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Il arracha les premières pages de la brochure et les étala sur la table qu’il avait adoptée. L’unité continuait à cliqueter, couvrant les bruits de la pluie.

Il retourna devant la machine, déchira la page suivante, il la posa près des autres et les examina.

Un son analogue à un grattement lui parvint de la fenêtre, lui sembla-t-il. Il releva brusquement la tête, les narines dilatées.

Rien. Il n’y avait rien de ce côté.

Il alluma une cigarette, laissant tomber l’allumette sur le plancher qu’il se mit à arpenter. Il consulta sa montre. Une bougie vacilla au-dessus de sa bobèche et la cire coula le long du chandelier. Il s’approcha de la fenêtre pour écouter le vent.

Il entendit le déclic de la porte et se retourna. Un homme corpulent entra dans la pièce en le regardant fixement. Il ôta son chapeau de pluie, le posa sur le fauteuil voisin de la porte et passa la main dans ses cheveux blancs clairsemés.

– Professeur Lombre, dit-il en inclinant la tête et en déboutonnant son manteau.

– Professeur Quilian.

L’homme accrocha son manteau près du battant, tira un mouchoir de sa poche et se mit à essuyer ses lunettes. « Comment allez-vous ? »

– Très bien, je vous remercie. Et vous-même ?

– Très bien.

Le professeur Quilian referma la porte, tandis que

Jack s’avançait vers la machine et déchirait encore quelques pages.

– Que faites-vous ?

– Quelques calculs pour cet article dont je vous ai parlé… il y a une quinzaine déjà, si je ne m’abuse.

– Je vois. Je viens récemment d’apprendre vos arrangements ici. Il désigna du geste la machine. Chaque fois que quelqu’un annule sa séance, vous êtes là pour utiliser son temps d’ordinateur.

– Oui. Je reste en contact avec tous ceux qui figurent sur la liste.

– Il y a eu un nombre effarant d’annulations depuis quelque temps.

– Sans doute à cause de la grippe.

– Je vois.

Jack tira sur sa cigarette. Il la lâcha et l’écrasa sous sa semelle quand la machine cessa d’imprimer. Il pivota et en retira les dernières données. Il les porta sur la table où étaient déposées les autres.

Le professeur Quilian le suivit. « Puis-je voir ce que vous avez là ? » demanda-t-il.

– Certainement, répondit Jack en lui présentant les feuillets.

– Je n’y comprends rien, déclara Quilian au bout d’un temps.

– Si vous aviez compris, j’en aurais été fort surpris. Ce qui figure ici est au moins à trois dimensions de distance de la réalité et je devrai l’interpréter pour mon article.

– John, reprit l’autre, je commence à avoir de curieuses impressions à votre sujet.

Jack hocha la tête et alluma une autre cigarette avant de reprendre les brochures. « Si vous désirez utiliser l’ordinateur, j’ai fini pour le moment », dit-il.

– J’ai beaucoup pensé à vous. Depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?

– Environ cinq ans.

Une nouvelle fois, il y eut du bruit du côté de la fenêtre et ils tournèrent tous les deux la tête.

– Qu’est-ce que c’était ?

– Je l’ignore.

Au bout d’un temps : « Vous arrivez à faire à peu près tout ce que vous voulez, ici, John… » dit Quilian en chaussant ses lunettes.

– C’est exact. Et j’en ai de la reconnaissance.

– Vous êtes venu à nous avec des références qui paraissaient bonnes et vous vous êtes révélé un expert culturel en ce qui concerne la face sombre.

– Je vous remercie.

– Cela ne visait pas exactement à être un compliment.

– Oh ! vraiment ? Jack esquissa un sourire en étudiant la page finale de la brochure. Alors qu’entendiez-vous par là ?

– J’ai le sentiment étrange que vous nous avez fourni de faux renseignements, John.

– Comment cela ?

– Sur votre demande d’emploi parmi nous, vous avez déclaré être né à New Leyden. Or, la mention de votre naissance ne figure pas dans les archives d’état civil de cette ville.

– Oh ? Et comment l’a-t-on appris ?

