6

Le ciel s’éclaircissait tandis que, sac sur l’épaule, Jack faisait route vers l’est. L’air était froid et des écharpes de brume traînaient parmi les herbes grises ; les vallées et les ravines étaient emplies de brouillard. Les étoiles perçaient à travers une fantomatique pellicule de nuages ; la brise venue d’un étang proche léchait d’une langue humide le sol rocailleux.

Jack s’arrêta un instant pour faire passer son fardeau sur l’épaule droite. Il pivota pour contempler le pays sombre qu’il quittait. Il avait fait beaucoup de chemin et avait progressé rapidement. Pourtant il lui fallait marcher encore. À chaque pas qu’il faisait vers la lumière, les pouvoirs qu’avaient ses ennemis de lui nuire s’amoindrissaient. Bientôt il serait perdu pour eux. Ils continueraient cependant à le chercher ; ils n’oublieraient pas. En conséquence, il faisait ce qu’il fallait : il fuyait. La terre de l’ombre lui manquerait avec ses sorcelleries, ses cruautés, ses merveilles et ses délices. Elle renfermait sa vie, puisqu’elle abritait à la fois les objets de sa haine et de son amour. Il savait qu’il lui faudrait revenir en rapportant avec lui ce qui servirait à satisfaire l’une et l’autre.

Il se retourna et reprit sa route.

Les ombres l’avaient porté jusqu’à la cachette, près du pays de la Pénombre, où il emmagasinait les documents magiques qu’il avait accumulés au cours des ans. Il les emballa avec soin et les emporta en direction de l’est. Une fois qu’il aurait atteint la Pénombre, il connaîtrait une sécurité relative ; quand il passerait au-delà, il ne courrait plus de danger.

Il entreprit l’escalade des Monts Rennsial, à l’endroit où la chaîne est la plus voisine de la Pénombre, et là il s’attaqua à la plus haute crête, Panicus.

S’élevant au-dessus de la brume, il vit la forme vague et lointaine d’Etoile Matutine se détachant sur l’aube perpétuelle. Là sur son rocher, étendu, immobile, il faisait face à l’est. Pour qui n’était pas au courant, il ressemblait à quelque pic sculpté par les vents, au sommet de Panicus. À la vérité il était plus qu’à moitié de pierre, et son torse de chat était solidement fixé à la crête. Ses ailes étaient repliées à plat contre son dos et Jack savait – bien qu’approchant par-derrière – que ses bras étaient toujours croisés sur sa poitrine, le gauche par-dessus le droit, que les vents n’avaient pas dérangé ses cheveux et sa barbe semblables à du fil de fer, que ses yeux sans paupières étaient toujours fixés sur l’horizon oriental.

Il n’y avait pas de piste et, pour franchir les quelques dernières centaines de mètres de l’ascension, il fallait s’aventurer sur une falaise presque à la verticale. Comme toujours, car les ombres pesaient lourdement en cet endroit, Jack marcha sur la surface à pic comme si elle eût été horizontale. Avant qu’il fût au sommet, les vents hurlaient autour de lui ; mais ils ne pouvaient couvrir la voix d’Etoile Matutine qui paraissait jaillir des entrailles de la montagne entassée sous lui.

– Bonjour, Jack.

Jack se tenait près du flanc gauche d’Etoile Matutine, les yeux levés très haut sur la tête du géant, noire comme la nuit qu’il venait de quitter et entourée du halo d’un nuage qui se dissipait.

– Bonjour ? Est-ce le matin ? demanda Jack.

– Presque. C’est toujours presque le matin.

– Où cela ?

– Partout.

– Je t’ai apporté à boire.

– Je tire l’eau des nuages et de la pluie.

– Je t’ai apporté le vin tiré du raisin.

Le grand visage marqué par la foudre se tourna lentement vers lui, les cornes pointées en avant. Jack détourna les yeux devant les prunelles figées dont il ne parvenait jamais à se rappeler la couleur. Il y a quelque chose de terrifiant et de sacré dans des yeux qui ne voient jamais ce qu’ils ont été destinés à contempler.

