pour s'acheter ce costume tailleur à carreaux et l'avait payé trente livres.
- Pourquoi aussi avoir tout envoyé ici? J'aurais compris qu'elle emporte une robe ou un tailleur pour le lendemain puisqu'elle devait passer la nuit ici.
- Eh bien, c'est facile à comprendre. Je vous ai dit que nous échangions nos vêtements. Je suppose qu'elle voulait que nous fassions un tri. Vous savez combien elle aimait le noir.
- Elle était en deuil, Daphné.
- Mon úil! Elle prétendait qu'elle avait trouvé
le noir si seyant aux obsèques de son mari qu'elle ne l'avait plus quitté. Si vous me permettez de vous le dire, Mrs. Fielding, vous êtes bien naÔve. Comme je vous l'expliquais, elle avait l'intention de faire des échanges. J'ai une petite robe en lurex noir sur laquelle Nesta avait jeté son dévolu depuis longtemps.
Comme elle n'est pas venue, j'ai pensé qu'elle avait changé d'idée.
- Mais que porte-t-elle en ce moment? Elle n'a pas pu vivre pendant près de trois mois avec une seule robe et une seule paire de chaussures!
Vivre? Il fallait des vêtements pour vivre et, si vous étiez Nesta, il fallait surtout ce précieux coffret à maquillage qui sentait le musc et les lilas.
Elle referma brusquement le couvercle.
- A moins, dit Daphné, qu'elle n'ait trouvé un riche ami qui lui ait entièrement renouvelé sa garde-robe.
" Dans ce cas, songea Alice, elle aurait s˚rement donné l'ancienne à Daphné et elle n'aurait pas essayé
de marchander pour avoir cette malheureuse petite robe en lurex. "
- Sa lingerie est dans un drôle d'état, remarqua Daphné en fourrageant dans les sous-vêtements.
Alice avait déjà remarqué combien ce linge était mal tenu : dentelles h‚tivement reprisées, coutures dé-faites, bretelles décousues, retenues par des épingles, élastiques détendus...
- Nesta ne se souciait que de ce qui se voyait, reprit Daphné, je ne regrette pas qu'elle ne soit pas devenue ma belle-mère, bien que nous ayons bien ri de ce projet à l'époque.
- Votre belle-mère? s'étonna Alice, je ne me suis jamais doutée...
Jusque-là Mr. Feast lui avait semblé appartenir à
une autre génération et voilà qu'elle s'avisait, sans plaisir, qu'il n'avait peut-être pas plus de dix ans de plus qu'elle.
- Je suppose que personne n'a rien soupçonné.
Nous avons connu Nesta aux réunions de la Chambre de Commerce. Papa avait pris l'habitude de la reconduire chez elle après chaque assemblée. Elle lui plaisait beaucoup, mais ça n'a pas marché pour une raison ou une autre. Personnellement, je ne crois pas aux mariages o˘ il y a de grandes différences d'‚ge.
Alice se détourna en espérant que Daphné n'avait pas remarqué qu'elle rougissait.
- On ne s'est pas f‚ché pour cela. En tout cas, Nesta et moi sommes restées bonnes amies. A mon avis, elle avait en vue quelqu'un de plus huppé que papa. Il en a éprouvé quelque dépit. C'est drôle d'être jaloux à son ‚ge. que croyez-vous que je doive faire de ces affaires, Mrs. Fielding?
- Les conserver, que pouvez-vous faire d'autre?
Daphné se méprit sur sa pensée. Saisissant un des manteaux, elle l'enfila et parada dans la pièce. Horrifiée, Alice balbutia :
- Je ne voulais pas dire...
Elle se tut. Une pile de soutiens-gorge et de jupons venaient de tomber par terre. Au même instant, Mr. Feast surgit sur le seuil de la chambre et les consi-
déra avec colère.
- Comment me trouvez-vous? demanda Daphné
en pirouettant. Elle n'avait pas vu son père et sursauta en se trouvant nez à nez avec lui.
- O˘ as-tu trouvé ces affaires qui sont à eux autres?
demanda-t-il avec sévérité.
" Il doit éprouver une vive émotion pour s'expliquer si vulgairement " pensa Alice.
- Et que fais-tu avec ma table de nuit?
- Ce n'est pas une table, papa, c'est la malle de Nesta Drage. Nous l'avons ouverte, elle est remplie de vêtements.
Il s'agenouilla et se mit à entasser le linge et les robes, pêle-mêle dans la malle.
- N'as-tu aucun respect pour le bien d'autrui?
cria-t-il, cette malle nous a été confiée.Nous en sommes responsables. Voilà pourquoi le monde e'st dans cet état. Les riches se soucient peu des sentiments des petites gens. - Glacée d'horreur, Alice recula contre le mur. - Hitler et sa clique, hurla-t-il, le visage rouge de colère, tripotaient de leurs mains sales le bien des autres.
Avec un geste maladroit, Daphné retira le manteau.
Son père le saisit et le lui arracha.
- N'as-tu aucun sens moral? Est-ce ainsi que je t'ai élevée? Tu ne vaux pas mieux qu'une sale petite fasciste!
Il jeta le manteau dans la malle, rabattit le couvercle et replaça la nappe et un exemplaire de La paix dans le monde en continuant à vitupé-rer :
- Voler des vêtements, si tu t'imagines que je vais tolérer cela dans ma maison.
- Calme-toi, pour l'amour du Ciel, dit Daphné, qu'est-ce que Mrs. Fielding va penser de toi?
- Mrs. Fielding?
Il parut seulement la remarquer pour la première fois.
- Allons, viens papa, tu sais que l'on t'attend à
Orphingham à quinze heures trente.
Le nom frappa Alice en plein désarroi. Sa tête se mit à tourner. Elle voulut se retenir, ses mains bat-tirent l'air, ses jambes fléchirent et elle perdit connaissance.
Les enfants étaient assis dans un coin de la grande pièce en désordre, occupés à manger des bonbons. Au-dessus de la cheminée le tableau abstrait semblait pendu de travers. C'était peut-être un effet d'optique.
La clarté de cette pièce familière lui fit mal aux yeux.
Sur le tapis, traînaient des jouets.
- Jackie?
- «a va mieux, Alice, ne t'inquiète pas. Mr. Feast m'a téléphoné et je t'ai amenée ici parce que c'était plus près.
- O˘ est Andrew?
- Au travail, bien entendu. Je voulais l'appeler mais tu as insisté pour que je ne le dérange pas.
- Oui, je me rappelle maintenant. Je pensais qu'il pourrait s'alarmer.
Elle essaya de sourire à Christopher qui recula.
Elle avait chaud dans sa robe froissée. Soudain, elle désira désespérément la présence d'Andrew et les larmes lui montèrent aux yeux.
- Cet affreux Mr. Feast a pris une colère terrible parce que nous avions ouvert une malle contenant toutes les affaires de Nesta. Oh! Jackie, je ne peux m'enlever de l'esprit son visage furieux avec son cou rouge qui se gonflait...
- C'est sa thyroÔde, dit placidement Jackie, c'est pourquoi il est si maigre et si agité. Tu sais que je n'ai fait qu'une année d'internat à l'école d'infirmière, mais j'ai appris qu'avec une glande thyroÔde trop active, vous deveniez comme Mr. Feast, et qu'en revanche, une hypertrophie de la glande thyroÔde, -
ce que l'on appelle un myxúdème - vous rend gras et adipeux.
- Il devait se rendre à Orphingham, dit Alice, savais-tu qu'il avait une succursale là-bas? Je l'ignorais. Cela signifie qu'il connaît bien cette ville. Oh!
Jackie...
Elle s'interrompit en regardant les enfants.
- Va chercher un verre d'eau pour tante Alice, dit leur mère à son fils aîné.
- Jackie, je pense que Nesta est morte. Non, je ne le pense pas. Je le sais. J'en suis certaine. Une femme ne quitte pas sa maison le soir tard ou très tôt le matin avec une robe légère, sans manteau. C'était une vieille robe et Nesta était vaniteuse. Aussi misérable qu'elle ait pu être, elle ne serait pas partie ainsi vêtue.
De plus, il pleuvait à verse. Je ne crois pas qu'elle ait jamais quitté sa maison.
- Mais ses lettres!
- Ce n'est pas elle qui les a écrites. Pour commencer, elles étaient dactylographiées. Je n'y avais pas pensé, mais je crois que Nesta ne savait pas taper à la machine. Certes, ces lettres étaient signées, mais il est facile d'imiter une signature, surtout lorsqu'il s'agit d'un prénom.
- Cela signifierait...
Jackie hésita et se força à sourire en voyant Mark revenir avec un verre d'eau.
- Merci, mon chéri. Maintenant tu peux aller jouer dans ta chambre. Emmène ton frère avec toi et soyez sages.
Alice se redressa, prit son sac. Les visages moroses des enfants s'éclairèrent à la vue du billet.
- Tenez, allez vous acheter quelque chose.
- Et faites attention en traversant!
Après leur départ, les deux femmes se regardèrent avec l'embarras provoqué par l'incroyable suggestion de Jackie. C'était impossible. De telles choses ne pouvaient se produire dans un monde qui contenait également des tableaux abstraits et les jouets des gar-
çons sur le tapis.
- Suicide? suggéra Jackie.
- Elle n'aurait pas disparu. Cox ou Mr. Snow l'auraient trouvée le matin. De plus, si elle s'était tuée, pourquoi ces lettres?
- Crois-tu que quelqu'un l'a tuée?
Avant de répondre, Alice but un peu d'eau.
- Daphné m'a raconté que son père avait été amoureux de Nesta. Il était jaloux. Dans ce cas, il devait y avoir un autre homme. J'ai maintenant l'impression que Nesta jouait un jeu dangereux et se complaisait à les aguicher. C'est affreux, je le sais et je déteste ce genre de femmes, mais Nesta était ainsi. J'ai découvert des choses si horribles sur elle.
- quel genre de choses? demanda timidement Jackie avec un regard inquiet vers la porte.
- Elle avait beaucoup de toilettes élégantes mais des dessous dans un état épouvantable. Elle souffrait aussi d'alopécie et cela je ne le comprends pas car elle avait de si beaux cheveux. Tu m'as même conseillé un jour de me coiffer comme elle.
- Veux-tu dire que tu l'ignorais? Son chignon n'était pas à elle. C'était un postiche. On en trouve de semblable dans tous les grands magasins.
Alice ne répondit pas. Elle se demandait pourquoi elle avait toujours trouvé Nesta jolie. La beauté ne pouvait consister en une perruque, de faux cils et un maquillage savant! Etait-ce seulement le désir désespéré de Nesta d'être belle, sa confiance en sa propre apparence qui avait poussé Alice à y croire aussi?
- Alice, demanda Jackie en allumant une de ses cigarettes de couleur, qu'a-t-il pu arriver à Nesta?
- Elle n'a confié à personne o˘ elle allait. A l'épo-
que cela ne m'a pas paru bizarre et pourtant... Peut-
être partait-elle avec un homme. Je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a été tuée par quelqu'un de jaloux.
Tandis qu'elle parlait, son regard tomba sur une photographie encadrée de Hugo. " Elle m'a fait des avances une fois ", avait dit Hugo, mais supposons que cela ait été le contraire? Oh! c'était absurde, ridicule. Comment pouvait-elle penser cela de son propre frère? Les gens mentaient toujours à propos de questions sexuelles. Elle avait lu cela quelque part et ça l'avait choquée, peut-être parce que c'était si vrai.
- Jackie, dit-elle d'une voix ferme, raconte-moi exactement ce qui s'est passé quand Nesta est venue ici vous dire au revoir.
- Je ne m'en souviens pas très bien, dit Jackie en fronçant les sourcils. J'étais en train de coucher les gosses et elle est restée seule avec Hugo.
Alice but un peu d'eau. Avaient-ils projeté de se sauver ensemble? Hugo avait souvent paru fatigué de son mariage et de ses enfants. Par son travail, il connaissait bien Orphingham. Elle se rappela qu'il avait refusé
de retourner à la poste.
- Elle avait l'air bouleversée en me disant au revoir, continua Jackie. Elle m'a embrassée ce qui était curieux car nous ne nous connaissions pas tellement, puis elle s'est sauvée en courant.
Mince et d'allure un peu garçonnière, le visage expressif et peu fardé, Jackie offrait un contraste complet avec Nesta.
- Je ne comprends pas pourquoi elle avait l'air si ému, répéta-t-elle.
- Peut-être se disait-elle que nous la jugerions sévèrement en apprenant la vérité.
Jackie haussa les épaules.
- Puisqu'elle partait, que lui importait ce que nous penserions. Après nous avoir quittés, elle est allée voir l'Oncle Justin.
- Elle m'a semblé calme quand elle est arrivée à
la maison, dit Alice. Pendant que je préparais le dîner, elle est montée voir Pernille avec Andrew. Elle est redescendue avant lui et j'ai remarqué qu'elle se tenait à la rampe. Je lui ai demandé si elle se sentait bien. Elle m'a répondu qu'elle avait pris deux comprimés d'aspirine. Je savais qu'elle était allée consulter Harry au sujet de sa dépression, mais il ne lui avait rien ordonné. Elle souffrait d'un mal psychologique.
Je l'ai vue glisser un petit flacon brun dans son sac.
En réalité, je n'y ai pas attaché d'importance. J'ai pensé que c'était de l'aspirine.
- Je me demande si cela n'aurait pas été plutôt des tranquillisants.
- Harry lui en avait prescrit il y a quelques mois
- ou du moins, elle l'avait prétendu -, mais cela ne lui avait pas réussi et elle ne les avait pas continués.
- quelqu'un d'autre avait pu lui en conseiller. Les gens sont souvent terribles, aussi bien les donneurs de conseils que ceux qui les suivent et avalent n'importe quoi. Je me souviens, par exemple, que ma mère prenait des comprimés quand elle est venue ici après la mort de mon père. Elle était très déprimée et son docteur lui avait ordonné un remontant. Eh bien, figure-toi que Hugo voulait prendre un de ces comprimés un soir o˘ il avait eu des difficultés à l'usine. J'y ai mis bon ordre. D'abord, c'était un médicament avec lequel on ne pouvait manger de fromage.
- Du fromage? Jackie, qu'est-ce que cette histoire?
- Je sais que cela paraît curieux, mais c'est vrai.
C'est une drogue très connue dont j'ai oublié le nom et qui a pour caractéristique de faire monter la tension. Le fromage également.
- Nous avions un soufflé au fromage ce soir-là, murmura Alice, Nesta avait toujours bon appétit, mais elle n'en a pas mangé beaucoup. Du reste, il était raté
et j'étais gênée. Après le repas, elle est restée assise en posant la main sur sa poitrine. Elle a prétendu qu'elle avait des battements de cúur.
- Tachycardie.
- quoi?
- C'est quand le cúur bat trop vite. Et ensuite?
- Eh bien, c'est à peu près tout. Je lui ai encore demandé o˘ elle comptait aller, mais elle a seulement vaguement parlé de vacances. Puis Andrew l'a raccompagnée chez elle. J'ai remarqué qu'elle avait du mal à marcher droit.
Alice ne savait comment poser la question, mais elle était trop préoccupée pour la formuler avec tact.
- que sont devenues les pilules de ta mère, Jackie?
- Je l'ignore. Je suppose qu'on les a jetées. De toute façon, je ne les ai plus. Hugo a d˚ s'en débarrasser. Tu connais la manie de rangement de ta famille.
Ecoute, Alice, je ne prétend pas qu'elle avait pris ce médicament-là. Ce n'était qu'une suggestion.
- Je suppose que n'importe qui à Salstead pouvait en avoir. Tant de gens sont déprimés de nos jours...
Mr. Feast est terriblement nerveux... Si seulement j'osais poser la question à Harry... Non, Jackie, ce n'est pas possible, personne ne pouvait deviner que Nesta allait manger du fromage chez moi ce soir-là.
Jackie alluma une autre cigarette. Elle fumait décidément beaucoup depuis quelque temps. A la lueur du briquet, son visage parut tendu.
- Beaucoup de gens mangent du fromage après le repas, remarqua-t-elle. Seigneur! Alice j'y pense, c'était un vendredi et Nesta allait souvent au déjeuner de fromages. Elle prétendait que ça l'aidait à perdre du poids. On a pu lui donner le médicament le matin et elle a pu ne le prendre que le soir.
C'était exact, mais c'était plutôt réconfortant de penser que des trois hommes associés à Nesta, seul Mr. Feast l'avait probablement rencontrée le vendredi matin, Mr. Feast était jaloux de Nesta, sa fille l'avait déclaré. Il possédait une boutique à Orphingham et devait bien connaître la ville. De plus, il était absurde de penser que des hommes aussi équilibrés et normaux que Hugo et l'Oncle Justin pussent devenir des meur-triers. En revanche si les hypothèses de Jackie se révé-laient exactes, la maladie de Mr. Feast ne faisait qu'accentuer le côté violent de sa nature.
- Ainsi, Nesta a été empoisonnée, reprit-elle à haute voix.
Empoisonnée? Le mot lui était venu spontanément.
Elle avait voulu dire " droguée ". C'était elle, et non Nesta, qui ressentait ces affreuses br˚lures d'estomac, ces nausées qui lui soulevaient constamment le cúur.
Les enfants revinrent avec des sacs de chips.
- Au fromage et à l'oignon, annonça triomphalement Mark en lui mettant le paquet sous le nez, tu peux en prendre si tu veux.
L'odeur de graisse et surtout d'oignon était si écúurante qu'elle eut un geste de répulsion. Sur un regard de sa mère, l'enfant écarta son paquet en se tenant gauchement sur une jambe. Alice voyait qu'il ressentait la tension entre les deux adultes. Un silence plana sur la pièce.
