devenait presque fébrile. C’était une sensation nouvelle, et elle décida qu’elle l’aimait : flirter, être fébrile… Elle avait l’impression de rajeunir de dix ans.

— J’étais là depuis quelques minutes, avoua-t-il. Je n’ai pas pu m’empêcher de t’admirer, quand je t’ai vue, si belle…

Il lui caressa les cheveux, juste au-dessus du pansement qu’elle portait encore au front. Il la fixait avec tant d’intensité qu’elle avait l’impression d’être captive de son regard.

— Ça cicatrise ? demanda-t-il.

— Oui, ça va.

Son cœur battait à un rythme d’enfer et elle était en feu, jusqu’à la moindre terminaison nerveuse de son corps.

— J’ai tout de même besoin de m’asseoir, ajouta-t-elle. Ces chaussures me font un mal de chien. Je n’ai pas l’habitude de porter de si hauts talons.

Les yeux d’Ethan se posèrent sur ​​ses jambes et s’y attardèrent un instant, avant de revenir sur son visage.

— Je voudrais pouvoir te dire que tu n’aurais pas dû mettre des talons, mais je suis très heureux que tu l’aies fait.

Il lui sourit.

— Tu es vraiment charmante, quand tu rougis, dit-il.

— Trouvons un banc, tu veux bien ?

Ils dénichèrent bientôt un endroit pour s’asseoir. Ethan passa nonchalamment le bras autour de ses épaules. Son autre main tenait la sienne. Son regard posé sur elle était si intense…

— Parle-moi de ton associé, dit-elle soudain.

Il écarquilla les yeux, surpris.

— Pourquoi ?

— Parce que ton travail est important pour toi, et que ton associé doit l’être aussi.

Elle baissa les yeux vers leurs mains jointes, puis se força à le regarder.

— Je cherche à mieux te connaître, expliqua-t-elle.

Il demeura silencieux un instant, à la dévisager, et elle eut la désagréable impression qu’il tentait de lire dans son esprit. C’était d’autant plus pénible qu’elle aurait juré qu’il en avait le pouvoir…

— Hier soir, c’est moi qui ai parlé, dit-il. Je t’ai raconté, pour Richard. Tu sais écouter, je dois le reconnaître. Mais c’est à toi de te livrer un peu. Moi aussi, je sais écouter.

Elle n’avait jamais aimé parler d’elle, pas même avec Caroline. Mais avec Ethan, elle sentait qu’elle aurait pu le faire. Elle aurait voulu lui confier ses secrets les plus intimes et les plus sombres. A lui, qui était à peine plus qu’un étranger. Mais elle en avait tellement envie, justement, qu’elle jugea plus prudent de s’en abstenir.

— Ce n’est pas facile, pour moi, murmura-t-elle, si bas qu’il dut se pencher pour l’entendre.

Il resta là, avec son visage à quelques centimètres du sien, et elle crut qu’il allait l’embrasser. Elle avait déjà fermé les yeux, prête à l’accueillir, quand il répondit :

— Mon partenaire s’appelle Clay. Je l’ai rencontré lors de ma première affectation, après l’Académie navale. Richard était avec moi, nous avions demandé à être ensemble. J’étais content qu’il soit là, parce que Clay m’a fait vivre un enfer durant les premières semaines.

Elle ouvrit les yeux et le fixa en silence.

— Clay avait donné des surnoms à tout le monde. Moi, c’était « Boucles d’or ».

Elle s’humecta les lèvres.

— Ça fichait un coup à ton image de dur à cuire, non ?

— Plutôt, oui, reconnut-il avec une petite moue qu’elle trouva craquante. Mais ensuite, Clay et moi sommes devenus amis. Après la Somalie, il a quitté les Marines et il est devenu flic. Nous sommes restés en contact. Quand je suis rentré d’Afghanistan, il est venu me voir à l’hôpital. Il m’a beaucoup aidé. Il m’a permis de comprendre que ma vie n’était pas foutue parce que je quittais les Marines. Voilà. C’est un associé et un ami.