La main gauche d’Etoile Matutine s’abaissa et la paume couverte de cicatrices s’ouvrit devant Jack. Il y déposa l’outre. Etoile Matutine la leva, la vida et laissa retomber la peau aux pieds de Jack. Il s’essuya la bouche du revers de la main, émit une petite éructation et reporta les yeux à l’est.

– Que désires-tu, Jack des Ombres ? demanda-t-il.

– De toi ? Rien.

– Alors pourquoi m’apportes-tu du vin chaque fois que tu passes par ici ?

– Il semble que tu l’aimes.

– Oui.

– Tu es peut-être mon seul ami, dit Jack. Tu ne possèdes rien que je veuille voler et je n’ai rien dont tu aies vraiment besoin.

– Il se peut que tu aies pitié de moi, enchaîné que je suis à cet endroit.

– Qu’est-ce que la pitié ? questionna Jack.

– La pitié est ce qui m’a attaché ici pour attendre l’aube.

– Alors je n’en ai que faire, répondit Jack, car j’ai besoin de me déplacer.

– Je sais. Le monde de la moitié est informé que tu as rompu le Traité.

– Sait-on pourquoi ?

– Non.

– Le sais-tu ?

– Bien sûr.

– Comment cela ?

– D’après la forme d’un nuage, je sais qu’un homme dans une ville lointaine se querellera avec sa femme dans trois saisons et qu’un meurtrier sera pendu avant que j’aie fini de parler. D’après la chute d’une pierre, je sais le nombre de vierges qui sont séduites et les mouvements des icebergs de l’autre côté du monde. D’après la texture des vents, je sais où frappera la foudre la prochaine fois. Il y a si longtemps que j’observe et je fais tellement partie de toutes choses que bien peu me reste caché.

– Sais-tu où je vais ?

– Oui.

– Et ce que je vais y faire ?

– Je sais cela aussi.

– Alors, si tu le sais, dis-moi si je réussirai dans ce que je souhaite ?

– Tu réussiras dans ton entreprise présente, mais il se peut que ce ne soit pas ce que tu souhaites.

– Je ne te comprends pas, Etoile Matutine.

– Je sais cela également. Mais il en va ainsi de tous les oracles, Jack. Quand ce qui a été prédit arrive, celui qui a questionné n’est plus la même personne que lorsqu’il posait la question. Il est impossible de faire comprendre à un homme ce qu’il deviendra avec l’écoulement du temps, et c’est seulement à un moi futur que se rapporte vraiment toute prophétie.

– C’est assez juste, convint Jack. Seulement je ne suis pas un homme. Je suis un être de la face sombre.

– Vous êtes tous des hommes, quelle que soit votre face d’origine dans le monde.

– Je n’ai pas d’âme et ne change pas.

– Tu changes, dit Etoile Matutine. Tout ce qui vit se transforme ou meurt. Ton peuple est froid mais son monde est chaud, doté qu’il est d’enchantement, de beauté, d’émerveillement. Les habitants de la lumière éprouvent des sentiments que jamais tu ne comprendras, pourtant leur science est aussi froide que le cœur de ton peuple. Et cependant ils apprécieraient à sa valeur ton royaume s’ils ne le craignaient pas tant, et toi tu pourrais jouir de leurs sentiments si tu n’avais pas la même crainte. Néanmoins vous avez tous la capacité en vous. Il suffirait que la peur fasse place à la compréhension, car vous êtes les reflets les uns des autres dans un miroir. Alors, ne me parle pas d’âmes puisque tu n’en as jamais vu une seule, homme que tu es.

– C’est bien ce que tu disais : je ne comprends pas.

Jack s’assit sur une roche et Etoile Matutine contempla l’est.

Au bout d’un temps, Jack reprit : « Tu m’as dit que tu attendais ici l’aube, pour voir le soleil monter au-dessus de l’horizon. »

– Oui.

– Je crois que tu attendras ici à jamais.

– C’est possible.

– Ne le sais-tu pas ? Je croyais que tu savais tout.

– Je sais bien des choses, mais pas tout. Cela fait une différence.

