II

Il y a déjà pas mal de monde chez M. Brennuire quand Rohel pénètre dans le salon. Georges Brennuire le présente à son père et aux gens qui se trouvent là, gens de plume et gens de pinceau, portant des noms connus chez Vanier ou au Mercure. Ce sont des poètes impressionnistes ou des peintres symbolistes ; ils ont connu des amis de Paul Verlaine ; ils conservent le souvenir d’êtres tuberculeux ou alcooliques qui décédèrent dans les premières années du siècle, victimes des mots rares et de la ponctuation. Quelques-uns se souviennent des premiers essais de Guillaume Apollinaire. Il y a exactement deux ans et deux jours que Guillaume Apollinaire est mort.

J.-H. Cormois narre quelques remembrances : quand Guillaume était en Allemagne sur les bords du Rhin et quand il plongeait dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale et quand il était artiflot à Nîmes et quand il fut blessé à la guerre et quand il mourut de la grippe espagnole.

— La grippe espagnole ! ricane quelqu’un. Mais c’était la peste ! la peste noire ! Tout simplement. Comme en treize cent quarante-huit !

Rohel est bien étonné ; il a reconnu la voix de la Pastille. Georges avait oublié de lui présenter son oncle. Mais ce dernier, levant les yeux, identifie sur-le-champ son ancien élève.

— Ma parole, c’est Rohel ! s’exclame Jérôme Tolut de sa voix aigrelette. Alors, vous voilà à Paris. Vous préparez Normale ?

— Oui, monsieur.

Il ne prépare pas Normale.

— C’est bien ça, c’est très bien. Vous n’étiez pas un mauvais élève de mon temps, mais j’ai appris que votre année de philosophie fut bien troublée, bien troublée.

Rohel avait défloré une demoiselle bien-née le jour de l’armistice, ce qui fit des histoires. Toute la ville en parla. Mais Rohel n’y pense plus.

— Où êtes-vous ? à Louis-le-Grand ?

— Oui, monsieur, à Louis-le-Grand.

Il n’est pas à Louis-le-Grand.

— C’est bien ça, c’est très bien, dit le vieux professeur.

Le vieux professeur l’embête sérieusement, et la sœur de Brennuire n’est pas là. Il espérait pourtant bien qu’il la rencontrerait. Mais elle n’est pas là. (J.-H. Cormois raconte ses souvenirs). Il était flatté de voir de près ces poètes qu’il ne connaissait que par l’imprimé. Il avait quelques vagues idées ambitieuses quant aux Lettres. Mais maintenant, tout cela ne l’amuse plus guère. Sa vanité s’est couchée ; mieux, elle ronfle. Il ne voit plus que des guignols autour de lui.

Le poète Sybarys Tulle possède des ongles noirs et se fourre les doigts dans le nez ; et il semble vieux, tellement vieux, tellement vieux. Avec lui, la bénédictine, ça marche. Jadis, il comparait son âme à une biche effarouchée et son ennui à la pluie d’automne. S.-T. Caravant, le romancier, a oublié de boutonner sa braguette ; il rumine quelque chose entre ses chicots. Il voudrait bien boire de la bénédictine, lui aussi, mais l’autre accapare la bouteille. Il n’arrive pas à mettre la main dessus. (J.-H. Cormois continue à raconter des souvenirs.)

Rohel se heurte à tous ces aspects dégradants de l’existence quotidienne. Ces apparences viles ne sauraient celer des génies. Les ongles noirs du poète cessent de le distraire. Et puis, la bénédictine le dégoûte et lui fait mal au cœur. Il attire Georges dans un coin, près d’un vase artistique posé sur un guéridon de style.

— Ce n’est pas rigolo.

« On t’en montrera des grands hommes », pense Georges. Il fait bien de ne pas répondre ainsi, car Rohel lui répliquerait : « pas si grands que tu dis ; plutôt miteux, tes grands hommes ; on dirait de la province de Paris. »

— Ce n’est pas rigolo, murmure-t-il. Tu aurais bien pu me prévenir qu’il y aurait un de mes anciens professeurs.