Elle se mordilla la lèvre inférieure, consciente de son regard posé sur elle.

— La prochaine fois, c’est moi qui parlerai, promit-elle.

Il s’approcha et elle retint son souffle.

— Je te rappellerai cette promesse, sois-en sûre.

Puis sa bouche fut sur la sienne, tiède et souple, et de nouveau le monde s’effaça autour d’eux. Ils étaient seuls, à s’embrasser par une chaude soirée d’été. Comme un vrai couple. Sa main se glissa dans ses cheveux, et il l’attira à lui. Quand il lui effleura les lèvres du bout de sa langue, elle les entrouvrit aussitôt. Son autre main remonta le long de son bras, lui brûlant la peau. Ses doigts trouvèrent son épaule sous le tissu de sa robe, et Dana poussa un gémissement étouffé.

Puis quelqu’un s’éclaircit la gorge au-dessus d’eux et, revenant sur terre, Dana sentit une odeur d’oignons et de frites.

— J’ai vos hot dogs, fit une voix agacée.

Ethan abandonna ses lèvres, en jetant à l’intrus un regard furibond. Un adolescent se tenait près de leur banc, avec une boîte dans laquelle s’entassaient des canettes de soda, des frites et des hot dogs.

— Donnez-moi mes dix dollars, dit-il. J’ai pas que ça à faire.

Ethan se pencha en avant en faisant la grimace, et tira son portefeuille de sa poche arrière.

— Je devrais déduire quelques dollars pour vous apprendre les bonnes manières, jeune homme. Mais je suis généreux. Voilà vos dix dollars.

Dana éclata de rire, tandis que le gamin filait avec son billet.

— Il n’y a plus moyen de se faire servir correctement, de nos jours, fit-elle remarquer.

Elle prit un hot dog et s’adossa au banc, heureuse de sentir le bras d’Ethan se poser de nouveau autour de ses épaules. C’était bon d’être assise sur ce banc, à se régaler d’un hot dog, avec un bras d’homme autour d’elle. Ça n’avait pourtant rien d’exceptionnel, et ça arrivait tous les jours à des tas de gens.

Mais ça fait bien longtemps que ça ne m’est pas arrivé, à moi…

La boîte ne tarda pas à être vide.

— Je suis désolé, dit Ethan en écrasant la boîte avant de la jeter. Il va falloir que j’y aille. Est-ce qu’on pourrait se retrouver…

Il se tut et désigna son sac à main.

— Il me semble que ça a vibré, dit-il.

— C’est mon biper. D’habitude, je l’ai dans ma poche.

Elle regarda l’écran de l’appareil, puis se leva d’un bond.

— Il faut que je téléphone, dit-elle.

Ethan lui pressa l’épaule, mais elle s’éloignait déjà, en tirant sur l’ourlet de sa robe.

— Dana ! Attends ! Tu n’as pas de portable ?

Elle cherchait du regard une cabine téléphonique, le visage crispé.

Il se leva aussi et lui saisit fermement l’avant-bras.

— Prends le mien, dit-il.

Elle ne se fit pas prier et s’éloigna de quelques pas pour composer son numéro, en détournant le visage.

— C’est moi, l’entendit-il dire.

Elle se tut quelques secondes avant de poursuivre :

— J’appelle du portable d’un ami. Qu’est-ce qui se passe ?

En écoutant la réponse, elle eut un sursaut et poussa un soupir étouffé.

— Oh ! non ! Oh… mon Dieu !

Sa voix trembla et elle couvrit sa bouche de sa main.

— Le bébé ? demanda-t-elle enfin.

Ethan alla se placer derrière elle, posa les deux mains sur ses épaules et l’attira à lui jusqu’à ce qu’elle se laisse aller contre son torse. Elle tremblait. Il lui caressa les bras pour l’apaiser.