– Le professeur Weatherton était en voyage dans cette région il y a peu de temps.

– Je vois. Est-ce tout ?

– En dehors du fait qu’il est notoire que vous fréquentez des truands, il existe des doutes quant à la validité de vos diplômes.

– Toujours Weatherton ?

– Peu importe la source. C’est la conclusion qui compte. Je ne crois pas que vous soyez qui vous prétendez être.

– Pourquoi choisir ce soir et ce lieu pour étaler vos soupçons ?

– Le semestre est terminé ; je sais que vous désirez vous en aller et ce soir était votre dernière séance d’ordinateur… selon l’horaire qui vous a été imparti. Je voudrais savoir ce que vous emportez et où vous l’emportez.

– Carl, dit Jack, même si j’avouais m’être fait un peu passer pour qui je ne suis pas, vous avez affirmé que j’étais expert en ma partie. Nous savons tous deux que mes conférences sont très suivies. Quoi qu’ait pu dénicher Weatherton… qu’est-ce que ça change ?

– Avez-vous des ennuis, John ? Puis-je vous venir en aide d’une manière ou d’une autre ?

– Non. Pas vraiment. Pas d’ennuis.

Quilian traversa la pièce et alla s’asseoir sur un divan bas. « Je n’ai encore jamais vu l’un d’entre vous d’aussi près », dit-il.

– Qu’est-ce que vous insinuez ?

– Que vous êtes quelque chose d’autre qu’un être humain.

– Et quoi, par exemple ?

– Un être originaire de la face sombre. L’êtes-vous ?

– Pourquoi ?

– On est censé les emprisonner, dans certaines circonstances.

– J’imagine que si j’en suis un, on estimera que ces circonstances sont réunies ?

– Peut-être, dit Quilian.

– Et peut-être pas ? Que me voulez-vous ?

– Pour le moment, tout ce que je désire, c’est connaître votre véritable identité.

– Vous me connaissez déjà, dit Jack en pliant les feuillets et en prenant son porte-documents.

Quilian secoua la tête et se leva. « Entre autres choses qui me préoccupent à votre sujet, dit-il, je viens d’en découvrir une nouvelle qui me cause de sérieuses inquiétudes. En admettant un instant que vous soyez un habitant de la face sombre ayant émigré du côté du jour, il existe certaines coïncidences qui m’obligent à m’intéresser encore à votre identité. Il est une personne qui, selon moi, n’avait jusqu’à présent qu’une existence mythique du côté sombre du monde. Je me demande si ce légendaire voleur oserait se promener au soleil. Et dans l’affirmative, pour quel motif ? Est-ce que Jonathan Lombre pourrait être l’équivalent mortel de Jack des Ombres ? »

– Et s’il l’était ? demanda Jack en s’efforçant de ne pas regarder vers la fenêtre où quelque chose semblait à présent intercepter une bonne partie de la faible clarté. « Etes-vous disposé à me mettre en état d’arrestation ? » poursuivit-il, en se déplaçant légèrement vers la gauche de façon que Quilian le suive des yeux.

– Oui, je le suis.

Jack jeta alors un coup d’œil à la fenêtre et une répulsion bien connue le reprit à la vue de ce qui se pressait contre la vitre.

– J’en déduis donc que vous êtes venu armé ?

– Oui, répondit Quilian en tirant de sa poche un petit pistolet qu’il braqua sur Jack.

Je pourrais lui jeter mon porte-documents à la figure en courant le risque d’encaisser une balle, se dit-il. Après tout, ce n’est qu’une petite arme. Cependant, si je gagne du temps et que je puisse me rapprocher de la lumière, ce ne sera peut-être pas nécessaire.

– Il est surprenant que vous soyez venu seul dans un tel dessein. Même si vous avez pouvoir de procéder à une arrestation sur le territoire de l’Université…

– Je n’ai pas dit que j’étais seul.

