PRÉFACE
de Michel Demuth
L’« HOMO SHECKLEYENS », SON HABITAT, SES MŒURS, SA NOURRITURE PRINCIPALE, SES PRÉDATEURS.
L’homme, selon Sheckley, semble-t-il, devrait moins faire appel à son intelligence qu’à son humilité. Et cette morale prendrait toute sa valeur si Mr. Sheckley lui-même se montrait plus honnête vis-à-vis de l’intelligence.
Considération sévère, extraite de In search of wonder, du redoutable et venimeux Damon Knight, belle démonstration de balayage devant la porte des autres. Selon ce noble auteur et critique, si le « héros » sheckleyen bascule très vite, inévitablement, dans les plus atroces ennuis, ce n’est certes pas à cause de son intelligence, mais bien plutôt de son idiotie absolue et quasiment congénitale.
« Combien m’ont-ils facturé l’immortalité ? » se demanda-t-il. Jang le regarda et se mit à rire. « Ne soyez pas si naïf mon vieux. Vous devriez déjà avoir compris. L’immortalité, ils ne la font pas payer. Ils l’accordent pour rien. »
(Dernières lignes de
Quelque chose pour rien, 1954.)
« Même si les choses tournaient au pire, dit Blaine, je ne vendrais jamais mon corps. »
Melhill rit de bon cœur. « Sacré rigolo ! Ils te le prennent pour rien, Tom ! »
Blaine ne trouva rien à répondre à cela.
(Dernières lignes du chapitre VII
du Temps meurtrier, 1958.)
Non, il n’y a vraiment rien à répondre pour les Blaine qui peuplent la Terre.
Quand j’étais tout petit, il m’arrivait de lire le Reader’s Digest. Chez des parents et, surtout, dans les salons d’attente des docteurs. Vieux docteurs, vieilles revues. Vie du rail, Constellation, Lectures pour tous, Caliban… Je me souviens d’une rubrique humoristique, que l’on qualifierait aujourd’hui de « parano »; tel ou tel auteur y rapportait dans quelles circonstances il s’était trouvé embarrassé, offensé, humilié par les autres… Et, très souvent, dans quelles proportions cette situation le poursuivait, le cernait, l’amenait à hurler et à se meurtrir les poings contre des portes, des hygiaphones, des panneaux de bus, des êtres inhumains… Il y avait l’homme qui devenait invisible dès qu’il esquissait le moindre signe dans un restaurant pour appeler le garçon. Celui dont la voiture tombait toujours en panne devant ses collègues de bureau. Celui qui…, etc. Le gaffeur, le souffre-douleur, le tendre crétin dont la voix ne perce jamais à travers le tonnerre de la conversation. Le chevalier catastrophe de tant de comédies américaines. L’homme à qui on ne la fait pas et qui est cent fois refait. Celui dans lequel nous nous reconnaissons… parfois (n’exagérons rien).
Parce que son cheval ne l’emportait pas assez vite vers le désastre, la suprême bourde, la dérision et la honte, il a choisi la voiture, l’astronef pour s’en aller fracasser les grands moulins des ordinateurs, les épouvantails des lendemains technologiques.
C’est lui Blaine, Arnold, Gregor.
Il se fie à son flair. Il connaît des astuces, des tuyaux. Il sait reconnaître sa chance quand elle se présente. Oh, il ne se surestime pas, mais il pense que le vent tourne, qu’il faut prendre la vie comme elle vient, qu’il n’est pas meilleur ni plus mauvais que tout un chacun. Qu’à toute chose malheur est bon. Il fait bonne figure. Et il en prend plein la figure.
Par lui, la galaxie de Sheckley s’emplit de milliards de flûtes tournant harmonieusement autour de soleils impériaux. Grâce à lui, la culture humaine se frotte à toutes les autres, s’y pique et recommence, comme le chien qui s’attaque au hérisson.
Robert Sheckley, note encore le docte critique Damon Knight, est un auteur de science-fiction qui, tout comme un Bradbury ou un Matheson, n’écrit nullement à propos de la science.