Mark ressemblait tellement à Hugo aussi bien qu'à
son grand-oncle que l'on ne pouvait s'empêcher de penser que Jackie n'avait contribué en rien à son apparence et n'avait été que le véhicule pour donner naissance à un autre Whittaker. Parce qu'elle eut soudain honte de ses soupçons et parce qu'elle ne pouvait plus supporter cette tension, elle prit l'enfant dans ses bras. C'était une façon de faire amende honorable, mais Mark l'ignorait. Il se débattit. Son recul blessa plus Alice que n'importe quoi d'autre.
Elle eut l'impression d'être rejetée par toute la famille.
- Pourquoi tante Alice est-elle malade? demanda-t-il.
- Je ne sais pas, répondit sa mère, les gens sont parfois malades, tu le sais.
- Grand-père a été malade et il est mort.
Alice voulut couvrir le sourire embarrassé de Jackie d'un rire rassurant, mais ses lèvres glacées refusèrent d'obéir.
- Il vaut mieux que je te reconduise chez toi, dit Jackie.
Andrew posa la pile de romans sur la table de chevet.
- Es-tu certaine d'avoir envie de lire cela? Tu vas probablement trouver cette lecture bien ingrate.
- N'aimes-tu pas ces livres?
- Oui, bien s˚r, fit-il avec un sourire poli.
Comment ne voyait-il pas qu'elle essayait de créer un nouveau lien entre eux?
- Tous les Trollope politiques sont-ils là, Andrew?
- Pas tous. J'en ai gardé deux pour moi en bas.
Cela signifiait qu'il n'allait pas rester près d'elle.
Cependant, elle ne devait pas manifester d'amertume.
Un lecteur acharné comme Andrew avait besoin de lire comme d'autres ont besoin de drogue.
- quels livres manque-t-il?
- Deux volumes de Phineas Finn. Il te faudra des jours avant d'en arriver là.
- Mais je n'ai pas l'intention de rester couchée des jours, Andrew; je vais me lever dès demain pour aller à la police. Non, ne proteste pas. Je l'ai décidé. Il faut faire quelque chose au sujet de Nesta.
Le visage d'Andrew prit une expression exaspérée :
- Oh! Bell! que vas-tu leur dire? Ne comprends-tu pas que tu ne peux rien prouver sans ses lettres et tu ne les as pas conservées. Nesta a simplement essayé de te faire croire qu'elle était à Orphingham alors qu'en réalité, elle était à Londres. - Elle eut un geste de dénégation, il n'en tint pas compte et enchaîna : - Mais si, elle est à Londres. Essaie d'être réaliste. Ce que tu ressens est de l'orgueil blessé. Au mieux, le fait d'aller à la police te conduira à comparaître devant un tribunal comme témoin quand on aura retrouvé Nesta Drage pour l'accuser d'avoir fourni des renseignements erronés à la poste. Et on ne pourra même pas le faire sans ces fameuses lettres!
Ce n'était que trop vrai. Cette logique masculine était évidente. Néanmoins, elle et Jackie étaient convaincues de la mort de Nesta pour des raisons faisant appel à l'instinct féminin.
O˘ Nesta pouvait-elle être enterrée? On avait commencé les exhumations la nuit de sa disparition et l'on avait facilement accès au vieux cimetière par la cour de Nesta. Au milieu de la nuit, Dieu sait ce qui avait pu se passer!
Elle hésita, convaincue au fond d'elle-même, mais redoutant de traduire sa pensée par des mots. Formuler de semblables accusations ne servirait qu'à la faire paraître névrosée. En regardant son mari si jeune avec ses cheveux noirs ébouriffés, elle eut une fois de plus conscience de leur différence d'‚ge.
Il sortit sans rien ajouter. Elle ferma les yeux.
Lorsqu'elle les ouvrit, Pernille se tenait au pied de son lit avec le yaourt accompagné de pain bis et de beurre sur un plateau.
- Mrs. Fielding, je ne voulais pas vous le demander parce que vous êtes malade, mais... et les timbres?
Elle les avait oubliés. Alice eut envie de rire. Songer à de telles trivialités alors que tant d'éléments tumultueux se précipitaient!
- Je suis navrée, j'ai oublié. J'irai les chercher dès que je pourrai sortir.
- Knud sera si content! Ils ont plus de valeur quand ils ne sont pas oblitérés, vous savez.
Des oblitérations. En l'absence des lettres elles-mêmes, cela pourrait aider si seulement elle avait gardé les enveloppes.
- Pernille, dit-elle impulsivement, vous rappelez-vous, en septembre dernier, j'ai reçu deux lettres de Mrs. Drage. Par hasard, n'auriez-vous pas remarqué
l'oblitération?
Le visage expressif de Pernille reflétait comiquement la honte, la culpabilité et sa propre justification :
- J'ai gardé l'enveloppe de la seconde lettre, Mrs. Fielding. Vous l'aviez jetée dans la corbeille à
papier et il y avait un de ces jolis nouveaux timbres.
- L'avez-vous conservée pour votre frère?
- Oui, j'espère que vous n'êtes pas f‚chée.
- Pas du tout. Au contraire. L'avez-vous envoyée à Copenhague.
- Non. Knud doit venir la semaine prochaine pour les vacances et je lui donnerai les timbres que j'ai récoltés pour lui. J'ai h‚te de le revoir, Mrs. Fielding;
- avec une voix mouillée de pleurs elle ajouta : -j'ai la maladie du pays.
- Le mal du pays, corrigea machinalement Alice.
Soudain, elle s'émut.
Elle avait été si heureuse avec Andrew qu'elle n'avait pas remarqué la solitude de cette jeune fille.
Sans hésiter, elle se leva et enfila sa robe de chambre.
- Allons chercher cette enveloppe, dit-elle, nous en profiterons pour voir si nous pouvons égayer un peu votre chambre.
Peut-être n'avait-elle pas pris assez de soin en meu-blant la pièce. Le sol était recouvert d'une peau de chèvre. Les rideaux n'étaient pas assortis au dessus-de-lit et il n'y avait ni livre, ni bibelot. Le petit transistor de Pernille était posé sur une table entre une fiole brune et un pot de crème pour les mains.
L'enveloppe qu'elles étaient venues chercher était rangée dans un sous-main placé sous l'oreiller de la jeune fille.
Alice prit l'enveloppe et regarda. La marque pos-tale Orphinghatn se détachait nettement. Pourtant, Nesta n'avait jamais habité Orphingham. La personne qui avait posté cette lettre ne l'avait fait que pour ren-forcer cette présomption.
Dès demain, elle irait porter cette enveloppe à la police. Il serait s˚rement possible d'en déduire quelque chose, peut-être pourrait-on retrouver la machine à
écrire qui avait servi à la taper ou même déceler des empreintes digitales. Elle tenait l'enveloppe du bout des doigts.
- Pernille, je suis honteuse de vous laisser dormir dans cette pièce triste. Nous pourrions peut-être mettre un tapis convenable et... aimeriez-vous avoir un poste de télévision dans votre chambre?
Les yeux bleus rencontrèrent les siens et se détournèrent, puis Pernille sourit et remercia. Etait-ce une idée ou bien la jeune fille était-elle un peu p‚lotte?
- Est-ce que vous avez bon appétit? Buvez-vous du lait? Mangez-vous suffisamment de viande et de fromage?
- Oh! oui, je mange de la viande, mais le lait et les yaourts, non merci, je n'aime pas ça!
Alice sourit en lui disant bonsoir. Il était curieux qu'une Danoise manifest‚t ce dégo˚t des produits laitiers que l'on associait généralement à son pays.
Elle fit un tel effort pour réprimer son envie de rire qu'elle entendit mal les derniers mots de Pernille...
quelque chose à propos des fromages qu'il était heureux qu'elle n'aim‚t point.
Alice retourna se coucher et go˚ta un peu de yaourt.
Tout lui paraissait avoir un go˚t bizarre depuis quel-
que temps. Elle repoussa le plateau et ouvrit le premier des romans victoriens.
La maison était parfaitement silencieuse, mais en tournant les pages, elle entendit un tapement répété
qui semblait venir d'en bas. Elle écouta. Non, pas directement de la pièce en dessous, mais de l'autre côté de la maison o˘ se trouvaient la salle à manger, un petit salon et la cuisine. Il est toujours difficile de localiser exactement la provenance d'un bruit. Ce devait être un des équipements électriques de la cuisine, car il n'y avait pas de machine à écrire à Vair House.
CHAPITRE IX
Le soleil était aussi brillant qu'en un jour de prin-temps. Le feuillage vert des buissons de l'allée contri-buait à accentuer cette impression, mais sur les haies perlait la première gelée blanche.
Alice se détourna de la fenêtre et se mit à descendre l'escalier. Un rayon de soleil mettait des notes de couleurs vives sur le tapis de Turquie du hall. Elle arrivait sur le palier à mi-étage quand elle entendit des voix venant de la cuisine dont la porte n'était pas fermée.
-... Naturellement, elle a des années de plus que lui, disait la voix de Mrs. Johnson et Alice s'immobilisa.
- Je ne le savais pas, dit Pernille - " Chère Pernille! " pensa Alice - Et je crois que personne ne s'en douterait. Elle est si jolie et elle a un si beau corps.
- Nous ne disons pas cela ici, ma chère. Une jolie silhouette, si vous voulez. Oui, et elle a aussi une belle chevelure, je vous l'accorde. Elle a toujours eu de beaux cheveux, même étant enfant.
Alice descendit une marche et se préparait à signa-ler sa présence quand Mrs. Johnson reprit :
- Remarquez que je n'ai rien contre lui.
- Mr. Fielding?
- Ne prononcez pas de nom, ma chère, nous savons de qui il est question. Ils s'entendent bien, je ne le nie pas, mais ce fut une erreur de le faire entrer à
l'Entreprise. Mr. Whittaker n'a pas besoin de lui.
Alice s'arrêta de nouveau.
- Mr. Whittaker n'a jamais rien dit, mais je l'ai compris à une ou deux réflexions qu'il a laissées échapper. Je suis un peu psychologue à ma façon, Miss Madsen, et j'ai appris à comprendre à demi-mots.
Chaque fois qu'il y a des revendications des professeurs dans les journaux, Mr. Whittaker pique une colère.
Alice ne put en supporter davantage. Sa grand-mère serait intervenue de verte façon. Les temps avaient changé. Elle remonta l'escalier et redescendit en faisant du bruit. La voix de Mrs. Johnson s'éleva d'un degré.
- Je suis juste venue déposer ce flan pour Mrs. Fielding. C'est léger et nourrissant. Je n'ai rien contre la cuisine étrangère, mais elle est un peu lourde quand on souffre de l'estomac.
Alice ouvrit la porte.
- Bonjour Mrs. Johnson.
- Oh! Madame, quelle surprise.
Alice connaissait Mrs. Johnson depuis plus de trente ans, mais quand elle était revenue de pension à dix-huit ans, son prénom avait été remplacé par " Miss "
et dès après la cérémonie de son mariage, Mrs. Johnson l'avait appelée " Madame ".
- Nous pensions que vous dormiez et vous voilà
toute habillée!
- Je me sens beaucoup mieux ce matin.
- Tant mieux, il ne faut pas se laisser aller. quand j'ai eu des ennuis au sujet de mon cousin, j'étais si déprimée que le Dr Blunden voulait me tenir sous morphine nuit et jour. Je lui ai dit, non, docteur, je continuerai avec mon habituel...
- Je sors, Pernille, coupa Alice.
Maintenant qu'elle était sur le point d'aller à la police, quelque chose la retenait. La conversation qu'elle venait de surprendre l'avait émue et elle éprouvait un amer ressentiment contre son oncle. quelle raison avait-il de réagir comme si Andrew était un mercenaire? La colère la faisait trembler. Même dehors avec le vent, elle sentit ses joues br˚ler.
Remettant sa démarche, elle alla d'abord à la poste acheter des timbres, puis dans un magasin de tapis d'o˘ elle ressortit avec un catalogue.
De l'autre côté de la rue, Harry sortit de son dispen-saire. Il agita la main et sourit en montant dans sa voiture. Devant sa boutique, Mr. Cropper, le bijoutier, bavardait avec Mr. Feast.
- Bonjour, Mrs. Fielding, dit ce dernier qui parut vouloir ajouter quelque chose, s'excuser peut-être, mais elle h‚ta le pas après avoir répondu à son salut.
La vue de cet homme fébrile et jaloux était l'aiguil-lon dont elle avait besoin. Elle gravit les marches du poste de police avec détermination.
On l'adressa à un jeune détective constable du C.I.D.
Elle lui parla des lettres et expliqua que son état de santé ne lui avait pas permis de faire plus tôt les démarches qu'elle aurait souhaité.
- D'après ce que j'ai appris, je pense que Mrs. Drage fréquentait plusieurs hommes. Je suppose que l'un d'eux a voulu la tuer et lui a donné des comprimés en prétendant que c'était de l'aspirine. En réalité, il s'agissait d'un médicament dont l'effet se trouve accru par l'absorption de fromage. Tout le monde savait qu'elle allait au repas de fromages qui a lieu le vendredi, mais le hasard a fait qu'elle n'a mangé de fromage ce jour-là qu'en venant chez moi.
Elle s'interrompit. Jusqu'à présent, elle ne s'était pas rendu compte que le repas qui avait provoqué la mort de Nesta avait été absorbé chez elle, et même, en fait, préparé de ses propres mains. En prenant conscience de cela, elle n'eut que davantage envie de savoir la vérité.
A l'expression sceptique du policier, elle comprit qu'elle avait parlé en vain. Désespérée, elle serra les poings et les posa sur la table. C'était une autre erreur.
- Ainsi vous avez été malade, Mrs. Fielding.
- Je ne suis nullement dérangée mentalement.
- Personne ne suggère une chose pareille. Mais...
ne pensez-vous pas que votre maladie a pu vous rendre... un peu trop imaginative?
- Je n'ai aucune imagination et je ne lis jamais de romans.
- Eh bien, si vous voulez bien me montrer les lettres que Mrs. Drage vous a adressées.
- Je vous ai expliqué que je ne les avais pas conservées. Toutefois, j'ai relevé l'adresse qui est inscrite sur mon carnet. Le nom de la maison était Saulsby, cela ressemble beaucoup à Sewerby et...
- Oui, c'est une erreur facile à commettre.
- Très bien, supposons que j'ai commis cette erreur. Mrs. Drage n'a pas davantage habité Sewerby.
J'ai vu le propriétaire de cette maison. Il n'a jamais entendu parler d'elle. Si vous voulez bien envoyer quelqu'un à Dorcas Street, à l'hôtel Endymion, on vous confirmera qu'un homme est venu chercher les lettres et le paquet au nom de Mrs. Drage.
- Des lettres et un paquet, Mrs. Fielding. Revenons au fromage et aux médicaments. Je m'intéresse aux médicaments. J'en tiens une liste. Voulez-vous me permettre de vous montrer quelque chose?
Il s'agissait d'un dossier contenant des coupures de journaux.
- Le médicament auquel vous pensez ne serait-il pas de la tranylcypromine?
- C'est possible, je...
- On explique ici que si vous en prenez en man-geant du fromage, la combinaison des deux peut faire monter la tension de façon dangereuse.
Elle acquiesça, pleine d'espoir, enfin on arrivait à
quelque chose.
- Mrs. Fielding, savez-vous combien de morts ont été provoquées dans ce pays par l'absorption de cette combinaison depuis 1960?
- Bien s˚r que non.
- quatorze, dit-il en refermant le dossier.
- Elle pourrait être la quinzième.
Il eut une moue dubitative. Elle avait l'impression d'avoir assis en face d'elle un autre Andrew plus dur et plus jeune.
- Elle m'a écrit pour me donner son adresse, ou plutôt, quelqu'un m'a écrit. J'ai reçu une lettre d'Orphingham, mais l'adresse était fausse.
- Si elle vous a écrit, Mrs. Fielding, je ne comprends pas ce qui vous fait penser qu'elle a disparu.
- N'allèz-vous rien faire, implora-t-elle, si vous pouviez envoyer quelqu'un pour interroger Mr. Feast, si vous pouviez faire analyser cette enveloppe...
Il se leva et se tint près de la fenêtre. Elle pensa qu'elle avait fait une certaine impression sur lui et voulut tenter un dernier appel. Il se retourna et alors elle comprit qu'il gardait le silence, non parce qu'elle l'avait convaincu, mais par pitié et par égard pour la femme qu'elle représentait socialement. Elle baissa la tête et se saisit de ses gants.
- Mrs. Fielding.
- Cela importe peu. N'en parlons plus, dit-elle en glissant l'enveloppe dans la poche de son manteau de fourrure.
- Nous avons une liste de personnes disparues. Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'y porter le nom de Mrs. Drage, mais nous garderons les yeux ouverts, si quelque chose se précisait...
Devant tant d'incrédulité, comment lui parler des exhumations?
- A votre place, je rentrerais tranquillement chez moi, Mrs. Fielding, il y a de bonnes chances pour que vous receviez une lettre explicative de votre amie dans quelques jours.
Sa sollicitude était insupportable. quand elle serait partie, il dirait au sergent :
- C'est une folle. Ce sont des cas qui se produisent fréquemment chez les femmes sans enfant.
Vers qui pouvait-elle se tourner? Pas vers Andrew.