– Alors dis-moi quelques-unes de ces choses. J’ai entendu des habitants de la face claire dire que le cœur du monde est un démon en fusion ; que la température augmente quand on descend vers lui ; que si la croûte du monde est percée, alors des feux bondissent et fondent les minéraux, édifiant ainsi des volcans. Pourtant je sais que les volcans sont l’œuvre d’esprits du feu qui, lorsqu’on les dérange, fondent le sol autour d’eux et le projettent vers le haut. Ils existent dans de petites poches. On peut descendre bien plus profondément qu’elles sans que la température augmente. Si l’on va assez loin, on arrive au centre du monde, qui n’est pas en fusion… et qui contient la machine, avec de grands ressorts, comme dans une horloge, et des leviers, des poulies et des contrepoids. Je sais que c’est la vérité, car j’ai voyagé dans ces parages et me suis trouvé près de la machine même. Pourtant les habitants de la clarté ont leur manière personnelle de démontrer que c’est leur point de vue qui est le bon. Je me suis presque laissé convaincre par un homme qui m’expliquait tout cela, et pourtant je savais qu’il était dans l’erreur. Comment est-ce possible ?

– Vous aviez tous les deux raison, répondit Etoile Matutine. C’est la même chose que vous décrivez l’un et l’autre, bien que vous ne voyiez ni l’un ni l’autre ce que c’est en réalité. Chacun de vous colore la réalité en fonction des moyens qu’il a de l’appréhender. Mais si elle est impossible à appréhender, alors vous en avez peur. C’est pourquoi la couleur que vous lui attribuez est parfois incompréhensible. Dans ton cas, une machine ; dans le leur, un démon.

– Par exemple, je sais que les étoiles sont les maisons d’esprits et de divinités, les unes amicales, les autres hostiles, et beaucoup indifférentes. Elles sont toutes à portée et on peut les atteindre. Elles répondent quand on les invoque comme il faut. Cependant les gens de la clarté prétendent qu’elles se trouvent à des distances énormes et qu’elles n’abritent aucune forme d’intelligence. Là encore… ?

– Là encore, deux façons de considérer la réalité, l’une et l’autre étant correctes.

– S’il peut y avoir deux façons, ne peut-il aussi y en avoir une troisième ? Ou une quatrième ? Ou autant qu’il y a de gens, d’ailleurs ?

– Oui, dit Etoile Matutine.

– Alors laquelle est la bonne ?

– Elles le sont toutes.

– Mais voir les choses telles qu’elles sont, au-dessous de tout cela ! Est-ce possible ? Etoile Matutine ne répondit pas. Toi, insista Jack, as-tu regardé la réalité ?

– Je vois des nuages et des pierres qui tombent. Je sens le vent.

– Mais d’une certaine manière, à travers eux, tu sais d’autres choses.

– Je ne sais pas tout.

– Mais as-tu contemplé la réalité ?

– Moi… Une fois… J’attends le lever du soleil. Voilà tout.

Jack se tourna vers l’est pour observer les nuages teintés de rose. Il écoutait tomber les pierres et sentait le vent, mais il n’apprenait rien ainsi.

– Tu sais où je vais et tu connais mes intentions, dit-il au bout d’un temps. Tu sais ce qui se passera et tu sais ce que je serai dans un certain temps. D’ici sur ta montagne, tu vois tout cela. Tu sais même sans doute quand viendra ma mort dernière et comment elle se produira. Tu fais paraître ma vie futile, tu fais de ma conscience un simple compagnon de voyage incapable d’influer sur les événements.

– Non.

– Je sens que tu ne dis cela que pour m’éviter d’être malheureux.

– Non. Je le dis parce qu’il y a sur ta vie des ombres que je ne peux pénétrer.

– Pourquoi ?

– Il se peut que nos vies soient en quelque sorte entremêlées. Les choses qui affectent mon existence personnelle me sont toujours cachées.

– C’est déjà quelque chose, dit Jack.

– Ou il se peut qu’en obtenant ce que tu convoites, tu te places hors de toute prévisibilité.

Jack éclata de rire. « Ce serait bien agréable », dit-il.

– Peut-être pas autant que tu le crois.

