TU BRULES !
(1953)

Plus de communion, plus de transcendance. On plonge. Cest l’heure du voyage vers cet « espace intérieur » revendiqué par J.G. Ballard. Le « voyage » sans carburant chimique, jusquau terme : l’ultime folie. Une authentique nouvelle de terreur, un cauchemar sur un lit, avec chaussures et cravate. Noire.

 

 

 

 

 

Anders était couché sur son lit, tout habillé à l’exception de ses chaussures et de sa cravate noire. Il pensait avec une certaine gêne à la soirée qui l’attendait. Dans vingt minutes il irait chercher Judy, chez elle, et c’était ce qu’il appréhendait le plus.

Car il avait compris, seulement quelques secondes plus tôt, qu’il en était amoureux.

Eh bien, il le lui dirait. Cette soirée serait inoubliable. Il lui ferait sa déclaration, ils s’embrasseraient, et le sceau du consentement serait alors, symboliquement parlant, apposé sur son front.

Il estima que ce n’était pas une perspective tellement agréable, après tout. Tout aurait été bien plus simple s’il n’était pas tombé amoureux d’elle. Qu’est-ce qui avait pu faire naître ce sentiment ? Un regard, un effleurement, une pensée ? Peu de choses suffisaient, il le savait, et il étira ses bras pour bâiller.

— Au secours ! cria une voix.

Ses muscles se contractèrent, interrompant son bâillement. Il s’assit sur son lit, puis sourit et s’allongea de nouveau.

— Vous devez m’aider ! insista la voix.

Anders se redressa, s’étira pour prendre une chaussure qu’il mit à son pied, reportant toute son attention sur l’ordre dans lequel il devait passer le lacet dans les œillets.

— Pouvez-vous m’entendre ? demandait la voix. Le pouvez-vous ? Répondez-moi !

C’était le cas.

— Oui, je peux vous entendre ! répondit Anders, toujours de très bonne humeur. Ne me dites pas que vous êtes la voix de mon subconscient culpabilisé par un traumatisme d’enfance dont je n’ai jamais pris la peine de me libérer. Je suppose que vous voulez que je rentre dans un monastère.

— Je ne comprends pas ce que vous dites. Je ne suis le subconscient de personne. Je suis moi. Acceptez-vous de venir à mon aide ?

Anders croyait aux voix autant que tout un chacun : c’est-à-dire qu’il n’y croyait pas du tout. Les choses changèrent lorsqu’il entendit celle-ci. Rapidement, il passa en revue toutes les explications possibles. La schizophrénie était la meilleure réponse, naturellement, et ses collègues seraient sans aucun doute d’accord quant à son diagnostic. Mais Anders avait une déplorable confiance en sa propre santé mentale…

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit franchement la voix.

Anders prit conscience que la voix parlait dans son propre esprit. C’était très suspect.

— Bon, vous ignorez qui vous êtes, déclara Anders. Alors, où vous trouvez-vous ?

— Je ne le sais pas non plus. La voix se tut un instant, puis ajouta : Écoutez, je sais que cela doit vous paraître ridicule. Croyez-moi, je suis dans un lieu comparable aux limbes. J’ignore comment je suis arrivé là, ou qui je suis, mais je veux sortir d’ici. Voulez-vous m’aider ?

*
*     *

Refusant toujours d’admettre qu’une voix pouvait lui parler dans son esprit, Anders savait que la décision qu’il prendrait serait de la plus haute importance. Il devait confirmer – ou refuser – le fait qu’il était sain d’esprit.

Il le confirma.

— D’accord, dit Anders, tout en laçant son autre chaussure. Je crois que vous êtes une personne qui a des ennuis, et que vous êtes entrée en contact avec moi grâce à une espèce de phénomène télépathique. Y a-t-il autre chose que vous puissiez me dire ?

— Je crains bien que non, répondit la voix avec une infinie tristesse. Vous devrez tout découvrir par vous-même.

— Pouvez-vous entrer en contact avec quelqu’un d’autre que moi ?

— Non.

— Alors, comment parvenez-vous à me parler ?

— Je l’ignore.

Anders alla jusqu’au miroir posé sur son bureau, et ajusta sa cravate noire en sifflotant doucement. Il venait juste de découvrir qu’il était amoureux, et il n’allait pas laisser une chose aussi insignifiante qu’une voix parlant dans son esprit l’inquiéter outre mesure.

