RUTH RENDELL

FANTASMES

DU M ME AUTEUR

DANS LE MASqUE :

qUI A TU… CHARLIE HATTON?

FANTASMES

LE PASTEUR D…TECTIVE

L'ANALPHAB»TE

L'ENVELOPPE MAUVE

CES CHOSES-L¿ NE SE FONT PAS

…TRANGE CR…ATURE

LE PETIT …T… DE LA SAINT-LUKE

REVIENS-MOI

LA BANqUE FERME ¿ MIDI

UN AMOUR IMPORTUN

LE LAC DES T…N»BRES

L'INSPECTEUR WEXFORD

LE MçTRE DE LA LANDE

(Prix du Roman d'Aventures 1982)

LA FILLE qUI VENAIT DE LOIN

LA FI»VRE DANS LE SANG

SON ¬ME AU DIABLE

MORTS CROIS…ES

UNE FILLE DANS UN CAVEAU

ET TOUT «A EN FAMILLE...

LES CORBEAUX ENTRE EUX

UNE AMIE qUI VOUS VEUT DU BIEN

LA POLICE CONDUIT LE DEUIL

LA MAISON DE LA MORT

LE JEUNE HOMME ET LA MORT

MEURTRE INDEX…

LES DESARROIS DU Pr. SANDERS

DANS LE CLUB DES MASqUES

qUI A TU… CHARLIE HATTON?

MORTS CROIS…ES

LE LAC DES T…N»BRES

UNE AMIE qUI VOUS VEUT DU BIEN

CES CHOSES-L¿ NE SE FONT PAS

LE PETIT …T… DE LA SAINT-LUKE

L'ANALPHAB»TE

LA DANSE DE SALOM…

qUI NE TUERAIT LE MANDARIN?

SON ¬ME AU DIABLE

RUTH RENDELL

FANTASMES

Traduit de l'anglais par Marie-Louise Navarro LIBRAIRIE DES CHAMPS-ELYS…ES

Ce roman a paru sous le titre original : VANITY DIES HARD

(c) 1966 RUTH RENDELL ET LIBRAIRIE DES CHAMPS-ELYS…ES, 1977.

CHAPITRE PREMIER

La pluie cessa au moment o˘ ils entraient en ville, mais il restait partout des flaques d'eau dont la sur-face était ridée par le vent. Des feuilles humides s'abattaient contre le pare-brise et jonchaient le sol.

- Est-ce que ça ira pour toi? demanda Hugo en arrêtant sa voiture, nous sommes un peu en retard, alors si tu crois que tu peux...

- Tu aurais pu la conduire jusqu'au bout, dit sa femme, c'est mesquin de déposer les gens n'importe o˘ comme si tu conduisais un autobus. De plus, il va encore pleuvoir.

- J'ai dit que nous étions en retard, fit Hugo qui ajouta en se tournant vers sa súur : O.K. Alice? Voici le programme : Jackie et moi allons faire une rapide visite de l'usine des Laques Agglomérées, ensuite il y aura une sorte de réception, mais tout cela ne devrait pas demander plus de trois heures et nous pourrons te retrouver ici à dix-sept heures.

- Parfait, dit Alice.

Elle rassembla son sac et son parapluie avant d'ou-vrir la portière.

- Ne tiens pas compte de ce qu'il raconte, dit vivement Jackie, nous passerons te prendre chez Road,

Nesta. Rappelle-moi son adresse.

- Saulsby - S-a-u-l-s-b-y - Chelmsford mais je peux facilement...

- Il n'en est pas question, coupa Jackie, ses courtes boucles brunes vibrant comme des antennes, s'il avait le moindre esprit chevaleresque... Oh! à quoi bon!

Hugo avait déjà mis le moteur en marche. Dans un silence rageur, il consulta sa montre. Debout sur le trottoir, Alice agita la main.

- Mes amitiés à Nesta, cria Jackie, j'espère qu'elle ne sera pas dans une de ses humeurs mélancoliques.

Secoue-la un peu.

Une de ses humeurs mélancoliques... Ce n'était que trop vrai et expliquait son long silence, son refus appa-rent de répondre à la plupart des lettres d'Alice. Peut-

être n'aurait-elle pas d˚ venir. En tout cas, elle aurait mieux fait de prendre sa voiture au lieu de demander impulsivement à son frère de l'accompagner puisqu'il se rendait là pour affaire. Chelmsford Road pouvait être de l'autre côté de la ville.

" Ainsi voilà donc Orphingham, pensa-t-elle en regardant autour d'elle : la grande rue encore intacte, avec des maisons considérées comme de style parce que la plupart avaient été construites avant le XIXe siè-cle, quelques nouveaux magasins, des platanes séculaires. Au loin, s'étendait une vallée verdoyante au milieu de laquelle se dressait le ch‚teau. Par des trouées, on apercevait l'Orph qui serpentait entre des prairies mouillées. Alice songea que ce paysage avait peu changé depuis que Constable l'avait peint. C'était une jolie petite ville pour une femme de go˚t, ou un sanctuaire pour une ‚me blessée. "

Devant la mairie, il y avait un plan de la ville. Alice n'eut aucun mal à situer Chelmsford Road. Elle sourit en se rendant compte que la rue de Nesta partait d'un carrefour non loin de l'endroit o˘ elle se trouvait.

Elle comprit tout de suite que c'était un quartier résidentiel. Un grand nombre des maisons qui la bor-daient disparaissaient derrière de hauts murs coupés de grilles imposantes. Ce n'était pas ce qu'elle avait imaginé pour Nesta. Elle aurait mieux compris un petit cottage avec des pommiers en espaliers " Une petite maison ", selon les mots d'Herrick, " dont l'humble toit est imperméable ". Rien de tel ici, mais d'imposantes demeures et des villas à tourelles. Nesta avait probablement loué un appartement dans l'une d'elles.

Une pluie glacée commençait à tomber. Alice enfila son imperméable et ouvrit son parapluie. Cela lui fit penser à quel point Nesta était toujours parfaite et si svelte! Le parapluie de Nesta avait la forme d'une pa-gode avec un manche en onyx. Alice soupira. Même sans miroir, elle savait exactement à quoi elle ressemblait : une Anglaise aux yeux bleus et au teint frais, plus très jeune et ne valant pas un second regard.

Elle leva la main pour repousser une mèche blonde indisciplinée. Une goutte de pluie tomba sur son alliance et le soupir devint sourire. qu'importait son

‚ge, sa gaucherie, son manque de beauté puisqu'elle avait Andrew!

Comme elle l'avait supposé, d'après l'adresse, aucune maison ne portait de numéro. Orphingham Lodge, El Kantara, Les Hêtres; de l'autre côté, elle nota une succession de noms du même genre. La dernière maison était suivie d'un bungalow entouré d'un jardin japo-nais. Au-delà, il ne restait qu'une longue rangée de maisons de style uniforme. Alice ouvrit de grands yeux.

Ces modestes maisons victoriennes semblaient si peu à leur place dans cette rue prospère! Au milieu de ce paysage de collines verdoyantes, elles faisaient penser à une cité ouvrière.

Chacune portait une plaque en stuc avec son nom et une date : 1872. Les intempéries et des couches de poussière avaient effacé les lettres. Pour lire le nom de la première maison, Alice dut s'approcher de la grille en fer et se pencher. La maison s'appelait Kirkby. Celle de Nesta devait se trouver par là. Pourtant, il semblait impossible qu'elle p˚t vivre ici après Salstead. Helicon Lane, o˘ était située sa boutique de fleuriste, était un endroit si exquis! Des pins écossais abritaient le petit magasin avec ses marches de marbre et ses grilles de fer forgé. Devant, passait l'his-torique allée cavalière de Salstead Oak, bordée d'ar-bres d'o˘ pendaient des branches de gui. Alice se gourmanda en songeant qu'il ne fallait pas sauter à

des conclusions h‚tives. Le côté sombre de son caractère, ce pessimisme latent qui la poussait toujours à

craindre le pire ne s'était plus manifesté depuis son mariage. Andrew lui avait appris à être gaie, presque frivole.

Kirkby, Garrowby, Sewerby et... oui, Revesby. Ainsi ce n'était pas là, constata-t-elle avec soulagement. Et cependant n'était-il pas curieux de trouver quatre maisons dont le nom se terminait de la même façon que Saulsby et que précisément Saulsby n'y figur‚t point?

Peut-être y avait-il d'autres habitations, moins modestes que celles-ci au prochain tournant? Mais cinquante mètres plus loin, la rue se transformait en un sentier bourbeux. Dans cette direction, il n'y avait plus que le ch‚teau d'Orphingham qui dressait ses tours grises contre le ciel lourd de nuages. Elle était arrivée au bout de la ville.

- Excusez-moi...

Une femme vêtue d'un tailleur en tweed arrivait par le sentier. Elle s'arrêta avec ce regard chargé de suspicion qu'ont les gens quand ils sont abordés par des étrangers.

- Pouvez-vous m'indiquer une maison appelée Saulsby?

- Un peu plus loin dans Chelmsford Road.

- J'en viens, je ne l'ai pas trouvée.

- Mais si, la troisième sur votre gauche.

- Le nom de cette maison est Sewerby.

- Faites-vous une tournée de propagande électorale? On se trompe souvent avec ces noms. Ce doit être Sewerby.

- Je ne suis pas propagandiste. Je cherche une amie, dit Alice en sortant son carnet d'adresses : Regardez : Saulsby. Elle m'a écrit pour me donner son adresse.

- Il doit y avoir une erreur, dit la femme. Si vous voulez un conseil, adressez-vous à Sewerby.

Si vous voulez un conseil... Eh bien, n'était-ce pas ce qu'elle avait demandé? Elle pouvait aussi bien le suivre. Il n'y avait pas de sonnette à la porte de Sewerby, mais seulement un heurtoir en cuivre. Alice frappa et attendit. Pendant trente secondes, elle n'entendit rien, puis il y eut un bruit de pas et de verrous tirés.

La porte s'ouvrit et elle vit un très vieil homme aussi p‚le que s'il avait été enfermé dans l'obscurité pendant des années. Du hall sombre venait une odeur de chou, de vêtements sales et de camphre.

- Bonjour. Mrs. Drage est-elle là?

- qui ça?

- Mrs. Drage, Mrs. Nesta Drage.

- Il n'y a que moi ici, madame.

Il portait un vieux costume trop large et sa chemise sans col était fermée à l'encolure par un bouton en os. Il avait un visage ridé et une peau qui avait l'aspect d'un vieux fromage.

- Je vis tout seul depuis la mort de ma femme en cinquante-quatre.

- Mais Mrs. Drage a habité là, insista-t-elle. C'est une jeune femme blonde, très jolie. Elle est arrivée de Salstead il y a trois mois. Je pensais qu'elle avait loué... - elle s'interrompit subitement, s'apercevant que le standing de vie qu'elle avait imaginé pour Nesta baissait de minute en minute - ... .une chambre ici.

- Je n'ai jamais fait de location. Adressez-vous à

Mrs. Currie à Kirkby. Elle a une fille qui est infirmière à l'hôpital, mais elle ne prend que des jeunes gens.

Ainsi, ce n'était pas Sewerby, elle avait eu raison après tout. Elle relut l'adresse : Saulsby. Nesta lui avait écrit deux fois et bien qu'elle e˚t déchiré ses lettres, elle avait recopié l'adresse aussitôt. Tout cela était incompréhensible.

Lentement, elle rebroussa chemin : Les Hêtres, El Kantara, St. Andrew's, Orphingham Lodge et vingt autres noms, mais pas de Saulsby dans toute la rue.

Supposez que vous connaissiez le nom d'une mai-

son et de la rue mais que vous ne la trouviez pas, que faire? Faites-vous une tournée électorale? Voilà la solution : la liste des électeurs.

Le poste de police était au centre de la ville, entre une auberge et un hôpital. Le sergent de service n'avait jamais entendu parler de Saulsby, mais il sortit un exemplaire de la liste électorale.

- Elle ne peut y figurer si elle est là depuis peu de temps, dit-il, mais Saulsby devrait y être. Voici Chelmsford Road, Kirkby, Garrowby, Sewerby, Re-verby, lut-il à haute voix. Vous a-t-elle écrit de cette adresse, madame?

- Oui, à deux reprises.

- Eh bien, je ne sais que vous conseiller... - Il hésita et, soudain inspiré, demanda : - que fait-elle pour gagner sa vie?

- Elle est fleuriste. Elle avait une boutique à Salstead. Pensez-vous que je devrais m'adresser à tous les fleuristes?

- Il n'y en a que deux, ce sera vite fait.

Au premier, elle n'eut aucun résultat. Une vieille femme tenait seule la boutique. Le second magasin était plus grand et d'apparence plus prospère. A l'intérieur l'air était humide et frais avec ce parfum particulier fait d'un mélange de roses, de chrysanthèmes et d'oeillets qui lui rappela Nesta. Cela semblait aller de pair avec son joli visage, ses cheveux dorés et son éternel babillage.

Une cliente commandait une gerbe pour un mariage. En mai dernier, pour le mariage d'Alice et d'Andrew, Nesta leur avait offert toute la décoration florale comme présent de mariage, du bouquet d'orchidées blanches nouées par un long ruban de satin qu'Alice avait conservé dans un livre de prières, jusqu'aux fleurs du salon de Vair Place, chez oncle Justin, qu'elle avait décoré de lilas blancs.

- Mrs. Drage travaille-t-elle ici?

Elle sourit avec gratitude quand la femme répondit :

- Oui, elle s'occupe d'une commande, elle sera là

dans une minute.

La recherche était terminée. En attendant, elle se sentit envahie par un sentiment de honte et peut-être d'envie. Seule une femme qui n'avait jamais eu à

travailler pour gagner sa vie pouvait venir voir une amie au milieu de la semaine en s'attendant à la trouver chez elle. Naturellement Nesta travaillait et elle ne pourrait peut-être pas s'absenter longtemps du magasin. Avec un peu de chance, la patronne lui accor-

derait quelques minutes. Alice se promit de faire un geste extravagant. Elle glissa la main dans son sac pour s'assurer que l'épaisse liasse de billets qu'elle avait toujours sur elle était bien là. Elle offrirait des orchidées à Nesta, ou une douzaine de roses à longues tiges.

- Je vais l'appeler, je ne sais pas ce qui la retarde.

Alice se promena dans la boutique, formant des projets. " J'espère qu'elle est remise de sa dépression, pensa-t-elle, le changement d'air et d'environnement lui auront s˚rement fait du bien. " Dans un instant, elle allait franchir le seuil de la porte, elle porterait une blouse en nylon noir et ses mains seraient humides. Elle aurait ce petit sourire triste qu'elle arbo-rait depuis quelque temps et elle lancerait une de ses phrases stéréotypées :

- Oh! quelle surprise, Alice, il y a longtemps que l'on ne s'est pas vues.

Une surprise? Non, elle ne dirait pas cela car Alice lui avait écrit pour la prévenir de sa visite. Dans quelques instants, le mystère serait éclairci.

De l'arrière-boutique on entendit un bruit de papier froissé, puis des pas retentirent. Un sourire aux lèvres, Alice s'avança :

- Nesta...

Elle s'interrompit en portant la main à sa bouche.

- Voici Mrs. Drake, navrée de vous avoir fait attendre.

Son désappointement fut si vif qu'elle sentit les muscles de son visage se détendre. Mrs. Drake était maigre, sans gr‚ce et d'‚ge certain.

- J'ai demandé Mrs. Drage.

- Je m'excuse, j'avais mal compris.