Sa réaction serait la même que celle du jeune détective, un mélange de mépris et de pitié. Oncle Justin et Hugo étaient à l'Entreprise. Il ne restait qu'Harry. Il l'écouterait et la croirait. Enfin et surtout, la police attacherait foi à ses paroles, à lui.
Elle devait aller le voir, lui exposer tout en détails.
Comme elle descendait les marches, l'horloge de St. Jude sonna treize heures. Il ne pouvait être aussi tard. Elle leva les yeux vers le clocher et son regard tomba sur les portes ouvertes de la salle de réunions de l'église. Bien s˚r! On était vendredi, le jour du déjeuner de fromages. Harry serait là. Harry et Mr. Feast. Elle devait être brave et si nécessaire affronter ce dernier avec courage. Cependant, c'était le vicaire qui était assis devant la table à l'entrée, recevant l'argent.
- Bonjour, Miss Whitt... Mrs. Fielding. quel plaisir de vous avoir à nouveau parmi nous.
Elle ne trouva absolument rien à lui dire. Pour toute réponse elle fouilla dans son sac et déposa un billet d'une livre devant lui.
Daphné Feast était assise à côté de l'épouse du président du conseil municipal. Alice les salua de la tête.
Le père Mulligan lui offrit un verre d'eau.
Harry était assis tout seul, au milieu des posters, à l'extrémité de la table. Il voulut lui retirer son manteau, mais elle le serra frileusement autour d'elle.
- Harry, dit-elle en sautant dans le vif du sujet, avez-vous jamais prescrit de la tranylcypromine à
quelqu'un à Salstead.
- Si j'ai prescrit quoi? Alice, qu'est-ce que cela signifie?
- Répondez-moi par oui ou par non, c'est tout ce que je veux savoir.
- Oui, cela m'est arrivé, mais chère Alice, je ne peux discuter ce genre de chose, vous devez le comprendre. Pour un médecin...
- En avez-vous prescrit à Mr. Feast?
- Certainement pas. Ce serait la dernière... je vous en prie, Alice,-dites-moi o˘ vous voulez en venir.
- C'est au sujet de Nesta, dit-elle, si vous ne me croyez pas, je ne sais pas ce que je ferai.
Tant qu'elle avait été la suppliante, il s'était montré
distant, s˚r de lui, peu désireux d'accorder une faveur.
Maintenant, elle avait l'impression qu'ils avaient changé
de place. Tout à coup, c'était lui qui la considérait avec la même expression anxieuse qu'elle avait eue un moment plus tôt.
- Nesta, fit-il avec une feinte indifférence, que vous a-t-elle raconté?
- Rien du tout. Comment l'aurait-elle pu? Ecoutez, Harry, personne ne me croit, sauf Jackie. Je me suis rongée les sangs à son sujet et Andrew ne veut pas m'écouter. Il refuse même de parler d'elle...
Elle allait poursuivre lorsqu'il l'interrompit avec une réflexion si étrange que pendant un moment, elle oublia tout des drogues, des lettres et de Mr. Feast.
- Ce n'est que trop naturel étant donné les circonstances.
Aussitôt, elle eut l'impression d'être sur le point de faire une découverte capitale.
- que voulez-vous dire?
- Alice, je ne peux discuter de cela avec vous, vous devez le comprendre. En épousant un homme tellement plus jeune que vous, vous deviez bien vous attendre à ce que ce genre de problème se pos‚t, tôt ou tard.
Le murmure des voix parut augmenter dans la pièce.
Un verre tinta. Elle se frotta les mains l'une contre l'autre, soudain sensible à de petits bruits qu'elle n'entendait pas un instant plus tôt. Près de la table du vicaire, quelqu'un fit tomber des pièces de monnaie.
- Je ne comprends pas.
- Nous en viendrons à Nesta tout à l'heure, mais Alice, je vous en prie, dans votre intérêt, cessez de la relier avec Andrew. C'est essentiel pour la paix de votre esprit.
- Andrew et Nesta? Mais... je n'ai jamais rien fait de tel, Harry!
Malgré elle, sa voix s'était élevée. Elle se leva en repoussant sa chaise.
- Je m'excuse, balbutia-t-il, si je n'avais pas pensé
que vous étiez au courant, jamais je n'aurais abordé
ce sujet. Oubliez tout cela comme un mauvais rêve...
Il avança la main, mais ses doigts ne saisirent que la manche de son manteau. - Oh! Alice, murmura-t-il, je donnerais n'importe quoi pour retirer ce que j'ai dit!
- Laissez-moi, dit-elle, je veux rentrer à la maison.
Il la regarda s'éloigner comme une aveugle en direction de la porte.
CHAPITRE X
Les pneus crissèrent sur le gravier. Elle avait conduit beaucoup trop vite, éraflant les ailes de la voiture contre les haies, mais elle était enfin arrivée à la maison sans avoir cédé à la terrible tentation de faire irruption à l'Entreprise en pleurant et en proférant de véhéments reproches.
- Allez-vous bien, madame?
Mrs. Johnson avait surgi à l'une des fenêtres et se penchait pour la regarder, un chiffon à la main.
- Je suis fatiguée et j'ai froid.
- Entrez vite et dites à Miss Madsen de vous préparer quelque chose de chaud. Les nerfs nous jouent de ces tours aujourd'hui.
Alice s'appuya contre le capot de la voiture, furieuse d'être obligée de rester là pour faire la conversation.
Mrs. Johnson secoua énergiquement son chiffon.
- Vous devriez avoir une conversation avec le docteur. Je puis vous assurer qu'il m'a apporté un véritable réconfort.
L'ironie inconsciente de la situation amena un sourire de dérision aux lèvres d'Alice.
- Attendez une minute, je vais vous apporter des pilules...
- Non, cria Alice, je vais me reposer.
Elle fouilla fébrilement dans son sac, sortit la clef et se précipita dans sa chambre o˘ elle se laissa tomber sur son lit.
Un jaloux. Celui qui avait tué Nesta était un jaloux.
Un homme important de Salstead, avait dit Daphné
Feast. Aux yeux de Nesta, Andrew aurait pu passer pour tel avec le prestige de son passé académique, sa situation sociale et ses liens avec les Whittaker.
Mais Andrew l'aimait, elle, Alice. De cela, elle ne pouvait douter. " Pour la paix de votre esprit, cessez de relier Nesta avec Andrew ", avait dit Harry. Toutes ces soirées o˘ Andrew l'avait reconduite chez elle, tous ces week-ends, avant leur mariage, o˘ il était trop occupé pour venir à Vair. Et il connaissait déjà
Nesta, alors.
Mais dans ce cas, pourquoi l'avait-il épousée? Pourquoi avait-il abandonné une profession qu'il aimait, bouleversé toute son existence si ce n'était pour l'amour d'Alice? Parce que tu es une femme riche, dit une petite voix au fond d'elle-même et aussi parce que Nesta habitait Salstead.
Lorsqu'ils étaient sortis ensemble pour la première fois, il ignorait qu'elle était riche et pourtant il avait aussitôt manifesté des signes d'intérêt.
Pauvre sotte, répondit la voix intérieure, tout en toi proclamait ta richesse, tes vêtements co˚teux, tes bagues, les photographies de Vair Place que tu lui as si complaisamment montrées. A leur seconde rencontre, elle lui avait parlé de la Société Whittaker-Hin-ton. Elle s'en souvenait clairement et elle le revoyait encore à cet instant précis lever les yeux, sourire, lui prendre la main et commencer à lui marquer l'attention d'un homme épris.
C'était au cours de sa première visite à Vair qu'elle lui avait présenté Nesta. En prévision de cette rencontre, elle avait organisé une sortie au thé‚tre à
quatre, elle-même et Andrew, Nesta et Harry. Mais c'était Andrew et non Harry qui avait reconduit Nesta chez elle. Il avait été très long à revenir pendant qu'elle bavardait à b‚tons rompus avec Harry. A son retour, il avait parlé des fleurs qu'il avait vues dans la boutique et avait ramené un cyclamen rose dans un pot.
C'était un présent que lui envoyait Nesta, avait-il précisé. Un présent? Ou un règlement pour service rendu?
Elle se retourna sur ses oreillers en étouffant un sanglot.
Il revint plus tôt que d'habitude, p‚le et fatigué, ses cheveux ébouriffés par le vent dans un désordre romantique qui le faisait ressembler à Byron. Elle était étendue sur le dos, les yeux au plafond.
- Pourquoi est-ce arrivé, Andrew? dit-elle stupidement, l'esprit tellement hanté par l'image de son mari avec Nesta qu'elle ne pouvait penser à autre chose et ne doutait pas qu'il saurait immédiatement ce qu'elle voulait dire.
Apparemment ce n'était pas le cas. Il s'approcha du lit et se pencha sur elle.
- qu'est-il arrivé? que veux-tu dire, Bell?
- Toi et... toi et Nesta! balbutia-t-elle, Harry m'a tout dit.
- que soit maudit ce fils de chien!
Elle ne l'avait jamais entendu jurer auparavant. Il était p‚le en arrivant, et cependant la colère le faisait p‚lir encore plus.
- Tu étais amoureux d'elle, n'est-ce pas? murmura-t-elle.
Il se détourna. C'était un homme mince, mais en cet instant, ses épaules semblaient énormes, hostiles, bouchant la lumière. Elle se couvrit les yeux de ses mains. D'un pas souple, il alla jusqu'à la porte qu'il ferma d'un geste décidé. Le matelas s'affaissa lorsqu'il se laissa tomber de l'autre côté du lit.
- Andrew! fit-elle dans un sanglot.
Il allait se confesser, lui demander pardon et en même temps reconnaître ce qu'elle ne pourrait jamais lui pardonner : sa passion pour la femme morte qui avait été son amie. Avalant péniblement sa salive, elle ouvrit les yeux et attendit.
- Si je pouvais seulement te convaincre à quel point je la détestais! Je la trouvais répugnante, mais tu ne le voyais pas et je devais m'accommoder de la présence de cette limace avec ses faux cheveux, parce qu'elle était ton amie. Seigneur, Bell, je pensais parfois que j'allais la frapper si je l'entendais encore appeler une anémone, une anenomee. Elle le vit serrer les poings en tremblant et sut que sa colère n'était pas simulée : ces poignets si gras avec des bourrelets comme des bracelets!
- Oh! mon chéri, pourquoi ne m'as-tu rien dit!
Mais, Andrew... il y avait pourtant quelque chose entre vous, quelque chose que tu voulais cacher...
- S'il n'y avait rien eu, dit-il amèrement, je suppose que je n'aurais jamais pu supporter cette aversion.
- Dis-moi ce que c'était.
- Te rappelles-tu cette soirée o˘ nous sommes tous allés voir cette pièce de thé‚tre, Rain, et o˘ tu m'as placé à côté de Nesta?
- Mais je l'avais invitée pour Harry!
- Tu ne l'as pas clairement exprimé, mon cúur.
Toi et Harry vous entendiez si bien que j'ai pensé que tu voulais m'apprendre en douceur que là se trouvait le mariage assorti. Aussi, lorsque tu m'as demandé de raccompagner Nesta, j'ai accepté et quand Nesta m'a invité à entrer au milieu de ses tulipes et de ses violettes, je l'ai suivie. Alors, ma chérie, elle a montré
par son attitude que de toute évidence elle s'attendait à ce que je l'embrasse. Je n'ai pu m'esquiver sans avoir l'air d'un mufle. N'était-ce pas pour cela que j'avais été
invité ce soir-là?
- Et ensuite?
- Il n'y a pas eu de suite, je te le jure. Lorsque je l'ai rencontrée, nous étions fiancés.
Pendant tout le temps qu'il avait parlé, il avait attendu un signe de sa part. Elle le lui donna. D'abord en lui tendant les mains, puis avec le lent sourire qui éclaira tout son visage. Il se pencha pour la prendre dans ses bras.
- Oh! Bell, j'ai eu tellement peur pour nous! Je voulais oublier tout cela, le peu qu'il y avait. Mais Nesta ne le permettait pas. Lorsque nous étions seuls ensemble, elle me parlait comme si nous avions été
amants et comme si nous avions un secret à cacher puis elle assurait qu'il valait mieux que tu saches.
quand je l'ai vue sombrer dans cette dépression nerveuse, je n'ai cessé de me demander si elle allait laisser échapper ses fausses confidences, ses mensonges, ses excuses.
Alice hocha la tête en pressant sa joue contre celle d'Andrew.
- Elle s'est montrée ainsi avec Hugo, Andrew.
Combien d'autres hommes y avait-il dans sa vie?
Pourquoi se conduisait-elle ainsi et comment se fait-il qu'Harry était au courant?
- Je l'ignore, dit-il pensivement. Une vanité sans borne, peut-être. quant aux autres hommes... Bell, je vais te confier quelque chose. - Il lui fit face en la serrant par les épaules : -L'été dernier, j'étais dans le bureau de ton oncle, à l'usine. Tu sais comme il me traite, comme un subordonné, non sans raison, sans doute, car je ne suis pas un collaborateur très brillant, il devait rédiger un chèque et m'a lancé son chéquier en me demandant de vérifier s'il restait des chèques.
En fait, il n'y en avait plus qu'un, mais je n'ai pu m'empêcher de remarquer certains talons. Il utilise un nouveau carnet de chèques chaque quinzaine et au cours de ces deux semaines, il y avait deux talons de dix livres au nom de N.D.
Les initiales de la boîte à maquillage!
- Oh! c'est affreux, Andrew!
Il répondit aussitôt :
- Il est peut-être aussi innocent que moi. Ne t'inquiète pas ma chérie. Nous ne la verrons plus jamais.
L'attirant contre lui il l'embrassa tendrement, puis il se redressa avec une expression plus détendue qu'elle lui avait jamais vue. - Je vais chercher du thé.
Nous ne la verrons plus jamais.
Depuis plus d'une semaine, toute son énergie avait été tournée dans une tentative pour retrouver Nesta, puis dans un effort pour découvrir qui l'avait tuée.
Rien ne l'avait arrêtée si ce n'était la maladie. Elle ne voulait plus jamais revoir ou entendre parler de cette silhouette vêtue de noir.
Andrew revint rapidement.
- Oh! chérie, c'est ennuyeux, mais ton oncle est en bas avec Hugo. Apparemment, Mrs. Johnson leur a raconté que tu étais de nouveau souffrante.
- Je descends.
Le thé était déjà servi quand elle entra au salon.
Justin Whittaker jeta un regard irrité sur ses yeux gonflés.
- qu'est-ce que c'est que cette histoire de nerfs?
Hugo lui tendit une tasse de thé et expliqua :
- Je venais de ramener Oncle Justin d'Orphingham et le déposais à sa porte, lorsque Mrs. Johnson est arrivée en courant pour nous déclarer que tu avais presque embouti les portes du garage.
Ne trouvant rien à expliquer, elle alla s'asseoir à
côté d'Andrew et se mit à boire son thé. Oncle Justin contemplait le plafond.
- Dix mille ans de civilisation ont été perdus à
l'instant o˘ on a placé une femme derrière un volant.
Il posa sa tasse comme s'il la remarquait pour la première fois : - qu'ai-je à faire de ce thé à cette heure de la journée, fit-il avec colère et se tournant vers Alice, il ajouta : je ne sais pas o˘ tu as été
prendre ces habitudes prolétariennes.
Elle fut sur le point de répondre vertement. que venait-il faire ici et quel droit avait-il de critiquer son comportement? puis, elle se rendit compte que la sortie de son oncle cachait seulement son souci à son endroit.
- J'étais contrariée, dit-elle avec calme, et fatiguée par-dessus le marché. Il n'y a eu aucun dommage. Les portes du garage n'ont même pas été touchées.
- Tu as besoin d'un fortifiant, dit Justin Whittaker, quelque chose pour te remonter. - Ne voulant pas trahir son émotion, il continua avec brusquerie : -
J'aime autant te dire que tu m'inquiètes, Alice. Il y a quelque chose qui ne va pas et si Andrew n'y met pas bon ordre, il va se retrouver avec une invalide... ou pire, une névrosée.
Consternée, elle se leva d'un bond :
- Oncle Justin!
La douleur fulgurante qui lui br˚la l'estomac était la plus violente qu'elle ait jamais ressentie. Ses jambes refusèrent de la porter tandis qu'un bruit de vagues retentissait à ses oreilles.
- qu'y a-t-il, Bell?
Elle sentit qu'elle allait s'évanouir, comme chez les Feast. Cette fois, Andrew était là pour la soutenir, mais elle se laissa aller si lourdement qu'ils perdirent tous deux l'équilibre et tombèrent en accrochant la table à thé. La dernière vision qu'elle eut fut celle du pot à
lait qui se répandait sur le tapis dans un grand tintement de porcelaine brisée.
Elle avait repris connaissance depuis longtemps, mais il ne semblait y avoir aucune raison pour ouvrir les yeux. Elle ne recherchait que l'obscurité et la soli-
tude. Elle s'était rendu compte des allées et venues autour d'elle et savait qu'il n'y avait plus dans la pièce qu'Harry et Andrew. Les deux hommes discutaient
‚prement, d'une voix assourdie.
- Je sais parfaitement que je ne suis pas là parce que vous le désirez, disait Harry avec une colère conte-nue, mais étant donné que Mr. Whittaker m'a téléphoné
et qu'Alice est ma patiente, le moins que vous puissiez faire est de me permettre de l'examiner pour essayer d'établir un diagnostic.
Andrew répondit d'un ton sarcastique :
- Etant donné que vous avez vu ma femme presque tous les jours depuis que ses malaises ont commencé
et que, jusqu'à présent, vous n'avez parlé que d'un virus hypothétique, je pense que le mot " essayer "
est vraiment approprié.