— Je suis calme, reprit-elle dans le téléphone. Dis-moi où tu es, je te rejoins.

Après avoir raccroché, elle prit plusieurs inspirations avant de lui tendre le téléphone par-dessus son épaule.

— Ça va, dit-elle. Ne t’en fais pas, Ethan, ça va aller.

Mais sa voix tremblait toujours.

Elle se tourna vers lui et parvint à ébaucher un pauvre sourire.

— Merci de m’avoir soutenue…

— Caroline ? murmura-t-il.

Elle hocha la tête.

— Je dois aller à l’hôpital. Elle est blessée.

Elle était encore plus pâle que le jour où elle avait perdu connaissance à la gare routière.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-il.

— En sortant de chez moi, elle s’est arrêtée pour faire des courses. Elle poussait son chariot vers sa voiture quand un idiot a traversé le parking à toute allure et… Il l’a percutée.

— C’est grave ?

— Ils ne savent pas encore. Bon sang, ce salaud ne s’est même pas arrêté !

Elle ferma les yeux, et il vit qu’elle luttait pour se concentrer et retrouver son calme.

— Je dois passer chez moi pour prendre ma voiture.

— Pas la peine. Je t’emmène à l’hôpital.

Chicago, lundi 2 août, 19 h 45

Dana n’avait pas dit un mot depuis qu’elle avait bouclé sa ceinture sur le siège du passager. Elle gardait la tête obstinément tournée vers la vitre de sa portière, en se mordant les lèvres. De temps en temps, elle murmurait. Il avait l’impression qu’elle priait, et il récita lui aussi mentalement une prière pour Caroline — cette femme pleine d’énergie à qui il devait un merveilleux dîner avec Dana.

— Je sais que tu es bouleversée, dit-il posément. Mais si elle te voit comme ça, ça risque de l’inquiéter davantage.

Il prit la main de Dana et constata qu’elle tremblait encore comme une feuille.

— Tu as raison. Je vais me calmer.

Mais elle n’y parvenait pas. Elle était littéralement morte d’angoisse. Elle ne cessait de penser au jour où elle avait découvert Evie, deux ans auparavant, étranglée et poignardée. Laissée pour morte.

Et maintenant, elle craignait pour la vie de Caroline qu’une voiture avait renversée. Le lendemain même des obsèques de Lillian.

Lillian…

Le sang de Dana se glaça dans ses veines. Un inconnu avait renversé Caroline et s’était enfui. Et si c’était Goodman ? Il avait pu suivre Caroline depuis son appartement à elle. Mais il ne sait pas où j’habite, songea-t-elle. Sauf si… Oui, il a pu me suivre hier, depuis l’église, quand je suis allée chercher Evie.

Une bouffée de colère l’envahit. Mais la colère ne servait à rien. Elle se concentra pour la chasser et, pour cela, visualisa un coffre, un coffre où elle pouvait enfermer sa colère et sa peur — une technique qu’elle enseignait également à ses résidentes. Puis elle cadenassa le coffre et s’en détourna.

Pense à autre chose, à présent. A quelqu’un d’autre. Oublie Goodman.

— Tu as fait affaire avec Bill Bush ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Ethan lui lança un regard en biais.

— Pas encore, mais je n’ai pas dit mon dernier mot. On dirait que tu vas mieux, en tout cas.

Elle se sentait en effet plus calme.

— Oui… Merci. Il faut que j’appelle Evie pour la prévenir, au sujet de Caroline. Je n’ai pas voulu le faire tout à l’heure parce que j’étais encore trop bouleversée.

— Qui est Evie ?

— C’est ma…

Elle eut un moment d’hésitation. Comment qualifier sa relation avec Evie, vu qu’elle ne savait pas elle-même où elle en était avec elle ?

— Je suis sa tutrice, dit-elle enfin.

Ils approchaient de leur sortie.

— Prends à droite, indiqua-t-elle.

Il acquiesça d’un signe de tête.

— Pourquoi es-tu sa tutrice ?