Elle secoua la tête et sortit de la boutique. Debout sur le trottoir, son parapluie pendu à son bras, elle regarda les passants. Nesta pouvait être parmi eux. Justement... elle se mit à courir derrière une mince silhouette vêtue d'un imperméable noir. Des boucles blondes s'échappaient d'un foulard noué

autour de la tête. Mais lorsqu'elle posa la main sur le bras de la femme, un visage inconnu se présenta à elle.

Un sanglot noua sa gorge et avec lui se manifesta un commencement de panique. C'était un vieux sentiment familier, cette peur soudaine, cette terreur de quelque chose qui allait arriver. Familier, certes, et cependant à demi oublié après une année de bonheur.

Calme, froide, posée, tels étaient les qualificatifs dont les gens la gratifiaient. Brusquement, elle se sentit très jeune, presque enfantine et vulnérable. Elle avait envie de pleurer, de voir Andrew. Ces deux impulsions étaient pourtant contradictoires. Aux yeux de son mari, elle était une femme forte, calme, ma-ternelle. En reniflant un peu, elle se retourna et aper-

çut le reflet de son image dans une vitrine. Une grande femme avec de larges épaules contre lesquelles on pouvait venir pleurer.

Nesta ne s'en était pas privée. Lorsque vous êtes jeune et belle vous pouvez pleurer. Personne ne s'en étonnera et ne vous réprimandera. Pourquoi penser à cela maintenant? Elle consulta sa petite montre en platine sertie de diamants. Presque seize heures. Dans une heure, Hugo et Jackie viendraient à l'adresse qu'elle avait indiquée et Hugo s'impatienterait de ne pas la trouver. Elle ne pouvait pourtant pas attendre sous une pluie battante.

Au cours de ses trente-huit années d'existence, Alice n'avait pour ainsi dire jamais utilisé une cabine téléphonique. Elle fut pourtant soulagée d'en trouver une. quel était donc le nom de cette usine que son frère était venu visiter? Aggloméré... Laques Agglomérées. D'un doigt incertain, elle composa le numéro. Dehors la pluie ruisselait contre les vitres de la cabine.

- Puis-je parler à Mrs. Whittaker, s'il vous plaît?

Elle dut fournir des explications et attendre impa-tiemment que la communication s'établisse.

- Allô? Est-ce toi, maman?

- C'est Alice.

- Oh! Seigneur! J'ai cru qu'il était arrivé quelque chose aux enfants. qu'y a-t-il?

Alice s'expliqua. Elle entendait un bruit de voix et de rires.

- Tu t'es certainement trompée d'adresse, dit Jackie, as-tu ses lettres sur toi?

- Je ne les ai plus. Je les ai déchirées.

- Là, tu vois bien, tu as commis une erreur.

- Ce n'est pas possible, Jackie. Nesta avait laissé

une bague chez Cropper pour la faire élargir. Je lui ai expédié cette bague à Saulsby. Elle l'a reçue et m'a répondu pour me remercier.

- Veux-tu dire que tu as envoyé un paquet et une lettre à une adresse qui n'existe pas et que tu as cependant reçu une réponse?... Ecoute, je vais te rejoindre et nous reviendrons ensemble chercher Hugo.

CHAPITRE Il

- Voyons, elle a quitté Salstead début ao˚t en se montrant très vague sur ses projets. Elle prétendait n'avoir encore rien de définitif et elle t'a dit qu'elle t'écrirait dès qu'elle serait installée, c'est bien cela, n'est-ce pas?

Alice acquiesça :

- Je n'ai pas osé insister. Elle était si déprimée depuis quelque temps. Il y avait trois ans qu'elle était à Salstead et elle trouvait que c'était suffisant.

Ce ne doit pas être drôle tous les jours d'être veuve et de devoir gagner sa vie. Elle est si jeune!

- Jeune? s'écria Jackie, elle est plus vieille que moi! Elle a au moins vingt-huit ans. Pensivement, elle ajouta : le croisement d'une vache hollandaise et d'une poupée en porcelaine, voilà ce qu'elle m'a toujours paru être.

Ce n'était pas du tout ainsi qu'Alice la voyait. Elle se souvenait encore du jour o˘ elle était entrée dans la boutique de fleuriste dont Nesta venait de prendre la gérance, trois ans plus tôt. Les pots de lierre et de plantes vertes avaient été remplacés par diverses espèces de fuschias et des vases d'orchidées dont les délicats pétales avaient une affinité avec le grain de sa peau. Alice revoyait encore sa souple silhouette vêtue de noir, comme elle l'était toujours, ce qui mettait en valeur la transparence de son teint et la blondeur de sa chevelure.

- Il y avait environ un mois qu'elle avait déménagé lorsque je suis allée chez Cropper acheter une montre pour Andrew. Nesta lui avait porté sa bague de fiançailles pour la faire élargir...

- «a ne m'étonne pas, coupa Jackie, elle grossis-sait à vue d'oeil, j'avais remarqué qu'elle avait les chevilles enflées quand elle trottait sur ses talons déme-surés.

- Bref, elle avait oublié de venir chercher sa bague avant son départ. J'ai dit à Cropper que je la lui aurais bien envoyée, mais que je ne connaissais pas son adresse.

- N'avais-tu pas eu l'intention de faire paraître une petite annonce dans le Times?

- Oui, mais j'hésitais parce que je savais que Nesta ne lisait pas régulièrement le Times. En fin de compte, je n'eus pas à le faire car je reçus une lettre d'elle. Juste quelques lignes. Je pus donc lui envoyer sa bague. Elle me répondit pour me remercier. Il y a des semaines de cela maintenant.

De son sac, Jackie sortit un paquet de cigarettes Sobranie Cocktail et en choisit une vert p‚le qu'elle alluma. Une fumée blanche monta en arabesque vers le toit de la voiture.

- Comment a-t-elle pu recevoir la bague si tu l'as adressée à un endroit qui n'existe pas?

- Je l'ignore.

Au-dessus de leurs têtes, la pluie continuait son flic-flac monotone.

- Tu devrais te recoiffer, dit Jackie en mettant le moteur en route, tu as l'air d'un diable qui sort d'une boîte.

Un an plus tôt, Alice aurait ressenti une réflexion de ce genre. Elle se contenta d'en sourire.

-Je n'ai jamais été une pin-up.

- En voilà une expression!

- Je n'ai pas besoin de me faire remarquer. J'ai un mari.

- Ton Andrew est un homme très séduisant.

- Je le sais.

- J'ai toujours pensé que les bruns avaient plus de sex-appeal que les blonds. Et toi?

- Oh! Jackie, je n'ai jamais pensé à ça.

- Eh bien, crois-moi, ils en ont. Franchement, chérie, je sais que tu ne m'en voudras pas de te le dire, mais je me suis souvent demandée comment tu avais réussi à pêcher Andrew. Je crois que tu l'as rencontré

au cours d'une compétition sportive inter-scolaire.

- Ce n'était pas une compétition sportive, mais une distribution de prix o˘ j'accompagnais une amie qui avait son petit garçon dans ce collège. Je n'ai pas

" péché " Andrew. Mon amie s'est adressée au professeur d'anglais de son fils...

- qui se trouvait être Andrew!

- Jackie, mon chou, je croyais que tous les Whittaker du pays étaient au courant de l'histoire. Nous nous sommes écrits et nous avons dîné ensemble.

N'est-ce pas ainsi que la plupart des femmes con-naissent leur mari?

- J'ai rencontré Hugo dans un pub.

- Oui, je m'en souviens, mais pour l'amour du Ciel que l'oncle Justin ne le sache jamais!

Jackie éclata de rire. A environ deux kilomètres d'Orphingham, elle tourna sur la gauche pour prendre une route récemment asphaltée. L'usine o˘ se trouvait Hugo ressemblait à une pièce montée au milieu des champs. Elle s'approcha aussitôt de la voiture et se lança avec exubérance dans le récit de s'es premiers contacts avec la direction assurant que

" l'affaire était dans le sac ".

- qui s'en soucie, du reste? dit Jackie.

- C'est ton pain quotidien, ma chère et celui d'Alice par la même occasion. Laisse-moi conduire.

Tout ce que vous savez faire, c'est vous accrocher à

l'Entreprise Whittaker comme une bande de para-sites, ajouta-t-il avec un grognement irascible.

Jackie alluma calmement une cigarette bleue et souffla une bouffée de fumée. Hugo huma l'air.

- Donne-m'en une, veux-tu? Pas une des tiennes, une vraie cigarette. Personne ne se soucie de l'Entreprise, n'est-ce pas? - tous les Whittaker disaient l'Entreprise en parlant de l'usine - Vous n'y pensez jamais. Vous êtes des cigales insouciantes pendant que les fourmis industrieuses font tout le travail.

Ces fourmis étant représentées par Justin et moi.

Andrew aussi, naturellement, ajouta-t-il comme une concession faite à l'égard d'Alice.

Elle était habituée à ses sautes d'humeur et à ses accès de colère qui se dissipaient rapidement et ne tiraient pas à conséquence.

- Je regrette que Jackie ait d˚ venir me chercher, dit-elle, je suppose que tu sais que je n'ai pu trouver Nesta. Sa maison n'était pas là.

- qu'est-ce que cela veut dire? Hé! va donc, chauf-fard! cria-t-il au conducteur d'une voiture qui venait de le doubler au milieu d'une circulation intense.

- Il est inutile d'essayer de te parler, dit Jackie...

Oh! comment n'y avons-nous pas pensé? Nous aurions d˚ nous adresser à la poste. - Un brusque coup de frein pour éviter un camion la fit se récrier : - Hugo! qu'est-ce qui te prend? M'aimeras-tu encore quand j'aurai subi une opération de chirurgie plastique?

- Oh! Jackie, soupira Alice, que n'ai-je pensé à la poste! Bien s˚r, c'est là qu'il fallait s'adresser au lieu de la police!

- Es-tu allée à la police? s'exclama Hugo.

- Seulement pour consulter les listes électorales.

Ne pouvons-nous retourner, Hugo? Je suis inquiète.

- Faire demi-tour au milieu de cette circulation?

As-tu perdu la tête? Du reste, la poste serait fermée.

- Tu as raison, je n'y avais pas réfléchi.

En fait, il aurait été difficile de s'extraire de la longue file de voitures qui ne diminua pas jusqu'à l'em-branchement de Brentwood o˘ tournait une voiture sur quatre.

- Dieu merci, la circulation s'améliorera la semaine prochaine avec l'ouverture de la bretelle.

Cependant, les encombrements recommencèrent quand ils arrivèrent dans la grande rue de Salstead.

Au carrefour, ils tournèrent dans Station Road. La lumière était allumée à l'infirmerie du docteur. Un peu plus loin, Mr. Cropper fermait sa vitrine et tirait son rideau métallique. Des gens entraient au Boadicea. Il devait être dix-huit heures. La voiture roulait doucement dans ce nouveau quartier de villas. Elle passa sous le pont du chemin de fer et devant l'" Entreprise " Whittaker, créée en 1850. Les derniers ouvriers sortaient en voiture, à bicyclette, certains à pied. Hugo ralentit, esquissa un salut de la main et Alice reconnut sa secrétaire. La Bentley de l'oncle Justin et la Sprite d'Andrew n'étaient plus au par-king. Hugo accéléra sur la route humide et roula dans la campagne.

Vair House était une maison beaucoup plus petite que Vair Place, qui avait été construite à la même époque, en même brique rouge et qui se dressait à

côté tout en restant indépendante.

La grande maison dépassait toutes les autres alen-tour d'au moins trois mètres. Cette hauteur supplé-mentaire était constituée par un toit en pente d'o˘

émergeaient quatre mansardes. De ces fenêtres, comme de toutes les fenêtres des étages supérieurs des deux maisons, on avait une vue dégagée sur la campagne.

Justin Whittaker, qui habitait maintenant Vair Place, prétendait que tant qu'il n'y aurait rien de laid ou d'incongru dans ce qu'il appelait " le domaine ", la vue resterait belle.

La gare de Pollington était cachée par un rideau d'alisiers et de mélèzes. On apercevait seulement la flèche du clocher de l'église St. Jude qui s'élevait au-dessus des branches. En construisant leur usine près de la gare, les Whittaker avaient pour toujours g‚ché le paysage aux visiteurs de Salstead, mais ils s'étaient arrangés pour que leurs demeures fussent préservées de toute déprédation.

Orphelins dès leur enfance, Alice et Hugo avaient été élevés par le frère de leur père, l'actuel patron de la firme. Après son mariage, Hugo avait décidé de se faire construire une maison à environ deux cent cinquante mètres de là. Vair Place s'était trouvé vide à

la mort de la dernière tante Hinton et l'était resté

jusqu'à ce que oncle Justin l'offrît à Alice pour son mariage avec Andrew.

" Andrew... c'était bien la maison qui lui convenait ", pensa-t-elle comme Hugo la déposait à l'entrée de l'allée. Elle ne se souvenait pas d'un meilleur souvenir que celui du jour o˘ elle lui avait fait visiter Vair House en lui annonçant que ce serait leur maison, au lieu du bungalow au fronton en stuc réservé

aux professeurs mariés de l'Ecole Pudsey... à moins que ce ne f˚t le jour o˘ elle lui avait offert la petite Sprite rouge comme cadeau de mariage... ou encore la montre en or pour son anniversaire... ou la bibliothèque ancienne pour ranger ses livres de Trollope dans l'édition originale. Alice adorait lui faire des cadeaux.

La Sprite paraissait toute petite à côté de la Bentley de l'oncle Justin de l'autre côté de la haie. Naturellement, Andrew devait être à la maison. Alice consulta sa montre. Dix-huit heures trente. Elle aperçut son mari assis au salon. Elle savait qu'il l'attendait, bien qu'il ne regard‚t pas dans le jardin. Les rideaux n'étaient pas tirés et, à travers les vitres, elle voyait la lueur rose d'une lampe qui éclairait son visage et le livre qu'il lisait. Elle s'arrêta une seconde pour admirer l'image qu'il formait. Les mains fines d'Andrew tenant son livre lui rappelaient toujours celles de L'Homme au gant du Titien.

Elle entra sans bruit et fit une pause devant le miroir du hall. En venant s'installer à Vair House avec Andrew, elle avait pris une résolution : rien, dans son apparence, ne devait être changé. que les gens rient et jasent parce qu'Alice Whittaker avait enfin trouvé

un mari - et quel mari! - Ils auraient ri et jasé

bien davantage si elle s'était mise à porter des talons hauts et des jupes courtes.

Dans le grand hall de Pudsey, elle avait été cette même femme avec une silhouette épanouie, vêtue d'une robe de soie de chez Macclesfield, chaussée de san-dales à talons plats, ses cheveux coiffés en bandeaux comme elle les portait depuis qu'elle avait défait ses nattes à l'‚ge de dix-sept ans. Andrew lui avait parlé, s'était assis près d'elle, était tombé amoureux d'elle telle qu'elle était. Pourquoi aurait-elle changé?

Cependant... elle se souvint des insinuations de Jackie. Un léger doute l'assaillit. Elle devrait peut-

être nouer une écharpe autour de son cou...

Une porte s'ouvrit. Elle sut qu'il se tenait derrière elle et ne fut pas surprise de voir surgir son visage dans le miroir au-dessus de son épaule.

- Elle connaissait le secret architectural de décorer une construction et de ne jamais condescendre à construire une décoration, cita-t-il en riant.

- Andrew chéri!

- Je commençais à m'inquiéter.

Il la prit dans ses bras comme s'ils avaient été séparés depuis des mois.

- Tu n'étais pas vraiment inquiet, n'est-ce pas?