- Ecoutez-moi, Fielding, un virus est la dernière chose que je considère en ce moment. Je soup-
çonne...
- Vous me fatiguez!
- Avant d'en être s˚r, je dois procéder à un examen minutieux et poser quelques questions, aussi je vous demande de bien vouloir m'aider à la monter dans sa chambre.
Alice sentit une main passer sous son bras. Andrew la repoussa avec violence. Cependant, Harry ne perdit pas son sang-froid.
- Calmez-vous, Fielding. Alice ne refusera pas de me parler. Vous oubliez que nous sommes de vieux amis.
- Je ne n'ai que trop entendu parler de cette amitié. J'ai toujours pensé qu'il valait mieux qu'un médecin ne f˚t pas trop l'ami de ses patientes.
Il y eut un long silence. Lorsque Harry reprit la parole, sa voix était si basse qu'Alice dut faire un effort pour l'entendre.
- Si quiconque d'autre que le mari d'Alice avait proféré de telles insinuations, je n'aurais pas hésité à
le poursuivre pour diffamation... Pour l'amour du Ciel, laissons nos personnalités en dehors de ceci. Il est essentiel qu'Alice voie un médecin. Des analyses doivent être faites. Il faut qu'elle suive un régime. que diable a-t-elle mangé aujourd'hui? A-t-elle même déjeuné? Soudain sa voix s'éleva et il dit avec une sorte d'angoisse : Fielding, ne devinez-vous pas ce qu'elle a ou préférez-vous vous boucher les yeux pour ne pas regarder la vérité en face?
- Il se trouve que je suis un profane et non pas un petit médecin de province. Maintenant, je vous prie de vous retirer.
Elle ouvrit les yeux et poussa un faible gémissement. Debout près d'elle, Harry la regardait.
- Alice, murmura-t-il d'une voix sourde.
- Je comprends, dit-elle, j'aurais d˚ m'en rendre compte plus tôt. Ne vous inquiétez pas. Je serai prudente désormais.
- Je vais m'en aller, dit Harry en la fixant avec intensité, promettez-moi d'appeler un autre médecin en consultation pour avoir son avis.
- Bien s˚r, je le ferai.
- Sortez, tonna Andrew.
Il partit sans se retourner et Alice remarqua que pour une fois, au lieu d'être vo˚té, il se tenait droit.
quand la porte fut refermée, elle se laissa aller en arrière, des larmes roulant sur ses joues.
Maintenant que sa colère était tombée, Andrew se tenait derrière elle avec humilité, les yeux baissés, mais elle ne pouvait penser à rien d'autre qu'aux paroles d'Harry qui résonnaient sinistrement dans sa mémoire :
- que diable a-t-elle mangé, aujourd'hui? Des analyses doivent êtres faites. Ne devinez-vous pas ce qu'elle a ou préférez-vous vous boucher les yeux pour ne pas regarder la vérité en face?
Harry était médecin. Aux symptômes, il avait deviné
ce qu'elle avait.
Cela aurait d˚ être une surprise et cela ne l'était pas. Inconsciemment, elle l'avait toujours su et cela expliquait la peur grandissante qui l'envahissait chaque fois que ses nausées revenaient. Des spasmes dou-loureux s'étaient produits à chaque nouveau stade de ses recherches de Nesta, ou plus exactement, les malaises étaient survenus avant que ces stades fussent atteints.
quiconque avait tué avait peur, si peur que cette personne était prête à lui faire du mal, peut-être à la tuer dans un effort désespéré pour que la vérité ne f˚t pas connue.
Harry aurait pu l'aider, mais Harry avait été écarté.
Même s'il était resté, il n'aurait rien pu faire. Avec une grande lucidité, elle revit la scène juste avant qu'elle n'ait bu cette tasse de thé. Hugo et son oncle la regardaient en bavardant entre eux. Le thé était versé avant son arrivée. L'un d'eux aurait pu... Oh! c'était trop horrible! Comment pouvait-elle permettre à Harry de faire des examens pour découvrir de quel poison il s'agissait - Arsenic? Strichnine? - et d'incriminer ainsi son oncle ou son frère. C'était impossible. Cependant, Andrew avait déclaré que Justin Whittaker versait de l'argent à Nesta. Une pension? Ou un chantage? De son côté, Hugo avait confessé sa petite...
aventure avec Nesta, mais peut-être cette aventure n'était-elle pas aussi insignifiante qu'il voulait bien le laisser entendre et était-il prêt à tout pour que Jackie l'ignor‚t.
- Bell, nous allons faire venir un autre médecin, dit enfin Andrew, quelqu'un qui connaisse vraiment son affaire, un spécialiste.
- Crois-tu? J'ai si peur, Andrew!
Ce n'était peut-être aucun d'eux. Il y avait eu d'autrès hommes dans la vie de Nesta. En y réfléchissant, n'y avait-il pas eu quelque chose de sinistre dans la façon dont Mr. Feast l'avait pressée de prendre des yaourts? Il savait que personne d'autre à la maison n'en consommait. Mais avant tout, elle devait cesser de penser aux conséquences, à la police, aux questions, au procès o˘ elle devrait témoigner et fournir des preuves que sa vie avait été en danger.
Peut-être était-il trop tard, peut-être le poison avait-il déjà prise sur elle de façon irréversible. Comme pour confirmer ces pensées, une douleur lui déchira soudain la poitrine et tandis qu'elle poussait un gémissement, elle eut l'impression de sentir la présence de la mort.
- Si je meurs, Andrew... Mon chéri, écoute-moi, si je meurs, tout sera à toi. Cette maison, les actions dans l'Entreprise et tout ce qui est à la banque. J'ai fait un testament après notre mariage et je t'ai tout laissé.
- qui parle de mourir, dit-il, on ne meurt pas d'un empoisonnement alimentaire, ma chérie.
Tu es si fatiguée que tu ne sais plus ce que tu dis.
Si seulement elle avait pu se lever et les appeler tous pour leur dire qu'ils se trompaient s'ils pensaient qu'elle voulait rechercher Nesta. Elle ne désirait que la paix, retrouver sa vie normale de la semaine passée et un corps qui n'eut pas à se battre contre quelque chose de trop fort pour lui.
- Ne me laisse pas, murmura-t-elle, reste avec moi.
- Bien s˚r, je reste là. Essaie de dormir.
Alors, il fit quelque chose de curieux. Du bout des doigts il lui effleura les paupières et docilement, elle ferma les yeux.
Ce ne fut qu'après, juste au moment o˘ elle allait sombrer dans un sommeil réparateur, qu'elle s'avisa d'associer ce geste avec celui qui ferme les yeux d'un mort.
CHAPITRE XI
Le spécialiste allait venir demain. Depuis trois jours, Alice avait gardé le lit et il lui semblait que pas une heure ne s'était écoulée sans qu'elle e˚t repassé dans sa tête les détails de cette consultation. Cependant, elle n'avait pas encore décidé ce qu'elle devait dire.
Son association avec le crime, même si elle n'en était que la victime, lui semblait dégradante. Elle se représentait l'expression réprobatrice du grand médecin quand la vérité commencerait à lui apparaître.
Il faisait frais dans sa chambre, les fenêtres étant restées ouvertes jour et nuit en dépit du vent violent et cependant, il lui semblait que l'atmosphère était remplie de miasmes. Elle avait l'impression qu'il y avait du poison dans l'air comme dans l'esprit de quelqu'un et dans son propre corps.
Elle avait fait peur à Andrew en refusant de manger quoi que ce f˚t qui ne f˚t préparé par lui ou par Pernille et il avait été encore plus inquiet quand elle avait refusé de donner la moindre explication.
- Tu devrais recevoir Jackie, chérie, elle t'a préparé une compote et t'a apporté des fleurs.
Elle s'était alors dressée dans son lit en remontant ses draps avec une expression de terreur incohérente et Jackie avait d˚ s'en retourner sans la voir, blessée et indignée par son attitude en laissant un bouquet de chrysanthèmes. Alice avait toujours aimé les fleurs et elle avait demandé à Pernille de les mettre dans un vase. Mais ces fleurs s'associèrent aussitôt dans son esprit à une couronne mortuaire et elle décida qu'elle allait les faire enlever.
Assise dans son lit, Alice lisait continuellement, ne retenant qu'un mot sur dix, mais continuant néan-moins à tourner les pages.
- quand va-t-il venir? ne cessait-elle de demander à Andrew car elle redoutait et en même temps attendait avec impatience-l'arrivée du praticien.
- Sir Omicron Pie? Andrew l'appelait toujours ainsi, affectant de ne plus se souvenir de son nom et lui donnant à la place celui d'un éminent médecin d'un de ses romans favoris, demain à quinze heures. On n'obtient pas une consultation immédiatement comme avec un simple médecin de quartier, fit-il avec une moue méprisante. Comment te sens-tu ce matin?
- Je ne sais pas. J'aimerais pouvoir le dire.
Jusqu'ici ses malaises avaient été physiques, mais depuis quelque temps, il s'était produit un subtil changement et elle ressentait de plus en plus le genre de dyspepsie qui accompagne une névrose. Tant de choses pouvaient la provoquer : le son de la voix de son oncle résonnant en bas dans le hall, le reflet d'une fleur dans la pénombre, ses propres pensées, parfois même cela arrivait spontanément, sans aucune provo-cation, surtout le soir ou quand elle venait de se réveiller.
- Pernille, dit-elle quand la jeune Danoise vint lui porter son déjeuner, voulez-vous enlever ces fleurs.
Sans avoir la moindre idée du sujet de son livre, elle tourna la dernière page du second volume de la série. Pernille posa le plateau sur ses genoux et elle remarqua la robe bleue de la jeune fille, ses gants blancs et ses escarpins en vernis noir. Pendant un instant la vue de ces souliers lui rappela si intensément Nesta qu'elle se rejeta en arrière sans comprendre ce que lui disait Pernille. Faisant un effort désespéré pour se ressaisir, elle demanda :
- O˘ allez-vous?
- C'est mon jour de sortie, Mrs. Fielding, dit Pernille en prenant le vase de fleurs.
- J'espère que vous passerez une bonne journée.
- Oui, je le crois. Mon frère arrive cet après-midi pour ses vacances et je vais l'attendre à l'aéroport.
- Les yeux brillants, elle ajouta : -Je suis si contente de le revoir.
- C'est bien naturel. Rentrez à l'heure que vous voudrez.
- Pensez donc, je ne l'ai pas vu depuis une année entière! - Elle hésita et se décida : - Knud descend chez un ami qu'il a connu à l'université et... Mr. Fielding a dit que je pourrais peut-être ne rentrer que demain matin, mais vous êtes malade alors...
- Mais non, restez avec votre frère. Vous pouvez même prendre deux ou trois jours. Mr. Fielding s'occu-pera de moi.
- Il va rentrer à dix-sept heures et tout est prêt pour votre thé et pour le dîner.
- Vous êtes un ange! - que pouvait-elle faire pour prouver sa gratitude de rester seule avec Andrew?
- Passez-moi mon sac, s'il vous plaît.
Elle arracha nerveusement les billets attachés par un élastique. Pernille rougit en prenant l'argent. Elle devait être trop surprise pour la remercier, pensa Alice en la regardant s'éloigner.
Après son départ, Alice se rappela qu'elle avait eu l'intention de lui demander d'aller lui chercher un livre intitulé Phineas Finn. Il était trop tard. Elle devrait descendre elle-même.
La porte de la chambre de Pernille était ouverte. La pièce était en ordre malgré les signes d'un départ h‚tif.
Une écharpe froissée était posée sur la table de chevet.
A côté, elle vit quelque chose qu'elle avait déjà remarqué mais qui n'avait pas retenu son attention : une petite fiole brune. Nesta tenait une fiole semblable le soir de sa mort. Cela ne voulait rien dire, essaya-t-elle de se persuader en regardant le flacon qui lui sembla grandir hors de toutes proportions. Pernille avait souf-fert du mal du pays... Brusquement, elle se détourna et ferma la porte.
Bien que ce f˚t le début de l'après-midi, il faisait déjà sombre dans le hall. Dehors un volet claqua. La température était douce, mais le bruit du vent la fit frissonner. La cuisine lui parut remarquablement propre et... Vide. Naturellement, elle s'y était souvent trouvée seule, mais rarement alors qu'il n'y avait personne d'autre à la maison.
Pernille n'avait pas fermé la porte de service, Alice donna un tour de clef. Elle désirait être seule, n'est-ce pas? La dernière chose qu'elle souhaitait était de recevoir une visite.
Mieux valait aller chercher son livre. Elle entra au salon et s'approcha des étagères sur le côté de la cheminée. Andrew avait une collection complète des úuvres de Trollope et les livres se trouvaient sur la troisième étagère, à portée de la main. Oui, la série
" cléricale " était bien là. A force d'en entendre parler, elle connaissait les titres par cúur. Mais à l'endroit o˘ auraient d˚ se trouver les romans politiques, il y avait un vide. La plupart de ces volumes étaient dans sa chambre, o˘ étaient donc les deux parties de Phineas Finn?
Andrew prenait un soin passionné dans l'arrangement de ses livres. Il était improbable qu'il ait mélangé
ses précieux bouquins à des romans modernes sur une autre étagère. Malgré tout, elle chercha un peu partout. En vain. Les deux livres manquaient. Elle s'en était douté car la couverture en cuir brun, avec ses lettres bleues, était trop caractéristique pour ne pas être remarquée au premier coup d'úil.
Il n'aimerait pas qu'elle touch‚t aux éditions originales. Néanmoins, elle s'approcha de la bibliothèque qu'elle lui avait offerte pour les ranger. D'un vert triste, ces livres n'avaient de valeur que pour un bi-
bliophile. La clef était sur la serrure. Les livres semblaient dire " ne me touchez pas ".
Les exemplaires manquants étaient peut-être dans la salle à manger ou dans le petit salon dont on se servait rarement car il donnait sur le verger. Andrew s'y tenait parfois pour lire. En s'approchant de la porte un bruit la fit sursauter. C'était une sorte de crépitation parfaitement claire.
Cependant, elle était seule dans la maison. Ses nerfs à fleur de peau par la découverte de la fiole, la porte de service non verrouillée et les deux livres manquants aiguisèrent encore sa sensibilité toujours en éveil.
Le crissement continua, lui perçant les oreilles comme un cri aigu. Elle poussa avec violence la porte de la cuisine et se tint sur le seuil en retenant sa respiration.
Puis, elle se laissa aller dans un soupir en secouant la tête avec impatience.
- Espèce de folle, fit-elle à haute voix car ce qu'elle venait d'entendre n'était que le dégivreur de réfrigé-rateur qui s'était mis en marche. Ce devait être ce bruit qu'elle avait entendu l'autre nuit. Comment avait-elle pu l'assimiler à celui d'une machine à écrire?
Le petit salon était vide. Elle revint dans la salle à
manger. Une p‚le lumière hivernale venait de la porte-fenêtre. Elle se sentit soudain plus à l'aise. Après tout, ce n'était qu'un jour de novembre ordinaire et elle était seule chez elle, un peu anxieuse comme pouvait l'être toute femme à sa place.
Les livres n'étaient décidément nulle part. La seule explication était qu'Andrew les avaient emportés avec lui. Elle ouvrit le tiroir du buffet, mais ne vit que des couverts en argent. Sur un tabouret se trouvait une piles de revues dans un équilibre précaire. Avec impatience, elle se mit à les entasser par terre. Soudain deux lourds volumes lui glissèrent entre les mains avec des feuilles de papier blanc et des feuilles de papier carbone.
Phineas Finn, volume I et Il. Comment se faisait-il qu'Andrew, toujours si soigneux, les ait cachés là?
Mais naturellement, il était absurde de penser qu'il l'avait fait. Il avait d˚ les laisser sur la table dans l'intention de les lui porter et Pernille, avant de sortir, les avait glissés sous les magazines.
Les livres sous le bras, elle s'approcha de la fenêtre.
Vair Place semblait la regarder d'un air sinistre. En contemplant la demeure familière, elle se demanda de nouveau s'il était possible que son oncle ait voulu lui faire du mal. Son oncle ou son frère? Demain, quand le spécialiste serait venu, il serait trop tard pour arrêter le mécanisme de la procédure judiciaire. Ils seraient questionnés. Tous les hommes que Nesta avait connus seraient interrogés.
Tous les hommes. Un nouveau malaise, qui n'avait rien à voir avec Hugo ou Justin Whittaker l'assaillit.
Puis, comme un baume sur une plaie br˚lante, revint l'idée qui l'avait effleurée lorsqu'elle parlait à Pernille : pourquoi ne partirait-elle pas avec Andrew? Rien ne les retenait à Salstead, et dans ce cas, pourquoi reste-raient-ils dans une maison qui devenait insupportable pour tous deux?
Elle monta dans sa chambre en réfléchissant, souleva les couvertures et se glissa dans son lit. Il était vraiment ridicule de passer autant de temps à chercher un livre qu'elle était trop fatiguée pour lire. Elle allait dormir un peu pour être reposée lorsqu'Andrew rentrerait.
- Prenez-vous du lait, Miss Whittaker?
Elle se mit à rire, délivrée, follement heureuse d'être seule avec lui. L'idée lui vint que cette vilaine affaire avait commencé à l'heure du thé et que c'était maintenant, à l'heure du thé qu'elle allait se terminer.
- Andrew, pourquoi ne partirions-nous pas d'ici?
Je veux dire de façon permanente. Cela te plairait-il?
Nous pourrions nous en aller demain.
- Sir Omicron Pie doit venir demain.