Elle prit le temps de réfléchir. Lui dire la vérité la mettait-elle en danger ? Elle n’eut besoin que d’une seconde pour se décider.

— Evie était une jeune fille en fugue. Je l’ai recueillie et je suis devenue sa tutrice. Elle a l’âge d’être ma sœur, mais elle est aussi comme ma fille.

Ethan sortit son téléphone portable de sa poche.

— Appelle-la, dit-il.

Cette fois, elle n’eut pas besoin de réfléchir. Il n’était pas question qu’elle appelle Hanover House depuis le téléphone d’Ethan.

— Non merci, dit-elle. Ça peut attendre que je sois à l’hôpital.

Chicago, lundi 2 août, 20 h 15

— C’est fait.

Sue ne put s’empêcher de sourire. Elle était assise sur son lit, son téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, occupée à se vernir les ongles.

— Je suis au courant, dit-elle.

Elle savait qu’Evie venait de recevoir un coup de fil de Dana, qu’elle était très inquiète pour Caroline et furieuse parce que Dana lui avait interdit de venir à l’hôpital. Ruby avait entendu une partie de sa conversation avec Dana, et ce que Ruby savait, tout le monde ne tardait pas à le savoir.

— Tu ne m’avais pas dit qu’elle était enceinte, lui dit Fred d’un ton écœuré.

— Si, je te l’avais dit.

— Bon, admettons. Mais tu ne m’avais pas dit qu’elle était sur le point d’accoucher.

Sue eut envie de rire.

— Ça te pose un problème ?

Fred marqua un temps de silence.

— Ne me pousse pas à bout, Susie ! J’ai fait ce que tu me demandais. A présent, j’attends ce que tu m’avais promis.

— Tu n’as fait que la moitié de ce que je t’avais demandé, Fred. Elle est toujours en vie. Mais je vais être sympa et te régler, en nature, comme toujours. Demain. On se retrouve à midi, ça te va ?

Puis elle raccrocha et revissa le bouchon de son vernis à ongles, qu’elle jeta dans son sac à dos.

Ce crétin était loin de se douter de ce qu’elle lui réservait. Lui aussi allait payer. D’ici demain midi, il serait rayé de sa liste de noms. Et pas que lui. Elle composa le numéro de Donnie Marsden. A propos de noms rayés, il était temps de commencer à préparer la scène finale.

— Donnie ? C’est moi.

— Je commençais à penser que j’avais rêvé que tu m’avais contacté. Ça y est ? Tu es prête à m’en dire un peu plus ?

— Pas tout de suite, mais ça ne va pas tarder, dit-elle. Tu as prévenu les autres ?

— Oui, j’ai prévenu tout le monde. Sauf Vickers que je n’ai pas réussi à joindre.

Pas étonnant, puisque Vickers pourrissait dans une camionnette.

— Les autres, ils veulent des détails et des garanties, poursuivit Donnie. Ils voudraient pas tomber dans un piège, tu comprends. C’est normal.

— Dis-leur que notre petit oiseau sera le seul à se retrouver enfermé dans une cage, cette fois.

— Et comment tu vas l’attirer, l’oiseau en question ?

— Je possède quelque chose qu’il veut récupérer.

— Donc, il va venir à toi. Et ensuite ?

Elle remua ses orteils fraîchement peints. La vengeance, en fait, c’était un truc personnel.

— Ensuite, vous aurez une demi-heure pour faire le pire. Soyez créatifs. Lâchez-vous.

Il y eut un temps de silence.

— On peut aller jusqu’où ? demanda Donnie.

— C’est moi qui dois finir le boulot, dit-elle simplement. Et notre petit oiseau devra être suffisamment conscient pour s’en rendre compte. A part ça, vous avez carte blanche. Si vous les utilisez bien, vos trente minutes vous feront l’effet d’une éternité.

— Et qu’est-ce que tu vas retirer de tout ça, Sue ? insista Donnie d’une voix doucereuse.