- Je l'aurais été si tu avais tardé davantage. As-tu faim? J'ai envoyé Pernille au cinéma. Apparemment, un des derniers joyaux de Bergmann passe actuellement au Plaza. Elle sera de retour pour servir le dîner.

Il la suivit au salon. Le thé était servi sur une table basse avec des p‚tisseries.

- Je t'ai attendue pour prendre le thé.

- Attendue? Oh! Andrew, c'est toi qui as tout préparé, n'est-ce pas?

- Madame est ravie.

Le feu se remit à flamber. Elle approcha ses mains des flammes en se rappelant le jour o˘ pour la première fois il lui avait tendu une tasse de thé dans le hall de Pudsey. Lui non plus n'avait pas oublié ou alors il lisait dans ses pensées, car il dit avec gravité.

- Prenez-vous du lait, Miss Whittaker?

Elle se mit à rire, levant son visage vers celui d'Andrew o˘ se lisait une tendresse partagée et elle s'émerveilla une fois de plus du miracle qui leur était arrivé.

Il lui était encore impossible de croire qu'il l'aimait autant qu'elle l'aimait, mais il était impossible aussi de douter de ce qu'elle lisait dans les yeux de son mari. L'amour était venu à elle tard et sans qu'elle l'e˚t cherché. " C'est si romantique, avait dit Nesta, cela me donne envie de pleurer " et ses yeux bleus s'étaient effectivement remplis de larmes. Nesta pleu-rait-elle maintenant parce qu'Alice avait promis de venir la voir et n'était pas venue? Elle se redressa tenant toujours la main d'Andrew dans les siennes. Si Nesta l'avait attendue en vain, elle aurait s˚rement téléphoné.

- Raconte-moi ce que tu as fait? fit-elle avec enjouement. que s'est-il passé? A-t-on téléphoné?

- Harry Blunder est venu sous le prétexte de me prêter quelque chose et pour me rendre un livre que je lui avais prêté. Regarde, il a déchiré la couverture. Ce garçon n'est vraiment pas soigneux pour un médecin. J'espère qu'il n'aura jamais à me faire une piq˚re.

Ainsi Nesta, o˘ qu'elle f˚t, avait gardé le silence.

-Je n'ai pas vu Harry depuis des semaines, dit-elle en songeant qu'Harry savait peut-être quelque chose, il était le médecin de Nesta. Au fait, que veux-tu dire " sous le prétexte "?

- Parce qu'en réalité, il n'est venu que pour te voir, Bell.

Il l'appelait toujours " Bell ", qui était le diminu-tif victorien de son deuxième prénom. " Je vous appel-

lerai Bell ", lui avait-il déclaré en apprenant qu'elle s'appelait Alice, Christabel, " Alice est trop dur pour vous. C'est le nom d'une vieille fille et pas celui d'une jeune femme. "

- que voulait Harry?

Il se mit à rire :

- Seulement te voir, je suppose. Il est resté là une demi-heure, agitant ses grosses mains sans presque desserrer les dents, puis il a brusquement décidé

de retourner à son cabinet.

- Tu n'aimes pas Harry, n'est-ce pas?

- Il est assez naturel que je n'aime guère les hommes qui sont amoureux de ma femme, dit-il en souriant. Au fait, comment va ton amie Nesta?

- Je ne l'ai pas vue. Il s'est passé quelque chose de bizarre, chéri, je n'ai pu la trouver.

- que veux-tu dire, Bell?

Il écouta en silence les explications qu'elle lui donna.

- Comment s'appelle cette maison?

Elle prit une p‚tisserie au massepain et mordit dedans :

- Saulsby. Jackie pense que j'ai fait une erreur, mais elle se trompe. C'est sur mon carnet d'adresses.

Attends, je vais le chercher.

- Ne te lève pas maintenant, dit-il en posant la tête sur ses genoux, je sais que tu ne fais pas d'erreur semblable. - Il lui sourit en ajoutant : - Tu as les genoux les plus confortables que je connaisse.

- En as-tu connu beaucoup?

- Des centaines.

Elle sourit. Elle plaignait les femmes qui avaient été rejetées alors qu'elle avait été choisie.

- que dois-je faire pour Nesta?

- Pourquoi devrais-tu faire quelque chose?

- Cela paraît si étrange.

- Il y a probablement une explication toute simple.

- Je l'espère. Je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a des ennuis. Te rappelles-tu combien elle était déprimée ces derniers temps?

- Je me souviens qu'elle a fait le tour de toutes ses relations pour leur dire au revoir en secouant métaphoriquement une boîte de quêteuse.

- Oh! chéri!

- Elle s'est imposée ici parce que, prétendait-elle, tout était emballé et qu'elle ne pouvait se préparer un repas.

- Pernille était malade ce soir-là et j'ai d˚ faire la cuisine. Le soufflé au fromage n'est pas monté et le dîner a été raté.

- Il n'était pas si raté que ça, dit Andrew en ajoutant pour la taquiner : tu aurais d˚ inviter Harry.

Je suis s˚r qu'il goberait des fourmis enrobées de chocolat si c'était toi qui les lui préparais.

- quelle horreur! Ensuite Nesta a eu une crise de larmes et tu l'as reconduite chez elle. Dieu sait pourquoi puisqu'elle devait passer la nuit chez les Feast.

On devait commencer à déménager les vieilles tombes du cimetière à côté de chez elle pour permettre la construction de la bretelle rejoignant l'autoroute. Nesta supportait mal cette idée.

- L'imagination incontrôlée des gens peu instruits me confondra toujours, dit Andrew.

- Ne sois pas méchant. Tu aurais toi-même éprouvé ce malaise si tu avais d˚ dormir à moins de cent mètres d'un endroit o˘ on déterrait des morts. Le vicaire et un policier étaient venus et cela rendait la chose encore plus lugubre. Heureusement, elle n'était pas là. Je souhaiterais seulement savoir o˘ elle est maintenant.

- Bell, dit-il en se redressant, ne pourrions-nous parler d'autre chose?

Elle le regarda avec surprise.

- J'ai été heureux qu'elle s'en aille, poursuivit-il, je n'ai jamais compris ce que tu lui trouvais. Lorsque tu m'as avoué que tu lui avais prêté de l'argent, cela ne m'a pas plu... - Voyant son geste de dénégation, il reprit : -Oui, je sais qu'elle t'a remboursée. Aujourd'hui quand tu es partie pour Orphingham, j'avoue que j'ai pensé que tu reviendrais plus pauvre de plusieurs centaines de livres et associée à l'une de ces entreprises sans espoir comme la dernière fois. Tu ne l'as pas vue. Chérie, je ne crois guère aux signes du destin, mais je ne peux m'empêcher de penser que cette erreur d'adresse est une manifestation de la di-vine Providence.

- J'ai l'intention de retourner à Orphingham demain.

- A ta place, je ne le ferais pas. - Elle n'avait jamais su dissimuler ses pensées et sa déception dut se lire sur son visage car il ajouta : - Tout ceci t'inquiète beaucoup, n'est-ce pas?

Elle acquiesça.

S'agenouillant devant elle, il lui prit les mains en souriant avec tendresse.

- Je crains tellement que tu ne sois déçue. Ne peux-tu attendre jusqu'à samedi pour que je puisse y aller avec toi?

- Oh! Andrew, je n'ai pas besoin d'un garde du corps.

Il continua à la dévisager avec ce mélange de sollicitude et d'amusement.

- Ce n'est pas d'un garde du corps que tu as besoin. Il existe d'autres formes de vulnérabilité.

Haussant les épaules, Alice monta dans sa chambre pour se déshabiller. Il était absurde de la part d'Andrew de se montrer aussi protecteur. Si l'un de ses familiers l'avait entendu, il n'aurait pu s'empêcher de rire, sachant à quel point elle était forte. Maternelle était le mot que l'on employait pour la qualifier, un adjectif qui convenait à une femme qui avait épousé

un homme plus jeune qu'elle de neuf années.

CHAPITRE III

- Et o˘ prétends-tu aller? demanda Oncle Justin En descendant de la Bentley, pourquoi ne déjeunes-tu pas?

Il s'approcha de la haie pour la regarder et ce qu'il vit ne dut pas lui plaire, car il n'eut pas l'ombre d'un sourire. Alice se rappela qu'un bel esprit avait prétendu un jour que les Whittaker ressemblaient aux descendants de l'union monstrueuse d'un cocker et d'une jument arabe. En fait, Justin Whittaker ressemblait vraiment à un cheval. Son front était bas et large. La distance entre ses yeux et sa bouche était grande. Ses longues dents jaunes lui appartenaient, mais il les montrait rarement, gardant sa lèvre supérieure dans une position qu'il appelait " déterminée " et que les autres taxaient de belliqueuse.

- Je vais assister au déjeuner de fromages au profit de l'Oxfam, dit courageusement Alice, il a lieu tous les vendredis.

- Idioties catholiques.

Il était inutile de discuter avec lui. Mieux valait lui laisser croire qu'elle flirtait avec l'église de Rome plutôt que de mériter son opprobre en se faisant qualifier de " socialiste ".

- J'espère que tu n'as rien à payer.

- Oui, bien s˚r. C'est même le but de ces déjeuners. La recette va à l'Oxfam. Je te l'ai expliqué cent fois. En ce moment nous essayons de réunir une somme d'argent afin d'acheter des machines agricoles pour les envoyer dans un village indien.

Il fronça les sourcils avec désapprobation.

- Je me demande ce que tu comptes faire de tous ces gens que tu nourris. Je te prédis que tu n'appré-cieras guère le jour o˘ ils viendront vivre dans des maisons préfabriquées autour de Vair.

- Je ne peux discuter maintenant. Oncle Justin, je suis en retard.

- Il s'agit d'un tas de vieilles filles cancanières, je suppose.

Son regard indiquait qu'il l'incluait dans le lot. A son point de vue, les femmes pouvaient être vues et devaient valoir la peine d'être regardées mais elles ne devaient jamais se faire entendre.

- Je parie qu'il n'y a jamais d'homme à ces réunions.

- Mais si. Alice ne voulut pas lui donner raison et cita les noms des seuls hommes qui étaient jamais venus à ces déjeuners : il y a Mr. Feast, le crémier, notre trésorier. Harry Burden vient souvent. Le Vicaire est presque toujours là ainsi que le père Mulligan de Notre-Dame de Fatima.

- qu'est-ce que je disais! Tu ferais mieux de venir déjeuner avec moi.

Elle fut tentée d'accepter. Le déjeuner à Vair Place était toujours délicieux. Elle se représenta son oncle prenant le repas qui variait peu. Un petit verre de Man-zanilla le précédait, puis venait un bifteck accompagné d'une salade verte, suivi d'un morceau de camem-bert et d'une tarte aux pommes.

- Il faut que je me sauve. N'oublie pas que tu dînes avec nous ce soir.

Il était trop tard pour partir à pied. Après s'être Débattue au milieu de la circulation difficile de l'heure du déjeuner, elle eut du mal à trouver une place pour se garer et il était treize heures lorsqu'elle arriva. Cependant, les portes de St. Jude Hall n'étaient pas encore fermées.

Le sol de l'entrée était recouvert d'un linoléum qui avait perdu toute couleur. Près de la porte, devant une table sur laquelle étaient posées des boîtes contenant la collecte, se trouvait un homme très maigre.

Il était encore plus émacié que les enfants affamés dont les photographies ornaient les murs.

- Je suis navrée d'être en retard, Mr. Feast, dit Alice.

- Mieux vaut tard que jamais.

Une pomme d'Adam de proportion monstrueuse s'agita derrière son col. Si seulement on pouvait le Convaincre de se tenir à l'entrée du hall, revêtu de lin blanc et de probité candide, avait un jour suggéré Andrew, même l'hostilité de l'Oncle Justin fondrait.

Elle entra dans le vaste hall.

- Bonjour Miss Witt... Mrs. Fielding, devrais-je dire, fit le vicaire. Il l'avait mariée, mais il lui faudrait plus de six mois pour se défaire de vingt années d'habitude. Nous ne vous avons pas vue beaucoup dernièrement.

Il la conduisit vers l'une des tables et hésita entre les nombreuses chaises vides. Le regard d'Alice se posa sur le portrait de James Whittaker, fondateur de cette salle de réunions. Il était splendide dans son élégante redingote et formait un contraste saisissant avec les images qui l'entouraient. En effet, sous chaque fenêtre gothique avait été suspendu un poster représentant un enfant affamé tenant un bol vide entre ses mains si bien que, d'o˘ elle se trouvait, Alice voyait une longue file d'enfants mal nourris qui la regardaient.

- Alice! Venez prendre une place au soleil!

Harry Blunden repoussa sa chaise et se leva : - Tenez, voici la chaise la plus confortable de la pièce.

Elle sourit en regardant son vilain visage, essayant de dissimuler l'embarras que lui causait l'expression d'adoration qui se lisait dans ses yeux.

- Merci, Harry.

Sa haute taille avait toujours été un handicap pour lui. Elle l'imaginait à l'hôpital, se penchant sur les lits des malades, ce qui expliquait qu'il f˚t prématurément vo˚té.

- qu'allez-vous prendre? demanda-t-il en lui retirant son manteau : du fromage à souris ou du savon de la meilleure qualité?

Cette plaisanterie usée qu'il faisait toujours en la rencontrant ici le vendredi n'était plus drôle.

- Du fromage à souris, mais pas celui qui a un gros trou au milieu.

La table était recouverte d'une toile cirée blanche.

Il y avait des tranches de pain dans un panier et des baguettes dans des bols en pyrex. Le fromage était aussi dur qu'un morceau de bois. Dans des pots à

confiture, des petits bouquets de cresson servaient de garniture. Tout le monde disposait d'un couteau, d'une assiette et d'un verre grossier.

- Bonjours, Mrs. Fielding.

- Oh! bonjour, Daphné, je désirais précisément vous voir.

- Je sais. J'ai vu votre belle-súur.

- Jackie? Est-elle là?

Le doigt tendu, Daphné montra l'extrémité de la table o˘ Jackie était assise entre ses deux enfants.

- Elle m'a expliqué que vous aviez cherché

Nesta Drage et qu'elle vous avait donné une fausse adresse.

- Ce n'est pas tout à fait cela...

Alice s'arrêta, interrompue par Harry. Elle aurait souhaité qu'il ne la monopolis‚t pas ainsi.

- Une fausse adresse? dit-il, êtes-vous allée la voir?

Elle prit son verre tandis que le vicaire approchait avec une carafe d'eau.

- Combien devons-nous payer pour cela? demanda une grosse femme.

Le visage du vicaire s'éclaira :

- Le prix que vous auriez payé pour votre repas à la maison.

- Mais, je ne déjeune pas à la maison. Ma belle-mère ne me le permet pas. Elle prétend que si je grossis encore j'aurais une maladie coronarienne. Est-ce exact, docteur Blunden?

Harry se tourna vers elle à contrecúur.

- Il vaut mieux être prudente.

- J'aimerais que vous veniez vous asseoir près de moi, docteur, vous pourrez ainsi me préciser ce que je dois faire pour que je puisse le répéter à ma belle-mère.

Alice vit qu'il n'avait pas envie de bouger. Pendant un instant il hésita. Puis il se leva et, souriant d'un air distrait, il fit le tour de la table en tenant son assiette.

- Je pensais que vous sauriez o˘ était Nesta, dit Alice à Daphné, vous étiez si bonnes amies.

- Oh! je ne sais pas. Nous aimions rire ensemble, c'est tout.

- Ne vous a-t-elle pas laissé son adresse afin que vous puissiez lui écrire?

- Elle savait que je n'écrirais pas. Voyez-vous, Mrs. Fielding, nous étions... comment dit-on? deux bateaux qui se croisent dans la nuit. Elle ne m'a même pas dit au revoir, mais cela ne m'a pas brisé le cúur.

