—C'est avec elle qu'il se marie, dit-elle en retournant à ses pots.

—Ça m'a l'air d'être une belle histoire.

—Oh, oui, ça l'est... Gray, c'est très gentil à vous de vous montrer si obligeant, mais ce n'est pas né-

cessaire. Ma présence ne leur manquera pas, vous savez. Et puis c'est trop compliqué pour vous.

Passer un week-end à Dublin ne me dérange pas du tout. Vous avez envie d'y aller, non?

— Ce n'est pas le problème. Maggie vous a mis dans une position difficile. Il lui prit le menton et l'attira vers lui.

—Pourquoi avez-vous autant de mal à répondre aux questions? Vous voulez y aller? Oui ou non?

—Oui.

— Eh bien, nous irons. Brianna commença à arrondir les lèvres lorsqu'elle le vit se pencher sur elle.

—Ne m'embrassez pas, dit-elle d'une petite voix.

—Cela, par contre, me dérange beaucoup. Prenant sur lui, il recula.

—Qui vous a fait du mal, Brianna. Elle battit des cils pour masquer son regard.

—Si je ne réponds pas à vos questions, c'est peut-

être parce que vous en posez trop.

—Vous l'aimiez? Elle se concentra à nouveau sur ses pots.

— Oui, énormément. C'était une réponse. Toutefois, elle ne le satisfaisait pas.

—Et vous l'aimez toujours ?

Ce serait ridicule.

—Ce n'est pas une réponse.

—Si, c'en est une. Est-ce que je viens sans cesse me pencher sur votre cou quand vous travaillez ?

—Non, admit-il, se refusant malgré tout à cédera Mais le vôtre est tellement attirant...

Pour le lui prouver, il se pencha et effleura sa nuque du bout des lèvres. Et ne fut pas mécontent de la sentir frissonner.

— Cette nuit, j'ai rêvé de vous. C'est sur ça que j'ai écrit aujourd'hui.

A ces mots, des graines lui échappèrent des mains et elle s'empressa de les ramasser.

—Écrit sur ça ?

—Oh, j'ai procédé à quelques modifications. Dans le roman, vous êtes une jeune veuve qui se débat pour reconstruire son passé en miettes. Malgré elle, Brianna fut intéressée, et se tourna pour le regarder.

—Vous m'avez mise dans votre livre ?

—Oui, enfin, des parties de vous. Vos yeux, ces yeux si magnifiques et si tristes. Vos cheveux. Il leva la main pour les caresser.

— Des cheveux épais, lisses, de la couleur du soleil levant. Votre voix, qui tinte si légèrement. Votre corps, mince, souple, qui a la grâce naturelle des danseuses. Votre peau, vos mains. Quand j'écris, je vous vois, alors, j'écris sur vous. Et au-delà du physique, il y a aussi votre intégrité, votre loyauté... Un sourire passa sur ses lèvres.

— Et vos gâteaux ! Mon héros est aussi fasciné par mon héroïne que je le suis par vous.

Gray posa les mains de chaque côté de l'établi, la faisant prisonnière.

— Et il ne cesse de se heurter à ce bouclier derrière lequel vous vous retranchez toutes les deux.

Je me demande combien de temps il lui faudra pour en venir à bout.

Jamais personne ne lui avait rien dit de tel. Une part d'elle avait envie de se rouler dans ses paroles, comme dans de la soie. Une autre l'en dissuadait prudemment.

—Vous cherchez â me séduire. Il fronça les sourcils.

—Et j'y arrive ?

—Gray, je ne peux plus respirer. .

— C'est un bon début, dit-il en se penchant tout contre son oreille. Brianna, laissez-moi vous embrasser. Et il approcha sa bouche de la sienne, avec tant de douceur que tous ses muscles se relâchèrent d'un coup. Bouche contre bouche. C'était si simple... Et pourtant c'était comme si tout son univers basculait.

Il était doué. Doué et patient. Mais vibrait aussi la violence contenue quelle avait une fois sentie en lui. Ce mélange s'infiltrait en elle comme une drogue qui lui faisait perdre ses moyens, lui donnait le vertige.

Elle le désirait, comme peut désirer une femme. Et elle avait peur, comme a peur l'innocence.

Doucement, il prit ses doigts agrippés au bord de l'établi et la força à les ouvrir. Tout en picorant sa bouche de baisers, il lui souleva les bras. , •

—Tenez-moi, Brianna... Seigneur, il en avait tellement envie...Et embrassez-moi. Ces mots susurrés d'une voix douce lui firent l'effet d'un coup de fouet. Subitement, elle s'accrocha à lui et l'embrassa avec fougue. Étourdi, titubant légèrement, il la serra contre lui. Ses lèvres étaient brûlantes avides, son corps vibrait comme la corde tendue d'une harpe. La façon soudaine avec laquelle se manifesta sa passion lui fit penser à de la lave jaillissant sous ljl glace, déchaînée, inattendue, dangereuse.

Une odeur de terre emplissait la cabane, une ballade irlandaise passait à la radio, et puis il y avait le goût si délicieusement féminin de sa bouche... et le frémissement d'excitation qu'il ressentit à la tenir entre ses bras.

Tout à coup, en dehors de la femme superbe qu'il étreignait, plus rien n'exista. Elle enfouit ses mains dans ses cheveux, sa respiration se fit haletante.

Fou de désir, Gray la plaqua contre le mur. Il l'entendit pousser un cri — de surprise, de douleur, d'excitation — juste avant qu'il ne vienne couvrir sa bouche avec la sienne pour la dévorer pleinement.

Ses mains remontèrent sur elle, possessives, enva-hissantes. Ses halètements se transformèrent en gémissements. Elle voulut le supplier, sans savoir exactement de quoi. La douleur qu'elle ressentait était si profonde, si lancinante, si magnifique...

Mais elle ignorait où cela allait finir. Et la peur se, réveilla, en, elle, bondissant comme un loup aux abois. Elle avait peur de lui, d'elle-même, de tout ce qui lui restait à découvrir.

Il voulait sentir la tiédeur de sa peau, goûter la douceur de sa chair. S'enfouir tout au fond d'elle, jusqu'à ce qu'ils se sentent vides tous les deux. A bout de souffle, il agrippa son chemisier, ses mains faillirent le déchirer. Alors, il croisa son regard.

Ses lèvres tremblantes étaient tuméfiées par leurs baisers, ses joues étaient d'une effrayante pâleur.

La terreur et le désir se livraient âprement bataille dans ses yeux écarquillés. Il vit que les jointures de ses mains étaient toutes blanches. Puis il aperçut les marques que ses mains avides avaient laissées sur sa peau fine.

Brusquement, il s'écarta, comme si elle venait de le gifler, puis leva les mains devant lui. Sans savoir très bien de qui ou de quoi il voulait se protéger.

—Je suis désolé, parvint-il à dire tandis qu'elle était adossée au mur, reprenant son souffle. Je suis désolé. Je vous ai fait mal?

—Je n'en sais rien... Comment pouvait-elle le savoir, alors qu'elle ne ressentait qu'une immense douleur lancinante dans tout son être ? Jamais elle n'aurait cru qu'il fût possible de ressentir une telle chose. De ressentir quoi que ce soit avec une telle intensité. Le regard flou, Brianna essuya les larmes qui roulaient sur ses joues.

—Ne pleurez pas, fit-il en se lissant les cheveux, mal à l'aise. Je me sens assez répugnant comme ça.

—Non, ce n'est pas... Elle ravala ses larmes. Sans comprendre pourquoi elle s'évertuait à les cacher.

— Je ne sais pas ce qui m'a pris. Comment l'aurait-elle pu, pensa-t-il avec amertume. Ne lui avait-elle pas dit qu'elle était innocente ? Et lui n'avait rien trouvé de mieux que de se jeter sur elle comme une bête. Une minute de plus, et il l'aurait basculée à terre pour la prendre à même le sol.

— Je vous ai bousculée, je n'ai vraiment aucune excuse. Je peux seulement vous dire que j'ai perdu la tête et vous demander de me pardonner. Il voulut s'approcher d'elle pour écarter des mèches de cheveux de son visage. Mais il n'osa pas.

— Je me suis conduit comme une brute, je vous ai fait peur. Cela n'arrivera plus.

— Je me doutais que vous seriez ainsi. Elle était plus calme, peut-être parce qu'il avait l'air si secoué.

— Je l'ai toujours su. Mais ce n'est pas ça, Grayson. Je ne suis pas quelqu'un de fragile.

Il se surprit à sourire.

—Oh, mais si, Brianna. Et je n'ai jamais été aussi maladroit. Le moment peut paraître mal choisi pour vous dire cela, mais vous n'avez rien à crain-dre -moi. Je ne vous ferai pas de mal.

—Je sais. Vous...

—Je vais faire tout mon possible pour ne pas vous presser, coupa-t-il. Mais j'ai tellement envie de vous! Elle se rendit compte qu'elle avait à nouveau du ma à respirer normalement.

—On n'obtient pas toujours ce que l'on veut.

—Je n'ai jamais cru cela. J'ignore qui était ce homme, Brie, mais il est parti. Moi, je suis là.

—Pour l'instant.

— C'est tout ce qui compte, dit-il en secouant la tête avant qu'elle ne puisse le contredire. Cet endroit n'est pas idéal pour philosopher, pas plus d'ailleurs que pour faire l'amour. Nous sommes tous les deux un peu bouleversés, n'est-ce pas ?

—:Je suppose qu'on peut dire ça.

—Rentrons à la maison. Cette fois, c'est moi qui vais vous faire du thé.

—Vous savez le faire? lui demanda-t-elle, un pet sourire au coin des lèvres.

— Je vous ai longuement observée. Venez. Il lui tendit la main. Elle la considéra une seconde avec hésitation. Après avoir levé les yeux prudemment sur son visage — il était redevenu paisible, son regard était maintenant dépourvu, de cette lueur étrange, si effrayante et si excitante à la fois , elle glissa sa main dans la sienne.

—C'est peut-être une bonne chose que nous ayons un chaperon, ce soir.

—Oh? Pourquoi cela? répliqua-t-elle tandis qu'ils sortaient de la cabane.

—Sinon, vous risqueriez de vous faufiler dans ma chambre en pleine nuit pour abuser de moi. Brianna partit d'un bref éclat de rire.

—Vous êtes trop malin pour laisser qui que ce soit abuser de vous.

—Eh bien, vous n'avez qu'à essayer. Soulagé de voir qu'elle ne tremblait plus, il la prit amicalement par les épaules.

— Et si nous mangions un peu de gâteau en buvant ce thé?

Quand ils arrivèrent devant la porte de la cuisine, elle lui jeta un coup d'œil en biais.

—Le mien, ou celui que fait la femme de votre roman ?

—Le sien n'existe que dans mon imagination.

Alors que le vôtre...

Gray s'immobilisa devant la porte. Instinctivement, il fit passer Brianna derrière lui.

—Restez là. Ne bougez pas.

—Quoi? Qu'est-ce que vous... Oh, mon Dieu! Pardessus son épaule, elle aperçut le chaos qui régnait dans la cuisine. Toutes les boîtes avaient été retournées, les placards vidés. Il y avait de la farine, du sucre, des épices et du thé répandus partout sur le sol.

—Je vous ai dit de rester là, répéta-t-il comme elle tentait de passer devant lui.

—Il n'en est pas question ! Vous avez vu ce désordre? Gray étendit le bras pour lui bloquer le passage.

—Gardez-vous de l'argent dans vos placards? Ou bien des bijoux ?

—Ne soyez pas stupide ! Bien sûr que non. Vous croyez que quelqu'un a voulu voler quelque chose

? Je n'ai rien à voler et je ne vois personne qui...

Eh bien, quoi qu'il en soit, quelqu'un l'a fait. Et il est possible qu'il soit encore dans la maison. Où donc est ce maudit chien?

—Sans doute avec Murphy. Il passe presque tout ses après-midi chez lui.

—Alors, courez chez Murphy, ou chez votre sœur Je vais aller jeter un coup d'œil.

Brianna se redressa de toute sa hauteur.

— Je vous signale que je suis chez moi. Je peux le faire moi-même.

— Restez derrière moi, se contenta-t-il de dire.

Gray se rendit d'abord dans la chambre de Brianna et ignora le cri qu'elle poussa en découvrant ses tiroirs renversés et ses vêtements éparpillés dans tous les sens.

—Seigneur! Mes affaires...

—Nous regarderons s'il manque quelque chaos plus tard. Mieux vaut d'abord aller constater l'étendu des dégâts dans les autres pièces.

—Mais pourquoi a-t-on fait ça? s'exclama-t-elle en lui emboîtant le pas. Oh, non !