Jack haussa les épaules. « De toute façon, je n’ai d’autre choix que d’attendre et voir venir. »

Loin en bas et à sa gauche – trop loin pour qu’il en perçoive le grondement continu – une cataracte faisait un plongeon d’une centaine de mètres et se perdait à la vue derrière un éperon rocheux. Beaucoup plus bas, un grand cours d’eau serpentait dans une plaine et s’enfonçait dans une épaisse forêt. Plus loin encore, il distinguait la fumée qui montait au-dessus d’un village situé sur la rive. Un instant, sans savoir pourquoi, il eut envie de s’y promener, de regarder dans les cours et par les fenêtres.

– Comment se fait-il, demanda-t-il, que l’Etoile Tombée qui nous a apporté la connaissance de l’Art ne l’ait pas également donnée aux habitants de la clarté ?

– Peut-être que, parmi les habitants de la clarté, ceux qui sont férus de théologie se demandent pourquoi elle n’a pas accordé les bienfaits de la science à ceux de la face sombre. Qu’est-ce que cela change ? J’ai entendu dire que ni l’Art ni la science n’étaient un don de l’Etoile Tombée, mais qu’ils étaient des inventions de l’homme ; que le don de l’Étoile était plutôt celui de la conscience, qui crée ses propres systèmes.

Puis, dans un grand battement d’ailes vert foncé, un dragon poussif et haletant s’abattit sur leur saillie de rocher. Le vent avait couvert les bruits annonciateurs de son arrivée. Il gisait là en exhalant de petites flammes à brefs intervalles. Au bout d’un moment, il tourna vers le haut ses yeux rouges, pareils à des pommes.

– Salut, Etoile Matutine, dit-il d’une voix mielleuse. J’espère que ça ne te fait rien que je me repose ici un instant. Ooouff ! Il émit une longue flamme qui illumina tout le rocher.

– Tu peux te reposer ici, répondit Etoile Matutine.

Le dragon prit conscience de la présence de Jack, le regarda fixement et ne détourna pas les yeux.

– Je suis trop vieux pour survoler ces montagnes, dit-il. Mais les moutons les plus proches sont près de ce village, de l’autre côté.

Jack mit le pied dans l’ombre d’Etoile Matutine puis questionna le dragon : « Mais alors, pourquoi n’allez-vous pas vous installer de l’autre côté de la montagne ? »

– La lumière me gêne, répondit celui-ci. J’ai besoin d’une tanière obscure. C’est à toi ? demanda-t-il ensuite à Etoile Matutine.

– Qu’est-ce qui est à moi ?

– L’homme.

– Non, il n’appartient qu’à lui-même.

– Alors je peux m’économiser un voyage tout en nettoyant ta corniche. Il est plus gros qu’un mouton, encore qu’il soit certainement aussi moins savoureux.

Jack se glissa complètement dans l’ombre alors que le dragon projetait une gerbe de flammes dans sa direction. Celles-ci disparurent comme Jack les aspirait, pour les recracher vers le dragon.

Le dragon émit un hoquet de surprise et tapota du bout de l’aile ses yeux brusquement pleins d’eau. Une ombre rampa alors vers lui et s’abattit sur son museau. Ce qui eut pour effet de refroidir une tentative toute fraîche d’incinération…

– Toi ! dit-il en apercevant la silhouette revêtue d’ombres. Je croyais que tu étais un crépusculaire venu importuner cette chère Etoile Matutine. Mais maintenant je te reconnais. Tu es la créature infâme qui a pillé mon trésor ! Qu’as-tu fait de mon diadème d’or pâle et de turquoises, de mes quatorze bracelets d’argent finement travaillé et de mon sac de rayons de lune, au nombre de vingt-sept ?

– Ils font maintenant partie de mon trésor, répondit Jack, et maintenant il vaudrait mieux que tu t’en ailles. Bien que tu sois plus gros qu’un quartier de mouton, encore que tu sois sans doute moins savoureux, il se pourrait que je fasse en ton honneur une entorse à mon régime.

Il cracha une autre flamme et le dragon recula.

– Arrête ! fit le dragon. Laisse-moi seulement me reposer ici encore un moment, et je m’en irai.