- Nous le décommanderions. C'est possible, n'est-ce pas? Je sais que je serais guérie si seulement je pouvais partir d'ici.
- Mais, Bell... et Pernille?
- Je lui donnerai six mois de gages. De toute façon, elle a terriblement envie de retourner chez elle. Chéri, nous pourrions faire les valises et partir... à l'hôtel, n'importe o˘ pour commencer.
Il ne la regardait pas. Les yeux baissés sur le dessus-de-lit en soie, il avait une expression si étrange que pendant un instant, elle ne sut si c'était de la joie ou de la consternation. Il serrait ses poings si fort que ses phalanges blanchissaient.
- Andrew...
- quand nous étions fiancés, dit-il lentement, je suis venu ici pour un week-end... Lors de mon second week-end à Vair j'avais l'intention de te dire qu'il faudrait que je t'emmène, Bell, que mon travail était ailleurs et ne pouvait être là. Mais, dès mon arrivée, tu m'as conduit dans cette maison. Tu me l'as fait visiter en disant qu'elle serait à nous. Tu avais l'air ravi d'une petite fille exhibant sa maison de poupée et je n'ai pas eu le cúur de te parler. Puis, nous avons déjeuné avec ton oncle. Il ne ressemblait pas à un petit garçon. Je connais les petits garçons, Bell, ils représentaient alors une partie importante de ma vie.
Elle voulut parler, mais il l'arrêta en secouant la tête.
- Ton oncle m'a offert un verre de sherry. Seigneur! C'était le sherry le plus sec que j'aie jamais bu et il se trouve que je l'aime doux, mais il ne pouvait le deviner et il n'avait pas pris la peine de me poser la question. Il me déclara sans ambages : " Nous devrons vous trouver un emploi dans l'Entreprise. Je suppose que vous ne gagnez guère plus de vingt-cinq livres par semaine dans votre collège, n'est-ce pas? "
Ensuite, je me rappelle seulement m'être retrouvé
assis à cette énorme table avec Kathleen qui m'offrait des asperges derrière mon épaule droite.
- Oh! Andrew, je ne savais pas, je n'ai jamais deviné que...
- Je me suis souvent demandé ce que pouvait ressentir un prince consort. Oh! c'est très agréable d'être porté sur la liste civile naturellement, mais je dois dire que ma fierté a été mise à rude épreuve à
l'usine - pardon, à l'Entreprise - quand un contre-maître a fait un lapsus et m'a appelé Mr. Whittaker.
- Pourquoi l'as-tu supporté? Pourquoi ne m'as-tu rien dit?
Il lui prit les mains et la regarda au fond des yeux :
- Ne le sais-tu pas?
Elle hocha la tête, trop honteuse pour répondre.
- Parlais-tu sérieusement en envisageant de partir sans esprit de retour?
- Bien s˚r, c'est ce que je désire.
Elle s'attendait à ce qu'il l'embrass‚t. Au lieu de cela, il lui tapota les mains et se redressa. Il paraissait étourdi, tel un homme qui, apprenant une grande nouvelle, éprouve une telle joie qu'il en reste sans paroles.
Il déclara qu'il allait rentrer la voiture au garage.
Puis il irait voir ce que Pernille leur avait laissé pour dîner et il lui apporterait un plateau, à moins qu'elle ne se sentît assez bien pour descendre. Il pourrait allumer le feu dans la cheminée, Pernille l'avait préparé.
quand il fut parti, elle se rappela qu'elle n'avait pas bu le thé qu'il lui avait versé. Il était froid, mais elle vida quand même la tasse. Elle entendit Andrew ouvrir la porte du garage. que disait donc Mrs. Johnson lorsqu'Alice était petite fille?... " Je sais toujours que je ne suis pas bien quand je trouve un drôle de go˚t à mon thé. "
Elle reposa la tasse et ramassa le premier volume de Phineas Finn qui avait glissé sur le sol.
Tout d'un coup la maison parut très silencieuse. Un bruit qui avait fait partie de son existence depuis une semaine avait cessé. Elle comprit que pendant qu'elle avait dormi, le vent était tombé.
Pendant un moment, elle resta étendue, le livre fermé entre les mains. La couverture en était un peu déchirée. Andrew pourrait lui monter de la colle pour la réparer.
S'ils devaient vraiment partir demain, il lui fallait faire un effort et ne pas rester couchée. Cependant, si Andrew la voyait lire, il comprendrait qu'elle commençait à se détendre, à prendre un intérêt à autre chose qu'à sa propre santé.
Les femmes victoriennes était-elles réellement cour-tisées par des hommes qui avaient des redingotes, des favoris et de grosses barbes noires? Elle sourit en regardant les dessins humoristiques d'Huskinson. Une jeune femme en crinoline se tenait devant une maison gothique, et là, il y avait la représentation d'une scène de chasse. Les images étaient amusantes, mais le texte sévère et terriblement politique.
Pourrait-elle jamais s'intéresser à la loi sur la ré-forme irlandaise? Au surplus, les illustrations étaient peu nombreuses et le texte important, près de trois cent soixante pages dans le premier volume.
Elle soupira et s'étira dans son lit douillet. En feuilletant le livre elle tomba sur la liste des personna-ges et le titre des chapitres. Distraitement, elle les parcourut des yeux : Phineas Finn Prend Son Siège; Le Dîner de Lord Brentford; Le Nouveau Gouvernement; Perspectives Automnales... ses yeux se fermaient...
lorsqu'elle se redressa soudain, bien réveillée et se frotta les yeux en rapprochant le livre pour mieux lire.
Non, c'était impossible. Ce devait être une hallucination! Elle ferma les yeux et, effrayée par l'obscurité
et l'anxiété qui faisait battre ses tempes, les Ouvrit pour regarder fixement avec horreur la page ouverte o˘ étaient imprimés deux mots en italiques : Saulsby Wood.
CHAPITRE XII
Brusquement, une sueur froide la recouvrit de la tête aux pieds.
Saulsby
Elle regarda de nouveau la page et les caractères se mirent à danser. Il était inutile de les fixer si attentivement. Croyait-elle qu'en les scrutant de la sorte, elle les transformerait en un autre mot?
Saulsby. Elle referma le livre en se laissant aller sur ses oreillers. Tout son corps était ruisselant de trans-piration. Les noms des maisons de Chelmsford Road avaient été réels, mais Saulsby était un mot imagi-naire, inventé par un auteur. Et ce livre n'était pas un roman populaire que tout le monde lisait. Il était obscur, presque inconnu. Seul un connaisseur pouvait l'avoir lu.
Naturellement, il se pouvait que d'autres personnes, en dehors d'Andrew, l'aient lu à Salstead. Une grande faiblesse s'empara d'elle. " Essaie d'être détachée, se dit-elle, essaie de considérer tout cela comme le ferait un étranger. " Mais qui savait mieux que lui son intention de rechercher Nesta? C'était à Andrew qu'elle en avait parlé en premier parce qu'il était sur place, ici, dans cette maison.
Tu n'as aucune preuve, pensa-t-elle, c'est ton mari et tu l'aimes. Elle avait frôlé la vérité la première fois qu'elle s'était rendue à Orphingham et qu'en rentrant elle avait trouvé Andrew assis près de la fenêtre occupé
à lire ce même livre. Ne lui avait-il pas fait remarquer que la couverture en était déchirée?
Tout avait commencé à l'heure du thé et c'était à
cette même heure que tout se terminait. Il lui avait demandé le nom de la maison de Nesta.
- Saulsby, avait-elle répondu, je l'ai noté sur mon carnet d'adresses, je vais le chercher.
- Ne te lève pas maintenant, avait-il répondu, je sais que tu ne commets pas d'erreur semblable.
Dix minutes plus tôt, il lisait ce livre, peut-être ce nom même.
Mais quand avait-il pu agir? Et qu'avait-il fait? Dans toutes les théories qu'elle avait élaborées sur la disparition de Nesta, jamais elle n'avait été capable de mettre un visage convaincant sur l'amant qui se faisait appeler Mr. Drage. Il avait été ridicule de penser que ce pouvait être Oncle Justin, Hugo ou Mr. Feast.
Comment aucun d'eux aurait-il pu aller à Londres tous les week-ends? Andrew le pouvait avant leur mariage quand une centaine de kilomètres les séparaient.
Andrew!
La violence du choc avait annihilé toute souffrance.
Elle avait maintenant l'impression d'avoir reçu un coup de couteau en plein cúur. Mais tandis qu'une partie d'elle-même était blessée, son esprit demeurait clair et analytique. Cela avait été facile pour lui.
Andrew était un homme si intelligent! Pernille lui avait fourni les tranquillisants - la petite fiole brune qui se trouvait dans sa chambre -. Une pilule blanche ressemble toujours à une autre pilule blanche. quand ils étaient montés ensemble voir Pernille, Nesta avait demandé de l'aspirine. Rien n'avait été plus simple que de lui donner deux comprimés - ou trois - de cette fiole. Et Andrew savait qu'ils allaient manger du fromage. Seulement quatorze morts dans ce pays depuis 1960 avait dit le jeune détective. Il avait précisé
aussi que cette combinaison particulière faisait monter la tension de façon dangereuse.
Supposons que la tension de Nesta ait déjà été élevée... Elle songea à tous les faits qui accablaient Andrew et mordit son drap pour s'empêcher de pleurer.
Oh! Andrew, Andrew!
Il avait fait cela pour elle. Afin de prévenir la découverte de son infidélité. Nesta avait-elle menacé
ce soir-là de révéler la vérité à Alice? Il avait tué
Nesta. Pouvait-elle continuer à vivre avec lui en sachant ce qu'il avait fait?
Et pourtant, s'il avait agi ainsi, c'était parce qu'il l'aimait davantage que Nesta. Ce qu'il avait éprouvé
pour Nesta n'était pas de l'amour. Et même s'il l'avait aimée, l'attrait de la fortune et d'une position dans le monde avait été le plus fort. Il avait parlé de prince consort et de liste civile, mais peut-être ne l'avait-il épousée que pour cela. Plutôt que de perdre ces avantages si chèrement acquis, il aurait fait... et avait fait...
n'importe quoi!
S'il m'aime pour ma fortune, c'est parce que je suis cette fortune. Je suis ce que cette fortune m'a faite.
Jamais elle ne laisserait voir à Andrew qu'elle avait deviné la vérité et pourtant elle y penserait à chaque heure de sa vie. Pas toujours. Le temps apporterait l'oubli. L'important était de supporter ce moment maintenant, ce soir, pendant qu'elle serait assise en face de lui pour dîner.
Dîner... le mot lui fit monter une bouffée de chaleur et elle frissonna, secouant ainsi sa tasse de thé. Andrew lui avait apporté ce thé et s'était penché sur elle en souriant. Un homme pouvait sourire et apporter la mort en souriant. Il avait accompli ce geste criminel parce qu'il l'aimait... Mais comment n'avait-elle pas vu la faille d'un tel raisonnement? Celui qui avait tué Nesta avait essayé de tuer ou au moins de neutraliser la femme qui le soupçonnait.
Chocolats, yaourts, flan, compote... quelle folle elle avait été. Personne en dehors de la maison n'aurait osé empoisonner des plats que n'importe qui pouvait manger. Mais Andrew lui avait apporté lui-même les plats et les boissons, sachant que seule elle y tou-cherait.
Elle se heurta contre la porte de la salle de bain et eut du mal à l'ouvrir. La nausée qui lui soulevait le cúur faisait trembler ses jambes. Avec épouvante, elle se souvint du go˚t amer de son thé. Et si elle mourait cette nuit? Harry avait été écarté à propos d'une querelle qui ne reposait sur rien. Dans son innocence, elle avait même demandé à Andrew de décommander la visite du spécialiste.
Pernille était sortie. Non seulement elle, mais Andrew lui avait dit de prendre la nuit. Charitablement, il l'avait renvoyée afin de rester seul avec sa femme.
- Il faut que je m'en aille, dit-elle à haute voix.
Cependant son malaise subsistait, lui retirant toute force et semblant même la paralyser. Elle tituba pour s'approcher de la fenêtre et écarta les rideaux.
La lumière du salon éclairait faiblement l'allée.
Les lauriers et les chênes verts, après une semaine d'intempérie, dressaient leurs têtes immobiles. Dieu merci, Oncle Justin était à côté.
Maladroitement, elle commença à s'habiller. Ses mains tremblaient. Elle n'avait pas le temps de se coiffer. Relevant ses cheveux, elle les enroula en chignon qu'elle maintint en place sur la nuque en le piquant d'épingles plantées au hasard.
Un manteau. Il ferait froid dehors la nuit. Elle décrocha son manteau de fourrure, s'en enveloppa et mit machinalement la main dans sa poche. Elle en sortit l'enveloppe de la première lettre de Nesta. Cette vue lui apporta une impression d'humiliation. Elle avait glissé ce papier dans sa poche en sortant du commissariat de police.
Si Andrew la voyait ainsi vêtue dans l'escalier, il essaierait de l'arrêter.
- que fais-tu Bell?
Plus personne ne l'appellerait ainsi. Pour toujours maintenant ce nom serait associé à cette douce fausseté, à ce sourire subtil d'un empoisonneur. Un petit sanglot s'étrangla dans sa gorge.
Il était inutile de penser à cela à présent. Elle aurait pour cela tout le reste de sa vie. Pour le mo-
ment, elle devait sortir d'ici. Avec précaution, elle ouvrit la porte. La maison était pleine de lumière. Devant elle, il y avait un escalier et en bas, la porte. Pourrait-elle aller jusque-là sans qu'il l'entendît?
Une lampe était allumée dans la salle à manger et elle pensa aussitôt à la porte-fenêtre donnant sur Vair Place.
De la cuisine lui parvint un bruit de vaisselle. Elle entra dans la salle à manger et tira les rideaux. La pièce lui parut changée. Il lui sembla qu'il s'agissait d'un agencement différent de meubles ou d'objets, difficile à préciser mais enregistré dans son subconscient. Elle tourna la tête vers la table et s'immobilisa. Sur la table se trouvait une machine à écrire.
Cinq ou six feuilles de papier étaient engagées dans le rouleau. Elle dut faire un effort pour s'approcher de la machine qui l'effrayait comme si elle était vivante, capable de transmettre ses mouvements par quelque méthode surnaturelle.
O˘ avait-elle déjà vu ces caractères parfaits? Métho-diquement, comme si elle était un expert envoyé par des détectives pour chercher une preuve, elle sortit l'enveloppe de sa poche.
Les caractères, l'espacement, l'empattement, tout était très rigoureusement identique.
Comme une br˚lure au second degré, le choc fut faible comparé à celui qu'elle avait éprouvé en dé-couvrant le mot Saulsby dans le livre. Ce qu'elle avait sous les yeux confirmaient seulement ce qui était déjà une certitude. Andrew avait-il espéré
qu'il pourrait la neutraliser autrement que par le poison? Avait-il eu l'intention de forger une nouvelle lettre?
Elle se tenait immobile, pétrifiée autant par l'horreur que par le chagrin. Elle ne sursauta même pas en entendant ses pas.
- Bell chérie!
- Je suis descendue pour te faire une surprise, dit-elle avec effort, puis elle reprit en se mettant à
rire : oui, j'ai voulu te faire une surprise.
C'était peut-être la nervosité de son rire qui le faisait la regarder ainsi ou alors c'était le fait qu'il avait vu la machine à écrire. Le geste avec lequel il déroula les feuilles de papier pour les sortir était à la fois rapide et furtif.
Son rire dément s'égrena dans le silence. Elle était incapable de le contrôler.
- Arrête, Bell, dit-il sèchement, viens t'asseoir.
Elle se raidit, puis le même rire spasmodique la secoua jusqu'à ce qu'il e˚t posé les mains sur ses épaules, terriblement près de son cou, la poussant vers son fauteuil.
- Laisse-moi t'aider à t'asseoir.
Sa volonté était trop faible pour cacher le fré-missement qui la secouait. Elle s'écarta de lui et son manteau glissa de ses épaules. Il le ramassa et le tint sur son bras.
- Tu n'en as pas besoin ici.
Bien qu'elle s'efforç‚t de la dissimuler, une partie de sa peur se communiquait à Andrew. D'abord, elle lut de l'appréhension dans son regard, puis il se res-saisit et demanda avec sollicitude :
- Tu ne songes quand même pas à partir dès ce soir, n'est-ce pas?
- Non! Oh! non, non, non.
Lorsque la main de son mari, sèche et calme, toucha son front et y resta, elle serra les dents, les muscles tendus. Si cela avait duré plus longtemps, elle aurait crié, mais il déclara :
- Nous allons dîner ici. Ensuite, je ne te perds plus de vue. - Les dents d'Alice s'étaient mises à claquer. - qu'as-tu donc? Le visage sévère, il se détacha d'elle sans la quitter des yeux.
- J'ai si froid.
Il ne lui rendit pas son manteau de fourrure mais se dirigea vers la porte en disant :
- Je vais chercher une couverture pour la mettre sur tes genoux.
Il n'y avait qu'une dizaine de mètres pour aller au vestiaire de l'entrée o˘ il allait déposer son manteau.
Dès qu'il eut quitté la pièce, elle se leva et se précipita vers la porte-fenêtre, s'efforçant désespérément de tourner l'espagnolette.
Dans le rayon de lumière oblique provenant de la lampe posée sur la table, l'ombre d'Andrew déme-surément allongée se projeta à ses pieds. Elle avait eu le temps de se rasseoir dans son fauteuil. Il étendit la couverture sur ses genoux.