Dans le salon, tout avait été renversé et retourné la même manière. Les cambrioleurs ne devaient pas être des professionnels, et ils avaient pris des risque insensés, songea Gray. Tout à coup, une autre idée il traversa l'esprit.

— Merde! Grimpant l'escalier quatre à quatre, il se rua dans sa chambre et fonça directement vers son ordinateur.

—Si jamais quelqu'un s'est amusé à ça, je le tue!

marmonna-t-il en soulevant le couvercle.

—Votre travail... souffla Brianna en arrivant sur le seuil, pâle et l'air furieux. Ont-ils touché à votre travail ?

— Non... Pour en avoir le cœur net, Gray parcourut son texte page à page.

— Non, tout y est. Ça va.

Elle soupira de soulagement avant de passer dans la chambre de Mr. Smythe-White. Là aussi, tous les placards et les tiroirs avaient été fouillés, le lit défait.

— Sainte Marie, Mère de Dieu, comment vais-je lui expliquer cela ?

—Pour l'instant, je crois que nous ferions mieux de nous demander ce qu'ils cherchaient. Asseyez-vous, lui ordonna-t-il. Et essayons de réfléchir.

—Réfléchir à quoi ? Je n'ai aucun objet de valeur.

Seulement quelques livres et quelques babioles.

Brianna s'assit sur le lit et se frotta les yeux, s'en voulant de ne pouvoir retenir Ses larmes.

— Cela ne peut pas être quelqu'un du village, ni des environs. Peut-être un vagabond, ou un auto-stoppeur espérant trouver un peu d'argent liquide.

Eh bien, il a dû être déçu... Brusquement, elle releva la tête.

—Vous... Vous en aviez?

—Principalement en traveller's checks. Ils sont toujours là, dit-il en haussant les épaules. On m'a pris quelques centaines de livres, c'est tout.

—Quelques... centaines de livres ? s'exclama-t-elle, affolée, en se relevant d'un bond. On vous a pris votre argent?

—C'est sans importance. Brie, je...

—Sans importance ? Je vous héberge sous mon toit et on vous vole votre argent. Combien vous a-t-on pris? Je vous rembourserai.

—Certainement pas. Asseyez-vous et calmez-vous.

—Je vous rembourserai, je vous assure... A bout de patience, Gray la prit fermement par les épaules et la coucha sur le lit.

— Mon dernier livre m'a rapporté cinq millions de dollars, sans parler des droits cinématographiques ou de traduction. Alors, quelques centaines de livres de plus ou de moins ne vont pas me tuer.

Voyant que ses lèvres tremblaient, Gray plissa le front.

—Et maintenant, respirez à fond. Allez, encore.

—Peu m'importe que l'or vous coule ou non entre les doigts... Sa voix se brisa, et elle en éprouva une profonde humiliation.

—Vous voulez pleurer encore un peu? Très bien, laissez couler vos larmes, soupira-t-il en croisant les bras d'un air résigné.

—Je ne pleure pas, répliqua-t-elle en reniflant et en s'essuyant les joues. J'ai trop à faire pour me le permettre. J'en ai pour des heures et des heures avant que tout soit remis en ordre.

—Il faut appeler la police.

—Pour quoi faire? Si quelqu'un avait vu un inconnu rôder par ici, j'en aurais déjà été informée par téléphone. Quelqu'un devait chercher de l'argent et l'a pris. Brianna scruta la chambre en se demandant combien on avait pu dérober à son autre client. Cela risquait de faire un sacré trou dans ses précieuse économies...

—Je tiens à ce que vous ne disiez rien de tout cela à Maggie.

—Voyons, Brie...

—Elle est enceinte de six mois. Je ne veux pas la perturber. Je ne plaisante pas... Elle le regarda droit dans les yeux à travers ses cils encore mouillés de larmes. '

— Je veux que vous me donniez votre parole.

—Comme vous voudrez. Mais je veux que vous me donniez la vôtre de me dire exactement tout ce qui a disparu.

— D'accord. Je vais appeler Murphy pour le mettra au courant. Il posera quelques questions alentour. S'il y a quelque chose à apprendre, je le saurai avant la nuit tombée. Ayant retrouvé son calme, Brianna se leva.

—Il faut que je range tout ça. Je vais commence par votre chambre pour que vous puissiez vous remettre au travail.

—Je m'en occuperai moi-même.

—C'est à moi de...

—Ça suffit, Brianna, coupa-t-il en venant se place juste devant elle. Que les choses soient bien claires entre nous ! Vous n'êtes ni ma bonne, ni ma mère, ni ma femme. Je suis tout à fait capable de suspendre mes vêtements tout seul.

— Comme il vous plaira. En jurant, il l'attrapa par le bras avant qu'elle ne s'éloigne. Elle ne résista pas et se contenta de le regarder calmement.

—Écoutez, vous avez un problème et je veux vous aider. Vous ne pourriez pas vous mettre ça dans la tête?

—Vous voulez vraiment m'aider? rétorqua-t-elle avec autant de chaleur qu'un glaçon. Alors, allez emprunter un peu de thé à Murphy. Il semble qu'il n'y en ait plus.

—Je vais lui passer un coup de fil, répondit Gray d'un ton neutre. Et lui demander d'en apporter. Je ne veux pas que vous restiez toute seule ici.

—Comme vous voudrez. Son numéro est dans le carnet qui se trouve dans la cuisine...

Sa voix se fêla brusquement en repensant à l'état de sa cuisine. Elle ferma les yeux.

— Gray, pourriez-vous me laisser seule un instant

? Je me sentirai mieux après.

Il lui caressa là joue.

—Brianna...

—Je vous en prie. S'il se montrait gentil avec elle, elle allait craquer, complètement, de façon humi-liante.

— Dès que j'aurai commencé à m'affairer, ça ira mieux. Et puis je boirais bien du thé.

Elle rouvrit les yeux et esquissa un léger sourire.

— C'est vrai, je vous assure.

— Très bien. Je serai en bas. Soulagée, Brianna se mit au travail.

7

Gray caressait parfois l'idée de s'acheter un avion Quelque chose dans le genre du petit jet aux lignes fuselées que Rogan avait mis à leur disposition pour se rendre à Dublin ferait parfaitement l'affaire. I aurait pu en décorer l'intérieur à son goût, plonger le nez dans le moteur à l'occasion. Et rien ne l'empêchait d'apprendre à piloter.

Ce serait certainement un jouet amusant à possé-

der, se dit-il, confortablement installé dans un siège en cuir à côté de Brianna. Avoir son propre moyen de transport lui épargnerait la corvée de devoir réserver des billets d'avion ou d'être à la merci des compagnies aériennes.

Mais posséder quelque chose quoi que ce soit im-pliquait d'en assurer l'entretien. Raison pour laquelle il préférait louer une voiture, plutôt que d'acheter une. Et si l'intimité et le confort du petit Lear Jet étaient fort agréables, la foule et la compagnie des passagers quelquefois extravagants qu'on croisait sur les vols commerciaux lui manqueraient sûrement. Mais pas aujourd'hui. Gray mit sa main sur celle de Brianna au moment où l'avion commençait à rouler sur la piste.

— Vous aimez prendre l'avion?

— Je ne l'ai pas pris très souvent... L'idée de s'élever vers le ciel lui donnait toujours une drôle de sensation au creux de l'estomac.

— Mais je crois que oui. J'aime bien regarder en bas. Pour vous, je suppose que c'est une habitude.

— C'est excitant de penser où on va. Au moment du décollage, il lui prit le menton et l'obligea à le regarder.

— Vous avez toujours l'air inquiet.

— Je me sens coupable... de partir comme ça. Et si luxueusement, en plus.

— Culpabilité catholique. J'ai déjà entendu parler de ce phénomène. Si on ne fait pas quelque chose de constructif, et qu'on prend plaisir à ne pas le faire, on va en enfer. C'est bien ça?

— C'est absurde, fit-elle en reniflant, irritée que ce qu'il venait de dire soit en partie vrai. J'ai des responsabilités. Et je sais bien qu'il est important que je sois à Dublin pour ce mariage, mais abandonner la maison comme ça...

— Le chien de Murphy monte la garde. Ça ne risque rien. Et puis le vieux Smythe-White est parti depuis plusieurs jours, vous n'avez donc pas à vous faire de souci pour vos clients.

— Cela m'étonnerait qu'il recommande Blackthorn Cottage, après ce qui s'est passé. Bien qu'il ait réa-gi de façon charmante.

— On ne lui a rien volé. «Il ne faut jamais emporter d'argent liquide en voyage », dit Gray en imitant le ton affecté de Smythe-White. « Cela ne fait qu'attirer les ennuis. » Brianna se fendit d'un petit sourire, ainsi qu'il l'espérait.

— On ne lui a peut-être rien volé, mais je doute qu'il ait passé une nuit paisible en sachant que sa chambre avait été visitée et toutes ses affaires fouillées. Ce pourquoi elle avait refusé qu'il lui rè-

gle son séjour.

— Oh, ce n'est pas sûr. Moi, je n'ai eu aucun mal à m'endormir.

Gray détacha sa ceinture et se leva pour aller chercher quelque chose.

— Votre beau-frère est un type qui a de la classe, dit-il en revenant.

— Oui, c'est vrai... Brianna se renfrogna en voyant la bouteille Champagne et les deux verres qu'il tenait à la main.

— Vous n'allez pas ouvrir ça? Le vol est très cour et...

— Bien sûr que je vais l'ouvrir. Vous n'aimez pas le Champagne ?

— Si, bien sûr, mais... Le bouchon sauta joyeusement, mettant fin à ses

protestations. Brianna soupira, avec l'air d'une mère j regardant son fils sauter à pieds joints dans une flaque j de boue.

— Tenez, dit-il en lui tendant un verre. Parlez-moi un peu des mariés. Vous m'avez bien dit qu'ils avaient quatre-vingts ans ?

— Oncle Niall, oui. Puisqu'il n'était pas possible de reboucher la bouteille, elle se décida à boire.

— Mrs. Sweeney a quelques années de moins.

— Vous vous rendez compte, observa-t-il, amusé.

Entrer dans la cage du mariage à leur âge...

-—La cage ?

— Il y a pas mal de restrictions et la sortie n'est pas facile, expliqua-t-il en savourant son Champagne. Si j'ai bien compris, ils étaient déjà amoureux l'un de l'autre étant gosses ?

— Pas exactement, murmura-t-elle, quelque peu contrariée par sa définition du mariage. Ils ont grandi à Galway. Mrs. Sweeney était une amie de ma grand-mère qui était la sœur d'oncle Niall. Ma grand-mère s'est mariée et est venue vivre à Clare.

Mrs. Sweeney s'est mariée elle aussi et est partie vivre à Dublin. Elles se sont alors perdues de vue.

Quand Maggie et Rogan ont commencé à travailler ensemble, Mrs. Sweeney a fait le lien entre les deux familles. J'ai écrit à oncle Niall pour le lui raconter... et il a débarque à Dublin.

Brianna esquissa un sourire, sans remarquer que Gray remplissait son verre.

— Depuis, ils ne se sont plus quittés.

— Aux tours et aux détours que nous réserve le destin! dit Gray en portant un toast. C'est fascinant, non?

— Ils s'aiment, se contenta-t-elle de répondre en soupirant. J'espère seulement que...Elle s'interrompit et détourna la tête pour regarder par le hublot.

— Comment?

— Je voudrais tellement que ce soit pour eux une merveilleuse journée. Mais je crains que ma mère ne vienne tout gâcher. Elle se retourna vers. lui.

Aussi embarrassant cela soit-il, il valait mieux le mettre au courant, afin qu'il ne soit pas trop choqué au cas^où il y aurait une scène.

— Elle n'a pas voulu partir aujourd'hui. Elle ne voulait pas dormir chez Maggie, à Dublin. Alors, elle viendra demain, fera son devoir, puis repartira aussitôt. Gray lui jeta un regard étonné.

— Elle n'aime pas les villes ? demanda-t-il, tout en devinant qu'il s'agissait de tout autre chose.

— Maman est une femme qui n'est heureuse nulle part. Autant vous prévenir qu'elle risque d'être désagréable. Elle n'approuve pas ce mariage.

— Ah bon? Elle pense que ces deux gamins sont trop jeunes pour se marier ? Brianna fit un petit sourire qui n'arriva pas jusqu'à son regard.

— Selon elle, c'est un mariage d'argent. En outre, elle est outrée qu'ils aient vécu ensemble en dehors des liens sacrés du mariage.

— Qu'ils aient vécu ensemble? répéta-t-il en riant.