Sue songea à tous les jours qu’elle avait passés derrière les barreaux. Dix ans ! Elle fit la grimace. Elle songea à toutes les fois où Fred l’avait obligée à entrer dans le cagibi pour un tête-à-tête, et le feu qui couvait dans ses entrailles se mit à brûler.

— Moi, je prendrai mon pied à regarder, murmura-t-elle. T’inquiète.

Chicago, lundi 2 août, 20 h 15

Dana regarda défiler les étages sur l’écran de l’ascenseur.

— Ce n’est pas la peine que tu montes avec moi, dit-elle. Ça va, maintenant.

— Je ne suis pas de cet avis, et je n’ai pas l’intention de parlementer avec toi, répondit Ethan d’un ton plein de douceur.

Elle avait le front plissé d’inquiétude, et ne semblait pas bien du tout. En arrivant, elle avait appelé Evie et s’était disputée avec elle. Evie voulait venir, d’après ce qu’il avait cru comprendre, et elle le lui avait interdit. Elle avait raccroché violemment, et en tremblait encore d’émotion. En d’autres circonstances, il lui aurait demandé ce qui se passait, mais le moment était mal choisi. De plus, elle lui avait promis de se livrer la prochaine fois, et il comptait bien lui rappeler cette promesse.

L’ascenseur sonna et les portes s’ouvrirent sur le bureau d’accueil du service maternité. Quand Dana se présenta en demandant où était Caroline, on lui indiqua la salle d’attente, en expliquant que la malade n’était pas visible pour l’instant.

Ethan lui prit le bras.

— Je vais y aller, à présent, dit-il. Je ne voudrais pas m’imposer. Je voulais juste être certain que ça se passerait bien jusque-là.

— Reste, murmura-t-elle. Je sais que tu as à faire, mais si tu pouvais me tenir compagnie encore une minute ou deux, je t’en serais vraiment reconnaissante.

Elle s’exprimait d’un ton posé, mais il la sentait si fragile qu’il n’osa pas refuser. Il l’attira dans ses bras et elle se pressa contre lui sans un mot, le serrant à lui faire mal. Puis elle le lâcha, en poussant un soupir tremblotant.

— Merci. Je ne t’ai pas broyé les os, au moins ?

— Je crois que je survivrai à cette étreinte passionnée, répondit-il en écartant tendrement une mèche de son visage.

Puis il posa la main sur sa joue.

— Comment pourrais-je t’aider, Dana ?

Ses lèvres tremblèrent, et il crut un instant qu’elle allait pleurer, mais elle se reprit et lui adressa un sourire forcé.

— En me proposant de prendre un petit déjeuner avec toi demain ? dit-elle.

— D’accord. Tu peux considérer que nous avons rendez-vous.

Il allait l’embrasser quand une voix tendue lança le nom de Dana. Il sursauta et leva le menton. Un homme plutôt grand venait vers eux, l’air sombre.

— On t’a cherchée partout…

Ethan sentit Dana se crisper.

— Elle va comment ?

— Elle dort. Le bébé va bien.

L’homme jeta un regard dur du côté d’Ethan.

— Il faut qu’on parle, Dana. En privé.

— D’accord. Ethan, je te présente David, le beau-frère de Caroline. David, voici Ethan Buchanan.

Ethan salua David de la tête, lequel lui répondit de même, sans sourire. Le regard de l’homme était sans équivoque, et Ethan ne résista pas au désir puéril de montrer que le propriétaire, c’était lui : il prit Dana par la taille.

— Nous n’en avons que pour une minute, dit-il posément.

David Hunter eut un rictus de mécontentement.

— Je t’attends dans la salle d’attente, grommela-t-il à l’intention de Dana. Avec les autres.

Ethan attendit qu’il s’éloigne pour demander :

— Les autres ?

— La famille, murmura Dana. Chez les Hunter, ils sont nombreux et solidaires. En cas de problème, tout le monde répond présent. N’en veux pas à David. Il est contrarié. D’habitude, il n’est pas aussi grossier.