- Il faut rester là, dit-il d'un ton dénué de toute aménité, tu ne dois pas bouger, m'entends-tu? - Plus terrifiée que jamais, elle opina de la tête tandis qu'il concluait : - Plus vite nous aurons éclairci tout cela, et mieux cela vaudra.
Une fois seulement elle avait vu une telle haine se refléter dans ses yeux : le jour o˘ il avait renvoyé
Harry.
- Je vais allumer le feu, reprit-il en frottant une allumette pour enflammer le petit bois.
Tout ce qu'il faisait, constata-t-elle avec effroi, il le faisait bien. La flamme claire s'éleva, remplissant la pièce de sa lumière dansante.
- Je reviens dans un instant, dit-il.
Elle l'entendit décrocher le téléphone et composer un numéro. Il poussa la porte qui se referma doucement, mais elle eut le temps de l'entendre demander le cabinet du professeur Welbeck.
Il téléphonait au spécialiste pour lui demander de ne pas venir.
Il ferait très froid dans le jardin. Elle s'enveloppa dans la couverture. La fenêtre ne fit aucun bruit en s'ouvrant. Un sanglot s'étrangla dans sa gorge, mais elle avait trop peur pour pleurer et s'attendrir sur elle-même.
L'air humide la frappa au visage.
CHAPITRE XIII
Les feuilles des plantes vertes étaient alourdies par la pluie. Elle se fraya un passage au milieu des buissons en tenant les mains en avant pour éviter les ron-ces. En passant devant la serre elle aperçut, dans un rayon de lumière venant de la maison, une gerbe de fleurs jaunes jetées sur le tas de compost. C'étaient les chrysanthèmes de Jackie. Pernille avait d˚ les déposer là en sortant. Chacune des fleurs dorées lui rappela Nesta parce qu'elle aussi avait cessé d'être utile et qu'elle devenait gênante.
Une seule lumière brillait à Vair Place, celle du hall. Mrs. Johnson ouvrit la porte et Alice fut stupéfaite de voir qu'elle portait un manteau et un chapeau de feutre.
- O˘ est mon oncle?
- que se passe-t-il, madame?
- O˘ est mon oncle, répéta Alice dont la voix prenait des accents hystériques.
- Il dîne avec Mr. et Mrs. Hugo dont c'est l'anni-versaire de mariage.
Cette réponse produisit le même choc salutaire qu'une gifle chez une personne victime d'une crise de nerfs. Pour les autres, la vie continuait. que c'était drôle! Un anniversaire de mariage! Alice n'en connaîtrait jamais! Elle se cramponna au chambranle de la porte en s'efforçant de ne pas rire.
Mrs. Johnson regarda la couverture dont elle était enveloppée d'un air désapprobateur.
- qu'est-ce qui vous prend de sortir ainsi sans manteau, madame?
- Je vais attendre mon oncle. quelle heure est-il?
- A peine dix-neuf heures. De mauvaise gr‚ce, elle ouvrit la porte un peu plus. Kathleen et moi allions partir à Pollington pour voir mon cousin Norman, mais si vous désirez attendre, nous pouvons nous décommander.
- Non, non, pas du tout, si vous alliez vous amuser...
- Il n'est pas question d'amusement, madame.
Norman est alité depuis des mois et Mr. Whittaker a toujours été si bon pour lui que j'ai cru devoir apporter, moi aussi, ma petite contribution. Dieu sait que les Dawson sont paresseux, et Norman n'est certes pas le plus courageux de la famille, mais il s'agit d'une véritable maladie...
- Cela ne fait rien...
Elle s'interrompit, faisant le rapprochement des initiales N.D. Norman Dawson. Son oncle avait fait des chèques pour le cousin malade de sa gouvernante.
Une autre porte se refermait, une autre question se trouvait résolue.
- Bien entendu, vous devez y aller. Je peux fort bien attendre toute seule.
- Malheureusement, Kathleen vient d'arrêter la chaudière car la cheminée doit être ramonée demain.
Dans une demi-heure tous les radiateurs seront froids.
- Tant pis, je vais m'arranger, murmura Alice.
Elle pouvait aller chez Hugo. Ce n'était pas loin, à
moins de trois cents mètres de là. Elle se détourna en frissonnant un peu, épuisée par l'effort. La porte resta ouverte juste assez longtemps pour lui permettre de trouver son chemin dans l'allée entre les lauriers. Une fois dans la rue, elle se mit à courir, s'arrêtant de temps à autre pour reprendre son souffle.
Il n'oserait pas se lancer à sa poursuite. Ou bien l'oserait-il?
Si seulement ses jambes n'avaient pas été si faibles et les trottoirs si glissants! Les pensées se bouscu-laient dans sa tête en feu. Son mari voulait la tuer.
Il avait tué une autre femme et elle, Alice, en savait trop. Il voulait la supprimer pour qu'elle ne parle pas et parce qu'il désirait son argent. Tout était maintenant clair dans son esprit, mais l'horreur même de cette situation fournissait un anesthésique qui annihi-lait toute émotion.
La maison de Hugo était la première dans un quartier de grandes demeures modernes construites au milieu d'ormes séculaires. Des lumières brillaient à
travers les arbres. Elle allait g‚cher leur soirée en faisant irruption au milieu de ces gens joyeux qui levaient gaiement leur verre, mais elle n'y pouvait rien.
Au moment o˘ elle posait la main sur la grille, les phares d'une voiture percèrent l'obscurité. Le bruit du moteur retentit comme celui d'un train sortant d'un tunnel. Alice s'aplatit contre la haie, le souffle coupé, abritant ses yeux de son bras levé, mais la voiture passa près d'elle sans s'arrêter, éclaboussant ses jambes de boue.
" C'est ce que doit ressentir un lièvre traqué, pensa-t-elle, effrayé d'instinct, mais ignorant de quoi il a peur. "
L'allée jusqu'à la maison était longue, sinueuse, mal pavée, mais l'idée qu'elle arrivait au but lui redonna un peu de courage. Elle gravit les marches et tam-bourina contre la porte.
Jackie allait venir. Dieu merci, elle serait la première à la voir. Elle l'emmènerait dans sa chambre et lui permettrait de se réchauffer et de se reposer jusqu'à ce que sa panique soit calmée. En entendant des bruits de pas et l'approche de contacts humains, l'af-freuse réalité lui apparut avec une acuité accrue : Andrew avait tué Nesta, Andrew essayait de la tuer!...
Seigneur! que devait-elle faire? Elle n'osait pas y penser.
La porte s'ouvrit :
- Oh! Jackie, j'ai cru que jamais...
Elle haleta, trop bouleversée et stupéfaite pour trouver ses mots. Sur le pas de la porte, Christopher dans ses bras, se tenait Daphné Feast.
Des cartes d'anniversaires posées contre les vases de fleurs couvraient la cheminée. Une paysanne éche-velée, le visage rouge, une couverture écossaise sur les épaules regardait Alice dans le miroir. Christopher se mit à pleurer.
- Ils sont allés au Boadicea, déclara Daphné, ne le saviez-vous pas? Vous pensez bien qu'elle n'allait pas se mettre à faire la cuisine le jour de son anniversaire de mariage!
- que faites-vous là?
- Je garde les enfants et je vous assure que ce n'est pas une sinécure! Celui-ci n'a pas arrêté de hurler depuis qu'ils sont partis. - Elle tendit l'enfant à Alice : - Prenez-le un peu, si cela ne vous ennuie pas.
Heureusement, un fauteuil se trouvait là, Alice y tomba sans regarder derrière elle. Elle serra le petit garçon contre elle en essayant de le calmer.
Distrait par un nouveau visage, il s'arrêta de pleurer. Elle retira un peigne de ses cheveux et le lui donna. Il le retourna entre ses mains avec un sourire émerveillé.
- Y a-t-il quelque chose à boire?
- Je l'ignore. Je ne suis pas chez moi.
- Il doit y avoir du cognac dans le buffet.
Daphné la regarda avec des yeux ronds. Sans répondre, elle ouvrit la porte du buffet et sortit une bouteille et un verre qu'elle tendit à Alice. Celle-ci posa Christopher par terre o˘ il se mit aussitôt à peigner le tapis en haute laine tandis qu'elle se versait du cognac et le buvait. La chaleur qui la parcourut la réconforta.
- Je crois que vous devriez téléphoner à Mr. Fielding de venir vous chercher.
- Je vais le faire, mentit Alice.
Fort opportunément, le téléphone était dans le hall.
Elle ferma la porte. Il y avait près d'un an qu'elle n'avait pas composé ce numéro, mais elle le connaissait par cúur. Poussant un gros soupir, elle attendit qu'il décroch‚t.
Sans doute Jackie avait-elle raison. Si elle s'était coiffée ainsi depuis des années, si elle avait pris soin de son visage, rien ne serait peut-être arrivé. La coiffeuse de Jackie offrait tout un assortiment de produits de beauté qu'Alice n'avait jamais songé à acheter.
Elle se brossa soigneusement les cheveux puis, au lieu de les aplatir, elle les releva au-dessus de la tête en les faisant gonfler et en les faisant retomber sur son front en une vague souple. Avec une étrange surexcitation, elle se recula pour juger de l'effet.
Bien qu'elle s'y attendît, elle eut un petit sursaut de surprise. Elle imita alors le petit sourire en coin, appuyé par une úillade aguichante qu'elle connaissait si bien. " Ainsi, voilà donc l'explication ", pensa-t-elle.
Ce fut avec l'impression de céder à un vice caché
qu'elle commença à se maquiller. Un fond de teint réchauffa la p‚leur de ses joues. Ses lèvres furent avivées de rose, ses paupières enduites de cosmé-tique bleu et, pour terminer, elle accentua avec un crayon brun, l'arc de ses propres sourcils blonds. La transformation était complète.
Cependant, elle ne pouvait retourner dans la rue drapée dans une couverture de voyage. La garde-robe de Jackie offrait toute une collection de manteaux.
D'une main tremblante, elle décrocha un élégant vêtement en laine bouclée noire et l'enfila.
Le décor était planté, le rideau pouvait se lever. Se redressant, elle se retourna. Oui, comme elle s'y attendait, Nesta Drage avançait à sa rencontre.
Alice se laissa tomber sur le lit, l'euphorie faisant place au choc. S'en étaient-ils tous aperçus sauf elle?
Etait-ce là ce que Jackie avait voulu lui dire : " Tu devrais te coiffer comme Nesta parce qu'avec un peu d'adresse, un changement dans ton maquillage, tu lui ressemblerais " ?
Son front était plus haut, ses yeux plus grands que ceux de la fleuriste, mais elle avait la même silhouette épanouie, la même bouche aux lèvres pulpeuses. En dépit de ses malaises, son visage s'était rempli au cours des dernières semaines, accentuant encore la ressemblance.
Justin Whittaker l'avait remarquée. Son affection pour Nesta avait été celle d'un oncle tolérant pour la jolie femme que sa nièce ne serait jamais. Andrew l'avait remarquée également. Il l'avait épousée parce qu'elle ressemblait à Nesta. Cette constatation la frappa et dans le miroir son visage prit l'air mélancolique de Nesta.
- Est-ce que tout va bien, Mrs. Fielding?
Elle répondit sur le ton qui était exclusivement le sien : cultivé, autoritaire, habitué à être obéi.
- J'ai emprunté un des manteaux de Mrs. Whittaker. Elle n'y verra pas d'inconvénients.
Eteignant la lumière, elle entra dans le hall.
- N'allez-vous pas attendre Mr. Fielding?
- Je vais à sa rencontre.
- Oh! que vous êtes chic! - Si Daphné avait remarqué la ressemblance, elle n'en fit rien voir et poursuivit : - Vous aviez l'air affolée en arrivant.
J'ai pensé que quelqu'un vous avait fait peur dans la rue. Etait-ce un homme, Mrs. Fielding?
- Oui, c'était un homme.
En téléphonant à Harry, elle n'avait rien expliqué.
Encore sous l'effet de l'alcool, il lui avait semblé qu'une fois en sa présence, tout s'arrangerait. Harry l'avait toujours aimée et n'avait vu en son mari qu'un étranger. Il attendait l'inévitable pour courir sa propre chance. Il allait l'emmener ailleurs et un jour, quand tout serait terminé...
Elle descendit Station Road, franchit le pont, passa devant l'Entreprise sans éprouver d'appréhension.
Dans un instant, la voiture d'Harry allait apparaître et s'arrêterait à sa hauteur.
" Si quelque chose vous trouble, Alice, quoi que ce soit, tournez-vous vers moi. " Mais il était son médecin aussi bien que son ami. Elle ne pouvait le compro-mettre. Pour le moment, elle ne souhaitait qu'une oreille attentive, le secours d'un ami alors que tous les siens l'avaient déçue.
Les choses n'arrivent jamais quand et comme on les attend. Pourtant, au moment o˘ elle se disait : il va arriver, sa voiture tourna dans High Street et s'arrêta près d'elle.
A la façon dont son cúur se mit à battre, elle pensa que cette émotion ressemblait à celle que l'on éprouve à un premier rendez-vous. Le voir surgir à cet instant précis fit plus que toute autre considération pour dissiper ses doutes. Comment avait-elle jamais pu le juger gauche et maladroit?
Elle s'installa dans la voiture près de lui sans le regarder. quand elle se décida enfin à tourner la tête, la vue de sa laideur sympathique, accentuée par ses traits tirés, refroidit son enthousiasme. Irrésistiblement, elle le compara à Andrew.
Andrew... le reverrait-elle jamais? Dans un lointain avenir, assise dans une voiture, peut-être à côté d'Harry, elle l'apercevrait dans la foule comme un étranger...
- Je suis heureux que vous m'ayez téléphoné, dit Harry, je pensais que vous le feriez. Nous avions commencé une conversation l'autre jour dans la salle de réunions de l'église. Nous devons la terminer. - Il parut soudain s'aviser qu'il faisait nuit, qu'il avait plu et qu'elle avait marché seule dans la rue. - A quoi donc songe Andrew pour vous laisser...
- Je l'ai quitté.
Elle savait qu'il ne serait pas surpris. Depuis le début, il s'y attendait. Il tourna dans High Street sans répondre. L'éclairage orange de la bretelle de l'autoroute allumait des lueurs dans le ciel. On aurait dit qu'à l'horizon, il y avait un incendie.
- Harry, je ne peux en parler maintenant. J'ai cru que ce serait possible avant de vous rencontrer, mais tout cela est encore trop frais. Je vous demande seulement de rester avec moi jusqu'au retour d'Hugo...
Je ne veux être un embarras pour personne. Peut-être vaudrait-il mieux que j'aille à l'hôtel.
Ils passèrent devant le Boadicea. " Hugo est là, pensa-t-elle. Hugo et mon oncle. " Si elle ne pouvait se confier à Harry, comment pourrait-elle parler aux autres?
- J'aimerais que vous me fassiez confiance, murmura Harry et elle se mit à pleurer. Cela vous ferait du bien.
Il lui tendit la main pour l'aider à descendre de voiture devant la maison o˘ brillait sa plaque.
Dans la salle d'attente, les chaises étaient rangées contre le mur et les magazines remis en pile. Il ne prit pas la peine d'allumer la lumière ni de tirer le verrou derrière lui.
- Vous pouvez vous allonger ici, dit-il, je vais vous donner un sédatif.
Il se dirigea vers la salle d'examen et elle vit son propre reflet venir au-devant d'elle dans la vitre sombre battue par la pluie. A la vue de cette silhouette, elle porta la main à ses yeux et se laissa tomber dans un fauteuil. En silence, il prit deux pilules qu'il lui tendit avec un verre d'eau. Il avait poussé l'interrup-teur et, sous la lumière crue, elle cilla.
- Voulez-vous me parler maintenant, demanda-t-il avec bonté.
- Je regrette de vous avoir interrompu ce jour-là à l'église, dit-elle, vous alliez tout me révéler, n'est-ce pas, Harry? J'aurais sans doute mieux supporté le choc à ce moment-là.
Il parut déconcerté :
- Je ne vous suis pas bien, Alice.
- Ne vous en souvenez-vous pas? Vous m'avez recommandé de ne pas voir de lien entre Andrew et Nesta.
- Ne me dites pas que vous l'avez quitté pour cela, fit-il avec un drôle de petit rire.
Surprise, elle le dévisagea.
- Pour cela... et pour bien d'autres raisons.
Il s'assit à côté d'elle avec une expression alarmée :
- Alice, je ne sais pas ce que sont ces autres raisons. Je ne vous les demande pas, mais je n'avais pas l'intention de vous faire la moindre révélation au sujet de votre mari.
- que vouliez-vous insinuer alors?
- Je pensais seulement que le moment était venu de vous ouvrir les yeux sur Nesta Drage. Oh! Seigneur!
je me suis tu si longtemps! mais quand vous avez commencé à parler d'elle... j'ai résolu de tout vous confesser.
- Me parler d'elle? Tout le monde savait que j'étais mortellement inquiète à son sujet.
On ne pouvait se tromper sur l'incrédulité qui se lisait sur le visage du médecin.
- Pourquoi ne m'en avez-vous rien dit?
Cette question lui fit l'effet d'une douche froide.
Il avait raison. Elle ne lui en avait jamais parlé. Parmi tous les gens qu'elle avait consultés, elle n'avait jamais songé à s'adresser à lui parce qu'elle avait peur.
- Mais Harry... Nesta n'était pas malade, pourquoi vous aurais-je parlé d'elle?
Il eut ce même rire amer.
- Pas malade? Pensez-vous qu'il soit normal pour une jeune femme de devenir grasse, de perdre ses cheveux et d'être aussi déprimée qu'elle l'était?
- Non, mais... Harry oublions tout cela. Je vous demande seulement de me dire quand Andrew est intervenu dans cette histoire.