— Oui. Comme maman vous le dira, si vous lui en laissez l'occasion, l'âge n'absout en rien le péché de fornication. Gray faillit s'étrangler. Il éclata de rire et cherchait à reprendre son souffle quand il aper-

çut une lueur furieuse dans les yeux de Brianna.

— Pardon... Apparemment, ce n'est pas une plaisanterie.

— Certaines personnes se moquent trop facilement des convictions des autres.

— Ce n'était nullement mon intention, se défendit-il, ayant toutefois du mal à retrouver son sé-

rieux. Écoutez, Brie, vous venez de me dire que cet homme avait quatre-vingts ans et que sa fiancée le suivait de près. Vous ne croyez quand même pas qu'ils vont se retrouver en enfer parce qu'ils ont... Il décida qu'il ferait mieux de trouver une fa-

çon délicate de formuler les choses.

— Parce qu'ils ont eu une relation adulte et mu-tuellement satisfaisante sur le plan physique?

Le regard de Brianna se radoucit quelque peu.

— Non. Non, bien sûr. Mais maman le croit, o pré-

tend le croire parce que ça lui permet de si plaindre. Les familles sont compliquées, vous ne trouvez pas ?

— Oui, du moins d'après ce que j'ai pu observe: Personnellement, je n'en ai pas.

— Vous n'avez aucune famille ? La petite lueur glaciale qui restait dans ses yeux si transforma instantanément en sympathie.

— Vous avez perdu vos parents ?

— D'une certaine façon. Bien qu'il eût probablement été plus juste de dire que c'étaient eux qui l'avaient perdu.

— Je suis navrée. Et vous n'avez pas de frères et de sœurs ?

— Aucun. Gray prit la bouteille de Champagne pour se resservir.

— Mais vous devez bien avoir des cousins... Pour Brianna, on avait toujours quelqu'un. Des grands-parents, ou des oncles et des tantes.

— Non. Elle se contenta de le dévisager, visiblement navrée pour lui. N'avoir personne... C'était une chose qu'elle n'arrivait pas à concevoir. Ni n'arrivait à supporter.

— Vous me regardez comme si j'étais un paquet trouvé dans un panier sur le pas de votre porte.

Cette image l'amusa et, curieusement, le toucha.

— Croyez-moi, Brie, cela me convient parfaitement. Pas de liens, pas d'attaches, pas de sentiments de culpabilité...Il but à nouveau, comme pour entériner ce qu'il venait de dire.

— Ce qui me simplifie grandement la vie. Et la rend affreusement vide, ne put-elle s'empêcher de penser.

— Cela ne vous dérange pas de n'avoir personne chez qui retourner régulièrement ?

— Cela me soulage plutôt. Ce serait peut-être différent si j'avais un foyer, mais je n'en ai pas.

Comme un bohémien, songea-t-elle. Bien que, jusqu'à présent, elle ne l'ait encore jamais pris au sens propre.

— ne pas avoir d'endroit à soi...

— Cela signifie ne pas avoir de prêt immobilier, ni de pelouse à tondre ou de voisin à apprivoiser.

Gray se pencha au-dessus d'elle pour regarder par le hublot.

— Regardez, voilà Dublin. Mais Brianna continuait à le fixer et à se désoler pour lui.

— Et quand vous quitterez l'Irlande, où irez-vous ?

— Je n'ai pas encore décidé. C'est ce qui fait toute la beauté de la chose.

— Vous avez une maison extraordinaire...

Moins de trois heures après avoir atterri à Dublin, Gray étendait les jambes devant la cheminée dans le salon de Rogan.

— Je vous remercie de m'y accueillir.

— Nous sommes ravis de vous avoir ici. Rogan lui tendit un verre de brandy. Pour l'instant, ils étaient seuls, car Maggie et Brianna étaient montées aider la mariée à procéder aux préparatifs de dernière minute. Il avait encore du mal à imaginer sa grand-mère en jeune mariée fébrile. Et plus encore à considérer comme son futur beau-grand-père l'homme qui était à l'instant même en train de sermonner la cuisinière.

— Cela n'a pas l'air de vous réjouir.

— Pardon? I Rogan se tourna vers Gray en se for-

çant à sourire.

— Non, je suis désolé. Mais ça n'a rien à voir avec vous. Penser à demain me rend un peu nerveux, je crois.

— L'idée de donner la main de la mariée ? Rogan se contenta d'émettre un vague grognement. Devinant les pensées de son hôte, Gray coinça sa langue dans le creux de sa joue et s'appliqua à d’étendre l'atmosphère.

— Niall est un personnage intéressant.

— Ça, c'est un personnage, en effet, marmonna, Rogan.

— Ce soir, au dîner, votre grand-mère avait des petites étoiles dans les yeux. Cette fois, Rogan soupira. Il était vrai qu'elle n'avait jamais eu l'air aussi heureuse.

-— Ils sont follement épris l'un de l'autre.

— Mais nous sommes deux contre lui. Nous pourrions le maîtriser et le faire embarquer de force sur un navire en partance pour l'Australie.

— Croyez bien que je l'ai envisagé, répliqua Rogan en souriant légèrement. Ma foi, on ne choisit pas si famille, n'est-ce pas ? Et je suis obligé de reconnaît que cet homme l'adore. De plus, Maggie et Brie son enchantées, si bien que je me retrouve en minorité.

— Je dois dire qu'il me plaît bien, remarqua Gray avec un sourire d'excuse. Comment ne pas aimer un homme qui porte une veste couleur potiron et de chaussures en crocodile ?

— C'est bien là le problème! En tout cas, nous sommes contents de pouvoir vous offrir l'occasion d'assister à un mariage pendant votre séjour en Irlande. Vous êtes confortablement installé, à Blackthorn?

— Brianna a le don de veiller au confort de ses hô-

tes.

— C'est vrai. Gray se rembrunit et considéra son verre en plissant le front.

— Il y a quelques jours, il s'est passé quelque chose et je pense que vous devriez être mis au courant. Brie ne veut pas que j'en parle, surtout à Maggie. Mais j'aimerais avoir votre avis.

— Je vous écoute.

— Le cottage a été cambriolé.

— Blackthorn? Rogan reposa son verre, l'air stupé-

fait.

— Nous étions dehors, dans la cabane où elle entrepose ses plantes. Nous avons dû rester là une demi-heure, peut-être un peu plus. Quand nous sommes rentrés, la maison était sens dessus dessous.

— Comment ça?

— Tout avait été retourné. Comme si on avait procédé à une fouille rapide.

— Ce n'est pas possible... Toutefois, Rogan se pencha en avant, le regard inquiet.

— Et on a volé quelque chose?

— J'avais un peu de liquide dans ma chambre, ré-

pondit Gray en haussant les épaules. Apparemment, c'est tout. Brianna prétend qu'aucun des voisins n'aurait pu faire ça.

— Et elle a sûrement raison, observa Rogan en reprenant son verre. C'est une petite communauté très soudée, et Brie est très aimée. Vous avez pré-

venu la police ? ,

— Elle n'a pas voulu, estimant que c'était inutile.

J'en ai parlé avec Murphy, en privé.

— C'est vraisemblablement un étranger qui passait dans le coin. Mais ça paraît tout de même bizarre.Ne trouvant aucune explication satisfaisante, Rogan tapota le bord de son verre du bout des doigts.

— Vous êtes là depuis déjà quelque temps. Vous devez avoir vu quelle est l'ambiance et comment sont les gens.

— Je sais bien que, logiquement, il n'y a guère d'autre alternative, c'est en tout cas ce que pense Brianna. Néanmoins, il ne serait pas inutile que vous j ouvriez l'œil lorsque vous reviendrez.

— Je n'y manquerai pas. Comptez sur moi.

— Vous avez là une excellente cuisinière, mon petit Rogan! Niall fit son entrée avec un plateau chargé de tasses en porcelaine et d'un énorme gâ-

teau au chocolat.! C'était un homme imposant, qui promenait ses quinze kilos en trop sans la moindre honte. Sa veste orange] vif et sa cravate citron vert lui donnaient l'air d'un j joyeux luron.

— Elle est vraiment royale, dit-il en posant le plateau avec un sourire rayonnant. Elle a préparé ça pour m'aider à calmer mes pauvres nerfs.

— Je me sens moi-même un peu nerveux, lança Gray en se levant pour aller couper le gâteau. Niall partit d'un retentissant éclat de rire et le gratifia d'une grande tape dans le dos.

— Voilà un bon gars ! Bon appétit. Et ensuite pourquoi ne ferions-nous pas une ou deux parties de billard? proposa-t-il en faisant un clin d'œil à Rogan. Après tout, c'est ma dernière soirée de célibataire. J'enterre ma vie de garçon! Vous n'auriez pas un peu de whisky pour faire descendre tout ça?

— Du whisky, répéta Rogan en observant le visage radieux de son futur grand-père. Je crois bien que je vais en prendre un moi aussi. Ils en burent plusieurs. Et de nombreux autres encore.

Christine Rogan Sweeney avait beau être sur le point de devenir arrière-grand-mère, elle se sentait exactement comme une jeune mariée. Bien qu'elle se] soit répété une bonne centaine de fois qu'il était ridicule d'être aussi nerveuse et d'avoir le vertige, elle n'en,] avait pas moins une boule à l'estomac.

Encore quelques minutes, et elle serait mariée.

Elle! serait liée à un homme qu'elle aimait profondément, i Et il serait lié à elle. Après être restée veuve tant' d'années, elle allait redevenir une épouse.

— Vous êtes superbe.

Maggie recula pour regarder Christine tourbillonner devant la glace. De minuscules perles scintillaient sur les revers de son tailleur rose pâle. Sur ses cheveux d'un blanc lumineux, elle portait crâ-

nement un petit chapeau assorti, agrémenté d'une fine voilette.

— Et je me sens superbe, répliqua-t-elle dans un éclat de rire en embrassant Maggie, puis Brianna.

Mais je me demande si Niall est aussi nerveux que moi.

— Il tourne en rond comme un lion en cage, dit Maggie. Et il demande l'heure à Rogan toutes les dix secondes.

— Bien, fit Christine en respirant à fond. Alors, c'est parfait. Il est presque l'heure, non ?

— Presque, dit Brianna en l'embrassant sur la joue.

Je vais descendre m'assurer que tout se passe bien.

Je vous souhaite beaucoup de bonheur... tante Christine.

— Oh, mon Dieu... Comme c'est gentil à vous, soupira Christine, les larmes aux yeux.

— Arrête, Brie. Tu vas finir par toutes nous faire pleurer, observa Maggie. Je te ferai signe dès que nous serons prêtes.

Brianna hocha la tête et s'éclipsa aussitôt. On avait fait venir un traiteur, bien entendu, ainsi qu'un bataillon de serveurs. Mais un mariage était une affaire de famille, aussi voulait-elle que tout fût parfait. Les invités se pressaient dans le salon dans un chatoiement de couleurs au milieu des éclats de rire. Une harpiste égrenait doucement une mélodie rêveuse. Des guirlandes de roses avaient été enroulées le long de la balustrade et des bouquets joliment disposés dans toute la maison. Elle était sur le point de faire un saut à la cuisine, afin de s'assurer que tout se passait bien, quand elle aperçut sa mère et Lottie. Affichant un grand sourire, elle se dirigea vers elles.

— Maman, tu es magnifique.

— C'est de la folie ! Lottie m'a forcée à dépenser une somme exorbitante dans une nouvelle robe.

Elle lissa cependant sa manche en lin d'un geste apprêté,

— Elle est ravissante. La vôtre aussi, Lottie. La compagne de Maeve rit de bon cœur.

— Nous nous sommes gâtées, c'est vrai. Mais ce n'est pas tous les jours qu'on assiste à un mariage comme celui-ci. Avec un archevêque, vous imaginez, ajouta-t-elle plus doucement en clignant de l'œil. Maeve renifla.

— Un prêtre est un prêtre, peu importe ce qu'il a sur la tête. Il me semble qu'il aurait dû réfléchir à deux fois avant d'officialiser cette union. Quand deux personnes ont vécu dans le péché...

— Maman, coupa Brianna d'une voix douce, mais ferme. Pas aujourd'hui, je t'en prie. Si tu pouvais...

— Brianna! s'exclama Gray en lui prenant la main pour l'embrasser. Vous êtes splendide.

— Merci. Elle s'efforça de ne pas rougir en sentant ses doigts se refermer possessivement autour des siens.

— Maman, Lottie, je vous présente Grayson. Il est descendu à Blackthorn. Gray, Maeve Concannon et Lottie Sullivan.

— Mrs. Sullivan... Il lui baisa la main, ce qui lui arracha un petit gloussement.