Ce type était effectivement contrarié, Ethan n’en doutait pas, mais sans doute pas pour le motif qu’avançait Dana. Vu les circonstances, il préféra néanmoins ne pas s’appesantir sur la question.

— J’ai des rendez-vous, demain matin tôt, dit-il.

Il n’oubliait pas qu’il devait écumer le quartier du cybercafé.

— Tu pourrais venir à notre café habituel à 6 heures ? poursuivit-il.

— J’y serai, Ethan. Merci. Merci pour tout.

Elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa tendrement.

— Je suis contente de t’avoir eu près de moi, murmura-t-elle.

Et sur ces mots, elle s’éloigna vers la salle d’attente, le laissant un peu frustré. Il appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur et attendit, tout en réfléchissant.

Dans la voiture, Dana lui avait demandé s’il avait fait affaire avec Bill Bush, le responsable de la sécurité de la gare routière. Comment connaissait-elle son nom ? Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais elle avait déjà disparu. Plusieurs fois, il avait eu le sentiment qu’elle n’était pas celle qu’elle prétendait être. Restait maintenant à découvrir ce qu’elle cachait.

*  *  *

David attendait Dana devant la salle d’attente.

— Il faut qu’on parle, dit-il sèchement. Mais pas devant les autres.

Il la conduisit jusqu’à une aire de jeux réservée aux enfants, déserte à cette heure de la nuit.

— Caroline va bien pour l’instant, déclara-t-il avant qu’elle n’ait eu le temps de poser la question. Elle s’est fracturé la jambe et il y a une petite déchirure dans le placenta. Les signes vitaux du bébé étaient instables tout à l’heure, mais ça s’est arrangé depuis. D’après les médecins, si elle se repose et qu’il ne lui arrive rien d’autre, elle ira peut-être jusqu’à terme.

Peut-être… Dana frissonna.

— Merci, mon Dieu, murmura-t-elle.

Comme elle n’entendait pas le murmure d’approbation qu’elle espérait, elle leva la tête vers David. Il la fixait avec un regard dur.

— Le conducteur n’a pas tenté de s’arrêter, Dana. Il n’y avait pas de traces de dérapage, les témoins n’ont pas entendu crisser ses pneus.

— Tu penses que c’était Goodman ?

Les yeux de David lancèrent des éclairs.

— Pas toi ?

— Si, j’y ai pensé, avoua-t-elle. En venant en voiture. On devrait en parler à Mia.

Il serra les dents.

— Bon sang, Dana… Il ne t’est pas venu à l’esprit qu’il aurait pu s’en prendre à toi ?

Elle soutint son regard sans ciller.

— Si. Mais je suis prudente.

— Prudente ? Où as-tu rencontré le type qui était avec toi ce soir ?

— A la gare routière. Dimanche. Mais je ne vois pas ce que ça vient faire dans notre conversation.

— Tu étais à la gare dimanche ? Alors que l’inspecteur Mitchell t’avait demandé de ne pas t’aventurer seule dehors ? Et tu appelles ça être prudente ?

Il commençait décidément à l’agacer.

— J’appelle ça faire mon travail, David.

— C’est à cause de ce travail que Caroline est allongée dans un lit d’hôpital et que mon frère est mort d’angoisse.

Ces mots lui faisaient terriblement mal. Elle aurait voulu se défendre, mais elle ne trouva rien à dire car il avait raison.

Caroline est blessée parce qu’un mari furieux veut se venger de moi.

Elle se sentit soudain écrasée par un sentiment de peur et de culpabilité. La peur, elle pouvait l’affronter, mais pas la culpabilité. Elle soupira, envahie soudain par la lassitude.

— David, nous sommes tous les deux sous le choc. Laissons Mia s’occuper de ça. Je vais l’appeler, elle nous dira quoi faire.

David détourna les yeux.