— Franchement, je ne vois pas comment je pourrais vous aider, fit remarquer Anders tout en brossant un fil de coton qui s’était déposé sur sa veste. – Vous ignorez où vous vous trouvez, et il ne semble pas qu’il y ait le moindre indice permettant d’identifier cet endroit. Comment pourrais-je vous localiser ?

Il se tourna et parcourut la pièce du regard afin de voir s’il n’avait rien oublié.

— Je le saurai lorsque vous serez près de moi, dit la voix. D’ailleurs, vous venez de passer très près.

— Je viens de ?…

Il n’avait rien fait d’autre que de regarder autour de la pièce.

Il recommença, faisant lentement courir son regard sur la chambre à partir d’un angle. Puis cela se produisit. Tout semblait différent. Il y avait brusquement un mélange de couleurs confuses remplaçant l’harmonie des tonalités pastel qu’il avait choisie avec soin. Les lignes formées par les murs, le plancher et le plafond étaient étrangement disproportionnées, zigzagantes, sans rapport entre elles.

Puis tout redevint de nouveau normal.

— Tu brûlais vraiment, dit la voix, se mettant à le tutoyer. Le tout est de voir la véritable nature des choses.

Anders résista à l’envie de se gratter la tête, de crainte d’ébouriffer ses cheveux qu’il avait peignés avec soin. Ce qu’il avait vu n’était pas tellement étrange, après tout. Il arrive à chacun de nous de voir, durant notre vie, une ou deux choses qui nous font douter de notre normalité, de notre santé mentale, et de notre existence. Durant un instant l’univers ordonné est démantelé et le tissu de notre confiance en nous-mêmes est déchiré.

Mais ces moments ne durent pas.

Anders se souvint que, longtemps auparavant, alors qu’il n’était qu’un enfant, il s’était éveillé dans sa chambre au milieu de la nuit. Tout lui avait alors semblé très étrange. Les chaises, la table, tout était disproportionné, enflé par l’obscurité. Le plafond descendait, comme en un rêve.

Mais cela aussi n’avait duré qu’un instant.

— Très bien, mon vieux, dit-il. Si je brûle de nouveau, fais-le moi-savoir.

— Je n’y manquerai pas, murmura la voix. Je suis certain que tu me trouveras.

— Je suis content de constater que tu gardes le moral, dit gaiement Anders. Il éteignit les lumières et sortit.

*
*     *

Charmante et souriante, Judy vint lui ouvrir la porte. En la regardant, Anders sentit qu’elle percevait le changement qui s’était opéré en lui, ou qu’elle l’avait prédit. À moins que ce fût l’amour qui le faisait sourire comme un imbécile ?

— Voulez-vous boire quelque chose avant que nous nous rendions à cette soirée ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête affirmativement et elle le précéda jusqu’à un divan vert et jaune. Tout en s’asseyant, il prit la décision de lui déclarer sa flamme dès qu’elle reviendrait avec les boissons. Il était inutile de repousser l’instant crucial.

— Tu chauffes de nouveau, lui dit la voix.

Il avait presque oublié son ami – ou ennemi – invisible. Que dirait Judy si elle apprenait qu’il entendait des voix ? De petites choses semblables, se rappela-t-il, brisaient souvent les plus belles histoires d’amour.

— Et voilà ! dit-elle, lui tendant un verre.

Il remarqua qu’elle souriait toujours. Elle arborait le sourire numéro deux, provocant et compréhensif, pour prétendant en puissance. Il avait été précédé, dans l’histoire de leurs relations, par le sourire numéro un du type jeune fille sage, et dont la signification était : ne-vous-méprenez-pas-sur-mon-compte, destiné à être arboré en toutes occasions jusqu’à ce que les mots corrects fussent susurrés.

— C’est bien, dit la voix. Tout vient de la façon dont tu regardes les choses.

Regarder quoi ? Anders jeta un regard à Judy, troublé par ses pensées. S’il devait jouer à l’amoureux, il valait mieux qu’il commençât de suite. Malgré sa vision déformée par l’amour, il était à même d’apprécier ses yeux bleu-gris, sa peau douce (si l’on faisait abstraction d’une petite imperfection sur la tempe gauche), sa bouche légèrement remodelée d’une touche de rouge à lèvres.

— Comment se sont passés vos cours, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

Eh bien, il était naturel qu’elle posât cette question, pensa Anders. L’amour devrait attendre.

— Très bien, répondit-il. Apprendre la psychologie à ces jeunes singes…

— Oh, voyons !