— Mrs, Concannon... Toutes mes félicitations pour vos deux adorables filles.

Maeve se contenta de le considérer d'un air maussade. Ses cheveux étaient aussi longs que ceux d'une fille, remarqua-t-elle. Et son sourire avait quelque chose de diabolique.

— Vous êtes américain, il me semble ?

— Oui, madame. J'apprécie beaucoup votre pays.

Ainsi que l'hospitalité de votre fille.

— Généralement, les clients n'assistent pas aux mariages de famille.

— Maman...

— Non, c'est vrai, dit calmement Gray. C'est d'ailleurs un autre aspect de votre pays que je trouve charmant. On traite les étrangers en amis, et les amis, jamais comme des étrangers. Vous permettez que je vous accompagne à vos places ? Lottie avait déjà accroché son bras au sien.

— Venez, Maeve. Nous n'avons pas si souvent l'occasion d'être escortées par un aussi beau jeune homme. Vous êtes écrivain, je crois ?

— C'est exact. Et il entraîna les deux femmes avec lui, tout en faisant un petit sourire complice à Brianna par-dessus son épaule.

Elle l'aurait embrassé... Alors qu'elle poussait un soupir de soulagement, Maggie lui fit signe du haut de l'escalier., Quand les premières notes d'une marche nuptiale retentirent, Brianna se faufila au fond de la pièce. Sa gorge se serra en voyant Niall venir se placer devant la cheminée, le regard tourné vers l'escalier. Son crâne était sans doute dégarni, son tour de taille un peu conséquent, mais il avait l'air jeune, débordant de désir et d'énergie.

Un murmure parcourut l'assistance lorsque Christine descendit lentement les marches, se tourna et, les yeux tout brillants derrière sa voilette, s'avança vers lui. L'archevêque les bénit et la cérémonie commença.

— Tenez...Gray se glissa discrètement derrière Brianna en lui tendant son mouchoir.

— Je me suis dit que vous alliez en avoir besoin.

— C'est magnifique...

Elle se tamponna les yeux. Les mots s'infiltraient doucement en elle. Aimer. Honorer. Chérir.

Gray entendit « jusqu'à ce que la mort vous sé-

pare». Cela lui fit l'effet d'une condamnation. Il avait toujours pensé qu'il y avait une raison pour que les gens pleurent à un mariage. Il passa un bras autour des épaules de Brianna et la serra affectueusement.

— Courage, chuchota-t-il, c'est bientôt fini.

— Cela ne fait que commencer, rectifia-t-elle en laissant aller sa tête contre son épaule.

Les applaudissements retentirent quand Niall, avec autant d'application que d'enthousiasme, embrassa la mariée.

8

Voyager en avion privé, boire du Champagne et côtoyer la haute société, tout cela était très bien, mais Brianna était contente d'être rentrée. Malgré le ciel menaçant et l'air encore vif, elle préférait se dire que le pire de l'hiver était passé. Occupée à faire ses plantations dans la cabane, elle pensait à sa nouvelle serre en rêvassant. Et elle imagina le grenier une fois aménagé tout en allant étendre le linge.

Depuis une semaine qu'elle était revenue de Dublin, elle avait pratiquement toute la maison pour elle seule. Gray était enfermé dans sa chambre à travailler. De temps à autre, il sortait faire un tour en voiture ou surgissait dans la cuisine pour renifler ce qui mijotait sur le feu.

Brianna ne savait pas exactement si elle devait se sentir soulagée ou vexée qu'il paraisse trop préoccupé pour chercher à lui dérober des baisers.

Il lui fallait cependant avouer que la solitude lui était plus agréable en le sachant en train de travailler là-haut. Le soir, elle s'asseyait devant le feu pour lire, tricoter ou faire des projets, s'attendant à le voir venir la rejoindre à tout moment.

Toutefois, ce ne fut pas Gray qui vint l'interrompre dans son tricot par cette soirée un peu fraîche, mais sa mère et Lottie.

Entendre une voiture s'arrêter devant chez elle ne l'étonna pas. En voyant ses fenêtres éclairées, des amis ou des voisins s'arrêtaient souvent. Elle venait ouvrir la porte quand elle entendit sa mère et Lottie se disputer. Brianna poussa un gros soupir.

Pour des raisons qui lui échappaient, les deux femmes semblaient prendre un malin plaisir à se chamailler constamment.

— Bonsoir, dit-elle en les embrassant tour à tour.

Quelle bonne surprise !

— J'espère qu'on ne vous dérange pas. Brie, fit Lottie en lui lançant un regard joyeux. Maeve s'est mis en tête de passer, par conséquent, nous voilà !

— Je suis toujours contente de vous voir.

— De toute façon, nous étions sorties, non? Elle a eu la flemme de préparer un repas, si bien que j'ai dû me traîner au restaurant, que je le veuille ou non.

— Même Brie doit se lasser de temps en temps de sa cuisine, remarqua Lottie en accrochant le manteau de Maeve dans l'entrée. Aussi délicieuse soit-elle. Et puis ça fait du bien de sortir un peu et de voir des gens.

— Je n'ai besoin de voir personne.

— Pourtant, vous vouliez voir Brianna, souligna Lottie, ravie de marquer un point. C'est bien pour ça que nous sommes là.

— Je voulais une tasse de thé correcte, voilà ce que je voulais, au lieu de cette bouillie infâme qu'ils servent au restaurant.

— Je vais aller en faire, répliqua Lottie en tapotant le bras de Brianna. Discutez tranquillement avec votre mère. Je sais où tout se trouve.

— Et emmenez ce chien avec vous... Maeve jeta un regard dédaigneux à Conco.

— Je n'ai pas envie qu'il bave partout sur moi,

— Tu vas me tenir compagnie, pas vrai, mon grand? Elle lui frotta énergiquement les oreilles.

— Allez, viens avec Lottie. Là, tu es gentil. Docilement, et toujours à l'affût d'une friandise, Conco la suivit sans se faire prier.

— Il y a du feu au salon, maman. Viens t'asseoir.

— C'est du gaspillage. Il ne fait pas si froid.

Brianna se força à ignorer la migraine qui commençait à la gagner.

— C'est plus agréable. Tu as bien dîné?

Maeve adorait être près du feu, mais aurait préféré mourir plutôt que de l'admettre.

Elle m'a traînée jusqu'à Ennis pour manger une pizza. Une pizza, non mais franchement !

— Oh, je vois de quel endroit tu veux parler. On y mange très bien. Rogan dit que leur pizza est aussi bonne que celle qu'on mange aux États-Unis. Brianna reprit son tricot.

— Tu savais que la sœur de Murphy était à nouveau enceinte ?

— Cette fille est une vraie lapine. Elle n'en a pas déjà quatre ?

— Ce sera son troisième. Elle a deux garçons et espère donc une fille. Brianna montra la laine rose en souriant.

— Je lui tricote une couverture en guise de porte-bonheur.

— Dieu lui donnera ce qu'il voudra, quelle que soit la couleur de ta laine.

— Bien entendu, dit-elle en faisant cliqueter doucement ses aiguilles. Au fait, j'ai reçu une carte postale d'oncle Niall et de tante Christine. Un paysage de mer et de montagne magnifique. Ils sont enchantés de leur croisière dans les îles grecques.

— Partir en lune de miel... à leur âge...

— Au fond de son cœur, Maeve mourait d'envie de voyager elle aussi.

— Il est certain que quand on a de l'argent, on peut aller où on veut, faire tout ce qu'on veut. Tout le monde ne peut pas prendre l'avion pour aller passer l'hiver au soleil. Si je pouvais le faire, je n'aurais peut-être pas autant de mal à respirer, avec tous ces rhumes qui vous tombent sur la poitrine.

— Tu ne te sens pas bien ? Brianna avait dit cela de façon automatique, comme quand elle récitait les tables de multiplication à l'école. Honteuse, elle leva les yeux sur sa mère.

Brianna avait dit cela de façon automatique, comme quand elle récitait les tables de multiplication à l'école. Honteuse, elle leva les yeux sur sa mère.

— Je suis désolée, maman.

— J'ai l'habitude. Le Dr. Hogan ne sait rien faire d'autre que de claquer la langue en me disant que je vais très bien. Mais je sais quand même comment je me sens, non?

— Oui, évidemment.

Ses aiguilles à tricoter ralentirent lorsqu'une idée lui traversa soudain l'esprit.

— Je me demande si tu te sentirais mieux en par-tant au soleil.

— Ha ! Et où veux-tu que j'aille ?

— Maggie et Rogan ont une maison dans le sud de la France. Il paraît que c'est très beau et qu'il y fait chaud. Tu te souviens, elle m'avait fait des dessins.

— Elle est partie avec lui à l'étranger alors qu'ils n'étaient même pas mariés.

— Mais maintenant, ils le sont. Tu n'aimerais pas'

aller là-bas, avec Lottie, pendant une semaine ou deux ? Tu pourrais profiter du soleil, et puis l'air de la mer fait toujours beaucoup de bien.

— Et comment veux-tu que j'y aille?

Maman, tu sais bien que Rogan mettra son avion à ta disposition.

Maeve s'y voyait déjà. Le soleil, les domestiques, la superbe maison surplombant la mer... Ellemême aurait pu avoir tout ça, si... Si.

— Je me refuse à demander une faveur quelconque à cette fille.

— Tu n'auras pas à le faire. Je m'en chargerai.

— Je ne sais pas si je suis assez en forme pour voyager, dit alors Maeve, uniquement pour le plaisir de compliquer les choses. Cet aller-retour à Dublin m'a beaucoup fatiguée.

— Raison de plus pour prendre un peu de vacances, rétorqua Brianna, qui connaissait par cœur les règles du jeu. Demain, j'en parlerai à Maggie et nous organiserons ça. Je t'aiderai à faire tes valises, ne t'en fais pas.

— Tu es pressée de me voir partir, on dirait?

— Maman... Son mal de tête ne faisait qu'empirer de seconde en seconde.

— Bon, d'accord, j'irai, dit Maeve en agitant vaguement la main. Pour ma santé. Mais Dieu sait que je vais avoir du mal à me retrouver au milieu de tous ces étrangers. Elle fronça les yeux.

— Et où est le Yankee?

— Grayson? Il est là-haut, en train de travailler.

— Travailler... Comme si débiter des histoires était un travail, fit-elle en soupirant. Tu parles! Dans ce pays, tout le monde sait en faire autant.

— A mon avis, les mettre noir sur blanc est très différent. Il lui arrive d'ailleurs de descendre avec la tête d'un homme qui vient de creuser un fossé. Il a l'air aussi épuisé.

— A Dublin, en tout cas, il avait l'air en pleine forme — il n'arrêtait pas de te tripoter.

— Pardon? Brianna loupa une maille et la dévisagea avec de grands yeux.

— Tu me crois donc aveugle? reprit Maeve, les pommettes en feu. La façon dont tu l'as laissé se comporter avec toi m'a fait honte. Et en public, en plus.

— Nous n'avons fait que danser, dit Brianna, les lèvres pincées. Je lui ai appris quelques pas.

— Je sais très bien ce que j'ai vu, insista Maeve. Et je te prie de me dire tout de suite si tu t'es donnée à lui.

— Si je... La pelote de laine rose roula par terre.

Comment peux-tu me demander une chose pareille

?

— Je suis ta mère, et j'ai le droit de te demander ce que je veux. La moitié du village doit déjà en parler, dans la mesure où tu passes toutes tes nuits seule avec cet homme.

— Personne ne parle de quoi que ce soit. Je tiens une auberge et il est mon client.

— Quel moyen commode de se livrer au péché —

Je te dis et je le répète depuis que tu as décidé de te lancer dans cette affaire. Mais tu ne m'as pas ré-

pondu.

— Et rien ne m'y oblige, mais je vais le faire quand même. Je ne me suis donnée ni à lui ni à personne. Maeve attendit un instant avant de hocher la tête.

— Ma foi, tu n'as jamais été menteuse, pas consé-

quent, je te crois.

— Que tu me croies ou non m'est égal, répliqua-t-elle en se levant d'un air furieux, les jambes fla-geolantes. Tu penses que je me sens fière et heureuse de ne jamais avoir connu d'homme, de n'en avoir jamais trouvé un qui veuille m'aimer? Je n'ai aucune envie particulière de vivre toute seule, pas plus que de tricoter toute ma vie de la layette pour les enfants des autres.

— Je te prierai de ne pas élever la voix avec moi.

— Qu'est-ce que ça change que j'élève la voix ou pas? Brianna respira profondément en s'efforçant de retrouver son calme.

— Je vais aider Lottie à faire le thé.