— Très bien. Appelle-la.

Wight’s Landing, lundi 2 août, 21 h 45 EST (20 h 45 CST)

Les publicités vantant le pittoresque des paysages de Wight’s Landing ne mentaient pas. James Lorenzano l’admettait volontiers. Depuis sa table, tout en dégustant sa bière et ses pâtés de crabe, il avait vue sur la pittoresque serveuse, Pattie, vêtue d’un petit débardeur blanc, dont la paire de seins était presque trop belle pour être vraie. Dire qu’il avait cru ne plus jamais profiter de nouveau du plaisir simple, mais tellement délicieux, de reluquer des seins de femme. Heureusement, un passant était arrivé juste à temps pour faire fuir Sue quand elle s’était attaquée à lui : elle n’avait pas eu le temps de l’achever comme elle l’aurait voulu. Le passant s’était chargé d’appeler le 911. Grâce à lui, il était toujours en vie.

Il avait été bien naïf de ne rien voir venir, mais il fallait reconnaître qu’il avait été distrait, là encore, par les seins de Sue. Il avait pour règle de ne pas toucher aux clientes, mais elle l’avait carrément allumé. En plus, elle avait glissé une saloperie dans le champagne qu’elle avait apporté — soi-disant pour trinquer et le remercier d’avoir retrouvé la vieille de Floride, qu’elle avait par la suite assassinée.

On verrait si elle se montrerait aussi reconnaissante quand il l’aurait retrouvée.

Pister Sue jusqu’à Wight’s Landing n’avait pas été facile. Il s’y était mis dès sa sortie de l’hôpital. D’abord en se rendant chez elle, sans succès. Il avait ensuite pensé à Bryce, qui vivait encore chez son oncle et sa tante, les Lewis. Bryce était absent, mais il venait juste d’appeler les vieux pour leur dire qu’il était sur les routes, avec Sue. Ils allaient vers l’est, c’était ce qu’il leur avait expliqué, information que lui, James, avait fait cracher à l’oncle avant que celui-ci ne rende son dernier soupir. En passant par le fournisseur d’accès des Lewis, il avait obtenu l’adresse de la cabine depuis laquelle Bryce s’était manifesté. Il s’était donc mis en route. Il avait fait plusieurs petites villes dans le coin, jusqu’à entendre parler, aux informations, d’un suicidé trouvé sur une plage.

Il avait tout de suite pensé à Sue. Ce suicidé, c’était son œuvre à elle, pas de doute : il avait reconnu la mise en scène pour la lui avoir enseignée. Ainsi, Sue était passée à Wight’s Landing. Mais en arrivant, il ne l’avait pas trouvée, bien entendu. Pour autant, il ne s’était pas découragé. Il s’était installé dans un bar, pour glaner des informations — avec la vieille méthode qui consistait à écouter les conversations des flics quand ils buvaient un coup à la fin de leur journée de travail.

Derrière lui, il y en avait toute une tablée et ils venaient de terminer leur service. Apparemment, ils étaient ici en effectif restreint — trop restreint, d’après l’adjoint Billy qui avait dû renoncer à son jour de congé pour remplacer l’adjoint Huxley ; ce dernier avait accompagné le shérif à la prison d’Ocean City, où elle avait rendez-vous avec un inspecteur de Virginie-Occidentale pour voir un détenu. Tout ça avait un rapport étroit avec le faux suicidé trouvé dans un cabanon de plage. C’est-à-dire avec Sue.

James décida donc de suivre la piste d’Ocean City et d’aller voir sur place ce qui piquait tant l’intérêt du shérif. Il avait déjà sa petite idée sur la question. Sue n’était pas en taule, donc c’était Bryce. Ça ne lui disait pas pour autant ce que Sue était venue faire ici. Quel était le lien entre la femme qu’elle avait tuée en Floride et cette petite ville balnéaire ? Il ne lui restait plus qu’à le découvrir. Et ça le mènerait jusqu’à Sue.