Alice fut stupéfaite :

- Je pensais que vous aviez convenu...

- Oh! ce n'était pas formellement entendu. Elle avait dit qu'elle viendrait. Papa et moi l'avons attendue.

Il y avait une pièce de thé‚tre à la télévision et comme son téléphone était coupé, on ne pouvait la joindre.

- N'êtes-vous pas allée à sa boutique voir ce qu'il en était?

- Je vous ai expliqué que nous regardions cette pièce à la télé. Ensuite, papa s'est rendu au Boadicea pour boire une bière. Je lui ai recommandé de se renseigner pour savoir si Nesta n'était pas là, mais il ne l'a pas vue. A vingt-deux heures je me suis couchée.

Franchement, Mrs. Fielding, je ne me souciais pas d'aller dans Helicon Lane le soir, avec ces morts que l'on déterrait.

- Eh bien, soupira Alice, c'est un vrai mystère.

Avant d'envoyer la bague à Nesta et ignorant o˘ elle se trouvait, j'ai demandé à tout le monde à Salstead.

Personne ne connaissait son adresse.

De l'autre côté de la table, la patience d'Harry semblait être à rude épreuve. La grosse femme déclara :

- Je suppose que rien ne pourra m'empêcher d'aller au Boadicea pour y prendre un repas convenable en sortant d'ici.

- A vos risques et périls, dit Harry en se levant pour revenir près d'Alice. - Il lui tapota l'épaule :

- A votre place, je ne m'inquiéterais pas trop de tout cela, murmura-t-il. En revanche, vous avez besoin d'un véritable repas. Je vous trouve une petite mine depuis quelque temps.

- Je me sens bien.

Se penchant un peu plus, il lui prit la main en la serrant et dit à voix basse :

- Si quelque chose n'allait pas -n'importe quoi -

vous viendriez me voir, n'est-ce pas, Alice?

- Vous savez bien que je ne suis jamais malade, Harry.

Il secoua la tête, accentua la pression de sa main et la rel‚cha. Etonnée, elle le regarda se diriger vers la table o˘ Mr. Feast encaissait les repas. Harry était médecin. Son médecin. Pourquoi avait-elle eu l'impression qu'il ne faisait pas du tout allusion à quelque chose de physique dans ce qu'il semblait craindre pour elle?

- Vous disiez que c'était un mystère, reprit Daphné

Feast, eh bien, je vais vous confier quelque chose : il y avait beaucoup de mystères dans la vie de Nesta.

Alice répugnait toujours à prêter l'oreille à des racontars. Elle désirait seulement savoir o˘ était Nesta et pourquoi elle se cachait.

- D'abord, il y avait un homme dans sa vie.

- Allons donc!

Nesta avait été fidèle à la mémoire de son mari au point de continuer à porter le deuil trois ans après sa mort. Un jour, bien s˚r, elle se remarierait, une femme aussi jolie et aussi jeune ne pouvait rester seule éternellement, mais une aventure sordide?

Nesta avait été très solitaire. C'était même pour cela et pour la sauver de la compagnie de gens comme Mr. Feast qu'Alice s'était fait un devoir de la fréquenter.

- Elle n'a pas voulu me dire qui c'était, poursuivit Daphné, elle a seulement précisé que c'était quelqu'un d'important à Salstead et que les gens auraient un choc quand ils le sauraient. Je suppose qu'il était marié et qu'il avait une bonne raison pour que cette liaison ne f˚t pas connue. Nesta affirmait qu'il serait obligé de l'épouser un jour. Nous en avons souvent ri ensemble.

- Cela paraît vraiment incroyable, protesta Alice.

- Il y avait autre chose de curieux. Rien à voir avec sa vie amoureuse. Avez-vous jamais remarqué

ses sourcils?

- Ses sourcils?

- Vous pensez que je suis folle, hein? Non, vous n'avez pas d˚ le remarquer. Eh bien, quand elle est arrivée ici, elle avait d'épais sourcils blonds et de très longs cils.

Oui, Nesta avait des sourcils bien arqués et de longs cils retroussés. Ses cheveux blonds étaient également abondants et très souples.

- Naturellement, elle s'épilait les sourcils. Un jour, je lui fis remarquer qu'elle avait eu la main un peu lourde. Elle prétendit qu'elle allait les laisser repousser.

- Eh bien?

- Ils n'ont pas repoussé. C'est tout. Elle les dessi-nait au crayon. Un jour je suis allée la voir alors qu'elle ne m'attendait pas et ça m'a fait une drôle d'impression. Elle s'était démaquillée et elle n'avait plus de cils ni de sourcils. Je peux vous avouer que cela m'a donné la chair de poule, Mrs. Fielding.

Daphné avait manqué sa vocation, pensa Alice, elle aurait eu sa chance sur les planches dans un rôle de Boris Karloff femelle.

- Mais ses cils étaient très longs et fournis.

- Ils étaient faux, déclara Daphné, je ne plaisante pas.

Ainsi, la pauvre Nesta souffrait d'alopécie. C'était affreux quand on songeait à quel point elle était fière de son apparence.

- Merci, Daphné. J'espère qu'elle va revenir, dit Alice en enfilant ses gants.

- Lorsque vous la verrez, vous pourrez lui dire de venir chercher ses affaires.

- quelles affaires?

- Elle a demandé à Snow de porter une malle chez nous avant son départ. Je suppose qu'elle con-tient des vieilleries et de ces puzzles pour enfants dont elle raffolait, mais vous pouvez lui dire que ça m'embarrasse.

- Je lui ferai la commission.

L'ennui d'être une Whittaker était que tout le

monde s'attendait toujours à vous voir prodiguer des largesses. Heureuse de penser que l'Oncle Justin ne connaîtrait jamais l'étendue de sa générosité, Alice prit deux billets d'une livre dans son portefeuille et les déposa sur la table devant Mr. Feast.

- Il y avait beaucoup de monde aujourd'hui, Mr. Feast.

Aussitôt, il se lança dans une longue diatribe sur le mode funèbre.

- C'est toujours la haute société et la classe labo-rieuse, comme vous avez pu le constater, Mrs. Fielding. La bourgeoisie préfère rester chez elle, bien au chaud, les deux pieds sous la table. C'est pourquoi j'ai toujours affirmé que le Front Populaire était irréalisable. La haute société et la classe ouvrière...

- Dites-moi, Mr. Feast, dans quelle classe me situez-vous? - Au son de la voix moqueuse de Jackie, Alice se retourna. -Je ne savais que faire des gosses, alors je les ai amenés pour leur montrer comment vivent les autres.

Alice se pencha et prit dans ses bras son neveu ‚gé

de trois ans.

- Il devient lourd, Jackie! Alors, chéri, que penses-tu de ce drôle de déjeuner.

L'enfant lui mit ses bras potelés autour du cou :

- Je suis partial pour le fromage, hein maman?

- Partial?

- C'est le dernier mot qu'il a appris. Pose-le, Alice, il va te fatiguer.

- J'ai bien réfléchi, dit Alice, je vais retourner à Orphingham cet après-midi.

- Nous venons avec toi, crièrent ensemble Mark et Christopher.

- Vous le pouvez si vous le voulez, dit Alice en souriant, je serais ravie d'avoir une si charmante compagnie.

- Non, il faut d'abord qu'ils aillent chez le dentiste.

Se tournant vers sa belle-súur, elle ajouta : - quel dommage que tu n'aies pas d'enfant, Alice. Si tu t'étais mariée il y a dix ans, tu aurais toute la compagnie que tu pourrais souhaiter!

Dix ans plus tôt, Andrew avait dix-neuf ans et était en deuxième année à Cambridge. Alice se demanda si Jackie s'était rendue compte de ce qu'elle disait, mais tandis qu'elle sentait le rouge monter à ses joues, sa belle-súur ne montrait aucun embarras. Jackie, Hugo, Oncle Justin et tous les autres ne pensaient qu'à la chance d'Andrew, au pas rapide qu'il avait fait vers la fortune. Ils n'avaient jamais considéré ce qu'il avait perdu en épousant une femme au seuil de la maturité.

Elle prit les enfants par la main :

- Si vous êtes bien sages chez le dentiste, je vous promets qu'il y aura quelque chose de bon pour vous à Vair. Demandez à maman de vous y conduire à...

dix-sept heures trente.

- quel cercle vicieux, soupira Jackie, on passe son temps à leur remplir le ventre.

Alice se h‚ta vers sa voiture. Si elle se dépêchait, elle serait à Orphingham à quinze heures.

CHAPITRE IV

Il y avait foule à la poste. Alice dut faire la queue à l'un des trois guichets. On avançait lentement. Son tour arriva enfin.

- J'ai adressé des lettres à une maison dans Chelmsford Road, expliqua-t-elle, mais en y allant hier, je n'ai pas trouvé cette maison qui s'appelle Saulsby et qui semble ne pas exister dans cette rue.

- Vous voulez dire que votre lettre s'est égarée, dit un jeune employé sans la regarder, s'il y a une erreur d'adresse, les lettres vous seront retournées si vous avez eu la précaution d'indiquer votre propre adresse au dos de l'enveloppe.

- Je ne pense pas que mes lettres se soient égarées.

J'ai reçu des réponses.

Il se décida à lever la tête.

- Dans ce cas, ce n'est pas à nous qu'il faut vous adresser. Le suivant, s'il vous plaît.

- Je connais le nom de la rue, insista Alice, je regrette que vous soyez aussi occupé.

- Il y a toujours beaucoup de monde le vendredi parce que les gens craignent la foule du samedi.

Cette logique acheva de la désarçonner.

- N'y a-t-il personne à qui je puisse m'adresser?

demanda-t-elle encore.

- Voyez Mr. Robson au guichet à côté.

Elle compta quinze personnes dans la queue de ce guichet et attendit cinq minutes sans que personne ait bougé.

Découragée, elle retourna à sa voiture et partit pour Chelmsford Road. La rue était déserte. Des feuilles mortes couraient dans le caniveau, poussées par le vent. Elle remonta la rue à pied, s'arrêtant pour exa-

miner toutes les plaques. Aucune maison ne portait de numéro et aucune ne s'appelait Saulsby. Un bruit venant d'une allée de la maison appelée El Kantara attira son attention. Une femme balayait des feuilles.

La grille était ouverte et elle lut une plaque en cuivre : Annexe de l'hôpital d'Orphingham. Maison des Infirmières.

- Je cherche une maison appelée Saulsby, dit Alice.

- Saulsby? Non, je ne connais pas, dit la femme d'une voix si basse qu'Alice dut s'avancer pour l'entendre; à moins que ce ne soit l'une des quatre maisons fermées qui sont promises à la démolition depuis si longtemps, chuchota-t-elle.

Pourquoi s'exprimait-elle de cette façon en se retournant pour regarder furtivement derrière elle vers les volets clos? Alice éprouva un petit frisson désa-gréable. Si seulement elle avait attendu jusqu'au lendemain pour venir avec Andrew.

- Non, ce n'est pas l'une des maisons, répondit-elle en regardant à son tour derrière elle, si bien qu'elle sursauta lorsque la femme reprit :

- Je m'excuse de parler si bas, mais nos infirmières du service de nuit dorment.

Alice faillit éclater de rire en revenant dans la rue.

Cette histoire lui montait vraiment à la tête. Bien s˚r, il y avait une explication toute simple. Il était ridicule de s'inquiéter.

Pendant qu'elle était entrée à l'intérieur des grilles, quelqu'un avait garé une bicyclette rouge près de sa voiture. Une bicyclette de facteur. O˘ était-il? Au même instant un portail s'ouvrit et le préposé sortit.

Il était jeune avec des cheveux blonds et un visage rouge.

- Dites-moi, demanda-t-elle, est-ce vous qui dis-tribuez régulièrement le courrier dans cette rue?

- Je suis affecté à ce secteur depuis deux mois, répondit-il.

- Avez-vous distribué des lettres à une Mrs. Nesta Drage adressée à une maison appelée Saulsby?

- Pas vraiment distribué. Il y a une demande d'avis de faire suivre le courrier, déposée à la poste à propos de Saulsby.

Elle le dévisagea, son cúur battant soudain plus vite. Enfin ce nom avait un sens pour quelqu'un.

- Pouvez-vous me dire o˘ les lettres de Mrs. Drage sont ré-expédiées?

- Eh bien, mais... je ne suis pas censé le répéter...

si cela se savait...

- Je ne veux pas vous causer d'ennuis, mais j'ai écrit à Mrs. Drage, je crains qu'elle ne soit malade et je voudrais seulement savoir o˘ vont mes lettres.

- C'est facile, dit-il, il est arrivé une lettre hier.

Alice acquiesça, elle l'avait postée le mardi soir.

-Je l'ai fait suivre au 193, Dorcas Street à Paddington.

Je le sais par cúur car le nom de ma mère est Dorcas.

Alice le remercia et inscrivit l'adresse. De Paddington, elle ne connaissait que la station de métro et ce joli coin appelé Petite Venise. Elle avait traversé

ce quartier ouest de la capitale en prenant le train pour la Cornouaille et se souvenait de rues qui n'avaient rien de résidentiel.

C'était sans doute l'explication la plus vraisemblable.

Nesta s'était installée dans un des quartiers les plus sordides de Londres et n'avait pas voulu le reconnaître.

Un certain snobisme, un désir de jeter de la poudre aux yeux de ses amis l'avait poussée à donner à Alice une adresse un peu plus reluisante.

Son cúur se serra en jetant un dernier regard sur Chelmsford Road. Nesta devait être venue à Orphingham en espérant y trouver un refuge. Chelmsford Road était l'endroit même qu'elle aurait choisi d'habiter si les circonstances avaient été différentes. Peut-être cela expliquait-il sa langueur et sa dépression.

Soudain, Alice se sentit toute excitée. Nesta devait être sauvée. L'amitié était un vain mot si elle s'arrêtait devant une aide matérielle. Alice sentit son carnet de chèques dans son sac. Pourquoi, oh! pourquoi, au lieu de faire de tels efforts pour sauver les apparences, Nesta ne s'était-elle pas confiée à elle?

- Je préférerais que tu n'y ailles pas.

- Mais pourquoi donc, chéri?

Elle était devant sa coiffeuse et se brossait les cheveux quand Andrew était entré, déjà prêt et un peu impatient. Dès qu'il eut appris son intention de se rendre à Paddington, il déclara qu'il l'accompagnerait, mais elle s'était récriée. Nesta avait sa fierté. Elle tolé-rerait qu'Alice se mêl‚t de ses affaires, mais pas Andrew.

- Fais comme tu voudras, mais tu seras bien avancée, Bell, si tu apprends qu'elle vit avec un homme.

- Nesta?

Il s'approcha d'elle et son visage apparut dans le miroir tandis qu'il posait la main sur son épaule.

- Tu es une telle enfant par certains côtés. Cela ne signifie pas que tu n'as pas de maturité et Dieu sait au contraire combien tu exagères ton ‚ge, mais tu es innocente. Je me demande ce que tu feras si tu la trouves dans une chambre minable avec un homme.

Imagine Nesta en déshabillé noir et son amant qui ne prendra même pas la peine de se cacher.

- Tu n'es pas drôle, Andrew.

- Chérie, pardonne-moi, mais ne pourrais-tu oublier pour une fois ton carnet de chèques. L'argent ne guérit pas tous les maux.

Elle fut blessée et le montra.

- Veux-tu dire que j'ai une ‚me mercenaire et que je fais un Dieu de l'argent?