Et il poursuit, s’enferrant davantage :
« Ses salles des machines ne contiennent que d’énormes rouages, son hypnophone qui traduit comme par magie des langues inconnues n’est rien qu’une boîte vide. Il situe une planète comme étant à proximité d’Arcturus et ses références à des appareils existant réellement de nos jours sont d’une imprécision infantile (dégerminateur, oscilloscope) comme s’il voulait nous signifier par-là : Vous voyez, n’insistez pas, je ne connais vraiment rien à la science.
« Je considère qu’il s’agit là, essentiellement, de paresse intellectuelle. L’écrivain satiriste ne saurait se soustraire aux exigences du travail bien fait. Que cela lui plaise ou non, Sheckley produit des œuvres d’art. Mais ce qu’il lui faut, c’est un peu moins d’art et un peu plus d’habileté. »
Tout cela a bien vieilli. L’évolution de la S.F. a rendu ces considérations obsolètes. Qui oserait aujourd’hui reprocher à Philip K. Dick d’accrocher n’importe quelle quincaillerie pêchée dans les soutes des années quarante aux fausses parois de ses univers-gigognes ? De projeter en scène des extraterrestres qui ne sont que des collages au énième degré ?
Qui oserait mettre en doute la somptueuse mauvaise foi d’un John Sladek ?
Et encore, nous ne nous limitons qu’aux satiristes et autres inquiets. Mais pourrait-on mettre l’embargo de la raison scientifique sur les voiliers de lumière de Cordwainer Smith ?
Et ne pourrions-nous exiger de Ballard qu’il fasse figurer les plans exacts de ses immeubles de grande hauteur ?
Et vous êtes-vous jamais amusé à mettre sur le papier les développements prétendument scientifiques de Hal Clement ou Larry Niven ?
Les chers robots d’Asimov n’ont-ils pas été corrodés en quelques années ?
Mais, à propos de la science, il est bien évident que Sheckley charge volontairement son cas, qu’il « fait exprès » de décrire la galaxie comme une fédération de cent ou cent cinquante vagues luminaires considérés comme des « soleils », avec des provinces rebaptisées « planètes », peuplées de « paysans, Indiens, shérifs, représentants de commerce, ferrailleurs, trafiquants »… Une fédération parcourue de routes spatiales 66 qui vont de Tuscaloosa V à Chicago VIII, de New-New York à Super-Los Angeles.
Dans ses récits les plus récents, qui ne sont pas parmi ceux que je préfère, je l’avoue, seules subsistent ces conventions, cette « distribution » du dérisoire, malheureusement teintée d’un surréalisme hors de cause et d’époque. Tout se passe comme si Sheckley n’entendait plus conserver que les autocollants de la science-fiction, à la manière d’un William Burroughs ou d’un Vonnegut. Comme s’il voulait dériver loin de l’archipel science-fiction et retrouver les grands alizés, les nobles vents de la littérature, lui, amateur de voile.
Le personnage schizoïde, tragiquement porté par les vagues du réel, est aujourd’hui « dickien ». L’adjectif « bradburyen » est encore appliqué, parfois, aux doux passéistes, ceux dont les grands frères sont partis vers les « frontières » de Lozère et d’Ardèche pour en revenir.
Si le « bradburyen » s’estompe déjà, remplacé par le guérillero urbain écologique et anti-centrale nucléaire, le « dickien » est de plus en plus présent dans la société qui se laisse ruisseler vers 1980. Quant au « sheckleyen », je jurerais, mais j’aimerais tant me tromper, qu’il perdra de plus en plus son pouvoir de faire rire. Avec le temps, voyez-vous, il se sera trop cogné contre ces machines, ces systèmes, ces bricolages qui se reproduisent comme quelque carcinome mécanique. Et il aura trop souvent raté son entrée dans le théâtre des autres races, trop souvent lâché son chapeau au seuil du bureau des autres sociétés.
Il aura atteint le point où le gaffeur est noyé dans la soupe tandis que les dîneurs s’éloignent, tué par le pot de peinture comme passent les passants, emporté à tout jamais par le train des erreurs et des victimes.
On se battra de moins en moins avec les banques et le téléphone, les flippers, la sécurité sociale et la police, les cartes de crédit et les merveilleux pays des fées proposés par l’immobilier.
