XXXI

— Vous avez remarqué, dit Tolut en sortant du cimetière, le bruit que fait la terre en tombant sur le cercueil ? Ça sonne creux. On dirait qu’il n’y a personne dedans. Vous croyez qu’il était dedans ce monsieur… ?

— Tormoigne. Vous pensez bien que je n’ai pas été y voir.

— Naturellement. En tout cas, le voilà expédié, celui-là, hein. Un de plus. Et vous avez vu s’il y en a ? Des milliers ! des milliers ! Que de tombes ! que de tombes ! Vous pensez une grande ville comme Paris si ça doit en fournir des morts. Et un jour, bientôt, ce sera mon tour.

— Vous dites ça, mais vous ne le pensez pas.

— Ah vous croyez ? mais je ne pense pas à autre chose, mon cher monsieur.

— La vie ne doit pas vous être bien gaie avec des idées pareilles à vous trotter tout le temps dans la tête.

— Je ne cherche pas à avoir une vie gaie. À mon âge, il s’agit bien de ça !

— Tout de même, si vous pensiez à autre chose, ça ne vous ferait pas de mal. C’est pas un conseil que je vous donne, mais il me semble tout de même que ça ne vous ferait pas de mal.

— Vous en parlez à votre aise. Mourir n’est pas si simple, allez. Et si l’on pouvait mourir tranquille encore.

— Et pourquoi ne pourriez-vous pas mourir tranquille, monsieur ?

— Vous prenez le tramway pour rentrer ?

— Oui, jusqu’à la République.

— Eh bien, moi aussi. De la République, j’irai au quartier Latin. J’habite par là.

— Je comprends ça, si vous êtes professeur.

— Professeur ! c’est bien ce qui m’empêche de mourir tranquille.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Eh oui, figurez-vous, mon ami, que pendant des années j’ai enseigné quelque chose que j’ignorais complètement.

— Mais comment que ça peut se faire ?

— Ah voilà. C’est pourtant tel que je vous le dis. Pendant des années et des années, on m’a confié des enfants pour que je leur enseigne la géographie, oui, la géographie. Eh bien, je n’en savais pas un traître mot. Je l’ignorais complètement. N’est-ce pas une escroquerie ? un vol ? toute ma vie a été une duperie, oui monsieur, une duperie. N’est-ce pas terrible ?

— Je n’aurais jamais cru ça possible.

— Quoi donc ? d’enseigner la géographie sans en savoir un traître mot ? Mais vous me faites rire, monsieur. C’est enfantin ! Naturellement, j’exagère. Les mots, je les connaissais, seulement voilà : je n’avais jamais voyagé. Alors, comment voulez-vous enseigner la géographie sans avoir jamais voyagé ? On apprend les mots, mais les choses réelles on ne les connaît pas. On sait des noms, mais on ignore complètement de quoi il s’agit. Vous comprenez, monsieur ?

— Très bien, très bien.

— Toute ma vie, j’ai fait cela, toute ma vie, j’ai commis cette escroquerie. Ce n’est qu’en prenant ma retraite que je m’en aperçus. Hélas, il était trop tard ! le désir me vint de voyager, de connaître des contrées lointaines. Il était trop tard !

— Bien sûr. Ce n’est pas à votre âge qu’on devient explorateur.

— Mon âge n’y est pour rien, monsieur. Mais comprenez-moi bien : ce n’est pas parce que je voyagerais maintenant que j’effacerais ainsi ma tache professionnelle. Je croyais avoir eu une vie d’honneur et de conscience ; en arrivant à la fin, je m’aperçois que je me suis trompé, radicalement trompé. Comment voulez-vous que je descende d’un pas tranquille dans la tombe, avec le poids de cettç lourde faute sur mes épaules, oui monsieur, comment le voulez-vous ?

— Enfin, monsieur, enfin… je ne vous suis pas très bien.

— Vous ne me comprenez pas ? C’est pourtant clair.

— Oh si, je vous comprends. Mais enfin, monsieur, si vous n’aviez rien su, vous ne seriez pas resté professeur. On s’en serait aperçu.

— C’est là où vous vous trompez. Personne ne s’en est aperçu. Tout a passé comme une lettre à la poste : mon ignorance, mon escroquerie et tout. Et maintenant comment voulez-vous que je répare ? Que je répare ma faute ? Comment le pourrais-je ? Et comment pourrais-je mourir ? Ah si je n’avais pas ce reproche à me faire, mais monsieur je regarderais la mort arriver avec joie. Parfaitement, avec joie ! Je n’aurais rien à me reprocher. Je fermerais les yeux avec le sourire. Parfaitement, avec le sourire ! et après ? oh après, je ne craindrais rien. Je n’ai pas été un méchant homme. J’irais au purgatoire, peut-être au paradis dont vous rappeliez l’existence à juste titre tout à l’heure. Ou bien encore, je me réincarnerais d’ici quelques centaines d’années dans le corps d’une jolie femme ou d’un riche industriel, s’il y a encore des industriels dans ce temps-là, parce qu’avec ces sacrés bolcheviks, ils sont capables de tous les supprimer. Dans ce cas-là, je me réincarnerais sur une autre planète. Sur Vénus, par exemple.

— Vous y croyez, vous monsieur, aux esprits qui viennent dans les tables ? Une fois, j’ai voulu en faire tourner une avec mon beau-frère et Émile, le garçon qu’on avait avant celui qu’on a maintenant. Ça n’a pas marché. Elle est restée muette comme un barbillon, figurez-vous.