- Pas un Dieu, une clef pour ouvrir toutes les portes. Bell, pardonne-moi de te dire cela, mais tu te conduis comme une enfant. A propos, Jackie a amené

Mark et Christopher.

Soudain distraite, elle arrêta de se coiffer et fut honteuse de les avoir oubliés.

- Ne t'inquiète pas, je leur ai donné des bonbons.

Mark ne voulait pas s'en aller. Sais-tu ce qu'il a dit?

Restons, maman, je te donnerai six pence si tu me laisses ici.

- Suis-je ainsi?

- Tu es un ange.

Il se pencha pour l'embrasser sur le front. Troublée, elle leva la tête et leurs regards se croisèrent dans le miroir. Puis, tandis qu'elle soulevait à deux mains la masse abondante de sa chevelure, cherchant une façon plus flatteuse de se coiffer, il s'éloigna.

- qu'y a-t-il?

- Ne te coiffe pas ainsi, cela ne me plaît pas.

- Je pensais que cela me ferait paraître plus jeune.

- Je t'en prie, Bell, ne parle pas toujours comme si tu avais un ‚ge canonique!

Tenant toujours ses cheveux en un souple chignon au-dessus de sa tête, elle se retourna pour lui faire face. A sa surprise, il poussa un soupir :

- Ce n'est pas si mal. Je suppose que je pourrais m'y habituer.

- Tu n'en auras pas besoin, l'ancienne coiffure est plus facile à réaliser. Rapidement, elle laissa retomber ses bandeaux et fixa ses cheveux avec quelques épingles.

Ecoute, chéri, est-ce que tu te sentirais mieux si je te promettais, quand j'aurai retrouvé Nesta, de l'aider sans lui donner d'argent?

- quelle autre aide pourrais-tu lui apporter?

- Si elle est dans le besoin, je pourrais la ramener ici.

- La ramener ici? Je préfère encore que tu lui donnes de l'argent plutôt que de l'adopter!

- Andrew! Tu as de ces mots! que veux-tu dire?

- Rien. Oublie ça.

Elle pressa ses mains sur son corps vieillissant.

Jackie était venue avec ses deux fils. Il n'était pas difficile d'imaginer le cheminement de son subconscient.

- Je suis prête, dit-elle d'une voix neutre, descen-dons.

- Dieu tout-puissant, dit Oncle Justin, cela prouve bien jusqu'o˘ le service des postes est tombé. Si tu avais le moindre sens civique, Alice, tu irais rapporter cette histoire au directeur des postes. D'o˘ avez-vous tiré ce sherry, Andrew? Je me trompe peut-être, mais je lui trouve un bouquet particulier à l'hémisphère sud.

- Eh bien, ce n'est pas possible, déclara Alice qui avait retrouvé son sang-froid, car il vient de Jerez. A ton avis, que dois-je faire pour Nesta?

- Ah! oui, Mrs. Drage. - Alice se souvint avec exaspération qu'il devait connaître les gens depuis au moins vingt ans avant d'utiliser un prénom. - Une jolie femme agréable à regarder. Pas du tout le genre de personne que l'on s'attend à trouver dans une boutique.

- J'imagine qu'elle avait des difficultés à joindre les deux bouts.

- Elle a emprunté de l'argent à Alice, dit Andrew et elle s'en voulut de le lui avoir confié, c'était avant notre mariage. Je crains qu'il n'y ait une répétition et c'est l'une des raisons pour lesquelles je pense qu'il vaut mieux qu'Alice ne la voie pas.

- Elle m'a remboursée, dit Alice, de plus, ce n'était pas une somme importante.

- Deux cents livres, tu trouves que ce n'était pas important!

- Il n'y a pas de quoi en faire un plat, déclara Oncle Justin de façon inattendue. Je suis heureux de pouvoir dire qu'il m'est arrivé de lui fournir une petite aide à l'occasion.

Stupéfaite, Alice le dévisagea. Il se tenait très droit, sans s'appuyer au dossier de son fauteuil. Sa mai-greur et ses épaules carrées le faisaient paraître dix ans plus jeune que son ‚ge. Ses cheveux étaient gris mais abondants. Le temps avait eu peu de prise sur son visage émacié. Il avait des poches sous les yeux, mais pas de rides. De tous les hommes de Salstead, il était le plus grand. Comme elle se demandait si elle oserait lui poser la question, Andrew demanda :

- Et peut-on savoir si vous avez récupéré vos avances?

La réponse ferait toute la différence. Tandis qu'elle attendait, partagée entre la terreur et la curiosité, la porte s'ouvrit et Pernille apparut toute souriante.

- Ah! s'écria Oncle Justin, le dîner est prêt. J'espère que vous nous avez préparé une de vos spécialités Scandinaves, j'aime beaucoup ces petites choses crous-tillantes avec des asperges.

- Des Krustaders, Mr. Whittaker.

- C'est cela, des crustathers. Il faudra en donner la recette à Mrs. Johnson.

Trop loin de lui pour le prévenir de ne plus poser de questions indiscrètes, Alice lança à Andrew un regard chargé d'affectueuse colère. Mais il ne dit plus rien et son oncle semblait se délecter à l'avance du repas.

Elle ressentit un brusque désir de voir passer cette soirée et cette nuit afin de pouvoir se rendre au 193, Dorcas Street à Paddington.

CHAPITRE V

Un kaléidoscope vert, gris et rose se mit à tourner devant ses yeux de plus en plus vite et, comme elle pensait perdre son équilibre, les couleurs se réajustè-rent dans le décor de la salle de bain. Le carrelage gris, un rectangle de savon vert, trois serviettes roses posées sur une barre de métal brillant. La fenêtre ressemblait à un carré de tissu avec ses barreaux blancs coupant le ciel sombre du petit matin. Tout était en place maintenant, mais le malaise persistait.

Alice s'assit au bord de la baignoire. Elle ne se rappelait pas avoir jamais été aussi malade.

Il devait être très tôt. Le froid qu'elle ressentait pouvait n'avoir aucun rapport avec la véritable température. Les frissons qui la secouaient parurent s'accen-tuer lorsqu'elle posa les mains sur les éléments du chauffage central. Dans le miroir au-dessus du lavabo, son visage lui parut vieilli et elle sentit la bile lui remonter à la gorge. Elle n'eut que le temps de se pencher.

Lorsque le spasme se fut apaisé, la laissant p‚le et tremblante, elle retourna dans la chambre. Andrew dormait. Le petit jour de ce matin hivernal lui per-mit de distinguer un visage juvénile avec une main qui s'enroulait autour de l'oreiller comme celle d'un enfant. Elle se glissa doucement près de lui, effrayée à l'idée de lui laisser voir l'ignominie de son état.

Alice n'était jamais malade. quelque chose dans le dîner de Pernille devait l'avoir incommodée. La salade de crevettes peut-être ou les Krustaders. Andrew avait ouvert une bouteille de bordeaux sec " Entre deux Mers " mais elle n'en avait bu qu'un demi-verre.

Ensuite, ils avaient mangé des chocolats apportés par Oncle Justin.

Elle s'écarta d'Andrew. L'idée même de la nourri-ture lui soulevait le cúur et des frissons lui faisaient claquer des dents. Elle pressa les mains sur son dia-phragme, espérant calmer la nausée. Peut-être était-ce le yaourt dont elle était devenue si friande dernièrement et qu'elle mangeait tous les soirs avant d'aller se coucher.

En se remémorant l'aspect gélatineux du pot dans lequel elle avait plongé la cuillère, elle dut repousser les draps et courir à travers la pièce pour gagner la salle de bain.

Naturellement, elle avait réveillé Andrew. Elle s'accrocha au lavabo, consciente de sa présence derrière elle.

- Retourne te coucher, dit-elle d'une voix rauque, je ne veux pas que tu ne me voies ainsi.

- Ne sois pas stupide.

- Cela va se passer.

- Pourquoi ne m'as-tu pas appelé, Bell? Depuis combien de temps es-tu malade?

Elle fit couler l'eau froide et s'en aspergea les mains et le visage.

- Des heures, dit-elle, je ne sais plus...

- Viens, dit-il en la prenant par la taille, je vais demander à Pernille de te préparer du thé.

- Laisse-moi seule, Andrew, fit-elle en se laissant tomber sur le lit, je ne veux pas que tu assistes à cette déchéance.

- Chérie, ne sois pas absurde! N'es-tu pas ma femme, c'est-à-dire la chair de ma chair?

C'était une phrase d'un de ses romans victoriens favoris qu'il prononçait souvent d'un ton mi-ironique mi-sincère.

- Je vais chercher Pernille.

Elle ne put boire le thé. Il refroidit dans la tasse posée sur la table de chevet.

- Pernille, demanda-t-elle d'une voix faible, d'o˘

venait ce yaourt que j'ai mangé hier soir?

La jeune Danoise redressa les oreillers.

- J'en ai pris un paquet chez Mr. Feast.

- En avez-vous mangé?

- Moi? Non, merci bien. Personne n'en mange que vous à la maison.

Andrew entra doucement avec les journaux du matin.

- Te sens-tu mieux, chérie?

- Non, ça ne va pas, Andrew. Pourrais-tu télé-

phoner à Harry?

- Juste parce que tu es un peu fatiguée!

Il s'assit au bord du lit et écarta une mèche blonde du front de sa femme.

- Tu vas aller mieux dans un moment.

- Je dois me rendre à Londres cet après-midi.

- Dans ce cas, mieux vaut appeler Harry. Je suis s˚r qu'il ne te permettra pas de sortir, chérie. Il fait très froid.

- Il ne pourra probablement pas venir avant la fin de ses consultations.

- Ne t'inquiète pas, dit-il ironiquement, il viendra.

Tu sais fort bien que s'il y avait une épidémie de peste bubonique dans le pays, c'est ici qu'il accoure-rait en premier.

La jalousie que montrait Andrew était plus salutaire que le meilleur des remèdes.

Andrew l'embrassa sur le front. Il se baissa pour ramasser le livre qu'il lisait la veille et descendit.

Harry vint en fin de matinée. Elle rougit un peu en le voyant entrer. La prophétie d'Andrew se véri-fiait. La peste était une exagération, mais nul doute qu'il n'ait commencé ses visites par elle.

- Comment vous sentez-vous, Alice?

- Plutôt mieux maintenant, mais j'ai été terriblement malade cette nuit, Andrew a d˚ vous le dire.

Il la regarda sans rien manifester.

- Il m'en a touché un mot au téléphone. Je ne l'ai pas dérangé en arrivant. Il lisait au salon.

" On dirait qu'il parle de Néron se distrayant pendant que Rome br˚lait ", pensa-t-elle avec rancúur.

La jalousie d'Andrew était la réaction naturelle d'un mari amoureux. Celle d'Harry était pathétique.

- Je suppose que le dîner de Pernille était trop riche, dit-elle.

Il lui plaça le thermomètre dans la bouche et lui prit le pouls; puis il enleva le thermomètre et s'approcha de la fenêtre.

- Ce n'est rien de sérieux, n'est-ce pas, Harry? Je veux aller à Paddington cet après-midi.

Il secoua le thermomètre d'un geste sec.

- Paddington? J'espère que vous ne comptez pas partir en voyage?

Curieux comme pour tout le monde Paddington représentait une gare.

- Vous ne devez pas songer à sortir aujourd'hui.

Restez au lit, je viendrai vous voir demain. Vous avez probablement un virus quelconque. Je vous ai trouvée p‚lotte hier.

- Est-ce pour cela que vous m'avez demandé de venir vous voir si quelque chose n'allait pas?

Il rougit comme un adolescent.

- Naturellement.

Dans ses meilleurs moments, Harry était toujours gauche. En le regardant ranger ses instruments, Alice songea qu'il était à Salstead depuis dix ans. Elle avait perdu le compte du nombre de fois o˘ il lui avait demandé de l'épouser et cependant, malgré cela, leurs relations n'avaient pas été au-delà d'une franche amitié.

Jamais il ne l'avait embrassée ou prise dans ses bras.

Elle eut envie de sourire en pensant qu'en dépit de son amour et de ses offres de mariage, leur amitié

n'avait pas changé de nature. Ayant toujours joui d'une bonne santé, Alice n'avait jamais eu à faire appel à lui professionnellement.

- J'espère que je ne vais pas être malade longtemps, dit-elle.

- Voici une visite, fit-il en se retournant.

C'était Hugo; emmitouflé dans une grosse écharpe, il entra sur la pointe des pieds dans la chambre de sa súur et lui posa un paquet sur l'estomac.

- Des raisins, déclara-t-il. Bonjour, Harry.

- Comment as-tu su que j'étais malade?

- Les nouvelles courent vite dans notre bonne ville. Jackie a rencontré Pernille Madsen en faisant ses courses. - Il se frotta les mains en se laissant lourdement tomber au pied du lit : - Tu es mieux là. Il fait un froid à vous geler les...

- Très bien, Hugo, dit Alice en riant, nous avons compris. Au revoir, Harry, je vous remercie d'être venu. - Il hésita, sembla attendre... quoi? qu'espé-rait-il lui entendre dire? Il ne faut pas penser que parce que je suis une amie... voyant son sourire se figer, elle bafouilla : - Je veux dire, il ne faut pas négliger vos autres malades pour moi.

Il ne répondit pas tout de suite, puis il dit sèchement :

- qu'est-ce qui vous fait penser que vous êtes différente de mes autres patients, Alice?

Hugo se mit à tousser bruyamment en retirant son écharpe. Alice était horrifiée.

- Je ne voulais pas... vous savez ce que je...

- Je regrette. Oubliez cela. - Il eut un sourire con-traint : -Je vais laisser l'ordonnance à Miss Madsen.

Soignez-vous bien, ajouta-t-il avant de sortir.

- qu'est-ce qui lui prend? demanda Hugo.

- Je l'ignore.

- Il est toujours aussi épris de toi. C'est clair comme de l'eau de roche.

- Peu importe, fit-elle avec impatience. Oh! Hugo j'ai tellement envie de me lever pour aller à Londres, crois-tu...

- Non. Ce serait aller au-devant d'une bonne pneu-monie.

- Tu n'accepterais pas d'y aller à ma place, je suppose.

- Il n'en est pas question. Nous avons quelqu'un pour déjeuner. Pourquoi diable tiens-tu tellement à y aller?

Elle lui expliqua ce qu'elle avait appris du facteur et il se mit à rire de la ruse de Nesta.

- C'est bien d'une femme! Vous tirez toujours des conclusions d'une simple adresse. Jackie choisit nos hôtels de vacances d'après leur nom et quand nous arrivons le Miramar se trouve être un hôtel de troisième ordre.

- Mais Saulsby n'existait même pas!

- Je ne vois pas pourquoi elle s'est donnée la peine d'écrire. Elle aurait aussi bien pu disparaître sans donner signe de vie.

Oui, pourquoi pas? La seconde lettre s'expliquait par la réception du paquet, mais pourquoi Nesta avait-elle écrit une première fois? Elle ignorait qu'Alice e˚t sa bague. Il était bizarre qu'après un mois de silence, elle se f˚t manifestée juste au moment o˘ Alice avait eu l'intention de faire paraître un avis de recherche.

C'était, en tout cas, une remarquable coÔncidence.

- Je n'ai gardé aucune de ses lettres, mais je me souviens de ce qu'elle écrivait. La première disait quelque chose comme ça : Chère Alice, juste quelques lignes pour vous dire que je suis provisoirement installée, mais je ne compte pas rester longtemps ici. Je ne pense pas que nous nous reverrons, mais je vous remercie pour ce dernier dîner et pour tout le reste.

Mon bon souvenir à Andrew et à votre oncle.

- Une lettre tout à fait ordinaire. Elle te dit l'essen-tiel.