— Non, reste ici, lui ordonna Maeve, un pli amer au coin de la bouche. Tu devrais remercier Dieu de la vie que tu mènes, ma fille. Tu as un toit sur la tête et l'argent dans ta poche. La façon dont tu le gagnes m'enchante pas, mais tu as plutôt réussi dans la voie que tu avais choisie, et tu gagnes ta vie de manier relativement honnête. Tu crois qu'un homme et des bébés peuvent remplacer cela ? Eh bien, si c'est le cas tu te trompes lourdement!

Maeve, pourquoi harcelez-vous cette petite? Lottie entra et posa le plateau d'un air las.

— Ne vous mêlez pas de ça, Lottie.

— Je vous en prie, dit Brianna d'un ton détaché in-clinant la tête. Laissez-la terminer.

— Oui, j'en ai bien l'intention. J'ai autrefois perdu toute chance d'être ce que je voulais être. Tout ça par péché de luxure. Avec un bébé dans le ventre, que pouvais-je faire d'autre que de devenir l'épouse d'un homme?

— Cet homme était mon père, dit lentement Brianna.

— En effet. J'ai conçu un enfant dans le péché et je l'ai payé ma vie entière.

— Tu as conçu deux enfants, lui rappela sa fille.

— Oui. La première, ta sœur, est marquée à jamais du sceau du péché. Mais toi, tu es une enfant issue du mariage et du devoir.

— Du devoir?

Les mains agrippées aux accoudoirs de son fauteuil, Maeve se pencha en avant, une profonde amertume dans la voix.

— Crois-tu que j'avais envie qu'il me touche?

Crois-tu que ça me plaisait de me voir rappeler pourquoi je n'aurais jamais ce que je désirais de tout mon cœur? Mais l'Église dit qu'il doit naître des enfants du mariage. Aussi ai-je fait mon devoir envers l'Église et l'ai-je laissé me faire un autre enfant.

— Par devoir, répéta Brianna, le cœur lourd de chagrin. Sans amour, sans plaisir. C'est donc de là que je viens ?

— Je n'ai plus eu besoin de partager mon lit avec lui, une fois que j'ai su que j'étais enceinte de toi.

J'ai enduré un autre accouchement, une autre naissance mais, Dieu merci, ce serait le dernier.

— Tu n'as plus jamais partagé ton lit avec lui, pendant toutes ces années ?

— Il y aurait eu d'autres enfants. Avec toi, j'avais fait ce que je pouvais pour réparer ma faute. Tu n'es pas aussi sauvage que Maggie. Tu es plus calme, plus réfléchie. Et ça te servira à rester pure

— à moins que tu ne laisses un homme te tenter.

Ce que tu as failli faire avec Rory.

— Je l'aimais. Brianna était au bord des larmes.

Elle pensait à son père, à l'autre femme, telle qu'il avait aimée et laissée s'en aller.

— Tu n'étais encore qu'une enfant, reprit Maeve, insensible à la déception amoureuse de sa fille.

Mais maintenant, tu es une femme, et suffisamment jolie pour intéresser un homme. Je veux que tu te souviennes de ce qui arrivera si tu te laisses convaincre de céder. Celui-ci, là-haut, il s'en ira quand ça lui plaira. Si tu l'oublies, tu risques de te retrouver toute seule, avec un bébé sous ton tablier et le cœur rempli de honte.

— me suis si souvent demandé pourquoi il n'y avait pas d'amour dans cette maison, dit Brianna en, se forçant à parler calmement. Je savais que tu'

n'aimais pas papa, que, pour une raison que j'ignorais, tu ne le pouvais pas. Et ça me faisait du mal.

Mais quand j'ai appris par Maggie que tu avais chanté, que tu avais eu une carrière et que tu avais tout perdu, j'ai cru mieux comprendre, et j'ai com-pati à la souffrance que tu avais dû endurer.

— Tu ne peux pas comprendre ce que c'est que de perdre tout ce dont on a toujours rêvé.

— Non. Mais je ne comprends pas non plus comment une femme peut n'avoir aucun amour pour les enfants qu'elle a portés et mis au monde.

Elle posa les mains sur ses joues. Mais elle n'étaient pas mouillées. Elles étaient sèches et froides comme du marbre.

— Tu as toujours reproché à Maggie le simple fait d'être née. Et je vois que je n'ai été pour toi qu'un devoir, une sorte de pénitence pour réparer ton pé-

ché.

— Je t'ai élevée de mon mieux.

— De ton mieux... oui il est vrai que tu n'as jamais, levé la main sur moi comme tu l'as fait avec Maggie . C'est même un miracle qu'elle ne me voue pas une haine féroce à cause de ça. Elle n'a eu droit qu'à ta colère, et moi, à une froide indiffé-

rence. Et ça a marché. Cela a fait de nous ce que nous sommes. Très lentement, Brianna retourna s'asseoir et repris son ouvrage. |

— Je voulais tellement t'aimer. Je me demandais pourquoi je n'arrivais pas à agir avec toi autrement que par devoir et par sentiment filial. Je comprends maintenant que ce n'était pas à moi qu'il manquait quelque chose, mais à toi.

— Brianna, comment oses-tu me dire une chose pareille? Moi qui ai seulement cherché à t'épargner, à le protéger.

— Je n'ai pas besoin de ta protection. Je vis seule, non ? Et je suis vierge, comme tu le souhaites. Je tricote une couverture pour le bébé d'une autre femme, comme je l'ai déjà fait et le ferai encore.

J'ai une affaire, comme tu dis. Rien n'a changé, maman, sauf que ma conscience est soulagée. Je continuerai à te donner ce que je t'ai toujours donné. A ceci près que je cesserai de me reprocher de ne pas pouvoir te donner plus. Les yeux toujours aussi secs, elle releva la tête.

— Vous voulez bien servir le thé, Lottie? Je veux vous parler des vacances que vous et maman allez prendre bientôt. Etes-vous déjà allée en France?

— Non. La gorge serrée, Lottie avala péniblement sa salive. Elle avait de la peine pour ces deux femmes. Elle jeta un regard désolé vers Maeve, sans savoir comment la réconforter. En soupirant, elle servit le thé.

— Non, jamais. Nous allons y aller?

— Oui. Et même très bientôt. J'en parlerai demain à Maggie. Voyant la compassion dans le regard de Lottie, elle se força à sourire.

— Il va falloir vous acheter un bikini, Brianna fut récompensée par un éclat de rire. Après lui avoir apporté une tasse de thé, Lottie caressa sa joue glacée.

— Vous êtes gentille, murmura-t-elle.

Une famille d'Helsinki passa le week-end à Blackthorn. Brianna passa tout son temps à s'occuper dii couple et de leurs trois enfants. Par pitié pour Conco, elle l'avait envoyé chez Murphy. Le petit gar-

çon de trois ans semblait ne pas résister à lui tirer sans cesse les oreilles et la queue — indignité que Concobar supportait en silence.

Ces clients imprévus l'aidèrent à ne pas trop penser au bouleversement émotionnel que sa mère avait provoqué en elle. La famille était bruyante, enva-hissante, et ils mangeaient tous comme des ours qui viennent d'hiberner.

Lorsqu'ils s'en allèrent, Brianna embrassa les enfants et leur donna des petits gâteaux pour il voyage. Dès que leur voiture fut hors de vue, Gray faufila à pas de loup derrière elle.

— Ils sont partis ?

— Oh! s'écria-t-elle en mettant la main sur se cœur. Vous m'avez fait une peur bleue. Je pensais qu vous descendriez dire au revoir aux Svenson.

Le petit Jon a demandé après vous.

— J'ai encore la trace de ses doigts collants partout sur moi et sur la plupart de mes papiers. Il es mignon, mais, diable, il n'arrête pas une minute.

— Vous avez été adorable avec lui. Brianna sourit en le revoyant faire le tour du salon à quatre pattes avec l'enfant sur son dos.

— Il a emporté le petit camion que vous lui avez, offert. Et les deux filles serraient précieusement les poupées que vous leur avez rapportées du village.

— Je dois dire que j'aime beaucoup les EDA.

— Les EDA?

— Les enfants des autres. Enfin... nous voilà seuls nouveau, dit-il en la prenant par la taille.

D'un geste vif, elle lui posa la main sur la poitrine pour l'empêcher de s'approcher.

— J'ai des courses à faire. Gray regarda fixement sa main en fronçant les sourcils.

— Des courses ?

— Oui, et j'ai une montagne de linge à laver en rentrant.

— Vous allez étendre le linge dehors ? J'adore vous regarder faire — surtout quand il y a une lé-

gère brise. C'est incroyablement sexy.

— Quelle drôle de chose à dire ! Le sourire de Gray s'élargit plus encore.

— C'est pour vous faire rougir.

— Je ne rougis pas, répliqua-t-elle en sentant ses joues s'enflammer. Je suis pressée. Il faut que je parte, Grayson.

— J'ai une idée. Je vais vous déposer là où vous devez aller.

— Avant qu'elle puisse réagir, il effleura subrepti-cement ses lèvres. Vous m'avez manqué, Brianna.

— Ce n'est pas possible. J'étais là.

— Vous m'avez manqué. Il remarqua qu'elle avait baissé les yeux. Sa réponse timide, incertaine, lui procura une étrange sensation de puissance. Quel égoïste je fais! pensa-t-il en se moquant de lui-même.

— Où est votre liste ?

— Ma liste ?

— Oui, vous en faites toujours une. Brianna releva les yeux, une petite lueur d'effroi dans son regard d'un vert mystérieux. Gray sentit une bouffée de désir monter en lui. Il resserra convulsivement les doigts autour de sa taille fine avant de se forcer à reculer.

— Attendre comme ça me tue, murmura-t-il dans un soupir.

— Pardon?

— Rien... Allez chercher cette liste. Je vous em-mène.

— Mais je n'ai pas de liste. Je dois seulement passer chez ma mère pour l'aider à faire ses valises. Il est inutile que vous m'emmeniez.

— J'ai besoin d'aller faire un tour. Combien de temps comptez-vous rester?

— Deux heures, peut-être trois.

— Alors, je vais vous déposer, et je passerai vous reprendre. De toute façon, je dois sortir, ajouta-t-il avant qu'elle ne refuse. Ça économisera de l'essence.

— D'accord. Si vous y tenez... Je serai prête dans une minute. En l'attendant, Gray arpenta le jardin.

Depuis un mois qu'il était ici, il avait vu la pluie, la grêle et la lumière extraordinaire du soleil d'Irlande. Il avait fréquenté les pubs de villages en écoutant les potins ou la ' musique traditionnelle. Il s'était promené sur des sen-tiers où il avait croisé-

des fermiers menant leurs troupeaux de vaches au champ, avait gravi les escaliers de châteaux en ruine au milieu desquels lui étaient parvenus des échos de guerre et de mort. Il avait visité j des ci-metières et avait admiré l'océan rugissant du i haut d'impressionnantes falaises.

Mais de tous les endroits où il était allé, aucun ne le séduisait autant que le jardin de Brianna. Néanmoins, il n'arrivait pas à savoir si c'était vraiment l'endroit, ou 1 la femme, qu'il cherchait. Quoi qu'il en soit, le temps qu'il passerait ici serait certainement l'un des 1 moments les plus satisfaisants de sa vie. Après avoir déposé Brianna chez sa mère à Ennis, il partit se promener. Et revint trois heures plus tard. Ce qui était manifestement amplement suffisant puisqu'elle sortit quelques minutes à peine après qu'il se fut garé devant la maison. Le sourire radieux avec lequel il l'accueillit laissa vite place à une expression perplexe.

Son visage était tout pâle, comme cela lui arrivait quand elle était ennuyée ou émue. Son regard, toujours aussi glacial, révélait son anxiété. Il jeta un coup d'œil vers la maison et vit un rideau retomber.

L'espace d'une seconde, il entrevit Maeve, aussi livide que sa fille et visiblement, tout aussi malheureuse.

— Tout est emballé ? demanda-t-il d'une voix douce.

— Oui. Elle s'installa à côté de lui en refermant les mains

sur son sac comme pour s'empêcher de bondir.

— Merci d'être venu me chercher.

— Pour la plupart des gens, faire une valise est une vraie corvée, dit Gray en démarrant et en prenant soin, pour une fois, de ne pas rouler trop vite.

Ça peut l'être. Enfin, c'est terminé, et elles sont prêtes à partir demain matin.

Seigneur! elle mourait d'envie de fermer les yeux, d'échapper à la douleur lancinante qui lui martelait la tête et au sentiment de culpabilité qui la ron-geait, en «'évadant dans le sommeil.

— Vous ne voulez pas me dire ce qui vous tracasse

?

— Ce n'est rien. Rien du tout.