– Tout de suite ! dit Jack.

– Tu es cruel, homme des ombres, soupira le dragon. Très bien.

Il se leva, faisant contrepoids à sa lourde masse avec sa queue, puis s’en alla jusqu’au bord de la corniche en se dandinant et en respirant péniblement. Jetant un coup d’œil en arrière, il dit : « Tu es odieux », puis il se jeta par-dessus le rebord et disparut à sa vue.

Jack se rapprocha du bord et le regarda tomber. Au moment où on aurait dit qu’il allait s’écraser sur le versant de la montagne et se tuer, il ouvrit les ailes et prit le vent ; puis il s’éleva et se laissa glisser en direction du village qui se trouvait dans la forêt, en bordure de la rivière.

– Je m’interroge quant à la valeur de la conscience, fit Jack. Si elle ne peut pas changer la nature d’une bête…

– Mais le dragon était autrefois un homme, dit Etoile Matutine, et c’est son avidité qui l’a transformé en ce qu’il est aujourd’hui.

– Le phénomène m’est familier, répondit Jack, car j’ai moi-même été une fois, pour peu de temps, un âne bâté.

– Et pourtant tu as surmonté tes passions et retrouvé ta nature humaine, ainsi que le fera peut-être un jour le dragon. À cause de ta conscience, tu as reconnu et surmonté certains de ces éléments qui faisaient que ta conduite était prévisible. La conscience a tendance à transformer les individus. Pourquoi n’as-tu pas détruit le dragon ?

– Ce n’était pas la peine, commença Jack. Puis il se mit à rire. Sa carcasse aurait empuanti ton rocher.

– N’est-ce pas plutôt que tu as décidé qu’il n’était pas utile de tuer une créature que tu n’avais pas besoin de manger, ou qui ne représentait pas une menace réelle pour toi ?

– Non, fit Jack, car maintenant je suis tout aussi responsable de la mort d’un mouton, ou de la privation d’un villageois de ses futurs repas.

Jack mit plusieurs secondes à reconnaître le bruit qui suivit, un bruit de meule, cliquetant. Etoile Matutine grinçait des dents. Un vent froid le frappa et la lumière se mit à baisser à l’est.

– Peut-être, entendit-il Etoile Matutine dire doucement, comme s’il ne s’adressait pas à lui, avais-tu raison au sujet de la conscience… Et il baissa légèrement sa grosse tête sombre.

Mal à l’aise, Jack détourna les yeux. Son regard suivait l’étoile blanche à l’éclat fixe qui l’avait toujours inquiété, tandis qu’elle passait rapidement de droite à gauche du côté de l’est.

– Le maître de cette étoile, dit-il, a résisté à tous les enchantements de communication. Elle se déplace d’une façon différente des autres, et plus vite. Elle ne scintille pas. Pourquoi ?

– Ce n’est pas une véritable étoile mais un objet artificiel placé en orbite au-dessus de la pénombre par les savants de la face claire.

– Dans quel but ?

– Il a été placé là pour surveiller la frontière.

– Pourquoi ?

– Ils ont peur de vous autres.

– Nous ne nourrissons pas de desseins contre les pays de la clarté.

– Je sais. Mais ne surveillez-vous pas aussi la frontière, à votre manière ?

– Naturellement.

– Pourquoi ?

– Pour être informés de ce qui s’y passe.

– Est-ce tout ?

Jack ricana. « Si cet objet est vraiment au-dessus de la pénombre, alors il est soumis aussi bien à la magie qu’à ses propres lois. Un enchantement suffisamment puissant l’affecterait. Un jour je l’abattrai. »

– Pourquoi ?

– Pour montrer que la magie est supérieure à leur science… car elle le sera un jour.

– Il semblerait malsain pour l’une ou l’autre d’obtenir la suprématie.

– Pas si on est du côté qui l’obtiendra.

– Pourtant tu es prêt à te servir de leurs méthodes pour renforcer ton efficacité.

– Je me servirai de tout ce qui pourra favoriser mes desseins.

– Je suis curieux de connaître le résultat final.