— Tu brûles, dit la voix.

Que se passe-t-il ? se demanda Anders. Judy est vraiment une fille magnifique. Le gestalt(4) qui est Judy, un ensemble de pensées, dexpressions, de mouvements, en fait la fille que je

Que je quoi ?

Que jaime ?

Anders déplaça maladroitement son corps dégingandé sur le divan. Il ne comprenait pas ce qui avait pu donner naissance à cette suite de pensées. Cela l’ennuyait. Le jeune professeur de philosophie analytique était mieux placé dans sa salle de cours. La science ne pouvait-elle pas attendre jusqu’à neuf heures dix, le lendemain matin ?

— J’ai pensé à vous, aujourd’hui, dit Judy, et Anders sut qu’elle avait senti le changement qui s’était opéré en lui.

— Tu vois ? demanda la voix. Tu y arrives bien mieux, à présent.

— Je ne vois rien du tout, répondit Anders, mais la voix avait raison. C’était comme s’il disposait d’un circuit reliant son esprit à celui de Judy. Ses sentiments lui apparaissaient sans fard, sans plus de signification que ne l’avait été sa chambre lors de cet éclair de vision sans distorsion.

— J’ai vraiment pensé à vous, répéta-t-elle.

— Regarde, dit la voix.

*
*     *

Anders, observant l’expression du visage de Judy, sentit quelque chose d’étrange l’envahir. Il avait de nouveau cette perception de cauchemar qu’il avait déjà connue dans sa chambre. Cette fois, c’était comme s’il observait une machine dans un laboratoire. Elle œuvrait à la préservation d’un certain état d’esprit. La machine poursuivait un ensemble de recherches, désirant trouver des suites d’idées pour parvenir à ses fins.

— Oh, vraiment ? demanda-t-il, stupéfait par cette nouvelle vision.

— Oui, je me suis demandé ce que vous faisiez à midi, dit la machine assise en face de lui sur le divan en gonflant légèrement sa belle poitrine.

— Très bien, déclara la voix, le félicitant pour sa nouvelle perception.

— Je songeais à vous, naturellement, dit-il au squelette revêtu de chair qui se cachait derrière le gestalt de Judy. La machine de chair modifia la position de ses membres, et entrouvrit la bouche pour exprimer le plaisir. Le mécanisme cherchait dans un ensemble de peurs, d’espoirs, d’ennuis, dans des demi-souvenirs de situations analogues, des solutions analogues.

Dire que c’était cela qu’il aimait. La vision d’Anders était trop perçante, et il se haïssait pour cette raison. À travers sa nouvelle perception cauchemardesque, l’incohérence de toute la pièce le frappa.

— Vraiment ? lui demanda le squelette articulé.

— Tu t’approches encore, murmura la voix.

De quoi ? De sa personnalité ? Une chose pareille n’existait pas. Il n’y avait aucune cohésion véritable, aucune profondeur. Rien à l’exception d’un réseau de réactions superficielles tendu sur des mouvements viscéraux automatiques.

Il approchait de la vérité.

— Bien sûr, dit-il amèrement.

La machine s’agita, en quête d’une réponse.

Anders trembla de peur face à l’étrange extension de sa vision. Il avait été dépouillé de son sens du formalisme et avait laissé derrière lui tout ce qu’il avait précédemment accepté. Que lui serait-il révélé ensuite ?

Il prit conscience qu’il voyait les choses comme peut-être aucun homme ne l’avait jamais fait avant lui. C’était une pensée bizarrement émoustillante.

Mais pourrait-il retrouver le monde normal ?

— Puis-je vous servir quelque chose ? demanda la machine.

Ce fut à cet instant qu’Anders perdit tout son amour pour Judy. De voir l’objet de ses pensées sous la forme d’une machine dépersonnalisée, asexuée, n’est pas particulièrement favorable aux grands sentiments. Mais c’est une chose assez stimulante sur un plan purement intellectuel.

Anders ne voulait pas retrouver le monde normal. Un rideau avait été levé et il voulait voir tout ce qui se trouvait derrière. Il essaya de se rappeler une phrase d’un savant russe qui devait s’appeler… Ouspensky, non ?

Pense dans dautres catégories.

C’était ce qu’il faisait et continuerait de faire.

— Adieu ! dit-il brusquement.

La machine l’observa, bouche ouverte, comme il sortait de la pièce. Des circuits temporisés l’obligèrent à garder le silence jusqu’au moment où elle entendit la porte de l’ascenseur se fermer.