— C’est ennuyeux, vous m’avez interrompu. Qu’est-ce que je vous disais donc ?

— Vous parliez des bolcheviks et de la planète Vénus, sûr que ça doit être une bien belle planète, celle-là.

— Est-ce que j’avais envisagé la troisième hypothèse ?

— Je ne m’en rappelle plus.

— C’est ennuyeux. Dès qu’on m’interrompt, je ne retrouve plus le fil de mon discours.

— C’est l’âge, monsieur.

— Oui, c’est l’âge, l’âge qui grandit. C’est comme un animal, l’âge, monsieur. C’est un animal qui grandit, qui grandit, qui grandit encore et qui finit par vous dévorer tout vivant.

— Oh mais sans blague, vous me donnez le frisson.

— Tout ça ne serait rien, si je n’avais cette chose qui me tourmente, là, dans la poitrine.

— Je ne trouve pas ça tellement grave, monsieur, ce que vous vous reprochez. Du moment que personne ne s’en est aperçu. Je vois même que vous êtes décoré.

— C’est bien ça le plus terrible ! Je suis seul à me faire ce reproche. Oui, je suis seul. Les autres ne veulent pas me comprendre, mes parents, mes amis. Ils ne veulent pas me comprendre. Il n’y a personne pour m’accuser.

— Il y a des tas qui seraient contents à votre place.

— Ce seraient de malhonnêtes gens. Je suis mon seul accusateur. Alors comment voulez-vous que je meure ? Ou bien il n’y aura plus personne pour m’accuser, ou bien, pendant l’éternité, je m’accuserai moi-même. C’est atroce !

M. Tolut se mit à pleurer. Mais dans le 51, ça ne scandalise personne. On y est habitué, à cause de tous les gens qui reviennent du cimetière de Pantin.

— Faut vous calmer, monsieur, dit Hector Lanterne, faut vous calmer.

M. Tolut s’essuya les yeux avec un mouchoir d’un tissu périmé. Il renifla.

— Je ne sais plus où j’ai la tête.

— Je comprends ça, vous êtes ému.

— Ce qui m’ennuie, c’est de ne pas retrouver la fin de ma phrase, celle que vous m’avez coupée.

— Ah oui, quand vous parliez des communistes et des étoiles.

— Remarquez, mon ami, je pense tout à coup à quelque chose, j’ai voyagé depuis que je suis à la retraite. Je suis allé à l’étranger.

— Moi aussi, je suis allé à l’étranger, en Belgique, à Charleroi et, plus tard, en Rhénanie. Mais tout ça, c’est comme qui dirait la France.

— Et moi, je suis allé à Londres. Ce voyage, voyez-vous monsieur, ça a été la fin de tout. Naturellement, ce n’est pas parce que je voyagerais maintenant que ça empêcherait que je n’ai pas voyagé autrefois ; vous me suivez ?

— Je crois qu’oui.

— Tout de même, je pensais que si je voyageais, ça diminuerait les reproches que je me faisais. J’avais cette idée-là. Eh bien, mon ami, ça a été tout le contraire. Que je voyage maintenant ou que je ne voyage pas, il n’y a rien à faire. Je l’ai bien vu, il n’y a rien à faire. Ma conscience est là, monsieur, et elle ne me pardonne pas.

— C’est bien malheureux.

— Ah, ce n’est pas drôle la vie, et ce qui est moins drôle encore, c’est de s’en apercevoir juste au moment où on se prépare à partir.

— La mort aussi c’est un voyage, monsieur.

— Oui, mais on n’enseigne pas cette géographie-là.

— Si donc, monsieur. Et les curés, ce n’est pas ça ce qu’ils font ?

— Votre idée est amusante. Où l’avez-vous pêchée ?

— Je ne sais pas. Ça me vient quand je réfléchis. Ce qui serait commode, voyez-vous, ce serait de partir pour ce voyage en laissant sa conscience derrière soi. Vous me comprenez ? Ici, sur terre.

— Et les fantômes, monsieur ? Vous ne croyez pas que les fantômes, c’est des consciences qui traînent dans les vieilles maisons et qui n’ont plus leur propriétaire à tourmenter ? Alors, elles embêtent les autres.

— Dites donc, mon ami, vous m’avez l’air rudement intelligent. C’est pas bête votre idée. Vous en avez souvent de comme ça ?

— Je vous l’ai dit, monsieur, quand je réfléchis.

— Et quand réfléchissez-vous ?

— Vous allez rire, monsieur : quand ma femme se fait vous-me-comprenez par un client et qu’ils montent dans la salle du premier, celle où il y a le billard, un beau billard Brunschwicg avec des bandes Champion. Alors je réfléchis. Car je suis un grand cocu, monsieur le professeur.

— Eh bien, vous prenez la vie par son bon côté.

— Il faut bien.

— Terminus, dit la dame à la sacoche et aux petits bouts de papier multicolores.

— C’est très intelligent votre idée. Laisser un fantôme derrière soi, un fantôme qui ne vous tourmente plus. Je veux bien mourir dans ces conditions-là. Il y aurait un Tolut qui irait je m’en moque bien où et puis un Tolut-fantôme qui resterait ici.

Il tapa du pied pour bien désigner cet ici.

— Et qui me ficherait enfin la paix.

Il s’aperçut alors que son cafetier venait de subitement et totalement disparaître. M. Tolut interloqué regretta sur l’instant la compagnie de cet interlocuteur consciencieux ; puis, l’étonnement passé, il se demanda plaisamment si ce n’était pas un fantôme.