Jack se porta sur le bord oriental du pic, se laissa glisser, trouva un appui pour son pied et releva la tête. « Bon. Je ne peux pas rester ici avec toi en attendant que le soleil se lève. Il faut que je parte à sa poursuite. Adieu, Etoile Matutine. »

– Bonjour, Jack.

Tel un colporteur, son sac sur l’épaule, il allait vers la lumière. Il traversa la cité ravagée de Mortpied, sans même jeter un coup d’œil aux sanctuaires mangés de lierre des Dieux Inutiles, principale attraction touristique du lieu. On ne trouvait jamais sur leurs autels d’offrandes dignes d’être volées. Il enroula étroitement une écharpe autour de sa tête et enfila en hâte la fameuse Avenue des Statues Chantantes. Chacune d’elles – ceux qu’elles représentaient avaient été des individualistes notoires dans la vie – commençait sa propre chanson au bruit d’un pas. Finalement, tout courant (car c’était une longue avenue), il en sortit provisoirement sourd, à court de souffle et avec un mal de tête.

Abaissant le poing, il s’interrompit au milieu d’une imprécation, à court de mots également. Il n’arrivait pas à concevoir de calamité à invoquer contre les ruines désertes qui ne les eût déjà frappées.

Quand je prendrai le pouvoir, ce sera différent, songea-t-il. Les villes ne seront pas construites dans un désordre tel qu’elles en viennent à ce point.

Prendre le pouvoir ?

La pensée lui avait traversé la tête sans qu’il l’eût voulu.

Eh bien, pourquoi pas ? se demanda-t-il. Si j’arrive à obtenir la puissance que je recherche, pourquoi ne pas l’employer à tout ce qui est désirable ? Quand j’aurai exercé ma vengeance, il me faudra bien traiter avec tous ceux qui sont mes ennemis pour le moment. Autant être un conquérant. Je suis le seul à ne pas avoir besoin d’édifier en un point fixe le siège de mon pouvoir. Je serai en mesure de vaincre les autres sur leur terrain dès que je détiendrai la Clé Qui Etait Perdue, Kolwynia. Cette pensée devait être en moi depuis le début. Il faudra que je récompense Rosalie de m’en avoir suggéré les moyens. Et il faut que j’allonge ma liste. Quand j’aurai pris ma revanche sur le Seigneur des Chauves-Souris, Benoni, Smage, Quazer et Blite, je m’occuperai du Baron et je ferai en sorte que le Colonel Qui Ne Meurt Jamais doive changer de nom.

Cela l’amusait de porter dans son sac, entre autres choses, les manuscrits mêmes qui avaient éveillé la colère du Seigneur des Chauves-Souris. Durant un temps, il avait envisagé la possibilité de les offrir en échange de sa liberté. Un unique motif l’avait retenu : ou bien l’autre feindrait d’accepter mais ne le libérerait pas, ou bien – ce qui eût été pire – il respecterait le marché. Et être obligé de restituer des biens volés, c’eût été pour Jack perdre la face de la façon la plus terrible qu’il eût jamais connue. Et une seule chose aurait pu effacer cette humiliation : faire précisément ce qu’il faisait en ce moment, c’est-à-dire rechercher la puissance qui lui donnerait toute satisfaction. Bien sûr, sans les manuscrits, la tâche aurait été plus difficile et…

La tête lui tournait, il avait eu raison, décida-t-il, quand il avait parlé à Etoile Matutine. La conscience, tout comme le bruit des deux cents statues de Mortpied, était un élément de discorde et de contradiction, qui donnait des maux de tête.

Loin sur sa droite, le satellite des habitants de la face claire apparut une nouvelle fois. Le monde s’éclairait tandis que Jack avançait. Par taches dans les champs lointains, il voyait devant lui commencer la verdure. Les nuages étaient plus éclatants à l’est. Le premier chant d’oiseau qu’il eût entendu depuis des siècles parvint à ses oreilles et, quand il chercha des yeux le chanteur sur sa branche, il vit un plumage éclatant.

« Bon présage, songea-t-il plus tard, que d’être accueilli par un chant. »

Il éteignit son feu et le recouvrit, de même que les os et les plumes, avant de reprendre sa route vers le jour.