*
*     *

— Tu brûlais vraiment, cette fois, murmura la voix, une fois qu’il fut dans la rue. Mais tu ne comprends encore pas tout.

— Alors, explique-moi, répondit Anders, s’étonnant un peu de sa sérénité. En une heure il avait franchi l’abîme qui l’avait jusqu’alors séparé d’une vision complètement différente, et cependant cela lui semblait parfaitement naturel.

— Je ne peux pas, répondit la voix. Tu dois le découvrir par toi-même.

— Bon, voyons voir, commença Anders. Il regarda autour de lui les masses de béton, les rues conventionnelles coupant à travers les blocs architecturaux.

— La vie humaine est composée de suites de conventions. Lorsque l’on regarde une fille, l’on est censé voir un être concret, par l’absence de forme sous-jacente.

— C’est vrai, reconnut la voix, avec cependant une trace de doute.

— À la base, il n’existe aucune forme. L’homme produit des gestalts, et se crée des images à partir du néant. C’est comme lorsqu’on regarde un ensemble de lignes et que l’on dit qu’elles représentent quelque chose. Nous voyons une masse de matériaux tirés de l’arrière-plan et nous disons que c’est un humain. Mais en vérité une telle chose n’existe pas. Elle n’a d’humain que les caractéristiques que nous y attachons, aveuglément. La matière est due à l’ensemble des relations entre tous les éléments. C’est une question de point de vue.

— Ce n’est pas ainsi que tu vois les choses, à présent.

— Bon sang, s’écria Anders. Il était certain d’être sur le point de découvrir quelque chose d’important, peut-être la connaissance suprême. Nous faisons tous cette expérience. À un moment de notre vie, chacun de nous a regardé un objet familier sans pouvoir y trouver une unité. Momentanément le gestalt échoue, mais cet instant de vision véritable est fugitif. L’esprit surimpressionne des formes conventionnelles, et tout redevient normal.

La voix s’était tue, et Anders poursuivit sa marche, à travers le gestalt de la ville.

— Il doit y avoir autre chose, que l’on ne peut trouver ici.

— Oui, répondit la voix.

Il se demanda ce que cela pouvait bien être. À travers ses yeux finalement ouverts, Anders regardait les conventions qu’il avait appelées son monde.

Il se demanda un court instant s’il serait parvenu à ce résultat si la voix ne l’avait pas guidé. Sa réponse fut positive, c’était inévitable.

Mais de qui était cette voix ? Et qu’avait-elle oublié ?

— Allons voir à quoi ressemble une soirée mondaine, dit-il à la voix.

*
*     *

C’était un bal masqué, et tous les invités étaient affublés de leur visage. Pour Anders, leurs motivations, individuelles et collectives, étaient douloureusement apparentes. Puis sa vision devint encore plus claire.

Il vit que les gens n’étaient pas vraiment des entités individuelles. Ils étaient des monceaux de chair discontinus partageant un vocabulaire commun, et encore : ils n’étaient pas vraiment discontinus.

Les masses de chair faisaient partie du décor de la pièce duquel elles ne pouvaient presque pas se distinguer. Elles ne formaient qu’une entité avec les lumières qui leur accordaient une vision restreinte. Elles étaient unies par les quelques sons qu’elles pouvaient émettre, alors que l’étendue des fréquences était si vaste. Elles se fondaient dans les murs.

La vision kaléidoscopique vint si rapidement qu’Anders eut des difficultés à faire un tri dans ses nouvelles impressions. Il savait à présent que ces gens n’existaient qu’en tant que formes, sur les mêmes bases que les sons qu’ils émettaient et les choses qu’ils pensaient voir.

Gestalts, sortis du monde réel, immense, insupportable.

— Où se trouve Judy ? lui demanda un amas de chair. Cet amas particulier possédait suffisamment d’affectation nerveuse pour convaincre les autres masses de sa réalité. Il portait une cravate extravagante, comme preuve supplémentaire de son existence en tant qu’entité indépendante.

— Elle est malade, répondit Anders. La chair frissonna de compassion, et son expression de gaieté solennelle se transforma en une affliction solennelle.

— J’espère que ce n’est pas grave, demanda la chair douée de la parole.

— Tu brûles, dit la voix.

Anders regarda l’objet se trouvant devant lui.

— Elle n’a plus longtemps à vivre, déclara-t-il.