— Mon oncle ? Tu l’as eu comme professeur ?

— Tu aurais pu t’en douter. Enfin, ça ne fait rien. Alors, c’est ton oncle ?

— Je n’avais pas pensé qu’il avait pu t’avoir comme élève. Tu sais, il devient gâteux.

— Il l’a toujours été.

Rohel commence à agacer Brennuire. Il est à Paris depuis six mois à peine et il veut trancher de tout. On l’introduit dans un salon littéraire où fréquentent les meilleurs auteurs, et il fait le dégoûté ! Tu n’es qu’un provincial, tiens.

— Dis donc, ils ne boivent que des liqueurs sucrées ? Ton père n’a pas de la fine ?

Si donc, il en a ; de la fameuse et qu’il n’offre pas à ses invités. Georges sait où il la cache ; Rohel et lui vont discrètement dans la salle à manger s’en verser un verre.

— Comment se fait-il que ta sœur ne soit pas là ?

— Elle n’assiste jamais à ces petites réunions. Ça l’embête.

— Elle a bien raison. Je l’approuve entièrement. Elle est sympathique, ta sœur.

— T’occupe pas de ma sœur.

— Donne-m’en encore un verre.

— Ça suffit. Il va s’apercevoir qu’on a tapé dedans.

— Tu n’as pas de cran. Laisse-moi me servir. Non, vrai, tu n’as pas de cran.

— Bon. Prends-en encore un verre. Mais après c’est fini. Lui-même s’abstient.

Rohel retourne dans le salon, l’estomac bien chaud et la tête de même. J.-H. Cormois finit de raconter ses souvenirs sur Guillaume Apollinaire. Rohel l’écoute avec un extrême intérêt. Il s’est bien carré dans un fauteuil, les jambes croisées à hauteur du nez. Il a l’estomac bien chaud et la tête de même. J.-H. Cormois finit de raconter des souvenirs sur Guillaume Apollinaire.

— C’est évidemment bien triste qu’il soit mort, dit Sybarys Tulle, surtout un jour comme celui-là. Il avait bien défendu son pays d’adoption, je le reconnais aussi, mais vous ne me ferez jamais prendre ces… calligrammes pour de la poésie. Je m’y refuse.

— Évidemment, ce ne sont que des fantaisies, dit S.-T. Caravant.

— Je vous demande bien pardon, réplique J.-H. Cormois. Ce sont des poèmes, et même de grands poèmes.

Bravo, Cormois, ça c’est jeté ! Voilà un type bien et qui comprend les jeunes. Comment lui prouver sa sympathie ? En lui montrant où le père Brennuire cache sa fine ?

La discussion sur la poésie moderne devient vaseuse. Les uns crient à la fumisterie, les autres montrent de l’indulgence. On s’énerve. La bénédictine fait souvent cet effet-là. Rohel, défié par Georges Brennuire, récite un poème « cubiste ». Cette exhibition fait plus ou moins bon effet. Pendant qu’on épilogue là-dessus, J.-H. Cormois prend Rohel à part. Rohel peut enfin lui administrer sa sympathie. Il l’entraîne dans la salle à manger et débahute la bouteille de fort alcool.

— M. Brennuire ne reçoit pas très bien ses invités, dit-il. Je vais vous faire les honneurs de la maison.

Il emplit deux verres. Ils trinquent avec cordialité.

— Voulez-vous me rappeler votre nom ?

— Rohel. Armand Rohel.

— Vous êtes étudiant ?

— Je prépare ma licence de lettres.

— Et vous écrivez des vers ?

— Quelques-uns.

Il sourit d’un air cynique et gêné, comme si, vraiment, il écrivait des vers, et comme si ça l’intimidait vraiment d’écrire des vers. Mais il n’en écrit pas, des vers.

— Je serais heureux de les voir.

— Et moi de vous les soumettre.