— Vous avez l'air meurtrie, malheureuse et vous êtes pâle comme un linge.

— C'est une histoire de famille. Cela ne vous regarde pas.

Surpris par sa réponse, il se contenta toutefois de hausser les épaules et se renferma dans un épais silence.

— Excusez-moi, dit-elle en fermant les yeux. Tout ce qu'elle désirait, c'était d'avoir un peu de paix.

Les autres ne pouvaient-ils donc pas la laisser tranquille?

— Ce n'est pas grave. De toute façon, il n'avait nullement besoin de s'encombrer la tête de ses problèmes. Il lui jeta un coup d'œil et jura dans sa barbe. Elle avait l'air exténuée.

— Je voudrais m'arrêter quelque part. Brianna faillit protester, mais renonça. Il avait eu la gentillesse de l'accompagner, elle pouvait bien attendre quelques minutes de plus avant de se remettre au travail. Gray ne dit plus rien, espérant que ce qu'il avait choisi de faire ramènerait quelques couleurs sur ses joues et un peu de chaleur dans sa voix.

Ce ne fut que lorsqu'il coupa le moteur qu'elle ouvrit les yeux. Ils étaient devant le château en ruine.

— Vous avez besoin de vous arrêter là ?

— J'en avais envie. Je l'ai découvert le premier jour de mon arrivée. Cet endroit joue un rôle pré-

pondérant dans mon livre. L'atmosphère me plaît.

Au-dessus d'eux flottaient de gros nuages. Gray prit Brianna par la main et l'entraîna le long de l'escalier étroit qui montait en colimaçon.

— Ce sont sans doute les partisans de Cromwell qui ont mis le château à sac. Au milieu des cris et de fumée. Dans la fureur et dans le sang. Les homme ont dû pousser des hurlements quand les épées le ont transpercé le corps avant de rouler par terre dans un dernier sursaut d'agonie. Pendant ce temps, les vautours décrivaient de grands cercles au-dessus d'eux, se préparant au festin. Gray se retourna, et vit qu'elle le dévisageait avec di grands yeux vides, horrifiés.

— Pardon, je me suis laissé prendre au jeu.

— Quelle imagination! dit-elle en frissonnant. Je ni suis pas sûre de vouloir entendre la suite.

— La mort est une chose fascinante, surtout la mort violente. Depuis toujours, les hommes chasser leurs semblables. Et cet endroit est idéal pour un scène de meurtre... encore aujourd'hui.

— Ça dépend pour qui, murmura Brianna.

— L'assassin commence par jouer un peu avec sa victime, reprit Gray, poursuivant le fil de sa pensée. Sans lui lâcher la main, il recommença à gra-vir l'escalier. Quoi qu'elle en dise, Brianna n'avait plus l'air de ressasser ce qui s'était passé chez sa mère remarqua-t-il.

— Il laisse la peur s'infiltrer en elle, lentement comme un poison. Il ne se presse pas — la chasse, adore ça. La suivre ainsi à la trace, comme un loup,fait circuler son sang plus vite dans ses veines, l'excitant au plus haut point. Et sa proie fuit devant lui, s'accrochant à un espoir dérisoire. Mais la respiration de la femme s'accélère. Son souffle résonne entre les

pierres, transporté par le vent. Tout à coup, elle tomba — les marches sont affreusement traîtres, dans l'obscurité. Glissantes, dangereuses. Mais elle arrive enfin en haut, hors d'haleine, le regard fou.

— Gray... ?

— Elle est comme un animal traqué. Elle cherche désespérément un coin où se cacher, mais il n'y en pas. Les pas de l'homme se rapprochent en résonnant dans l'escalier.

Ils débouchèrent alors au sommet de la tour ceint d'un muret de pierre. En pleine lumière.

— La voilà prise au piège. Brianna faillit crier quand Gray la fit se retourner. Il lu souleva dans ses bras en éclatant de rire.

— Diable, vous êtes vraiment bon public!

— Ce n'est pas drôle, dit-elle en essayant de se li-bérer.

— C'est merveilleux. Je crois que je vais le faire poignarder la femme... à moins que...

Il passa un bras sous les genoux de Brianna et la déposa sur le muret d'enceinte.

— Peut-être pourrait-il tout simplement la faire basculer dans le vide.

— Arrêtez!

— Instinctivement, Brianna s'agrippa de toutes ses forces à son cou.

— Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt? Votre cœur bat à tout rompre et vous me serrez dans vos bras. Je vous ai fait oublier vos problèmes, non?

— Mes problèmes sont toujours là, merci, et votre Imagination débordante n'y change rien.

— Mais si, dit-il en l'attirant légèrement contre lui.

C'est à ça que sert la fiction, que ce soit dans un roman ou au cinéma. Ça vous aide à oublier la réalité et à vous intéresser aux problèmes des autres.

— Et vous, à quoi ça vous sert de raconter des histoires ?

— A la même chose. Exactement à la même chose.

Il la fit mettre debout et la tourna vers l'horizon.

On dirait un tableau, vous ne trouvez pas? Doucement, il se colla contre son dos en l'enlaçant. La première fois que je suis venu ici, il pleuvait, et on avait l'impression que toutes les couleurs allaient se noyer.

Brianna soupira. Finalement, elle avait trouvé un peu de la paix qu'elle cherchait. Dans ce lieu étrange, grâce à lui.

— C'est bientôt le printemps, dit-elle à voix basse.

— Vous sentez toujours le printemps... Il se pencha et ses lèvres effleurèrent sa nuque.

— Et vous en avez le goût.

— Si vous continuez, je crois bien que je vais dé-

faillir.

— Alors, accrochez-vous à moi. Gray la fit pivoter sur elle-même et lui caressa délicatement la joue.

— Il y a des jours et des jours que je ne vous ai pas embrassée.

— Je sais... Prenant son courage à deux mains, elle le regarda dans les yeux. J'en ai eu envie.

— C'était le but.

Encore une fois, il effleura ses lèvres, et tressaillit en ses sentant ses mains entourer tendrement son visage. Alors, elle lui offrit sa bouche, laissant échapper un petit gémissement de plaisir excitant comme une caresse. Debout dans le vent, il la serra plus fort en prenant garde à ne pas la brusquer.

Toute la lassitude, la tension et la frustration qu'elle éprouvait s'évanouirent d'un coup. Elle se sentait chez elle. Ce fut la première chose qui lui vint à l'esprit Chez elle... là où elle avait toujours tellement enviai d'être. Poussant un gros soupir, elle posa la tête sur son épaule en l'enlaçant.

— Je ne me suis jamais sentie comme ça. Lui non plus ne s'était jamais senti comme ça. Ce qui lui parut dangereux, et valait la peine qu'il prît le temps d'y réfléchir.

— Ça nous fait du bien à tous les deux, murmura-t-il.

— Oui, ça nous fait du bien. Soyez patient avec moi, Gray.

— Telle est mon intention. Je vous veux, Brianna et j'attendrai que vous soyez prête... Il se recula et ses doigts descendirent lentement le long de ses bras avant de se refermer sur ses mains.

— Oui... que vous soyez prête.

9

Gray se demandait si c'était parce que ses autres appétits étaient loin d'être satisfaits qu'il avait faim à ce point. Décidant de prendre les choses avec philosophie, il s'octroya un petit souper nocturne et prit un morceau du pudding de Brianna. Faire du thé était également devenu une habitude, aussi mit-il la bouilloire sur le feu avant de se servir du gâteau.

Il ne se souvenait pas d'avoir été obsédé à ce point par l'envie de faire l'amour depuis ses treize ans. A cette époque, il était fou de Sally Anne Howe, une des enfants pensionnaires au Simon Brent Mémorial Home. Sacrée Sally... Avec ses formes épanouies et ses yeux malicieux. Elle avait trois ans de plus que lui, et ne demandait pas mieux que d'offrir ses charmes en échange d'une cigarette ou d'une barre de chocolat.

A ce moment-là, il voyait en elle une déesse prête à exaucer les prières d'un adolescent porté sur la chose. Il y repensait maintenant avec un mélange de colère et de pitié, regrettant que les faiblesses du système aient pu laisser croire à une jolie jeune fille que son seul trésor se trouvait niché entre ses cuisses.

Gray avait seize ans quand il s'était échappé de l'orphelinat pour partir sur la route, avec quelques vêtements sur le dos et vingt-trois dollars en poche.

Ce qu'il voulait, c'était être libre. Libre de toutes les contraintes et de tous les règlements qu'il avait supportés une grande partie de sa vie.

Il avait vécu et travaillé dans la rue pendant longtemps avant de se trouver un nom, et un but. Par

chance, il avait eu assez de talent pour ne pas se laisser dévorer par de plus rusés que lui.

A Vingt ans, il avait achevé son premier roman, un roman autobiographique, triste et rempli de bons sentiments, qui n'avait guère impressionné le monde de l'édition. A vingt-deux ans, il avait écrit une petite histoire policière bien ficelée. Là encore, les éditeurs ne s'étaient pas jetés dessus, mais le relatif intérêt que lui avait manifesté l'assistant d'un éditeur lui avait per mis de louer une chambre minable et de s'atteler à i machine à écrire pendant des semaines.

Et cette fois, il avait vendu son livre. Pour une bouchée de pain, certes, mais plus rien depuis n'avait autant d'importance pour lui. Dix ans plus tard, il vivait comme il avait choisi le faire et avait le sentiment d'avoir bien choisi. Gray versa l'eau bouillante dans la théière, puis

avala une énorme cuillerée de pudding. En jetant coup d'oeil vers la porte de Brianna, il aperçut une de lumière et sourit. Elle aussi, il l'avait choisie .

Mettant toutes les chances de son côté, il posa théière et deux tasses sur un plateau et frappa à porte.

— Oui, entrez. Elle était assise à son bureau, sage comme une nonne avec sa chemise de nuit en flanelle, ses chaussons et ses cheveux rassemblés en une grosse natte qui pendait sur son épaule. Gray avala courageusement sa salive.

— J'ai vu de la lumière. Vous voulez du thé ?

— Volontiers. Je viens juste de terminer de rempli quelques paperasses.

— Les meurtres me donnent faim, dit-il en caressant le chien qui vint se frotter contre lui.

— Vous avez tué quelqu'un, aujourd'hui?

— Cruellement. Il dit cela d'un ton si dégagé qu'elle se mit à rire.

— C'est peut-être ce qui vous permet d'être toujours d'humeur si égale, finalement. Tous ces as-sassinats par procuration doivent vous soulager.

Est-ce qu'il vous arrive de... Brianna s'interrompit et prit la tasse qu'il lui tendait.

— Allez-y, continuez. Vous ne me posez presque jamais de questions sur mon travail.

— Parce que je me dis que tout le monde le fait.

— C'est vrai. Et ça ne me dérange pas.

— Eh bien, je me demandais si vous aviez déjà créé un personnage à partir de quelqu'un que vous connaissiez... pour le tuer ensuite.

— Oui, il y a eu ce serveur prétentieux, dans un restaurant français, à Dijon. Je l'ai étranglé.

— Oh, fit-elle en se touchant le cou. Et qu'avez-vous ressenti ?

— Pour lui ou pour moi ?

— Pour vous.

— Une profonde satisfaction, avoua-t-il en reprenant un morceau de pudding. Vous voulez que je tue quelqu'un pour vous, Brie? Je suis à votre disposition.

— Pas pour l'instant, non. En changeant de position, elle fit tomber plusieurs papiers sur le sol.

— Il vous faudrait une machine à écrire, dit-il en l'aidant à les ramasser. Ou mieux, un ordinateur.

Vous gagneriez du temps pour faire votre courrier.

— Pas vraiment. Je mettrais un temps fou avant de trouver chaque touche.

— Voyant qu'il jetait un coup d'œil sur sa correspondance, elle fronça les sourcils, amusée.

— Ce n'est pas très intéressant, vous savez.

— Oh, excusez-moi. L'habitude... Triquarter Mining, qu'est-ce que c'est?

— Oh, une compagnie minière dans laquelle papa avait investi. J'ai retrouvé des actions parmi ses affaires, dans le grenier. Je leur ai déjà écrit une fois, ajouta-t-elle, l'air vaguement contrarié, mais je n'ai pas eu de réponse. Alors, je fais une deuxième tentative.

— Dix mille actions... Dites-moi, ce n'est pas rien

— Je pense que si, justement. Si vous aviez connu!

mon père... Il avait toujours des tas d'idées pour faire fortune qui finissaient par lui coûter plus d'argent qu'il n'aurait pu en gagner. Enfin, il faut que je règle ça. Elle tendit la main pour reprendre le document.