– Mais après tout, ce n’est pas tellement surprenant, en y réfléchissant. Il fit un pas en direction de la bougie vacillante. Moi, je parie que vous êtes seul. Vous aimeriez accomplir cet exploit tout seul. Ou peut-être désirez-vous simplement me tuer sans témoins. Ou encore avoir toute la gloire de m’avoir arrêté ? Je crois quand même que vous tenez surtout à m’arrêter tout seul, parce que vous semblez me détester. Pourquoi, je ne le sais trop…

– Je crains que vous ne surestimiez votre capacité de vous faire détester tout autant que la mienne en matière de violence. Non. Les autorités sont informées et des agents sont en route. Je n’ai d’autre intention que de vous immobiliser jusqu’à leur arrivée.

– On dirait que vous avez attendu jusqu’à la dernière minute.

De sa main libre, Quilian désigna le porte-documents. « Je soupçonne qu’une fois déchiffré votre tout dernier projet, on s’apercevra qu’il n’a que peu de rapports avec les sciences sociales. »

– Vous êtes très méfiant. Mais il y a des lois contre les arrestations arbitraires, vous savez.

– Oui, c’est pourquoi j’ai attendu. Je parie que ce porte-documents contient des preuves… et je suis certain qu’on en découvrira d’autres. J’ai d’ailleurs remarqué qu’en matière de sécurité les lois sont beaucoup plus élastiques.

– Vous avez certes raison sur ce point, répondit Jack en se tournant pour que la lumière l’éclairé bien en face. Je suis Jack des Ombres ! s’écria-t-il alors. Seigneur de la Garde de l’Ombre ! Je suis Jack le voleur qui marche en silence et dans l’ombre ! J’ai été décapité à Iglès et j’ai surgi à nouveau des Fosses à Immondices de Glyve. J’ai bu le sang d’un vampire et dévoré une roche. Je suis celui qui a rompu le Traité. Je suis celui qui a inscrit un faux nom sur le Livre des Aulnes. Je suis le prisonnier du joyau. J’ai dupé une fois le Seigneur d’Ire Grande et je retournerai me venger de lui. Je suis l’ennemi de mes ennemis. Viens me prendre, être immonde, si tu aimes le Seigneur des Chauves-Souris et si tu me hais, car je me nomme Jack des Ombres !

Le visage de Quilian reflétait la perplexité devant cette tirade, et bien qu’il eût ouvert la bouche pour parler, sa voix avait été couverte par les vociférations de Jack.

Puis la fenêtre se fracassa, la bougie s’éteignit et le Borshin bondit dans la pièce.

Se retournant, Quilian vit la créature atroce, trempée de pluie. Il laissa échapper un cri et resta comme paralysé. Jack lâcha son porte-documents, trouva la fiole d’acide et la déboucha. Il en jeta le contenu à la tête de la créature et, sans s’attarder à observer les résultats, il ramassa son porte-documents et passa rapidement devant Quilian.

Il était déjà à la porte quand la créature poussa un premier hurlement de douleur. Il sortit dans le couloir en bouclant la porte derrière lui, ayant quand même pris le temps de s’emparer de l’imperméable de Quilian pendu au mur.

Il avait dévalé la moitié du perron quand il entendit la première détonation. Il y en eut d’autres, mais il traversait la cour à ce moment, serrant l’imperméable autour de ses épaules et maudissant les mares, aussi ne les perçut-il pas. De plus le tonnerre grondait. Et bientôt, il le craignait, les sirènes lanceraient leur appel.

Agité de pensées tumultueuses, il continua de courir.

Le mauvais temps lui était dans une certaine mesure une aide mais lui causait aussi une entrave.

La circulation était considérablement ralentie et, quand il abordait des chaussées libres, la surface trop longtemps restée sèche était trop glissante pour lui permettre de rouler aussi vite qu’il l’aurait voulu. L’obscurité causée par l’orage incitait les automobilistes à quitter les rues à la première occasion, en même temps qu’elle maintenait chez eux ceux qui y étaient déjà, dans la clarté réconfortante de nombreuses bougies. Il n’y avait pas de piétons en vue.

Toutes choses qui lui permirent d’abandonner son véhicule et d’en voler un autre avant d’être allé très loin.