La chair frissonna. L’estomac et les intestins se contractèrent d’une peur dictée par la solidarité. Les yeux se dilatèrent, la bouche trembla.

La cravate aux couleurs voyantes resta impassible.

— Mon Dieu ! Vous n’y pensez pas !

— Qui êtes-vous ? l’interrogea doucement Anders.

— Que voulez-vous dire ? demanda avec indignation la chair attachée à la cravate. Serein dans sa propre réalité, cela hoqueta. Sa bouche se tordit, preuve indéniable de sa réalité. « Vous êtes ivre », se moqua la chose.

Anders éclata de rire et sortit.

*
*     *

— Il reste encore une chose que tu ignores, dit la voix. Mais tu brûles ! je peux te sentir près de moi.

— Qu’es-tu ? demanda de nouveau Anders.

— Je ne le sais pas, admit la voix. Je suis quelqu’un, je suis moi, je suis prisonnier.

— Comme nous tous, dit Anders.

Il marchait sur de l’asphalte, entouré par du béton, du silicate, de l’aluminium et des alliages métalliques. Des amas informes, sans signification, qui constituaient un gestalt de ville.

Il y avait également les lignes de démarcation imaginaires séparant une cité d’une autre, les frontières artificielles des terres et des eaux.

Tout cela était ridicule.

— Donnez-moi dix cents, pour que je puisse me payer un café, m’sieur, demanda une chose qu’il était impossible de distinguer du reste.

— Je ne pourrais donner à votre présence inexistante qu’une pièce inexistante, répondit gaiement Anders.

— Ma situation est désespérée, gémit la chose, et Anders perçut que ce n’était rien de plus qu’une suite de vibrations modulées.

— Oui ! Continue ! commanda la voix.

— Si vous pouviez me donner vingt-cinq cents… dit la vibration, avec une profonde prétention à de la signification.

Non, qu’y avait-il derrière les formes insensibles ? De la chair, une masse. Qu’était-ce ? Un assemblage d’atomes.

— Je meurs de faim, murmurèrent les atomes disposés de façon compliquée.

Des atomes se combinant. Il n’y avait aucune véritable séparation entre un atome et l’autre. La chair était la pierre, la pierre était la lumière. Anders regarda les masses d’atomes qui feignaient la solidité, la signification et la raison.

— Ne pouvez-vous m’aider ? demanda une masse d’atomes. Mais ces atomes étaient identiques à tous les autres. Une fois que l’on ignorait la forme surimpressionnée, l’on pouvait voir que les atomes étaient disposés au hasard, éparpillés.

— Je ne crois pas en votre existence, dit Anders.

La pile d’atomes disparut.

— Oui ! cria la voix. Oui !

— Je ne crois plus en tout cela, dit Anders.

Après tout, qu’est-ce qu’un atome ?

— Continue ! l’exhorta la voix. Tu brûles, continue !

Qu’est-ce qu’un atome ? Un espace vide entouré d’un espace vide.

Absurde !

— Alors tout est faux ! dit Anders.

Et il se retrouva seul sous les étoiles.

— C’est vrai ! cria la voix. Le néant !

Mais les étoiles, pensa Anders. Comment pouvait-on croire…

Les étoiles disparurent à leur tour. Anders flottait dans un néant gris, un vide. Il n’y avait rien autour de lui, à l’exception de cette grisaille informe.

Où était la voix ?

Partie.

Anders perçu l’illusion derrière la grisaille, puis il n’y eut plus rien du tout.

Absolument rien, et il se trouvait au sein de ce néant.

*
*     *

Où était-il ? Qu’est-ce que cela signifiait ? L’esprit d’Anders essayait de trouver les réponses.

C’était impossible. Ce ne pouvait être vrai.

De nouveau, il connut la réponse. Mais il ne pouvait l’accepter. De désespoir, son esprit surchargé effaça les données, déracina la connaissance.

— Où suis-je ?

Dans le néant, seul.

Prisonnier.

— Qui suis-je ?

Une voix.

La voix d’Anders explora le néant, en criant :

— N’y a-t-il personne ?

Pas de réponse.

Mais il y avait quelqu’un. Toutes les directions étaient la même ; cependant, en continuant, il pourrait prendre contact… La voix d’Anders atteignit quelqu’un qui pourrait le sauver. Peut-être.

— Sauve-moi, dit la voix à Anders, qui était couché sur son lit, tout habillé à l’exception de ses chaussures et de sa cravate noire.

 

Traduit par Jean-Pierre Pugi.

Warm