- Elle ne m'apprend rien du tout, soupira Alice.

La seconde était encore plus laconique : Merci pour la bague, ci-joint deux livres pour couvrir vos frais.

Il y a même une autre anomalie dont je viens de m'aviser, Hugo. J'avais réglé Cropper, mais n'en avais pas parlé dans ma lettre. La facture était de deux livres et c'est exactement la somme que Nesta m'a envoyée!

- CoÔncidence?

- Eh bien... oui, sans doute. Elle poursuivait en disant : Ne prenez pas la peine de me répondre, car je n'ai jamais été une bonne correspondante. C'était exprimé avec plus de tact, naturellement, et elle terminait avec ses amitiés pour Andrew et Oncle Justin.

- Elle avait un faible pour lui.

quelque chose se noua au creux de son estomac.

- que veux-tu dire?

- Je parle de Justin.

- Oh! fit-elle en s'efforçant de sourire, qu'est-ce qui te fait penser cela?

- Elle lui envoyait une fleur pour sa boutonnière tous les matins.

- Là, tu fais du roman, Hugo. Les fleurs de l'Oncle Justin proviennent du jardin.

- Penses-tu! En tout cas, pas depuis deux ans. Ta chère petite Nesta aimait bien les hommes. - Il eut un petit sourire vaniteux pour ajouter : - Elle m'a fait des avances une fois.

- quoi!

- Allons, Alice, tu sais ce qu'il en est. Elle avait gardé les enfants un soir et je l'ai raccompagnée chez elle en voiture. Elle a insisté pour que je descende parce qu'elle avait peur dans le noir. Tu n'ignores pas à quel point elle se montrait toujours languissante.

Elle s'est accrochée à mon bras et j'ai d˚ la soutenir pour l'empêcher de tomber, alors elle a versé quelques larmes en me confiant combien elle se sentait malheureuse et m'a supplié de ne pas la laisser seule. Je l'ai aidée à monter jusqu'à son appartement, puis j'ai allumé toutes les lumières, après quoi je peux bien t'avouer que je me suis sauvé en vitesse.

Comme Alice le dévisageait sans répondre, il se h‚ta d'ajouter :

- Le plus drôle, c'est qu'après cela, chaque fois que nous nous trouvions seuls - par exemple, si nous nous rencontrions par hasard dans la rue -

elle me parlait... Ah! bon sang! c'est difficile à expliquer... elle se conduisait comme si nous avions eu une aventure ensemble et que nous voulions la garder secrète. Elle y faisait allusion et insistait en prétendant que Jackie ne devait jamais l'apprendre. Et pourtant, il ne s'était rien passé. Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si elle s'était trouvé un jour seule avec Jackie dans un de ses moments de dépression maladive.

Alice fut choquée.

- Dépression maladive? Entends-tu par là qu'elle avait l'esprit dérangé? Oh! non, Hugo, je pense que cela venait seulement de sa solitude et peut-être d'une sorte d'envie. - Voyant qu'il haussait les épaules, elle poursuivit : - Je crois que nous n'avons jamais me-suré à quel point elle était seule. Un jour, elle m'a confié que la mort de son mari avait été pour elle une véritable amputation et qu'une partie d'elle-même était maintenant dans la tombe avec lui.

- que de grands mots! Elle avait l'art de manier les clichés!

La porte s'était ouverte et Andrew se tenait sur le seuil, un plateau à la main. Alice se redressa, surprise par cette entrée inopinée.

- Oh! chéri, tu es méchant!

- Tu as meilleure mine, Bell, dit-il en s'approchant du lit, tes joues sont moins p‚les.

D'un mot, il pouvait lui donner l'impression qu'elle était une beauté. Elle sentait son sang couler plus vite.

Machinalement, elle effleura ce dont elle était le plus fière : son cou blanc, sans ride, et ses longs cheveux défaits.

- Je crois que je boirais bien un peu de café.

- Je t'ai amené un autre visiteur.

Il se pencha pour l'embrasser. Embarrassé, Hugo se détourna.

- que t'arrive-t-il donc? demanda de la porte Oncle Justin.

Alice remarqua le bouton de chrysanthème à son revers et se souvint des roses aux tiges enrobées de papier d'argent qui avaient orné sa boutonnière l'été

dernier.

- Il paraît que j'ai attrapé un virus.

- Un virus? Je me demande ce que nous faisons tous ici!

Avec ostentation, il sortit un mouchoir blanc qu'il déploya et posa sur son nez et sa bouche.

- Je suppose qu'un virus est le nouveau nom à la mode pour désigner la grippe.

- Je vais me lever dès que j'aurai bu mon café, déclara-t-elle.

La réponse de son oncle l'étonna :

- A ta place, je ne le ferais pas, fit-il en s'asseyant sur la chaise placée devant la coiffeuse, le plus loin possible du lit. Tu as Andrew pour veiller sur toi et Pernille pour s'occuper de la maison. Ce n'est pas comme si tu avais quelque chose à faire.

Peut-être valait-il mieux en effet rester chez elle.

Tout le monde s'accordait pour lui conseiller de garder le lit. Le café était fort et amer. Elle les regarda par-dessus le bord de sa tasse.

Harry n'avait pas affirmé qu'elle avait un virus. Il avait seulement insinué qu'elle pouvait en avoir un.

Il n'avait pas non plus prétendu qu'elle avait de la température. Oncle Justin avait raison d'assimiler le virus à la grippe. Bien entendu, ces nausées qui lui soulevaient le cúur n'étaient pas naturelles mais maintenant qu'elles étaient passées, elle se sentait bien et presque gaie.

En buvant son café, une pensée étrange lui vint.

C'était ainsi que Nesta avait été, alternativement malade et bien portante. Seulement la maladie de Nesta s'était portée sur son esprit et non sur son corps. Nesta souffrait d'une dépression maladive, avait dit Hugo. Pourquoi Alice était-elle soudain tombée malade alors qu'elle était sur le point de retrouver Nesta?

Le malaise revint comme une vague de fond, drai-nant tout le sang de son visage. Elle sentit un grand frisson la parcourir.

Hugo et son oncle discutaient au sujet de l'usine.

Seul Andrew remarqua sa p‚leur. Il lui prit la main et la tint dans les siennes jusqu'à ce que le spasme se f˚t calmé.

Elle se laissa aller contre ses oreillers, épuisée et inexplicablement effrayée.

CHAPITRE VI

Le lundi matin, dès qu'Andrew fut parti, elle se leva.

Après deux jours de lit, elle se sentait encore fatiguée, mais en dépit de sa lassitude, elle n'éprouvait aucune envie de dormir. Les malaises s'étaient dissipés la laissant languide et proche des larmes. Elle n'avait aucun appétit et ne désirait que des aliments liquides, et encore, même les yaourts, dont elle était devenue si friande depuis quelque temps, lui paraissaient amers et le thé lui br˚lait la gorge.

Cependant, elle n'était pas vraiment malade. Harry était revenu le dimanche et avait apaisé ses craintes.

Ce n'était qu'un méchant petit virus qui n'osait pas se manifester, avait-il prétendu. Malgré ces paroles ras-surantes, elle n'avait pas aimé son regard. Elle y lisait la surprise, un doute et de l'inquiétude.

L'air lui ferait du bien. Il était regrettable que le vent f˚t aussi fort. Il soufflait en rafale sur les plus hautes branches de Vair. Elle mettrait un vêtement chaud et porterait une écharpe sur la tête. De plus, il faisait toujours moins froid et on était mieux abrité à Londres qu'à la campagne.

La pensée que dans moins de deux heures elle reverrait Nesta lui insuffla une nouvelle énergie. Bien entendu, la maison de Dorcas Street ne devait pas être bien reluisante. Sans doute, Nesta n'y avait-elle qu'une chambre modeste. Dans ce cas, Alice devrait faire un effort pour cacher sa consternation. Si Nesta était à son travail, comme ce serait probablement le cas, elle demanderait l'adresse à sa propriétaire et irait chercher Nesta pour l'emmener déjeuner. Elle songea vaguement à prendre un taxi pour se faire conduire au Savoy o˘ elles seraient servies par un sommelier déférent.

- quand je serai partie, dit-elle à Pernille, vous téléphonez au Dr Blunden pour l'informer que je me sens si bien qu'il n'a pas besoin de revenir.

- Je ne sais pas très bien me servir du téléphone, Mrs. Fielding.

La jeune Danoise avait le teint mat, plus foncé que ses cheveux et des yeux aussi bleus que ceux d'un chat siamois.

- Alors vous avez besoin de vous entraîner, dit Alice d'un ton ferme. Je vais vous ramener des timbres pour votre frère. Est-il toujours collectionneur?

Un frais sourire détendit le joli visage :

- Oh! oui, Knud est un fameux philatéliste.

Le dernier mot fut prononcé avec emphase.

- Dans ce cas, je n'oublierai pas.

Elle devrait aussi faire un cadeau à Nesta. Elle se demanda pourquoi elle n'y avait pas pensé plus tôt.

Cela ne lui ressemblait pas de rendre visite à quelqu'un les mains vides.

Alice croyait sincèrement connaître Londres parce qu'elle avait vécu toute sa vie à trente kilomètres de la capitale. En réalité, elle connaissait moins cette ville que certains touristes. Elle n'avait vu le centre de Londres que de la vitre d'une voiture. Certains quartiers lui étaient familiers, ceux o˘ se trouvaient les thé‚tres et d'o˘ l'on voyait la Tamise, entre la Tour de Londres et Westminster Bridge.

A l'‚ge de dix ans, elle avait su le nom de tous les ponts dans l'ordre, comme elle savait compter jusqu'à vingt en français.

En fait, elle connaissait Londres aussi bien que la plupart des Anglais. Cette connaissance se limitait aux deux ou trois rues o˘ elle faisait ses achats.

Elle prit le métro à Liverpool Street en se souvenant qu'elle avait souvent fait ce trajet avec Nesta.

Elles descendaient toujours à Marble Arch et conti-nuaient à pied en regardant les vitrines.

Les go˚ts de Nesta étaient co˚teux. Le noir qu'elle portait toujours ne permettait pas la médiocrité et parfois, Alice lui avait glissé quelques livres en pre-

nant soin que la vendeuse ne le vît pas. Il semblait si cruel de ne pouvoir acheter les robes sombres qu'elle continuait à porter par respect pour la mémoire de son mari. En ces occasions, Alice ne s'achetait rien pour elle et se contentait de suivre Nesta.

Aujourd'hui, elle n'avait pas de guide. Cependant, il était facile d'offrir un cadeau à quelqu'un d'aussi joli que Nesta. Un flacon de parfum, une écharpe en soie blanche avec des dessins noirs.

Alice sortit de la boutique de luxe et arrêta un taxi.

C'était la deuxième fois de sa vie que cela lui arrivait à Londres. Le chauffeur accepta ses directives sans broncher. Elle se sentit brave et plutôt sophistiquée.

Londres n'était qu'une ville comme une autre.

Une fois Marble Arch franchi, elle fut perdue, ne sachant plus o˘ elle se trouvait. Elle s'appuya contre les coussins et ferma les yeux. La fatigue se faisait sentir et en même temps une sorte de vertige encore trop faible pour annoncer le retour de ses malaises.

Elle se redressa et regarda par la vitre.

Elle était presque arrivée à destination. Au tournant d'une rue, elle aperçut une plaque avec le nom Dorcas Street. C'était donc là que vivait Nesta.

Le quartier n'était ni sordide, ni romantique. Des maisons hautes s'alignaient en longue file, avec un toit terrasse. Toutes avaient un portique et de petits balcons en fer forgé. Cette rue sans arbre était d'un gris uniforme rendu plus triste par un ciel bas.

Le taxi s'arrêta devant le 193. Elle aperçut deux gros piliers et quelques marches. Après avoir réglé

la course, elle descendit et ce ne fut qu'en voyant s'éloigner le taxi qu'elle songea qu'elle aurait d˚ lui demander d'attendre.

Avec un soupir, elle s'approcha des marches. Lentement, elle leva la tête et son regard tomba sur un tube de néon o˘ brillait le nom Endymion Hôtel.

Tout recommençait. Pendant un bref instant son esprit enregistra l'image folle d'une nouvelle note de réexpédition, toute une série de notes, la renvoyant d'une maison à une autre, en long et en large dans tout le pays. Non, c'était impossible, elle cédait stupidement à la panique.

Debout devant la porte, elle regardait toujours le nom de l'hôtel lorsque subitement un spasme lui souleva l'estomac avec une violence telle qu'elle d˚t s'accrocher à la rampe pour ne pas tomber.

Elle se raidit, prit une aspiration et gravit les marches avant de pousser la porte vitrée.

Parce qu'elle s'était attendue au pire, sa première impression fut une agréable surprise. L'hôtel avait été modernisé récemment. Les portes victoriennes avaient été doublées de panneaux en bois, les p‚tisseries du plafond avaient disparu sous un coffrage en polystyrène et le sol était recouvert d'un nouveau revêtement de carreaux noirs et blancs.

Derrière un bureau en plastique jaune se tenait un homme penché sur un registre. Les portes s'étaient ouvertes silencieusement et il ne vit pas Alice tout de suite. Comme elle hésitait, quelqu'un entra par une porte du fond. Une femme à l'opulente chevelure blonde.

Son malaise et sa timidité cédèrent la place à l'excitation et Alice s'approcha du bureau.

- Pouvez-vous me dire si Mrs. Drage est là?

- Pas pour le moment. Elle ne réside pas ici.

- Mais vous la connaissez. Elle est venue dans votre hôtel, n'est-ce pas?

Il regarda son sac en crocodile et le paquet élégant contenant le cadeau de Nesta.

- Je n'ai pas vu Mrs. Drage depuis... environ trois mois. Il est curieux que vous le demandiez. Je ne me serais pas souvenu d'elle avec tout ce va-et-vient que nous avons ici, mais Mr. Drage est venu lui-même il y a moins d'une demi-heure.

Alice dut s'accrocher au bord du bureau pour ne pas tomber et ne put s'empêcher de s'écrier :

- Mr. Drage? Mais, elle est veuve! Il n'y a pas de Mr. Drage.

L'employé ne sourcilla pas. Etouffant un b‚illement, il haussa les épaules en disant avec philosophie :

- Pas possible! Eh bien, vivons et laissons vivre les autres. Elle s'est peut-être remariée. «a la regarde, n'est-ce pas?

Le téléphone sonna. Il décrocha et répondit tandis qu'Alice le regardait avec désarroi. Nesta n'était pas venue à l'hôtel Endymion depuis trois mois, mais son courrier l'avait suivie d'Orphingham à l'hôtel Endymion.

Pendant que l'employé parlait au téléphone, Alice sortit son carnet et tourna les feuillets. Ao˚t. Nesta avait quitté Salstead le 8 ao˚t. Elle mit ses lunettes et lut :

Vendredi 7 ao˚t : Pernille fatiguée. Harry prétend qu'elle a le mal du pays et que je dois essayer de la distraire. Nesta pour dîner. Temps très chaud.

Samedi 8 ao˚t : Départ de Nesta. Il pleut.

- Mrs. Drage est-elle venue ici le 8 ao˚t?

Il raccrocha et demanda :

- Faites-vous partie de la police?

- En ai-je l'air?

Peut-être que les auxiliaires féminines de la police s'habillaient comme elle quand elles n'étaient pas en uniforme. Dès qu'elle eut posé la question, elle regretta de ne pas avoir bluffé. Au fait, combien pouvait-on offrir à un homme pareil pour lui soutirer des renseignements?

- Si c'est son adresse que vous désirez, je l'ignore.