Il n’eut pas de mal à sortir de la ville, mais précéder l’orage était une autre affaire. Ils paraissaient aller tous les deux dans la même direction : une des routes qu’il avait étudiées et s’était depuis longtemps mise en mémoire, parce qu’elle était à la fois rapide et détournée pour le reconduire à la face sombre. En toute autre circonstance, il eût béni la diminution de cet éclat aveuglant qui avait d’abord brûlé, puis bruni sa peau contre son gré. Cependant, à présent, cela le ralentissait ; il ne pouvait pas courir le risque d’un accident. Les rafales de pluie baignaient le véhicule et le vent le faisait dévier, tandis que les éclairs révélaient l’horizon dont il s’éloignait.

Des lanternes de police posées sur la route le firent ralentir, inquiet, cherchant un moyen de quitter la grande artère. Puis il poussa un soupir et ébaucha un pâle sourire quand on lui fit signe de passer devant le lieu d’un accident arrivé à trois voitures ; on emportait un homme et une femme sur des civières vers une ambulance.

Il manipula le récepteur radio mais n’obtint que des parasites. Il alluma une cigarette et baissa un peu la vitre. De temps en temps une goutte d’eau venait lui frapper la joue, mais l’air était frais et dissipait la fumée. Il respira profondément et tenta de se décontracter, se rendant compte soudain de sa tension nerveuse.

Ce ne fut que beaucoup plus tard que l’orage s’apaisa, qu’il se mit à pleuvoir plus légèrement et régulièrement et que le ciel commença à s’éclaircir. Il roulait maintenant en rase campagne et éprouvait un mélange de soulagement et d’appréhension, sentiment qui s’était intensifié au fil de ses imprécations depuis son départ. Qu’ai-je accompli ? se demandait-il, passant en revue les années passées par lui sur la face claire.

Il lui avait fallu beaucoup de temps pour se familiariser avec le pays, se procurer les références indispensables, apprendre le métier de professeur. Puis ç’avait été la nécessité de trouver un emploi dans une université dotée des moyens voulus pour le traitement des données. À temps perdu, il lui avait fallu apprendre à manipuler le matériel électronique, puis imaginer des tâches lui permettant de se servir des ordinateurs sans éveiller les soupçons. Durant tout ce temps, il lui avait aussi fallu réunir toutes les données essentielles dont il avait besoin en fonction des questions qu’il avait à poser, puis élaborer tout cela pour le formuler de manière appropriée. Cela avait pris des années, et il avait connu de nombreux échecs.

Mais cette fois, il avait été si près de la solution qu’il l’avait goûtée, sentie. Cette fois, il avait su qu’il était à deux doigts des réponses qu’il cherchait.

Et voilà qu’il devait s’enfuir avec un porte-documents bourré de documents qu’il n’avait pas eu l’occasion d’étudier. Il se pouvait qu’il ait échoué de nouveau et s’en retourne démuni dans le pays de ses ennemis, sans l’arme qu’il avait voulu se forger. Si tel était le cas, il n’avait fait que reculer son destin. Pourtant il ne pouvait plus rester là… il s’y était également fait des ennemis. Il se demanda un instant s’il n’y avait pas là quelque leçon cachée, quelque occasion d’en savoir davantage sur lui-même que sur ses ennemis. De toute façon, cela lui échappait.

Avec un tout petit peu plus de temps, il aurait pu procéder à des vérifications, reformuler et reprogrammer les problèmes si nécessaire. Maintenant, il était trop tard. Il ne pouvait revenir en arrière pour affûter son arme si elle était émoussée. Et il y avait eu des affaires personnelles qu’il aurait aimé mener à des conclusions plus satisfaisantes. Clare, par exemple…

Plus tard la pluie cessa, mais le ciel était toujours menaçant. Il se risqua à rouler plus vite et essaya de nouveau la radio. Il y avait encore des parasites, mais la musique filtrait au travers. Il laissa le poste branché.