Elle était plus calme. Les pilules qu'il lui avait
données avaient probablement un effet rapide. Elle se pencha vers lui en s'appuyant sur la table.
Soudain, Harry eut l'air d'un homme qui est arrivé
au bout de son rouleau et qui est prêt à admettre n'importe quoi parce que plus rien ne compte pour lui.
- Il n'y a eu que deux hommes dans la vie de Nesta, déclara-t-il d'une voix sourde : Feast, et je ne crois pas qu'il se soit trouvé seul avec elle plus de cinq minutes à la fois et... un autre...
- Andrew? chuchota-t-elle.
- Alice, je vous ai recommandé de ne pas les associer. Andrew, Hugo, votre oncle, ils n'étaient que des prétextes qu'elle se donnait. Croyez-moi, vous avez besoin d'un réconfort lorsque vous êtes une jeune et jolie femme et que brutalement un mal insidieux vous défigure. Vous avez besoin d'être rassurée. C'est l'un des symptômes de la maladie : vous avez besoin que l'on vous répète tout le temps que vous êtes toujours belle et désirable.
- Mais enfin qu'avait-elle? De quoi souffrait Nesta?
- Dans ce cas, vous faites tout pour le cacher.
Je crois que seul Feast l'a senti. Cela explique même cette attirance, l'attrait de deux êtres aussi opposés physiquement, l'un manquant de ce qui était un tel fardeau pour l'autre. Je ne pense pas que vous ayez jamais entendu le nom de cette maladie...
Le grand salon chez Hugo, deux enfants qui sont écartés, le mot difficile, prononcé par Jackie, lui revint :
- Myxcedème?
- que vous êtes savante! fit-il avec l'ombre d'un sourire.
- Mais comment savez-vous tout cela sur Feast, Andrew et mon oncle?
- J'ai décidé de tout vous dire, Alice. Voyez-vous, l'autre homme dans la vie de Nesta, c'était moi.
Machinalement sa main avait saisi le téléphone. Elle n'avait qu'une pensée : il faut que j'appelle Andrew.
Mais il l'arrêta. Elle était faible et la détermination d'Harry était grande.
- Laissez-moi terminer. Ne m'abandonnez pas encore, Alice. Voyez-vous, elle me faisait un peu penser à vous. Il y avait entre vous, une vague ressemblance, comme si je vous voyais dans un miroir défor-mant. Je ne pouvais vous avoir, mais je devais continuer à vivre, n'est-ce pas?
- Je veux voir Andrew, je veux retourner près de lui.
La colère le secoua. Il lui saisit les poignets.
- Ne pouvez-vous l'oublier un seul instant? Ne me devez-vous pas au moins une heure de votre temps?
- Très bien, mais...
- Nous nous retrouvions dans un endroit qu'elle connaissait. Cet hôtel sordide de Paddington. Je vous choque, Alice... Ce ne pouvait qu'être ainsi, secret, clandestin... parce que j'étais son médecin et dans notre pays on ne badine pas avec la morale. Ce n'est pas très joli de ma part. Oh! il y a longtemps que je n'ai plus besoin d'elle, mais elle avait besoin de moi.
Elle répétait que si je la laissais, elle ne saurait plus quoi devenir. Je savais qu'elle était atteinte de myxúdème, comment ne l'aurais-je pas su étant médecin et vivant si près d'elle? Je savais que si elle ne se faisait pas soigner elle deviendrait comme une idiote et sombrerait dans une apathie profonde la rendant incapable de se subvenir à elle-même. Mais elle était si vaine! Lorsque j'essayais de lui démontrer que sa vanité était un symptôme de sa maladie, elle me répon-dait :
- Laisse-moi tranquille, je vais aller mieux. Tu me persécutes parce que tu veux te débarrasser de moi.
Se débarrasser d'elle. Les mots résonnèrent dans l'esprit d'Alice. Brusquement, elle voulut l'arrêter et se sauver dans l'air pur de la nuit.
- Je vous en prie, ne vous levez pas, dit-il d'une voix pressante, laissez-moi tout vous raconter.
Il fit une pause et reprit :
- Ensuite, elle a déclaré qu'elle ne voulait plus travailler. Avec ce que lui rapporterait la vente de sa boutique, elle irait s'installer quelque temps dans cet hôtel de Paddington et réfléchirait avant de prendre une décision. Je pourrais venir la voir là-bas, prétendait-elle. D'un côté, c'était un soulagement, mais de l'autre c'était pire. Tôt ou tard, je le savais, elle devrait faire appel à un autre médecin et alors que lui raconterait-elle à mon sujet?
- Je ne veux plus vous écouter, je ne veux rien savoir...
- Asseyez-vous, Alice, je vous en prie.
- Je sais ce que vous allez me dire. Vous lui avez donné une drogue et elle a mangé du fromage, alors...
- Les choses ne se sont pas passées ainsi, dit-il avec étonnement. Manger du fromage n'aurait pas fait de mal à Nesta. Sa tension serait montée. Les malades qui souffrent de myxúdème ont une tension basse.
Oh! Alice, pauvre Alice, est-ce là ce que vous avez cru?
- qu'est-il donc arrivé?
- J'avais une clef de sa boutique et je devais l'y rencontrer la nuit de son départ. J'avais l'intention de tenter un dernier effort pour l'obliger à se soigner...
- Il hésita : - A diverses reprises j'avais essayé de lui faire prendre des extraits thyroÔdiens qui conve-naient à son état. Je lui avais prescrit des cachets de thyroÔdes en prétendant que c'étaient des euphori-sants, mais elle a refusé de les prendre. A ce moment-là, elle n'aurait accepté aucune de mes prescriptions.
L'histoire qu'il racontait ressemblait de plus en plus à un cauchemar. Elle se voyait dans une maison remplie de pièces qu'elle parcourait jusqu'à ce qu'elle se trouv‚t au grenier. Elle voulait sortir de la maison et descendre l'escalier, mais il l'obligeait à grimper toujours plus haut.
- Harry, je vous en prie...
- Je ne suis arrivé chez elle qu'à vingt et une heures trente. Je l'ai appelée. Elle ne m'a pas répondu.
Toutes les couvertures étaient empaquetées et elle était étendue à même sur le matelas.
A nouveau, il fit une pause, comme s'il avait peur de poursuivre. Alice poussa un petit cri inarticulé...
- Elle était... elle était inconsciente. Je ne savais pas ce qui était arrivé ni ce qu'elle avait pu prendre.
Ah! Seigneur! je voudrais vous faire comprendre ce que j'ai ressenti à ce moment-là. Etre libre enfin... un petit coup de pouce et... même pas cela. Il suffisait de ne rien faire et de la laisser mourir. Personne ne le saurait. Il était même facile de la faire disparaître àvec le cimetière dont la terre était retournée... Je l'ai longtemps regardée étendue là avec sa perruque qui s'était mise de travers et puis...
Une exclamation de terreur s'échappa des lèvres d'Alice :
- qu'allez-vous me dire? demanda-t-elle et son regard tomba sur le verre vide devant elle : Non, Non, Non, Harry, Non!
Elle avait gravi tous les escaliers de cette maison de cauchemar avec lui derrière elle. Les portes s'étaient ouvertes une par une et elle avait vu ce que les pièces contenaient en s'affolant de plus en plus à chacune de ses découvertes. Maintenant, ils étaient arrivés au faîte de la maison et il ne restait plus qu'une seule porte à ouvrir.
Elle s'écarta de lui, prête à crier, et il s'approcha, grand, énorme, redoutable...
Derrière la porte, il y eut des pas, étouffés d'abord, puis plus clairs. Elle devait sortir d'ici, retourner près d'Andrew... Etait-ce un bruit réel ou était-ce l'effet de son imagination? Il y eut un faible cliquetis quand la poignée se mit à tourner. C'était une vieille porte avec une plaque de propreté blanche et une poignée en fer.
Alice s'immobilisa, ses yeux s'agrandirent de frayeur en voyant le battant bouger d'un centimètre, s'arrêter et continuer à s'ouvrir.
Un petit courant d'air frais s'engouffra par l'ouverture et avec lui parut une mèche de cheveux blonds et la pointe d'une chaussure noire.
Tous les muscles de son corps tendus, Alice était immobilisée par une frayeur panique qu'elle ne pouvait surmonter. Au fond d'elle-même montait un cri qui resta emprisonné au fond de sa gorge. Elle porta la main à la bouche lorsqu'elle vit apparaître le chignon de cheveux blonds, le tailleur à carreaux noirs et blancs et qu'entre les doigts gantés de noir, elle reconnut la boîte à maquillage avec les initiales dorées qui brillaient dans la lumière.
- Eh bien, quelle surprise, Alice, il y a longtemps que nous ne nous étions vues!
CHAPITRE XIV
Affalée sur son fauteuil, la tête sur ses genoux, elle n'avait pas complètement perdu connaissance. Le bord du verre qu'Harry lui tendait claqua entre ses dents et l'eau éclaboussa le manteau de Jackie.
Un profond silence régnait dans la pièce. Elle entendait les battements précipités de son cúur. Puis le silence fut rompu par le pas lourd d'Harry qui tra-versait la pièce pour aller rincer le verre.
Son regard ne se porta pas sur Harry. Le croisement d'une vache hollandaise et d'une poupée de porcelaine. Cette description ne convenait pas à la jeune femme élégante assise sur le bord de la table qui la contemplait en balançant ses longues jambes fuselées. Nesta était belle. Ses cheveux dorés enca-draient son visage en vagues souples. Sa peau n'avait jamais eu un éclat plus transparent. Alice se souvenait du maquillage épais qui avait recouvert ses joues.
Nesta avait retrouvé toute sa sveltesse.
Les deux femmes se considéraient sans parler. Nesta avait les lèvres entrouvertes comme si elle voulait dire quelque chose mais ne pouvait s'y décider. Alice avait l'impression que tout cela n'était qu'un rêve; ce fut Harry qui ramena les choses à la réalité. Voyant qu'Alice retrouvait ses esprits, il se tourna vers Nesta en disant avec colère :
- Tu es inexcusable de t'être introduite ici de la sorte. que fais-tu là, du reste? Tu ne devais pas sortir avant la semaine prochaine.
Nesta battit des paupières. Dès qu'elle se mit à parler, les mots se précipitèrent.
- Je me portais comme un charme. On avait assez de moi là-bas et on m'a donné le feu vert. J'ai pensé
que je ne pouvais faire mieux que de rendre visite à
mon dévoué médecin.
Alice arrivait à peine à y croire. C'était bien Nesta.
Ces mots, ces phrases, c'était bien elle qui les pronon-
çait, mais c'était Nesta telle qu'elle était arrivée à
Salstead. Elle entendait le rire roucoulant et vit les doigts gantés frapper le dessus de la table.
- Je suis tombée sur Feast et je suis allée chez lui pour me refaire une beauté. Je n'allais pas rester une minute de plus dans cet affreux imperméable rouge que tu m'as acheté. Se tournant vers Alice avec un sourire complice, elle ajouta : rouge! je vous demande un peu!
Sans savoir ce qu'elle faisait, à moins que ce ne f˚t par soulagement ou un prélude au pardon, Alice posa sa main sur celle de Nesta. Celle-ci la serra en souriant. Nesta pencha la tête et sentit le bouton de rose fixé au revers de son tailleur.
- Je suppose que je vous dois des excuses, Alice.
Je me suis mal conduite envers vous. J'ai même l'impression que je vous ai un peu inquiétée.
- Ce doit être l'euphémisme de l'année, dit Harry.
- Mais o˘ étiez-vous donc, demanda Alice en retrouvant sa langue, je vous croyais morte.
- J'ai bien failli mourir . Au cours des dernières semaines que j'ai passées à Salstead, j'ai été si malade que j'ai cru perdre la tête. quelque chose n'allait pas avec... avec mon métabolisme. Rien que l'on puisse déceler. C'était surtout mental.
- quelle sottise! dit Harry.
Elle lui lança un regard indigné.
- J'étais dans un drôle d'état ce dernier vendredi.
Je peux bien vous avouer que les visites que j'ai faites aux Graham, au Boadicea, puis à Hugo et Jackie et leurs mioches, ne m'ont guère réconfortée. quand je suis arrivée chez votre oncle, j'étais positivement dans les trente-sixièmes dessous. Bref, je suis allée à la cuisine dire au revoir à Mrs. Johnson.
- Et cette vieille toquée lui a conseillé de prendre quelque chose pour les nerfs et lui a donné une fiole contenant trois comprimés de tofranil. Elle n'arrête pas de distribuer ce médicament aux quatre vents comme si c'était une panacée universelle.
- Elle a voulu m'en donner l'autre jour, dit Alice.
- Nesta a été assez folle pour les prendre.
- Lorsque je suis montée voir Pernille, confirma Nesta, je suis entrée dans la salle de bain et j'ai avalé
les trois comprimés avec de l'eau que j'ai bue dans votre verre à dents.
- Le tofranil fait baisser la tension ce qui est la dernière chose à faire chez un malade souffrant de myxoîdème.
Nesta tressaillit en entendant le mot et Alice lui serra la main.
- Ce médicament à d'autres effets secondaires, reprit Harry, tremblements, tachycardie, perte d'appé-tit.
- Je me suis sentie mal en rentrant chez moi et j'ai voulu m'étendre pour me reposer. J'ai d˚ perdre connaissance parce que j'étais inconsciente quand Harry m'a trouvée. Je suppose que je lui dois de la reconnaissance. Il n'y avait pas de lit disponible à Pollington, aussi m'a-t-il conduite à l'hôpital d'Orphingham en prétendant que j'habitais cette ville.
- Orphingham? Voulez-vous dire que vous étiez là?
C'était incroyable et cependant plus plausible que toutes ses conjectures. Tandis qu'elle allait à la police, au bureau de poste, alors qu'elle poursuivait une ombre chez la fleuriste et une autre sur le trottoir, Nesta était couchée à cent mètres de là sur un lit d'hôpital.
- Harry est venu me voir deux ou trois fois par semaine. Il ne voulait pas que l'on s˚t ce qui m'était arrivé, à Salstead et je partageais ce point de vue.
Un jour, il m'a dit que je devais vous adresser un mot parce que vous aviez l'intention de faire paraître un avis de recherche et l'une des infirmières aurait pu le remarquer. D'un autre côté, je ne voulais pas que vous me voyiez dans cet état.
- On lui avait retiré sa perruque et on ne lui lais-sait utiliser aucun maquillage, car tout cela aurait contribué à cacher les symptômes. Nesta ne voulait pas que vous constatiez l'état o˘ sa propre folie l'avait conduite.
- Taisez-vous, dit Alice en posant un bras protecteur sur les genoux de la jeune femme, ne soyez pas cruel.
- Je m'étais habituée aux infirmières, mais c'était pénible de les entendre plaisanter, sauf une avec qui je m'amusais. C'est une chic fille. Harry n'arrêtait pas de me faire la morale chaque fois qu'il venait me voir. Dès que je fus un peu mieux, il me porta des livres sérieux en prétendant que ce serait une excel-lente thérapeutique. Heureusement, mon amie l'in-firmière achetait en cachette des revues féminines plus distrayantes.
- L'essentiel de tout cela, Alice, dit Harry avec impatience, est que je lui ai prêté ma machine à écrire en espérant qu'elle pourrait se reconvertir en secrétaire quand elle sortirait de l'hôpital. La vente des fleurs n'avait pas été d'un si bon rapport.
- J'ai honte de moi-même, Alice, et je ne sais comment m'expliquer. Je ne voulais pas que vous vous fassiez du souci à mon endroit. Cependant, cette infirmière dont je vous ai parlé, Miss Currie, s'est étonnée que je ne reçoive pas de lettres. Elle m'a raconté que cela lui rappelait un vieil homme qui habitait une maison appelée Sewerby dans Chemlsford Road, à côté de chez sa mère. Il ne recevait jamais de lettre, paraît-il, et un jour en allant à la poste, il avait lu une affiche disant : " quelqu'un, quelque part, attend une lettre de vous " et cela lui avait fait de la peine.
Elle a ri en ajoutant que c'était une chance que les habitants de Chelmsford Road reçoivent leurs lettres car le nouveau facteur était un peu simplet.
- Oh! Nesta, s'exclama Alice.
- Vous me connaissez, je suis toujours prête à
m'amuser avec les puzzles et les énigmes.
- Continue, dit Harry.
- Très bien, mais laisse-moi raconter à ma façon, s'il te plaît. J'ai donc rempli un formulaire et j'ai indiqué Sewerby comme étant ma dernière adresse.
Alice leva la tête, mais ne l'interrompit pas. - Je-pensais me faire envoyer le courrier à l'hôpital. J'en avais l'intention, je vous le jure. Puis j'ai pensé que si, par hasard, Miss Currie m'apportait mon courrier, elle remarquerait l'adresse d'une maison à côté de chez sa mère, j'aurais l'air bien sotte. Alors j'ai décidé
de faire suivre le courrier à l'hôtel Endymion. J'y étais connue et je pourrais aller récupérer les lettres dès que je sortirais. On me promettait toujours que je n'en avais plus que pour une semaine. Comment aurais-je pu imaginer que vous continueriez à écrire et prendriez les choses au tragique?
- Vous avez pourtant fait de votre mieux pour me décourager, dit Alice, vos lettres étaient très laconiques.
- Ce n'était pas intentionnel, mon chou. Je n'ai jamais su me servir convenablement de cette machine.
Je n'étais guère capable d'écrire plus que quelques lignes. Il ne faut pas en vouloir à Harry, Alice, je ne lui avais parlé de rien.