Mr. Drage est venu pour retirer son courrier.

- Son courrier?

La voix d'Alice parut rauque, comme si quelqu'un d'autre s'exprimait à sa place.

- Oui. Eh bien, si c'est tout, veuillez m'excuser, j'ai du travail.

Le malaise revenait. S'efforçant de le surmonter, elle insista :

- Je vous en prie...

Sortant son portefeuille, elle se refusa à voir l'image d'Andrew et de l'Oncle Justin et posa un billet de cinq livres sur le bureau.

Pendant un instant, le jeune homme ne bougea pas, puis il eut un sourire complice :

- qu'a-t-elle fait?

- Rien du tout. Je cherche seulement à la retrouver.

- Ah bon!...

Il ouvrit le registre sur lequel il écrivait quand Alice était arrivée et le compulsa.

- Le 8 ao˚t, dites-vous? Mrs. Drage avait retenu une chambre pour la nuit, mais elle n'est pas venue.

Mr. Drage a téléphoné pour annuler la réservation.

Nous ne l'avons pas vue depuis, mais nous avons reçu du courrier pour elle. quatre lettres et un petit paquet.

- Est-ce cela que vous avez remis à l'homme qui est venu tout à l'heure?

- J'ai tout remis à Mr. Drage, oui.

Un homme important de Salstead avait dit Daphné...

si seulement elle pouvait avoir une description de ce Mr. Drage...

- Je suppose que vous le connaissez, dit-elle.

- Bien s˚r. Il vient ici pour le week-end avec sa femme depuis je ne sais combien de temps. Ils arri-vaient de la campagne, quelque part dans l'Essex.

Le cúur d'Alice se mit à battre plus fort. Cet homme devait être quelqu'un qu'elle connaissait.

- Alors, vous devez l'avoir bien regardé, vous étiez seul avec lui ce matin...

Soudain, elle s'interrompit. Il venait de se lever d'un air agressif. Il était petit et avait un visage déli-

cat de fille.

- O˘ voulez-vous en venir, cria-t-il d'une curieuse voix de fausset, qu'est-ce que vous voulez insinuer?

Alice n'avait aucune idée de ce qu'il voulait dire, mais elle sentit qu'il se passait quelque chose d'étran-ge et de terrible. Avec un petit cri apeuré, elle s'éloigna à reculons, poussa la porte et sortit précipitamment.

Un taxi. Il lui fallait trouver un taxi, s'éloigner au plus vite de cet endroit horrible. Serrant le cadeau de Nesta entre ses mains moites, elle remonta Dorcas Street en courant et arriva enfin dans une rue plus passante.

Après la réaction extraordinaire de l'employé de l'hôtel, ce fut un réconfort de se retrouver au milieu de gens ordinaires. Cependant, il était étrange et même effrayant de constater combien de femmes ressemblaient à Nesta. Les mêmes hauts talons claquaient sur le trottoir. Partout, c'étaient les mêmes jolis mi-nois de poupée aux lèvres bien dessinées, encadrés de cheveux blonds coiffés " à l'ange ", les mêmes yeux aux paupières enduites de mascara bleu. Elle prit alors conscience de ce qu'elle avait plus ou moins su depuis longtemps. C'était là ce qui était supposé être le type idéal de beauté féminine : cette blondeur, cette fragilité, ce teint de porcelaine. Voilà ce qui séduisait la majorité des hommes, même si parfois ils en plai-santaient.

Elle se mêla à la foule des petits fantômes blonds.

Fantômes? qu'est-ce qui lui avait fait penser à ce mot? Elle frissonna.

Le premier taxi qui passa était occupé: Le second s'arrêta. Après cette matinée désastreuse, elle ne pouvait se résoudre à prendre le métro.

- Pouvez-vous me conduire à Liverpool Street?

Dans son portefeuille, les billets étaient aussi réconfortants qu'une drogue.

Ma pauvre Bell, dit Andrew en souriant, j'aurais souhaité être là. J'aurais voulu voir ta tête quand il t'a prise pour une auxiliaire de la police!

- Ce fut un moment affreux.

Elle alla tirer les rideaux, écartant de son univers, le jardin, la nuit sombre et la lune rousse qui se levait sur Vair Place.

- Je suppose qu'il va falloir que j'abandonne les recherches.

Andrew poussa le sofa devant le feu et glissa un coussin sous la tête de sa femme avant de s'asseoir près d'elle.

- Tu " supposes "? Je croyais le mystère résolu.

- Il ne l'est pas vraiment. En tout cas, pas entièrement. Comment Nesta a-t-elle pu m'écrire et me remercier de lui avoir envoyé une bague qu'elle n'avait pas encore reçue? Et pourquoi cet homme n'est-il passé

à l'hôtel Endymion que ce matin pour chercher le courrier? C'est... une coÔncidence par trop fantastique.

- Ce le serait si tu n'oubliais quelque chose.

Elle leva la tête pour le regarder et il se pencha pour lui embrasser le bout du nez.

- Tu ignores si les lettres et le paquet étaient les tiens, n'est-ce pas?

- Mais je... naturellement, je n'ai pas demandé d'o˘

ils provenaient, j'ai seulement présumé...

- C'est bien ce que je dis. Si elle se sert de cet hôtel comme d'une boîte aux lettres, il a pu y avoir des dizaines de lettres. Son bon ami peut fort bien passer une fois par semaine pour prendre son courrier.

- Ce n'est pas l'impression que j'ai eue, chéri.

Je suis certaine qu'il voulait dire que c'était sa première visite et qu'il lui avait remis toutes les lettres.

Andrew eut un geste d'impatience qu'il contrôla aussitôt.

- Comment peux-tu parler d'impression alors que tu reconnais toi-même que tu étais fort mal à l'aise.

Ton jugement a pu être faussé.

Comme la lumière des chandelles, un feu de bois est flatteur. Elle sentait les flammes jouer sur son visage, puis elle se rappela qu'elle ne s'était pas re-poudrée et n'avait pas remis de rouge à lèvres depuis le matin. Pourquoi Andrew la scrutait-il ainsi?

- Tu étais malade et nerveuse. Ne sous-estime pas ton imagination, Bell.

- Oui, tu as raison. Tu as toujours raison.

Elle replia ses jambes sous elle et laissa aller sa tête sur l'épaule de son mari. Le livre qu'il lisait reposait sur les coussins. C'était un livre avec une couverture en cuir brun et le titre gravé en lettres bleu-vert.

Elle regarda la main d'Andrew s'en emparer. Il y avait de l'amour et en même temps quelque chose de furtif dans la façon dont il le posa sur ses genoux.

- Vas-y, dit-elle en riant, tu peux lire si tu en as envie, je ne te dérangerai pas.

Ce besoin de lecture ressemblait à une évasion.

Pourquoi Andrew avait-il besoin de s'évader? " Il était fatigué, pensa-t-elle, ce n'était qu'un réflexe naturel. "

La cheminée était entourée d'étagères couvertes de livres. Les Trollope, chroniques cléricales et politiques, avaient la place d'honneur sur la troisième étagère. Toute la série politique avait la même couverture en cuir brun. Elle sourit en songeant qu'elle n'avait encore jamais vu la collection complète sur l'étagère. Andrew avait toujours au moins un livre en main ou sur sa table de chevet.

Elle le regarda, mais il était déjà plongé dans sa lecture. N'était-il pas bizarre de lire et relire les mêmes romans? Il devait les savoir par cúur. Elle se demanda quelle importance avait pour lui le monde que ces livres représentaient? Ce monde devait être réel pour lui, et faire partie de ses pensées quotidiennes.

Ils lui fournissaient une source de métaphores et lui servaient de guide pour s'exprimer.

En se faisant ces réflexions, elle eut la soudaine conviction que pour être sa véritable compagne, elle devrait prendre connaissance de ce monde. Ce serait ce que les gens appelaient " avoir des choses en commun ". Il fallait bien cela pour compenser certains désavantages que vous ne pouvez surmonter, comme la différence d'‚ge ou le fait de ne pas avoir d'enfant.

Elle se leva. Il tourna une page en souriant à une phrase qui avait retenu son attention. Ainsi détendu, perdu dans un monde intérieur, indifférent à ce qui l'entourait, il paraissait terriblement jeune. Beaucoup plus jeune qu'il ne l'était réellement. Elle eut brusquement conscience de ses trente-huit ans.

La porte de la salle à manger était ouverte. En traversant le hall, elle regarda dans la pièce obscure dont la large baie vitrée donnait sur le verger. Il était désa-gréable de penser qu'elle s'était assise sur cette pelouse, sous ces arbres, déjà une grande fille lisant des livres d'adultes alors qu'Andrew n'était pas encore né.

Elle monta dans sa chambre et alluma la lumière au-dessus du miroir de sa coiffeuse, puis elle chercha dans le tiroir le seul b‚ton de rouge qu'elle posséd‚t.

Levant la tête, son regard rencontra son image dans le miroir. La pièce n'était pas très éclairée, derrière elle les meubles étaient dans l'ombre. A part son visage, le miroir ne reflétait que des formes vagues.

Ses cheveux étaient décoiffés et tombaient en mèches blondes sur son front. Etonnée, un peu alarmée, elle recula en fermant les yeux. Au bout d'un moment, elle les ouvrit et ressentit la même impresssion étrange. Son propre visage semblait à la fois dif-

férent et familier. Il paraissait plus rond, plus p‚le, dénué d'intelligence et en même temps plus jeune car le teint était clair et les yeux brillants.

- Ressaisis-toi, dit-elle à haute voix.

Mais ces mots ne firent qu'accentuer la... la quoi?

L'hallucination? La ressemblance?

Elle repoussa ses cheveux et se recoiffa. En dessi-nant ses lèvres, l'illusion s'estompa. Avec un soupir de soulagement, elle se redressa.

Elle était à nouveau elle-même.

CHAPITRE VII

Un vent mauvais soufflait du nord et s'engouf-frait en sifflant sous les arches du pont. A l'entrée de la bretelle, les barricades avaient été retirées et à

leur place un long ruban de satin blanc était tendu.

Malgré le froid, une foule s'était rassemblée pour assister à l'ouverture officielle de la route : des enfants de l'école primaire dirigés par un instituteur harassé, des vendeuses et des employés profitant de la pose du déjeuner, quelques ménagères avec leur panier à provisions.

Derrière le ruban se tenaient : le délégué du ministère des Transports qui se trouvait être une femme, Justin Whittaker qui était président du Comité de l'autoroute, le président du conseil municipal et un invité d'honneur qui n'était là que pour regarder, applaudir et, plus tard, déguster le saumon fumé et le poulet rôti avec les personnalités officielles au Boadicea.

- Il n'est aucun habitant de Salstead, disait Justin Whittaker, qui ne considère l'ouverture de cette bretelle comme une bénédiction. Au nom de la population tout entière, je n'hésite pas à déclarer que nous assistions, avec une crainte sans cesse grandissante, au passage quotidien des voitures et camions qui ébranlaient nos monuments historiques justement fameux.

Andrew pressa le bras d'Alice en chuchotant :

- Abrégeons, abrégeons!

- Chut!

- Or, cette bretelle ne nous privera pas de la circulation nécessaire à la prospérité de notre ville puis-que la route ainsi détournée conduit au centre de la ville. La création de cette nouvelle voie fait honneur à nos ingénieurs. Non seulement c'est une des plus modernes qui soit, mais elle a permis de conser-

ver à Helicon Lane sa beauté originelle dont nous pouvons à juste titre nous enorgueillir.

Une pluie glacée s'était mise à tomber. Justin Whittaker releva le col de son pardessus tandis qu'à côté

de lui, la déléguée du ministère des Transports s'em-mitouflait dans ses fourrures en serrant le bouquet de violettes qui lui avait été remis par les enfants des écoles. Elle prit les ciseaux qu'on lui tendait et coupa le ruban.

- Je déclare la nouvelle route de Salstead ouverte, fit-elle d'une voix curieusement haut per-chée.

Andrew murmura à l'oreille d'Alice :

- Dieu la protège et tous ceux qui circuleront dessus.

Elle se mit à rire en lui serrant la main.

La représentante du gouvernement retourna vers son automobile. Le chauffeur lui ouvrit la portière, retourna s'asseoir à son siège et démarra aussitôt, suivi par la Bentley de Justin Whittaker, la Rolls du président du conseil municipal et ainsi de suite jusqu'à

la mini de l'assistant de l'Inspecteur de la Santé Publique.

- Allez-vous assister au déjeuner? demanda Alice à Harry Blunden.

- Je ne fais pas partie des dignitaires. Les médecins généralistes n'ont droit à aucune considération particulière.

- J'ai deux invitations, dit Alice, c'est du véritable népotisme car je suis une Whittaker, mais Andrew doit retourner à l'usine. - Elle s'avisa soudain que sa réflexion ressemblait étrangement à une invitation à prendre la place d'Andrew et elle déclara précipitamment : - Naturellement, je n'y vais pas.

- Allez-vous mieux, Alice? demanda Harry d'un ton plein de sollicitude, Miss Madsen m'a téléphoné

hier pour me dire que vous vous sentiez bien.

- Mes malaises sont presque passés.

- Je reviendrai vous voir dans un jour ou deux si vous le permettez.

Andrew ouvrit la portière de la Sprite en disant :

- Je ne crois pas que ce sera nécessaire. -Voyant Harry rougir, il enchaîna : - Nous pourrons toujours vous appeler si... ma femme a besoin d'une autre ordonnance. - Il poussa Alice dans la voiture avec quelque brusquerie et conclut : - Nous allons apprécier le triomphe de nos jeunes ingénieurs.

La bretelle conduisait à l'autoroute par un angle aigu. A l'intérieur de cet angle on apercevait l'extré-

mité d'Helicon Lane. Se disant qu'elle n'était pas venue là depuis le départ de Nesta, Alice se retourna.

Les branches de Salstead Oak balayaient le ciel comme les crins d'un gigantesque balai. Elle eut juste le temps de distinguer la boutique avec ses doubles vitrines. L'enseigne avait été enlevée. Elle soupira en voyant l'image s'estomper dans la buée qui se formait sur la vitre.

La route s'étendait entre des portions de terre nue.

Une barrière avait été dressée contre la nef de l'Eglise St. Jude et il ne restait plus rien du vieux cimetière.

Il était déplaisant de penser que la nouvelle route passait sur ce qui avait été une terre consacrée. Alice secoua la tête :

- Je ne peux plus aller à ce déjeuner maintenant.

- Je ne vois pas pourquoi.

- Comment le pourrais-je après ce que j'ai dit à

Harry? " Et après ce que tu lui as dit ", pensa-t-elle avec rancune.

- Tu peux très bien avoir changé d'avis au dernier moment. Pernille n'aura rien préparé pour toi. -

Jetant un coup d'oeil dans le rétroviseur, il ajouta :

- Il faut que je me dépêche si je veux éviter les embouteillages.

Toujours indécise, elle descendit dans High Street.

Il y avait beaucoup de monde. que lui importait qu'on le vît la prendre dans ses bras et l'embrasser sur la bouche? Ils étaient encore en lune de miel et cela conti-nuerait jusqu'à ce que tous les deux soient vieux, si vieux que leurs neuf années de différence d'‚ge n'aient plus la moindre importance. Encore radieuse du baiser reçu, elle entra au Boadicea.

Il y avait déjà foule dans le hall. Un serveur s'approcha avec un plateau. Elle prit un verre contenant un liquide ambré dans lequel flottait un zeste de citron. A travers la porte vitrée, elle aperçut les tables avec leur nappe blanche et leur décoration de dahlias. Une porte s'ouvrit et une ser-veuse entra. En même temps une odeur d'ail lui parvint.