— Ce n'est qu'une copie. Rogan a gardé l'origine par précaution.

— Vous devriez lui demander de se renseigner.

— Je ne veux pas l'embêter avec ça. Il a suffisamment à faire avec la nouvelle galerie... et Maggie.

— Même à un dollar l'action, ça fait une somme rondelette.

— Ça m'étonnerait que cela vaille plus d'un per Il n'a pas dû acheter ça très cher. D'ailleurs, la société a probablement fait faillite.

— Dans ce cas, votre lettre serait revenue. Brianna se contenta de sourire.

— Vous êtes là depuis assez longtemps pour avoir vu comment fonctionnait la poste irlandaise. Je crois que... Tous deux se retournèrent brusquement en entendant le chien grogner devant la porte.

— Conco, qu'est-ce que tu as ? Mais le chien grogna de plus belle, le poil hérissé les oreilles dressées. En deux enjambées, Gray fut devant la fenê-

tre. Mais il ne distingua rien d'autre qu'un épais brouillard.

— Je vais aller jeter un coup d'œil. Non, fit-il en la voyant se lever. Il fait nuit, froid et humide. Vous allez rester ici.

— Il n'y a sûrement rien.

— Conco et moi allons nous en assurer. Viens, dit-il en claquant des doigts.

A la grande surprise de Brianna, le chien obéit immédiatement et suivit Gray.

Il prit la lampe de poche qu'elle gardait en permanence dans un tiroir de la cuisine et ouvrit la porte.

Le brouillard réduisait considérablement la porter du rayon lumineux. Gray s'avança prudemment, l'œil et l'oreille aux aguets. Il entendit le chien aboyer, sans pouvoir dire toutefois de quelle direction cela provenait.

Arrivé sous les fenêtres de Brianna, il s'arrêta et braqua la lampe vers le sol. Là, au milieu d'un parterre de fleurs, il aperçut une trace de pas. Un petit pied, constata Gray en se mettant accroupi. Assez petit pour être celui d'un enfant. C'était l'explication la plus simple — des enfants qui avaient voulu s'amuser. Néanmoins, alors qu'il faisait le tour de la maison, il entendit le bruit d'un moteur. Jurant dans sa barbe, il accéléra le pas. Tout à coup, Conco surgit du brouillard, tel un plongeur transperçant la surface d'un lac.

— Alors, tu n'as rien trouvé ? Gray flatta la tête du chien, puis ils s'enfoncèrent tous les deux dans le brouillard.

— Je crains de savoir de quoi il s'agit. Viens, ren-trons. Brianna commençait à s'inquiéter quand ils apparurent sur le seuil de la cuisine.

— Vous êtes partis longtemps.

— J'ai voulu faire le tour complet de la maison. Il posa la lampe sur le comptoir et passa la main sur ses cheveux mouillés.

— Cela a peut-être un rapport avec le cambriolage.

— Je ne vois pas pourquoi. Vous n'avez vu personne.

— Parce que nous n'avons pas été assez rapides.

Mais il y a une autre explication possible, dit-il en mettant les mains dans ses poches. Moi.

—- Vous ? Que voulez-vous dire ?

— C'est déjà arrivé quelquefois. Un admirateur un peu trop enthousiaste découvre où je suis. Ils dé-

barquent parfois comme si on se connaissait depuis toujours — d'autres fois, ils se contentent de vous suivre comme votre ombre. Ou bien encore, ils s'introduisent chez vous, histoire d'emporter un petit souvenir.

— Mais c'est épouvantable !

— C'est agaçant, mais sans aucun danger. Un jour; à Paris, une femme entreprenante a subtilisé la clé de la chambre que j'occupais au Ritz et s'est faufilée dans mon lit. Il grimaça un sourire. Ça m'a fait... bizarre.

— Bizarre? Et qu'est-ce que... Non, je crois que je préfère ne pas savoir ce que vous avez fait.

— J'ai appelé la sécurité, dit-il, les yeux brillants de malice. Il y a des limites à ce que j'accepte de faire pour mes lecteurs. Quoi qu'il en soit, ce sont peut-être tout simplement des gosses, mais s'il s'agit d'un de mes admirateurs, vous voulez peut-

être que je trouve un autre endroit où me loger.

— Sûrement pas... Son instinct protecteur avait repris le dessus.

— Personne n'a le droit de s'immiscer comme ça dans votre vie privée, et vous n'allez quand même pas vous en aller à cause de ça. Brianna poussa un petit soupir.

— Ce n'est pas seulement à cause de vos histoires vous savez. Oh, elles plaisent aux gens, c'est certain elles sont si réelles, et en même temps il y a toujours quelque chose d'héroïque pour venir compenser la violence et le chagrin. C'est aussi à cause de votre photo.

Charmé par la description qu'elle venait de faire de ses œuvres, il répondit d'un air absent.

— Eh bien, qu'est-ce qu'elle a ?

— Votre visage. Vous avez un si beau visage. Gray ne sut s'il devait rire ou s'étonner.

— Vraiment ?

— Oui, il est... Quant au petit résumé de votre vie qui figure au dos — ou plutôt le manque de dé-

tails... C'est comme si vous veniez de nulle part.

Ce mystère vous rend très attirant.

— Mais je viens de nulle part, c'est vrai. Pourquoi ne pas en revenir à mon visage ? Brianna recula d'un pas.

— Je crois que nous avons eu assez d'émotions pour cette nuit.

Gray continua d'avancer jusqu'à ce que ses mains puissent toucher ses épaules et l'embrassa doucement sur la bouche.

— Vous allez réussir à dormir ?

— Oui, souffla-t-elle en soupirant paresseusement.

Conco va rester avec moi.

— Le veinard... Allez, dormez vite. Il attendit qu'elle ait regagné sa chambre, puis fit une chose que Brianna n'avait jamais faite depuis le temps qu'elle vivait ici. Il ferma toutes les portes à clé.

Le meilleur endroit pour faire circuler des nouvelles ou en recueillir était, logiquement, le pub du village. Depuis qu'il était dans le comté de Gare, Gray s'était pris d'affection pour celui d'O'Malley.

Naturellement, au cours de ses recherches, il avait eu l'occasion d'en fréquenter plusieurs dans la ré-

gion, mais celui-ci avait sa préférence.

En arrivant devant la porte, il entendit retentir une joyeuse musique. Murphy devait être en train de jouer. Ce qui tombait bien. Dès qu'il franchit le seuil, plusieurs personnes saluèrent Gray avec chaleur. O'Malley tira une Guinness à son intention avant même qu'il ne soit installé.

— Alors, votre histoire avance bien, ces jours-ci?

lui demanda-t-il.

— Pas trop mal. Deux morts et aucun suspect.

— Je ne comprends pas comment vous faites pour assassiner des gens toute la journée et avoir encore le sourire le soir venu.

— Ce n'est pas normal, hein ?

— J'ai une histoire pour vous, annonça alors David Ryan qui se trouvait à l'extrémité du bar, en train de tirer sur sa cigarette. Gray s'installa confortablement, au milieu de la musique et de la fumée.

Écouter des histoires lui plaisait autant qu'en raconter.

— Il était une fois une jeune fille qui vivait à la campagne, du côté de Tralee. Belle comme un soleil,qu'elle était, avec des cheveux blonds comme de l'or et des yeux aussi bleus qu'un lac du Kerry.

Le brouhaha des voix diminua, et Murphy joua plus bas pour accompagner le récit.

— Il se trouve que deux hommes lui faisaient la cour, reprit David. Un gars studieux et un fermier.

A sa manière, elle les aimait tous les deux car elle avait aussi bon cœur qu'elle avait belle figure. Si bien que ravie de l'attention qu'ils lui portaient, comme toutes les jeunes filles, elle n'en repoussait aucun et leur faisait des promesses à tous les deux.

Le fermier commença à en prendre ombrage, tout en continua d'aimer la jeune fille.

Il marqua une pause, comme le font souvent les conteurs, et examina le bout luisant de sa cigarette

— Alors, une nuit, il attendit son rival au bord de route, et quand le gars studieux arriva en sifflotant car la belle lui avait accordé des baisers —le fermier surgit et frappa le jeune amoureux. Puis il le traîna au clair de lune à travers champs et, bien que le pauvre

gars respirât encore, l'enterra profondément.

Quand l'aube se leva, il déversa ses semailles sur lui, mettant un terme définitif à la compétition.

David s'arrêta à nouveau pour tirer sur sa cigarette et boire un coup.

— Et alors ? demanda Gray, captivé par l'histoire, a épousé la jeune fille ?

— Non, pas du tout. Car le même jour, la belle s'enfuit avec un rétameur de passage. Mais cette année-là,le fermier fit la meilleure récolte de toute sa vie!

Des éclats de rire fusèrent de toutes parts, mais Gray se contenta de secouer la tête. Il se considé-

rait comme un menteur professionnel, et plutôt doué. Mais ici, la concurrence était rude. Il prit son verre et alla rejoindre Murphy.

— David a une histoire pour chaque jour de la semaine, lui expliqua celui-ci en laissant courir ses doigts sur les touches de son accordéon.

— Mon agent serait sûrement heureux de lui signer un contrat. Vous avez appris du nouveau, Murphy?

— Non, rien de plus. Mrs. Leery croit avoir aperçu une voiture le jour où vous avez eu de la visite.

Une voiture verte, mais elle n'y a pas prêté attention.

— Quelqu'un est venu fouiner autour du cottage, hier soir. Avant de disparaître dans le brouillard.

Mais j'ai trouvé une empreinte de pas dans un parterre de fleurs. C'était peut-être des gosses.

— Si vous ou Brie avez un problème, il y a plus d'une dizaine d'hommes tout à côté. Il vous suffit de siffler. Murphy se tourna vers la porte qui venait de s'ouvrir. Brianna entra, flanquée de Rogan et de Maggie. Il fronça les sourcils en regardant Gray.

— Et il y en a plus encore qui seront prêts à vous traîner devant l'autel si vous ne prenez pas garde à la façon dont brillent vos yeux;

— Qu'est-ce qu'il y a? dit Gray en prenant son verre. Je ne fais que regarder.

— Vous savez, je ne suis pas né de la dernière pluie. Et un homme penché sur sa bière pense souvent à sa dulcinée.

— Mon verre est encore à moitié plein, marmonna Gray en se levant pour aller à la rencontre de Brianna.

— Je croyais que vous aviez de la couture à faire, lui dit-il.

— C'est exact.

— l'avons forcée à venir, expliqua Maggie en se hissant sur un tabouret avec un soupir.

— Persuadée, rectifia Rogan. Un verre de Harp, Brie?

— Oui, merci.

— Et un thé pour Maggie, Tim. Rogan retint un sourire en voyant sa femme commencer à bougonner.

— Et vous, Gray, vous voulez une autre pinte ?

— Non, merci. Ça ira comme ça. Je me souviens de la dernière fois où nous avons bu avec l'oncle Niall.

— A propos, coupa Maggie, oncle Niall et sa jeune épouse passent quelques jours en Crète. Si tu nous jouais quelque chose de gai, Murphy?

Obligeamment, il attaqua une gigue en tapant du pied. Après avoir écouté attentivement les paroles, Gray secoua la tête d'un air perplexe.

— Pourquoi les Irlandais chantent-ils toujours des chansons sur la guerre?

— Ah bon ? Vous trouvez ? dit Maggie en buvant un peu de thé avant d'entonner le refrain.

— Ça parle parfois de trahison et de mort, mais surtout de guerre.

— Vraiment? fit-elle en souriant. C'est peut-être parce que nous avons dû nous battre depuis des siècles pour garder chaque pouce de notre terri-toire. Ou bien...

— Si vous la lancez sur ce sujet, vous êtes fichu, observa Rogan. Maggie a un cœur de rebelle.

— Les Irlandaises sont toutes des rebelles, répliqua-t-elle. Murphy a vraiment une jolie voix.

— Pourquoi ne chantes-tu pas avec lui, Brie ? Pro-fitant de l'instant, elle sirotait tranquillement sa bière.

— Je préfère écouter.

— J'aimerais beaucoup vous entendre, murmura Gray en lui caressant les cheveux.

Surprenant son geste, Maggie fronça les sourcils.

— Brie a une voix d'ange, dit-elle. Nous nous sommes toujours demandé d'où elle tenait cela, jusqu'à ce qu'on découvre que notre mère avait le même don. Murphy, joue-nous James Connolly.

Brie va chanter avec toi. D'un air résigné, Brianna alla s'asseoir à côté de Murphy.

— Leurs voix s'accordent à merveille, dit doucement Maggie tout en observant Gray.

— Mmm... A la maison, il lui arrive très souvent de chanter, quand elle se croit seule.