Il se sent maintenant très à l’aise. Si ce brave type veut voir des vers de Rohel, Rohel lui en fabriquera quelques-uns. Ce qui est agréable dans l’alcool, c’est cette chaleur qui vous monte au sommet du crâne et qui vous tire vers le plafond. Tiens, voilà Brennuire père.

— Vous voyez, cher ami, nous faisons comme chez nous, dit Cormois.

— La récitation de vers modernes doit s’accompagner de l’absorption d’alcools anciens, ajoute Rohel. C’est d’ailleurs moi qui ai mis monsieur à son aise.

Le bounoume rit de travers. Il va se démancher la gueule s’il continue à risotter ainsi.

— Le vôtre est délicieux, cher monsieur. Il réjouit le cœur de la jeunesse d’avant-garde en la personne de ma modeste personne. Ô merveille, ce n’est plus un flambeau que l’ancienne génération tend à la nouvelle, mais une bouteille de fine Napoléon. Monsieur Brennuire, au nom du Cubisme, du Futurisme et du Dadaïsme, je vous en remercie très sincèrement.

M. Brennuire sourit en rongeur, le coin de la lèvre retroussé. Il tourne vers Cormois sa face de lapin.

— Je vous cherchais, mon cher. Notre ami Caravant voudrait vous poser certaine question.

Et il escamote le grand homme.

Rohel, resté seul, commence à s’amuser bien. Non, décidément, il ne vieillira jamais. Il refuse absolument de vieillir et d’écrire des vers. Voilà. Rien ne s’oppose à ce qu’il boive encore un verre. Ô merveille, ce n’est pas un flambeau que l’ancienne génération tend à la nouvelle, mais une bouteille de fine Napoléon. Parfaitement. Tiens, voilà Brennuire père remplacé par Brennuire fils. Ce cher Georges.

— Tu sais, mon père est furieux contre toi. Ça alors, ce qu’il peut être furieux contre toi.

— Pourquoi ? Il n’est pas content ? Je lui ai fait des tas de compliments sur sa fine.

— Tu as vraiment trop de culot.

— Et toi, tu es un trembleur. Tu sais ce que je lui ai dit à ton père ? Monsieur, lui ai-je dit, la chandelle suifeuse que la génération ancienne tendait à la nouvelle, vous l’avez avantageusement remplacée par une bouteille de bénédictine. C’est jeté, hein ? Je regrette que tu n’aies pas entendu ça.

— Tu es saoul.

— Et ta sœur ? Oh pardon, je ne voulais rien insinuer à propos de ta sœur, tu sais. Elle est charmante, ta sœur. Moi je la trouve charmante tu sais, ta sœur. Pourquoi n’est-elle pas venue ce soir ?

— Mon père m’a engueulé…

— Il a bien fait.

— … parce que je t’ai amené ici. Je crois qu’il aimerait autant que tu ne reviennes pas.

— Vraiment ? Il me fout à la porte, quoi ! Parce que j’ai récité un poème cubiste ! M. Brennuire m’a foutu à la porte parce que je récitais un poème cubiste !

— Tu ferais mieux de t’en aller, maintenant. Tu es saoul, tu vas faire des sottises. Ça ne serait pas chic si tu restais.

Rohel reste silencieux quelques instants, puis murmure :

— M. Brennuire m’a foutu à la porte parce que je savais par cœur un poème cubiste.

Il évacue la pièce avec dignité, saisit son chapeau et son pardessus et fait vibrer la porte derrière lui. Dans la rue, il se sent tout de suite à son aise. C’est sûr qu’il ne ressuiera plus jamais ses semelles sur le paillasson de ce vieil embrennuiré. Quant à monsieur le fils, faut pas y faire attention, il est irresponsable.

Dans le métro, il se trouve assis en face d’une fort belle femme. Il a de la chance ; elle aime les jeunes gens et ça l’ennuyait tellement de rentrer seule chez elle. Lui, très fier, constate que l’armistice et ses anniversaires lui apportent toujours ce qu’il ose appeler déjà des bonnes fortunes.