Alice posa son verre, le cúur soudain retourné. Elle dut se retenir à une table et se détourna pour éviter la sollicitude de Mrs. Graham dont le mari dirigeait l'établissement.

Comment pouvait-elle envisager de déjeuner en compagnie dans l'état o˘ elle se trouvait? Avant d'avoir terminé le premier service, elle serait obligée de se lever, la serviette sur ses lèvres. Mieux valait partir avant qu'on ne lui pos‚t des questions.

Elle se fraya un chemin jusqu'à la porte. Dehors, un vent violent l'assaillit. Elle venait de se mettre à l'abri sous le porche de la boutique de Mr. Cropper quand l'Oncle Justin et les personnalités officielles arrivèrent et descendirent de voiture. Il ne la vit pas. Elle garda le dos tourné, regardant sans les voir les bagues et les bracelets dans la vitrine.

Dès qu'elle se sentit un peu mieux, elle se mit à remonter High Street. Le vent continuait à souffler par rafale. Il y avait plus de huit cents mètres pour gagner Vair House et Andrew avait gardé la voiture.

L'autobus qui desservait le quartier avait été dévié

pendant les travaux de l'autoroute et n'avait pas encore repris son service régulier. La seule personne qui aurait pu l'aider était Harry, mais elle ne pouvait aller le voir maintenant. Elle devait rentrer à

pied.

Elle parcourut encore une vingtaine de mètres et eut l'impression que ses jambes ne pouvaient plus la porter. Des frissons la secouaient. Alice n'avait jamais été sérieusement malade et ce qu'elle ressentait aujourd'hui la remplissait de panique. Haletante, elle s'arrêta devant la pelouse du monument aux morts et se laissa tomber sur un banc. Il n'y avait qu'une chose à faire : louer une voiture. Après quelques minutes de repos, elle irait jusque chez Snow.

Le bourdonnement de ses oreilles cessa. Elle se leva et reprit sa marche.

SALSTEAD AUTOMOBILES

avec ou sans chauffeur.

Location de voiture

C'était là qu'elle avait loué les voitures pour son mariage.

Le bureau consistait en une hutte en bois entourée de grosses voitures luxueuses. Perché sur un tabouret, son chapeau repoussé en arrière, le propriétaire mangeait un sandwich en lisant un exemplaire du Daily Mirror. Il se leva en la voyant entrer.

- Oh! Mr. Snow, je ne me sens pas très bien, je me suis demandée si...

- Prenez une chaise, Mrs. Fielding, vous êtes p‚le comme un linge. Là, asseyez-vous... et maintenant, si vous voulez m'en croire, vous prendrez un petit verre de cognac.

- Oh! non, jamais je ne...

- C'est radical pour l'estomac.

Sans tenir compte de ses objections, il prit une bouteille sur une étagère et un verre remarquablement propre.

- Tenez, cela va vous réchauffer le cúur.

- Merci, vous êtes très aimable.

L'effet fut immédiat. Contre toute attente, le cognac ne lui br˚la pas l'estomac mais lui apporta une chaleur apaisante qui lui parcourut tout le corps.

Mr. Snow avait escamoté son sandwich et se tenait près de la fenêtre en sifflotant.

- N'avez-vous pas eu des nouvelles de Mrs. Drage dernièrement? demanda-t-il tout à coup.

- Eh bien...

- Vous étiez si amies que je me demandais... Vous sentez-vous mieux?

- Beaucoup mieux, merci. Pourquoi me parlez-vous de Mrs. Drage?

- Oh! c'est une question d'affaires, Mrs. Fielding, mais je ne voudrais pas vous ennuyer avec cela maintenant.

- Nullement, racontez-moi tout.

Il ouvrit un registre sur son bureau.

- C'était le 7 ou le 8 ao˚t... elle avait loué un de nos véhicules pour transporter des affaires chez Feast.

Elle nous avait également demandé de venir la chercher le 8 ao˚t à huit heures du matin précises pour la conduire à la gare. Elle devait passer la nuit chez les Feast et revenir chez elle de bonne heure pour sur-veiller le déménagement. Je me suis rendu moi-même à sa boutique, mais elle était déjà partie sans laisser d'explication.

- En êtes-vous certain?

- Les déménageurs étaient là. Cox de York Street.

Les portes étaient ouvertes et je suis monté. Len Cox était là. Il m'a appris qu'il était arrivé à sept heures et avait trouvé les clefs sur la porte. Tout était préparé et prêt à être emporté. Je n'étais pas très content, je peux vous l'avouer car j'avais refusé

deux courses pour lui rendre service. Le samedi est toujours une journée très chargée. De plus, elle me devait le transport de ses affaires chez Feast.

- Je vais vous régler cela tout de suite, dit Alice en sortant son carnet de chèques. Je suppose que Mrs. Drage aura changé d'idée et aura oublié qu'elle avait retenu une voiture.

- Sans doute. Je ne pense pas qu'elle ait agi de propos délibéré. Ce qui est curieux, c'est qu'elle m'avait téléphoné à dix-sept heures pour me recommander d'être à l'heure. Ah! non, je n'étais vraiment pas content.

- Je vous comprends, balbutia Alice.

Ce nouvel incident était tout à fait imprévu. Bien entendu, il était possible que Nesta ait oublié. Sa dépression nerveuse la rendait instable. Mais cela ne plaisait guère à Alice. Elle-même perdait un peu la tête, car ce ne fut qu'en se retrouvant dans la rue qu'elle se souvint du but de sa visite à Mr. Snow.

Elle s'arrêta devant un magasin et sortit son carnet.

Le 8 ao˚t : départ de Nesta. Il pleut. Elle se souvint que le 7 ao˚t avait vu la fin d'une longue période de sécheresse. Ce jour-là, elle s'était levée tôt. La pluie l'avait réveillée. Ecartant les rideaux, elle avait dit à Andrew :

- Il pleut à verse, l'allée est complètement noyée.

Comment pouvait-elle être certaine que c'était bien ce samedi-là? Parce qu'Andrew avait répondu :

- Les meubles de Nesta vont être mouillés.

Si l'allée était noyée sous l'eau, il devait avoir plu depuis des heures. Helicon Lane était loin de la gare.

Nesta n'avait pu y aller à pied. Et, cependant, elle n'avait pas attendu Cox à sept heures.

Alice se remit à marcher. Elle reconstruisait dans sa tête l'emploi du temps de Nesta ce dernier soir.

Au milieu de l'après-midi, Mr. Snow avait transporté

" les affaires " de Nesta chez Mr. Feast. A dix-sept heures, Nesta avait téléphoné pour lui recommander d'être à l'heure le lendemain matin. Elle avait d˚ passer ensuite le reste de l'après-midi à préparer le déménagement. Puis elle était sortie faire ses visites d'adieu.

Mr. et Mrs. Graham au Boadicea, Harry, sans doute -

il avait été son médecin - Hugo et Jackie. Oncle Justin pour finir à Vair House o˘ elle avait dîné.

Elle avait paru très fatiguée et plus déprimée que jamais. Il faisait chaud et elle ne portait pas de veste sur sa robe plissée noire. Alice se souvenait que ses chevilles étaient enflées au-dessus de ses chaussures en vernis noir. Elle était montée pour aller dire au revoir à Pernille dans sa chambre, puis elle était revenue partager le soufflé raté avec eux. Peu après vingt heures, Andrew l'avait raccompagnée chez elle.

- Pourquoi ne pas rester ici cette nuit, avait proposé Alice en voyant Nesta si fatiguée et les larmes aux yeux.

- Il est trop tard pour changer mes dispositions.

J'ai convenu de coucher chez les Feast.

Cette nuit-là, on avait procédé à l'exhumation des cercueils. La discrétion même avec laquelle ce travail était effectué la nuit ajoutait à l'atmosphère macabre.

De sa chambre, Nesta aurait vu les b‚ches tendues et entendu les coups de pioche. Et pourtant, elle n'était pas allée chez les Feast. Etait-il possible qu'elle ait oublié cet arrangement comme elle avait oublié la voiture qu'elle avait commandée? Daphné avait précisé

que son téléphone était coupé.

- Je vais chez les Feast, avait-elle déclaré avant de partir avec Andrew.

Mr. Feast était occupé à empiler des cartons de crème contre un mur tapissé, comme la station de métro de Covent Garden, avec des carreaux blancs et kakis.

Il paraissait plus maigre que jamais avec sa blouse de travail. Pour la première fois, elle s'avisa de sa ressemblance avec Abraham Lincoln.

- Puis-je dire un mot à Daphné, Mr. Feast?

- Si c'est au sujet de la campagne pour la faim dans le monde... - Il regarda autour de lui avec un geste d'excuse. - Ceci est davantage mon rayon.

- Non, c'est quelque chose de personnel.

- J'espère que les nouveaux yaourts vous con-viennent. Nous avons changé de marques, mais ils sont très bons.

- Oh! oui, ils sont parfaits.

Se tournant vers l'arrière-boutique, il cria :

- Daph! Mrs. Fielding veut te voir. Montez, Mrs. Fielding, je m'excuse d'avance pour le désordre. Désirez-vous prendre des yaourts aujourd'hui? Je vais vous en préparer un paquet. C'est excellent pour la santé. Je l'ai toujours affirmé : mangez peu et vous vivrez vieux.

Daphné apparut à la porte.

- Voilà papa relancé!

- Il me donne l'impression d'être vertueuse car je n'ai pas assisté au déjeuner officiel.

- Voulez-vous prendre quelque chose avec moi?

Alice secoua la tête. La seule vue du p‚té de porc entamé lui soulevait le cúur.

- Vous m'avez dit que vous aviez des affaires de Nesta et je pensais... Daphné, pourriez-vous me les montrer?

- Il s'agit d'une sorte de caisse... En fait, elle est dans la chambre de papa qui s'en sert comme d'une table de nuit.

La chambre de Mr. Feast était une pièce longue et étroite donnant dans High Street. La rue était anor-

malement calme et dénuée de toute circulation. Bien s˚r! L'autoroute était ouverte et le plan fonction-nait!

- La voici, dit Daphné.

Alice se retourna. Elle vit seulement un divan bas avec ce qui ressemblait à une table recouverte d'une nappe sur laquelle étaient posés quelques magazines, La Chine d'aujourd'hui; le journal de l'Association des Nations Unies, un réveille-matin, une lampe de chevet et quelques fioles de médicament.

Elle fit un pas en avant et sursauta. Dehors, une sirène s'était mise à hurler.

- C'est seulement une ambulance. Encore un chauf-fard sur l'autoroute.

Seulement une ambulance? Pourquoi cette sirène lui avait-elle semblé être un lubugre avertissement?

Elle regarda le véhicule blanc tourner en direction de l'autoroute. Un peu assourdie, elle retourna son attention vers la table.

- Mais c'est une malle, s'exclama-t-elle, une grosse malle.

- Je vous ai prévenue qu'elle avait laissé beaucoup d'affaires?

En effet, c'était une vieille malle en bois, démodée, qui, à l'origine, avait été peinte en brun. Sous la nappe, on distinguait une grosse serrure.

- Est-elle fermée à clef?

- Je l'ignore. Daphné se pencha pour examiner la serrure. Oui, je ne peux pas l'ouvrir.

- Je me demande si nous ne devrions pas...

Elle hésita et tout ce qui l'avait alarmée lui revint à l'esprit : ces lettres qui n'avaient pas été reçues et auxquelles on avait répondu. L'hôtel Endymion, l'homme qui se faisait appeler Mr. Drage, la voiture commandée qui était venue en vain.

- Je suppose qu'elle n'a pas besoin de tout cela, dit Daphné, autrement elle ne l'aurait pas laissé ici.

que peut-il bien y avoir là-dedans? - Elle essaya de soulever la malle par ses poignées de cuir sur le côté.

- Oh! que c'est lourd!

- Nous pourrions faire venir un serrurier... à

moins que votre père...

- Papa ne peut pas laisser le magasin, mais je peux toujours essayer...

- Vous?

A Vair quand on avait besoin d'un ouvrier, on faisait appel au chauffeur de l'Oncle Justin. Si c'était un travail nécessitant un spécialiste, celui-ci était appelé de Salstead. Personne, et surtout pas une femme, n'aurait eu l'idée d'essayer de crocheter une serrure.

- Il suffit d'avoir un tournevis, déclara Daphné.

Alice s'assit sur le lit et la regarda fouiller dans la boîte à outils qu'elle était allée chercher. Les yeux de furet de Daphné la troublaient.

- qu'a-t-il bien pu lui arriver? -Les premières vis étaient déjà enlevées par les mains expertes de la jeune fille. Là, Daphné s'arrêta, les yeux brillants : -

Vous ne croyez pas qu'elle est là-dedans, coupée en morceaux comme dans les films d'horreur?

- Bien s˚r que non, dit Alice avec fermeté, ne soyez pas sotte.

Une nausée lui souleva le cúur. L'appartement de Mr. Feast sentait le lait aigre.

- Allons-y, dit Daphné, s'il y a quelque chose de f‚cheux je vous préviens que je serai malade. Vous n'avez pas l'air d'aller très bien vous-même.

Alice respirait un peu plus vite en se frottant ses mains glacées. Pourquoi Daphné avait-elle de si horribles pensées? Il ne pouvait y avoir rien de " f‚cheux "

dans cette malle.

Daphné poussa un petit grognement moqueur et souleva le couvercle.

CHAPITRE VIII

Alice eut un petit rire nerveux. La malle était remplie de vêtements.

Sur le dessus, il y avait une chemise de nuit noire et du linge. Daphné en sortit une brassée qu'elle jeta sur le lit. Venaient ensuite des robes, des jupes, des blouses, un costume tailleur à carreaux blancs et noirs, quatre manteaux.

- Toutes ses affaires, s'étonna Alice, mais... c'est impossible!

Daphné continuait à fouiller au fond de la malle.

Elle sortit plusieurs paires de chaussures soigneusement enveloppées dans des étuis en plastique.

- Regardez, Mrs. Fielding, il y a là toutes ses chaussures! Ah! non, elle en avait une paire en vernis noir.

Elles ne sont pas là.

- Elle les portait le soir o˘ elle est venue à la maison. Je les ai remarquées parce que les talons étaient très hauts et qu'elle avait les chevilles enflées.

Daphné se pencha encore et sortit une boîte plate recouverte de chevreau noir marquée aux initiales N.D. Avant qu'Alice ait pu l'en empêcher, Daphné avait ouvert la boîte et un subtil parfum vint chatouiller les narines d'Alice. Ensemble, elles contemplèrent des rangées de flacons, de pots contenant crèmes, lotions, fards pour les yeux, laque pour les cheveux, vernis à

ongle, limes.

- C'est ce que nous appelions autrefois un " vanity-case ", dit Alice, sa boîte à maquillage.

- C'est curieux qu'elle ait laissé tout cela. Ses plus belles chaussures ainsi que ses manteaux. Auriez-vous jamais imaginé qu'elle partirait avec sa petite robe d'été sans même prendre son manteau en orlon blanc?

- Alors, quel manteau a-t-elle mis le samedi matin?

- Elle n'a pas d˚ en mettre. Elle n'en avait que quatre. Mrs. Fielding, je connais la garde-robe de Nesta aussi bien que la mienne. Il nous arrivait d'échan-ger des affaires.

- Mais alors... Daphné, qu'a-t-elle emporté avec elle?

- Si vous voulez mon avis, rien d'autre que ce qu'elle avait sur le dos. Il ne manque que sa robe plissée noire qu'elle portait le vendredi. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi elle a laissé ses plus jolis vêtements. Elle avait mis de l'argent de côté