Oui, à force d’agences immobilières, nous atteindrons l’immobilité, la stase, le royaume de béton sans question pour dix mille ans.
Et l’homo sheckleyens, l’homme ordinaire, ce Neandertal de l’aube de la science aura été définitivement vaincu par le Cro-Magnon de la Terre, l’homme adapté.
Et il y aura de moins en moins de gens ayant connu les chèques sans provision.
Sprague de Camp, dans un essai sur « l’humour dans la science-fiction », nous a donné quelques lignes qui collent très bien à notre homo sheckleyens : « En utilisant une autre forme d’aberration, l’irrationalisme, vous pouvez amener votre personnage à un comportement que le lecteur juge stupide, maladroit, erroné, alors même que votre personnage considère ce comportement comme le summum du bon sens. Dans ce cas précis, le lecteur se divertit non seulement de la bizarrerie des réactions de votre personnage mais tout aussi bien de sa propre sagesse. Car il n’est pas une forme d’humour qui ne porte en elle une trace de sadisme. Les malheurs de nos amis, à condition qu’ils ne tournent pas à la catastrophe, nous divertissent. On peut considérer aussi que l’humour, lorsqu’il est suscité uniquement par un comportement irrationnel, ne demeure jamais qu’au plus bas niveau de la bouffonnerie et qu’il n’atteint sa forme supérieure, l’incongruité, que par la rencontre de l’irrationalisme le plus fou au niveau du comportement avec le plus total rationalisme dans l’intention. »
C’est avec ce principe dans leur baluchon que Sheckley a envoyé ses éclaireurs dans le proche avenir, pour notre très grande joie. Et en oubliant, fort heureusement, la réserve de Sprague de Camp portant sur « la catastrophe ».
Cela dit, les Arnold et les Gregor ont quelques motifs de fierté. Qui ne leur apparaissent pas à l’évidence, bien entendu.
Ils possèdent des pouvoirs cachés, ils ont leurs bons côtés, ils disposent de charmes secrets qui ne sont révélés que dans les circonstances les plus désespérées, les plus fortuites. S’ils sont ordinaires, ils ne sauraient être absolument « rien ».
À toute chose, malheur est bon. Ainsi, il arrive à l’homo sheckleyens de se tirer de tel ou tel mauvais pas par l’utilisation de ses tares. Par exemple, sur Fantôme V, c’est en se comportant comme des enfants apeurés, en régressant vers le stade utérin, qu’Arnold et Gregor découvriront la seule défense possible contre l’indicible ennemi.
Les Terriens qui débarquent sur Durell IV, dans Tels que nous sommes, découvrent, avec quelque chagrin que leur présence est physiquement intolérable aux autochtones mais que, en revanche, ils ont un « don » poétique et surprenant…
Dans les Spécialisés, c’est un soldat américain qui devient le rédempteur de la race humaine en prenant conscience, lors d’une rencontre du troisième type, du seul et véritable pouvoir de l’homme : « Poussez »… Mais nous ne vous dirons pas comment.
Au bout du compte, au terme des longues pistes interstellaires, il y a de l’espoir pour l’homme, pour l’homo sheckleyens. « Je crois qu’ils comprendront, dit l’un des Terriens débarqués sur Durell IV. Je crois qu’ils nous accepteront tels que nous sommes… en partie tout au moins. »
Robert Sheckley est né à New York en 1928. Il a d’abord vécu dans le New Jersey et suivi des études normales, qui lui ont permis de révéler ses dons d’écrivain. En Californie, il fit ses « classes » d’écrivain professionnel américain en exerçant les professions de jardinier-paysagiste, barman, laitier, bricoleur, peintre en cravates. Grâce à l’armée, il connut la Corée trois ans avant la guerre et « garda le 3e parallèle » (selon son expression) de 1946 à 1948. Plus tard, il joua de la guitare, gratta du papier et se mit à écrire. Il dessina des coques de voiliers, fit des voyages. On l’a vu aux Baléares, en Inde, en Lorraine, à Londres, à Paris. Aux dernières informations, il veillerait à la destinée du département S.F. du magazine « OMNI », le « Penthouse » de l’imaginaire.
Michel DEMUTH.