Quand vint le bulletin d’information, il gravissait une côte abrupte en lacets, et s’il crut avoir bien entendu prononcer son nom, le volume était trop faible pour qu’il puisse en être certain. Seul sur la route en cet endroit, il se mit à regarder sans cesse derrière lui ainsi que dans tous les chemins de traverse. Cela le mettait en rage que les mortels conservent une chance de l’appréhender avant qu’il se soit mis dans une position de puissance. En grimpant une colline plus élevée, il vit un rideau de pluie loin sur sa gauche, ainsi que des éclairs si lointains qu’il n’entendait pas le grondement du tonnerre. Il reprit son étude du ciel et, ayant constaté que rien n’y bougeait, en remercia le Roi des Orages. Après avoir allumé une cigarette, il capta à la radio une station plus distincte et attendit les nouvelles. Quand elles vinrent, il n’entendit aucun communiqué le concernant.

Il songea au jour éloigné où, debout devant une mare d’eau de pluie, il avait discuté de son sort avec son reflet. Il s’efforçait de revoir son moi maintenant mort… fatigué, amaigri, glacé, affamé, avec les pieds endoloris et une mauvaise odeur. Tous ces symptômes avaient disparu, sinon une petite faim qui naissait dans son estomac mais n’avait rien de comparable avec les affres de sa faim de jadis. Pourtant, à quel point cet ancien moi était-il mort ? En quoi la situation avait-elle changé ? À cette époque, il avait fui le pôle ouest du monde, cherchant à rester en vie tout en échappant à ses poursuivants, et à atteindre la pénombre. Maintenant, c’était le pôle est qu’il fuyait en direction de la pénombre. Inspiré par la haine et aussi un peu par l’amour, le désir de vengeance lui avait alors brûlé le cœur. Et ce sentiment n’était pas absent de lui à présent. Il avait acquis la connaissance des arts et des sciences sur la face claire, mais cela n’avait en rien changé l’homme qui s’était tenu devant la mare ; cet homme était toujours en lui et leurs pensées étaient identiques.

– Étoile Matutine, dit-il, baissant la vitre et s’adressant au ciel, puisque tu entends tout, écoute ceci : je ne suis en rien différent de ce que j’étais lors de notre dernière conversation.

Il se mit à rire, puis se demanda : « Est-ce bon, est-ce mauvais ? »

Il referma la vitre pour y réfléchir. Peu adonné à l’introspection, il n’en était pas moins curieux.

Il avait observé des modifications chez les gens pendant son séjour à l’université. C’était surtout visible chez les étudiants et cela se produisait en un temps extrêmement court ! Pendant le bref intervalle entre l’inscription et le diplôme. Mais même ses collègues avaient également quelque peu changé d’attitudes et de sentiments. Lui seul ne se modifiait pas. Est-ce quelque chose de fondamental ? se demandait-il. Est-ce là une partie de la différence essentielle entre un être de l’ombre et un de la lumière ? Eux changent et nous pas. Est-ce important ? Sans doute, bien que je ne voie pas en quoi. Nous n’avons pas besoin de changer alors que cela semble pour eux une nécessité. Pourquoi ? À cause de la brièveté de la vie ? De l’optique différente sous laquelle ils l’envisagent ? Peut-être l’un et l’autre. Mais quelle valeur peut donc avoir le changement ?

Après le bulletin d’information suivant, il vira dans une route latérale qui lui parut déserte. Cette fois, on l’avait nommé, disant qu’il était recherché pour interrogatoire au sujet d’un homicide.

Il alluma un petit feu et y jeta toutes les pièces d’identité qu’il possédait. Pendant que les papiers brûlaient, il ouvrit son porte-documents, et remplit son portefeuille de papiers de rechange qu’il avait préparés depuis plusieurs semestres. Il écrasa les cendres et les dispersa.

Puis il traversa un champ et déchira l’imperméable de Quilian qu’il jeta dans une ravine où se déversaient des eaux boueuses. Revenu près de sa voiture, il décida de l’échanger contre une autre avant longtemps.