- Je ne comprends pas comment vous avez cru que votre plan marcherait, Nesta. Le facteur aurait pu y voir clair, j'aurais pu ne pas envoyer la bague...
- C'est là qu'Harry est intervenu. Il ne vous avait pas rencontrée, mais il a eu vent de la chose par la rumeur publique.
Harry l'interrompit :
- Laisse-moi expliquer, veux-tu? J'ai rencontré
votre belle-súur, Alice. Elle m'a appris que vous aviez écrit à Nesta. De son côté, Mr. Cropper m'a raconté
que vous lui aviez expédié sa bague après lui avoir réglé le montant de la réparation. Nesta accepta alors de vous écrire pour vous en accuser réception. Elle me déclara par la même occasion qu'elle n'appren-drait jamais à taper à la machine et que je pouvais la reprendre. Andrew m'avait dit qu'il en avait besoin d'une et je la lui ai apportée le jour o˘ vous étiez à
Orphingham. Dieu sait que je ne peux pas le souf-frir - il serait vain de prétendre le contraire - mais je ne pouvais supporter l'idée qu'il allait encore dé-penser votre argent. Cette voiture, cette montre que vous lui aviez données, je n'allais pas encore le laisser gaspiller une centaine de livres pour un autre de ces jouets co˚teux.
Alice sentit qu'elle p‚lissait de colère, mais elle serra les dents. quand elle parla, sa rage intérieure fit vibrer les mots :
- Vous ne comprendrez jamais, Harry!
- Je regrette, je n'aurais pas d˚ dire cela. Andrew me raconta que vous étiez à Orphingham pour y chercher Nesta. Il précisa qu'elle habitait là-bas dans une maison privée. Je ne comprenais plus rien. Je lui avais rapporté un livre que Nesta venait de lire. Je l'ai posé sur la table et je me suis sauvé en prétendant que je devais passer à mon cabinet. Le lendemain, je vous ai rencontrée à St. Jude. Vous m'avez raconté que vous n'aviez pas trouvée Nesta et vous avez commencé à poser des questions à Daphné Feast.
J'étais sur le point de vous révéler o˘ se trouvait Nesta quand cette maudite bonne femme m'a in-terpellé pour me parler de son régime. Je vous ai alors demandé de venir me voir si quelque chose n'allait pas. C'était une invitation, mais vous n'êtes pas venue.
- Alors, je lui ai tout raconté, dit Nesta. J'ai vidé
mon cúur, ajouta-t-elle en riant, on dit que la confession est un soulagement pour l'‚me. Seigneur! J'ai cru qu'il allait me battre, tellement il était furieux. Lorsque je lui ai avoué que le courrier était dirigé sur l'hôtel Endymion, j'ai cru qu'il allait avoir une attaque d'apo-plexie!
- Je suis allé chercher les lettres, dit Harry. Après cela, je ne pouvais plus rien vous dire, Alice. Vous l'auriez répété à Andrew et il n'aurait été que trop heureux de me faire passer devant le Conseil de l'Ordre. Je voyais déjà Mr. Drage, alias Dr Blunden, accusé de passer ses week-ends avec une de ses patientes dans un hôtel, et quel hôtel!
Les yeux baissés, Nesta regardait ses mains gantées.
- Le pauvre Harry aurait été rayé du Conseil de l'Ordre, dit-elle, pouvez-vous l'imaginer faisant du porte à porte comme visiteur médical? C'est ce qui arrive aux médecins déchus, j'ai vu ça à la télévision.
- Tais-toi! cria Harry. - Se tournant vers Alice, il reprit : - Une fois que ces lettres ont été récupérées, j'ai respiré, mais quand vous avez commencé à
voir un lien entre Andrew et Nesta, j'ai cru bon de mettre les choses au point.
- Vous n'avez pas besoin d'aller plus loin, dit Alice, je comprends tout, sauf une chose. Si vous aviez l'intention d'indiquer votre adresse comme étant Sewerby, Nesta, pourquoi ne l'avez-vous pas fait?
- Mais, c'est ce que j'ai fait, naturellement.
L'étonnement d'Alice ne fut que momentané :
- Avez-vous aimé Phineas Finn, Nesta?
- Si j'ai aimé... quoi?
- Un roman victorien avec une couverture en cuir brun.
- Vous voulez parler du livre d'Andrew. Il y a des limites, Alice. Je suppose qu'Harry a d˚ penser que j'allais me cultiver. Je l'ai parcouru en regardant les images et, croyez-moi, cela m'a suffi.
- Cela vous a surtout suffi pour faire une erreur mentale et écrire Saulsby au lieu de Sewerby. - Se souvenant des paroles du jeune détective, elle ajouta :
- C'est une erreur facile à commettre.
- Il n'est pas étonnant que je n'arrive jamais à terminer une grille de mots croisés, déclara Nesta.
- Je vais vous reconduire, Alice, dit Harry.
Il fouilla dans sa poche et tendit la main vers Nesta.
quelque chose brilla dans sa paume quand la lumière toucha le clips en diamant.
- A propos, j'ai cela pour toi depuis une semaine.
J'ai oublié de te le donner.
Lentement, Nesta retira le gant de sa main gauche et montra son annulaire.
- Eh bien, je crois que je n'en aurai pas besoin, dit-elle en exhibant un gros diamant noir taillé en carré. Mon fiancé... Oh! tu ne le connais pas, c'est un homme important dans sa partie. Il s'est cassé une jambe quand sa Jag est entrée en collision avec un camion le jour de l'ouverture de la bretelle sur l'autoroute.
Elle se mit à rire devant leur mine étonnée.
Alice se souvenait de l'ambulance dont elle avait entendu la sirène chez les Feast et s'émerveilla de cette autre coÔncidence.
C'était le jour o˘ elle avait acquis la conviction que Nesta était morte. Cette ambulance ne lui avait-elle pas, en fait, apporté une nouvelle vie?
- Naturellement, il avait une chambre privée à
Orphingham, poursuivit Nesta, mais il y avait un grand salon à l'hôpital o˘ pouvaient se rendre tous les malades valides. Je ne le connais que depuis une semaine. C'est ce que l'on appelle le coup de foudre.
Ne fais pas cette tête, Harry, je ne lui parlerai pas de toi.
Elle enfila son gant et, dans un geste d'espoir, pressa ses deux index sur ses sourcils peints.
- J'ai quelque chose à perdre maintenant, conclut-
elle.
- Je ne comprends pas pourquoi j'étais si s˚re qu'elle était morte.
- Peut-être le souhaitiez-vous inconsciemment.
- Comment pouvez-vous prétendre que j'ai souhaité
la mort de Nesta? C'est absurde et horrible! J'ai passé
des jours et des semaines à la rechercher. J'étais folle d'inquiétude.
- Pourquoi avez-vous essayé de lui ressembler ce soir?
- Je...
Pourquoi avait-elle fait cela? Elle porta son mouchoir à ses yeux pour enlever le bleu des paupières.
Il reprit avec impatience :
- Vous n'êtes pas vraiment semblables, vous savez. Ce que vous voyez dans un miroir n'est pas la véritable image. C'est une inversion latérale. Ce n'est pas ce que voient les autres. Je crois que vous vous regardiez dans votre miroir et que parfois vous y voyiez l'autre côté de vous-même.
Elle le regarda tandis qu'il tournait dans Station Road et arrêtait la voiture.
- Voyez-vous, Alice, Nesta avait réussi là o˘ vous aviez échoué. A trente-sept ans, vous étiez une vieille fille, riche mais sans amour et sans profession. Nesta s'était mariée jeune et avait gagné sa vie, mais surtout, elle savait être séduisante. Vous ne vous êtes vraiment intéressée à elle que lorsqu'elle est tombée malade.
- J'en étais malheureuse pour elle.
- Peut-être. A ce moment-là, vous n'étiez plus malheureuse vous-même. Vous vous étiez mariée, puis Nesta est partie. Vous aviez changé de place et vous n'avez pas voulu perdre cette autre partie de vous-même qui était seule comme vous l'aviez été. L'argent vous la ramènerait comme l'argent vous avait tout apporté.
- Non, cria-t-elle, non, Harry, ce n'est pas vrai!
- Pourquoi ne considérez-vous pas tout cela avec objectivité? Vous avez commencé à découvrir des choses à son sujet. La façon dont elle a attiré Andrew.
Peut-être avait-elle été attirante pour d'autres hommes aussi. - Alice se voila le visage de ses mains. - Vous alliez tuer cette autre image et tout ce qu'elle impli-quait, particulièrement l'infidélité d'Andrew. Dans votre cúur vous l'avez tuée. O˘ avez-vous été chercher cette idée extravagante sur le fromage? Et comme vous ne pouviez la tuer vous-même, vous avez décidé
que ce serait Andrew. Il fallait que ce f˚t Andrew qui tu‚t ce qui était jeune, joli, désirable.
- Comme vous me détestez, Harry!
- La haine, vous dirait Nesta, est proche parente de l'amour.
- Pas ce genre de haine. Pour empêcher Nesta de me parler, vous avez été prêt à tout. - Elle se mit à
sangloter : - Harry, j'aurais pu tout vous pardonner, mais pourquoi avez-vous voulu m'empoisonner?
Elle respirait fort entre deux sanglots. Elle ignorait ce qu'il allait faire, mais après cette orgie de frayeur qu'elle avait connue à Vair d'abord, puis ensuite dans son cabinet - frayeur qui n'en avait pas été moins réelle parce qu'elle était sans fondement - elle était maintenant indifférente à tout ce qui pouvait lui arriver.
Comme elle allait descendre, il lui toucha le bras.
La question qu'il lui posa fut totalement inattendue et, dans les circonstances présentes, elle la considéra comme une véritable insulte :
- Comment vous sentez-vous, Alice?
- que croyez-vous? Vous me parlez de vos inquiétudes, que pensez-vous que tout cela ait été pour moi?
J'étais malade, terrifiée à l'idée de manger, je suspec-tais tous ceux que j'aime de vouloir me tuer.
- Vous n'êtes pas malade, dit-il, personne n'a essayé de vous empoisonner. Vous allez avoir un enfant.
Elle ne répondit pas et descendit de voiture. L'air était frais et vif. Elle s'appuya contre une aile et se mit à pleurer. Harry vint la rejoindre.
- Je ne le savais pas au début, dit-il, mais je l'ai deviné à ce déjeuner o˘ vous vous êtes mise dans un tel état. Lorsque vous vous êtes évanouie et que je suis venu à Vair, je voulais vous examiner pour m'en assurer, mais Andrew ne l'a pas permis. - Il soupira : - D'une certaine façon, j'ai préféré qu'il en ait été ainsi. Voyez-vous, Alice, quand vous êtes amoureux d'une femme et qu'elle en épouse un autre, le seul moyen de retrouver votre équilibre est de vous nourrir d'illusions. Ne pouvant accepter les faits, vous vous dites que ce mariage n'est qu'une union blanche.
Dans votre cúur, vous savez qu'il s'agit d'un mariage dans tous les sens du terme, mais vous continuez à
vous illusionner et vous vous habituez à cette idée qui finit par s'ancrer dans votre esprit.
Il la regarda et fit un geste comme s'il voulait lui prendre la main, mais elle resta immobile, figée sur place, le vent soufflant sur son visage.
- Puis quelque chose d'autre arriva et je ne pus m'illusionner plus longtemps. Pour moi ce fut mille fois pire que le jour o˘ vous m'avez annoncé vos fiançailles. C'était comme si le fait même du mariage prenait pour moi sa réelle signification. Alors je n'ai pu me résoudre à vous dire la vérité. Le spécialiste le ferait. - Il eut un petit rire de dérision. - Comme s'il était besoin d'un spécialiste pour cela! N'importe quelle sage-femme l'aurait vu rien qu'à votre façon de marcher, votre visage plus plein qui vous faisait paraître dix ans plus jeune, vos malaises caractéristiques, pourquoi croyez-vous que vous ayez eu toutes ces idées fantastiques au sujet de Nesta? Ne vous êtes vous jamais avisée, ne le voyez-vous pas maintenant, que ce n'étaient là que les fantasmes de votre imagination exagérée par votre état de grossesse?
Elle était toujours sans parole. Une pluie fine commençait à tomber.
- que quelqu'un d'autre leur apprennent, pensais-je. Je ne pouvais supporter l'idée de votre bonheur.
- Sa voix se brisa : - Voir cela et savoir que je n'y étais pour rien.
- Je suis heureuse, fit-elle d'une voix étranglée.
Elle ferma le manteau autour d'elle et posa ses mains autour de sa taille. Le bonheur la submergeait.
- Partons, dit-il.
- Non. Je vais téléphoner à Andrew de venir me chercher.
- Andrew, fit-il avec amertume, toujours Andrew.
C'est curieux Alice, je pensais que ce ne serait qu'une question de temps. Il vous quitterait et alors vous vous tourneriez vers moi.
Elle s'éloigna de lui d'un pas rapide. Il y avait une cabine téléphonique à l'angle de High Street. Une bande de jeunes gens sortirent du Boadicea et bien que ses cheveux fussent défaits et que le rouge à lèvres de Jackie f˚t presque effacé, l'un d'eux siffla admirativement en la voyant passer. Elle entra dans la cabine vitrée et ferma la porte avec l'expression moqueuse d'une femme consciente de sa beauté.
Ce ne fut qu'en décrochant le récepteur qu'elle prit conscience de la situation : elle n'avait pas d'argent.
Elle n'avait pas d'argent! Pendant des années, elle avait pu tout s'acheter, mais aujourd'hui qu'elle voulait faire le geste simple que les plus pauvres pouvaient se permettre, elle n'avait pas la plus petite pièce de monnaie pour établir la communication!
Peu importait. Elle rentrerait chez elle à pied. L'indépendance était un tonique revigorant et joyeux qui se doublait d'une nouvelle dépendance envers Andrew.
Les phares de la voiture l'éblouirent au moment o˘
elle sortait de la cabine. Pendant un instant, elle pensa que c'était Harry qui revenait la chercher et la pitié
l'emporta sur l'indignation. Pourtant, une main sur les yeux, elle avança dans la lumière. Cette voiture était petite, rouge, gaie.
- Andrew! dit-elle avec autant de calme que s'ils se retrouvaient lors d'un rendez-vous préalablement fixé.
- Bell chérie, s'écria-t-il en sautant de la voiture pour la prendre dans ses bras. Je t'ai cherchée partout, j'ai cru que tu m'avais quitté. Je suis allé au Boadicea pour voir si tu étais avec Justin et les autres.
O˘ étais-tu donc?
- J'ai vu des fantômes.
Elle fut sur le point d'ajouter : je te raconterai cela plus tard, mais les mots moururent sur ses lèvres.
Pouvait-elle avouer à son mari qu'elle l'avait soup-
çonné de meurtre, d'adultère et de tentative d'assas-sinat sur sa propre personne? Aucun mariage, surtout aussi récent que le sien, n'y survivrait.
" Dépendance et confiance ", songea-t-elle. Il lui fallait du temps et de la patience. Oui, le temps dissi-perait les derniers mystères qui restaient encore.
Subitement la fatigue se fit sentir. Elle monta dans la voiture. Elle avait conscience de son propre corps et le traitait avec respect. Mais en arrivant à la maison, il allait lui demander à nouveau o˘ elle était allée. La réponse lui vint facilement. O˘ se rend une femme quand elle soupçonne qu'elle attend un enfant si ce n'est chez son médecin? S'être sauvée ainsi de la maison pour courir dans High Street était compa-tible avec les craintes et les espoirs de son état.
Durant un moment, elle ne parla pas. Il la regardait avec tendresse. Puis, il dit en choisissant ses mots avec hésitation :
- Je viens de rencontrer quelqu'un que nous connaissions... Elle était devant chez les Feast et montait dans une énorme Jaguar avec une aile emboutie...
- Je sais.
- L'as-tu vue, toi aussi? Je ne lui ai pas parlé. Je te cherchais.
…PILOGUE
Alice souleva le bébé de son landau. Il dormait déjà, cet enfant au teint oliv‚tre et aux cheveux noirs comme ceux de son père.
Elle roula le landau à l'ombre du porche en stuc de la maison de fonction. Andrew aimait le voir quand il rentrait du collège en fin d'après-midi.
Elle disposait de deux heures pour lire le livre.
Il était arrivé de chez l'éditeur par le dernier courrier et, pour la centième fois, elle admirait le titre : Trollope et la Chambre des Communes par Andrew Fielding.
Certaines personnes prétendaient que la création artistique ressemblait à la naissance d'un enfant et ils avaient connu une gestation simultanée.
Ses yeux dépistèrent le mot Saulsby dans le second chapitre. Elle sourit en se souvenant d'une réaction bien différente. Elle avait pris la résolution de ne jamais lui avouer ce qu'elle avait soupçonné, mais il y avait eu des questions à poser.
- Comment n'as-tu pas reconnu le nom quand je te l'ai donné? Te souviens-tu? Je revenais d'Orphingham et tu avais préparé le thé.
Il avait ri en la prenant dans ses bras pour atté-nuer sa légère moquerie.
- A quoi ressemble le mot Saulsby quand il est prononcé par quelqu'un qui a la bouche pleine de massepain?
- Je vois! Oh! Andrew, tu as cru que je disais Salisbury
- Il doit y avoir un village de ce nom dans tous les comtés d'Angleterre.
Toujours souriante, elle tourna les pages, s'émerveil-lant qu'un mot de sept lettres, cause de tant d'angoisse, n'ait été, après tout, qu'une toute petite pièce de ce grand puzzle.
FIN