Puis, à grande vitesse sur la route, il réfléchit à la situation. Sans nul doute, après être entré par la fenêtre, le Borshin avait tué Quilian et s’était sauvé. Les autorités savaient pourquoi Quilian était dans cette salle et Poindexter confirmerait la présence de Jack sur les lieux, en y ajoutant la destination qu’il lui avait indiquée. Clare et beaucoup d’autres pourraient témoigner qu’ils n’avaient pas d’amitié l’un envers l’autre. La conclusion s’imposait. Il n’aurait pas hésité à supprimer Quilian si la nécessité s’en était présentée, mais il s’indignait à l’idée d’être exécuté pour un crime qu’il n’avait pas commis. La situation lui rappelait ce qui s’était passé à Iglès et il se frotta la nuque d’un geste machinal. L’injustice de tout cela l’irritait.

Il se demandait si le Borshin, dans sa douleur frénétique, avait cru le détruire ou n’avait agi qu’en défense contre l’autre, sachant bien que Jack s’était échappé. À quel point était-il endommagé ? Il ignorait tout de la résistance de la créature. Était-elle en ce moment même sur sa piste, après l’avoir si longtemps suivie ? Le Seigneur des Chauves-Souris l’avait-il envoyé à sa recherche ou le Borshin agissait-il selon ses impulsions, conditionné qu’il était à le haïr ? Avec un frisson, il accéléra l’allure.

Une fois que je serai rentré, cela n’aura plus d’importance, se dit-il.

Mais il gardait un doute.

Il se procura un autre véhicule à l’autre bout de la ville qu’il traversa ensuite. Et à son bord il s’empressa vers la pénombre, près de l’endroit où avait chanté l’oiseau au plumage éclatant.

Il resta un long moment assis au sommet de la hauteur, en train de lire. Ses vêtements étaient poussiéreux et il avait des taches de transpiration sous les bras ; il avait les ongles sales et ses paupières avaient tendance à tomber, à se fermer, à se rouvrir brusquement. Il poussait des soupirs en inscrivant des notes sur les papiers qu’il étudiait. De pâles étoiles luisaient au-dessus des montagnes, à l’ouest.

Il avait abandonné son dernier véhicule à bien des lieues à l’est de sa colline, pour continuer son chemin à pied. Le moteur avait eu des ratés et des heurts avant de s’arrêter complètement et de refuser de repartir. Sachant alors qu’il avait dépassé la zone où régnait la trêve entre Puissances rivales, il avait poursuivi sa route vers les ténèbres, n’emportant que son porte-documents. Les lieux élevés étaient ceux qui lui convenaient le mieux. Il n’avait dormi qu’une fois depuis le début de son voyage et, bien que c’eût été un sommeil profond, réparateur, sans rêves, il en avait fait grief à son corps et s’était promis de ne pas recommencer avant d’être sorti de la juridiction des hommes. Maintenant que c’était fait, il restait une chose à faire avant qu’il puisse se permettre le repos.

Les sourcils froncés, il tournait les pages. Il trouva ce qu’il cherchait, fit une note en marge, revint au début.

Cela semblait exact. Tout paraissait concorder…

Une brise fraîche balaya le sommet de la hauteur, apportant des odeurs sauvages qu’il avait presque oubliées dans les cités des hommes. La lumière brutale du jour sans fin, les odeurs et les bruits de la ville, les rangées de visages de ses classes, les réunions ennuyeuses, les sons monotones des machines, l’éclat obscène des couleurs ressemblant à un rêve qui se dissipe : ces pages en étaient le seul témoignage. Il respira l’air du soir, et la traduction inversée qu’il avait faite de la brochure lui sauta aux yeux et s’anima dans son esprit comme un poème soudain compris.

Oui !

Ses yeux se portèrent vers le ciel ; il découvrit l’étoile blanche à l’éclat fixe qui le parcourait.

Il se leva, oublieux de sa fatigue. Du pied droit il traça un petit dessin dans la poussière. Puis il pointa un doigt vers le satellite et lut les mots qu’il avait inscrits sur le papier qu’il tenait en main.

Pendant un instant, il ne se passa rien.

Puis le satellite s’immobilisa.

En silence, Jack continuait à pointer le doigt. Le satellite devint plus brillant et commença à se dilater.

Puis il flamboya comme une étoile filante et disparut.

– Un nouveau présage, dit Jack. Et il sourit.