— Et combien de temps comptez-vous rester? demanda Maggie, ignorant le regard réprobateur de Rogan.

— Jusqu'à ce que j'aie terminé.

— Et ensuite vous partirez ?

— Exactement. Je partirai.

Maggie s'apprêtait à faire un commentaire piquant lorsqu'elle sentit la main de Rogan se poser sur son cou. Plus que l'avertissement de son mari, ce fut le regard de Gray qui la poussa à renoncer. Le désir qui se devinait dans les yeux de l'Américain avait réveillé son instinct protecteur. Mais il y avait autre chose. Elle se demanda s'il en était conscient.

Quand un homme regardait une femme de cette façon, les hormones n'étaient pas seules en jeu. Il faudrait qu'elle y réfléchisse plus longuement. En attendant, elle reprit son thé, sans cesser une seconde d'observer Gray.

— On verra, marmonna-t-elle. On verra ça...

Une deuxième chanson succéda à la première, puis une troisième. Des chansons de guerre et d'amour, tristes ou malicieuses. Dans sa tête, Gray commen-

ça à imaginer une scène.

Le pub enfumé résonnait du bruit des voix et de musique — paisible sanctuaire loin des horreurs de ce monde. Comme un aimant, la voix de la femme attirait l'homme qui refusait de se laisser séduire.

Ce serait là que son héros perdrait la bataille. Elle serait assise devant un feu de tourbe, les mains sagement posées sur les genoux, chantant d'une voix douce et ensorcelante, le regard rempli de nostalgie.

Et ce serait là qu'il comprendrait qu'il l'aimait, au point de vouloir donner sa vie pour elle. Ou du moins de la changer. Avec elle, il publierait le passé et regarderait enfin vers l'avenir.

Gray, vous êtes tout pâle, dit alors Maggie en le retenant par le bras pour l'empêcher de tomber de son tabouret.

— Combien de pintes avez-vous bues ?

— Une seule. Il se passa la main sur le visage en faisant un effort pour revenir à la réalité.

— Je pensais à... à une scène de mon livre, ajouta-t-il.

D'ailleurs, c'était la vérité. Il n'avait fait qu'imaginer des personnages, fabriquer un mensonge. Tout ceci n'avait aucun rapport,, avec lui.

— On aurait dit que vous étiez en transe.

— C'est un peu ça, soupira-t-il en se forçant à sourire. Finalement, je crois que je vais prendre une autre, pinte.

10

Obsédé par la scène qu'il avait imaginée au pub,Gray passa une nuit fort agitée. Il ne parvenait ni à la chasser de son esprit, ni à l'écrire. Ou du moins pas correctement.

S'il y avait une chose qu'il redoutait par-dessus tout, c'était le blocage de l'écrivain devant sa feuille blanche. D'ordinaire, il réussissait à l'éviter en continuant à travailler jusqu'à ce que ce mauvais moment soit passé.

Mais cette fois, il était bel et bien bloqué. Il ne parvenait pas à écrire un seul mot.

Il était à sec. Complètement à sec.

En fait, il était nerveux. Et terriblement frustré par une femme qui réussissait à le maintenir à distance d'un simple regard.

Marmonnant dans sa barbe, il alla jusqu'à la fenê-

tre. Et la première chose qu'il aperçut — c'était bien sa chance — fut Brianna.

Il la regarda monter dans sa voiture d'un mouvement souple et gracieux. Après avoir posé son sac sur le siège du passager, elle attacha sa ceinture, arrangea ses rétroviseurs, puis mit le contact.

A travers la vitre, il entendit le moteur tousser de façon poussive. Elle essaya de démarrer à plusieurs reprises. A la quatrième, Gray secoua la tête et se précipita vers l'escalier.

— Pourquoi ne faites-vous pas réparer cette fichue bagnole ? cria-t-il en apparaissant sur le seuil.

— Oh...

Elle était descendue de voiture et était en train d'ouvrir le capot.

— Elle marchait encore très bien il y à quelques jours.

— Ce tas de ferraille ne marche plus depuis belle lurette ! Écoutez, si vous avez besoin d'aller au village, prenez ma voiture. Je vais voir ce que je peux faire avec ça.

Immédiatement sur la défensive, Brianna releva fièrement le menton.

— Je vous remercie, mais je vais à Ennistymon.

— Ennistymon? répéta-t-il en essayant de se re-mémorer le village sur la carte. Pour quoi faire?

— Pour voir la nouvelle galerie. Elle doit ouvrir dans une quinzaine de jours, et Maggie m'a demandé de passer. Elle ne voyait que son dos. Penché sous le capot,Gray tripotait des câbles en jurant.

— Je vous ai laissé un mot, et de la nourriture quel vous pourrez vous faire réchauffer. Je vais être absente une bonne partie de la journée.

— Vous n'irez nulle part avec ça ! Vous ne pouvez pas rouler dans cette poubelle.

— Ma foi, je n'ai guère le choix. Merci de vous être: dérangé, Grayson. Je vais voir si Murphy peut...

— Ce n'est pas la peine de prendre ce ton glacial de princesse lointaine, dit-il en refermant le capot d'un coup sec qui la fit sursauter. Et inutile de me jeter Murphy à la figure. Il ne pourra rien faire de plus que moi. Montez dans ma voiture, je reviens dans une minute.

— Et pourquoi voulez-vous que je monte dans votre voiture ?

— Parce que je vais vous conduire à Ennistymon pardi ! Grinçant des dents, elle mit les mains sur les hanches.

— C'est très aimable à vous de me le proposer, mais...

— Montez, dit-il en rentrant dans la maison. J'ai besoin de me changer les idées.

Brianna alla reprendre son sac dans sa voiture. Qui lui avait demandé de l'emmener? Elle aurait bien voulu le savoir. En tout cas, elle préférait encore faire le chemin à pied plutôt que de profiter de sa voiture. Et si elle voulait appeler Murphy... eh bien, elle le ferait.

Mais d'abord, il lui fallait se calmer.

Elle respira un grand coup et alla faire un tour dans le jardin. La vue du vert tendre des premiers bour-geons l'apaisa, comme toujours. Les fleurs avaient besoin de ses soins, se dit-elle en arrachant quelques mauvaises herbes. Demain, s'il faisait beau, elle commencerait. Et à Pâques, elle pourrait être fière de son jardin.

Toutes ces fleurs, ces odeurs lui mettaient du baume au cœur. En souriant, elle se pencha pour respirer une jonquille. Au même moment, la porte de la maison claqua bruyamment. Quand Brianna se redressa, son sourire avait disparu. Gray se tourna vers elle en sortant ses clés de sa poche.

— Allez, en voiture !

— Je reste ici. Je vais appeler Maggie et lui dire que je ne peux pas venir.

— Brianna... Gray fit quelques pas vers elle, puis s'arrêta en levant les bras d'un air suppliant.

— Écoutez, je vous fais mes excuses. Vous disiez l'autre jour que j'étais toujours d'humeur égale, eh bien, vous vous trompiez. Les écrivains sont souvent invivables, de mauvaise humeur, méchants, égoïstes et ne s'intéressant qu'à eux.

— Vous n'êtes pas comme ça. De mauvaise humeur, peut-être, mais rien de tout le reste.

— Si, si, je vous assure. En général, cela dépend de l'état d'avancement de mon livre. Or, pour l'instant, ça se passe mal, alors, je me conduis mal. J'ai l'impression de me heurter à un mur. A une véritable forteresse. Et c'est vous qui en subissez les conséquences Voulez-vous que je m'excuse encore une fois ?

— Non... Elle se radoucit et effleura sa joue pas rasée depuis plusieurs jours.

— Vous avez l'air fatigué, Gray.

— Je n'ai pas dormi. Les mains toujours dans les poches, il la regarda intensément.

— Prenez garde à ne pas vous montrer trop com-patissante, Brianna. Mon livre n'est qu'une des raisons pour lesquelles je suis un peu tendu, ce matin.

L'autre raison, c'est vous.

Elle retira vivement sa main, comme si elle venait de se brûler.

— J'ai envie de vous, reprit-il. Vous désirer ainsi est très douloureux.

— Vraiment?

— Ce n'est pas la peine de prendre cet air ravi. Ses joues s'empourprèrent.

— Je ne voulais pas...

— C'est justement là le problème... Venez, partons.

Je vous en prie. Je vais devenir fou si je reste ici toute la journée à essayer d'écrire.

Il n'aurait pu trouver de meilleur argument pour la convaincre. Aussitôt, elle grimpa en voiture et attendit qu'il la rejoigne.

— Il vous suffirait peut-être tout simplement tuer quelqu'un d'autre. Gray se surprit à rire.

— Oh, mais j'y compte bien !

La Worldwide Gallery du comté de Clare était un vrai bijou. D'architecture moderne, le bâtiment ressemblait à une maison particulière et était entouré d'un ravissant jardin. Sans aucun rapport avec le style cathédrale de la j galerie de Dublin où le palais somptueux de Rome, le bâtiment avait été conçu comme une maison, destinée à présenter les œuvres d'artistes irlandais.

Le rêve de Rogan était devenu réalité. Réalité dont jouissait pleinement Maggie.

Brianna avait dessiné le jardin. Bien qu'elle ne se fût pas chargée elle-même des plantations, les pay-sagistes avaient suivi ses instructions à la lettre. Et on retrouvait là toutes ses fleurs préférées.

La maison était en brique rose, avec de grandes fe-nêtres peintes en gris pâle. Dans la grande salle, le sol était en dalles bleues et blanches, il y avait un grand lustre au plafond et un escalier en acajou conduisait au premier étage.

— C'est une œuvre de Maggie, murmura Brianna en apercevant la sculpture qui dominait l'entrée.

Gray s'approcha des deux silhouettes étroitement enchevêtrées dont se dégageaient une sensualité intense en même temps qu'un étrange romantisme.

Elle s'appelle Abandon. Rogan la lui avait achetée avant leur mariage. Il a toujours refusé de la vendre à qui que ce soit.

— Je comprends pourquoi, dit-il en avalant péniblement sa salive. La sculpture de verre était d'un érotisme presque douloureux.

— Elle a vraiment du talent, observa Brianna en caressant l'œuvre née de l'imagination de sa sœur.

Le talent rend souvent les gens d'humeur maussade...

Avec un petit sourire, elle se tourna vers Gray. Il avait l'air si nerveux, si impatient...

— Et difficiles, parce qu'ils exigent trop d'eux-mêmes.

— Et ils font de la vie des autres un enfer quand ils n'arrivent pas à faire ce qu'ils veulent. Vous ne leur en tenez jamais rigueur ?

— A quoi cela servirait-il ?

Avec un haussement d'épaules, elle se détourna pour admirer la salle.

— Rogan voulait que cette galerie ressemble à une maison. Une maison dédiée à l'art. Aussi y a-t-il un salon, un bureau, et même une salle à manger et des petits salons en haut.

Brianna le prit par la main et l'entraîna vers la grande porte à double battant.

— Toutes les peintures, les sculptures, et même les meubles qui se trouvent ici, ont été créés par des artistes ou des artisans irlandais. Et... Oh!

Elle se figea sur place en écarquillant les yeux. Joliment étalé sur le dossier d'un divan se trouvait un superbe jeté de canapé tissé à la main d'un vert dé-

licat. Brianna s'avança pour le toucher du bout des doigts.

— C'est moi qui ai fait ça, dit-elle tout bas. Pour

l'anniversaire de Maggie. Ils l'ont mis ici. Dans une galerie d'art.

— Ils auraient eu tort de ne pas le faire. C'est-très!

beau, fit-il en s'approchant. C'est vous qui avez tissé ça?

— Oui. Je n'ai pas beaucoup de temps pour faire du tissage, mais... Craignant de se mettre à pleurer, elle ne termina pas sa phrase.

— Vous vous rendez compte... Dans une galerie d'art, avec toutes ces peintures et ces choses splendides...

— Bonjour, Brianna.

— Joseph ! Gray regarda l'homme qui venait d'entrer et embrassait chaleureusement Brianna. Le genre artiste, se dit-il en fronçant les sourcils. Il portait une petite turquoise à l'oreille, un catogan qui lui arrivait au milieu du dos et un élégant costume italien. Tout à coup, il se souvint. Il avait croisé cet homme au mariage, à Dublin.

— Vous êtes plus jolie chaque fois que je vous vois.

— Et vous, plus flatteur, répliqua-t-elle en riant. Je ne savais pas que vous étiez là.

— Je suis venu passer la journée, afin d'aider j Rogan à mettre au point quelques détails.

— Et Patricia?

— Elle est restée à Dublin. Entre le bébé et l'école, elle n'a pas pu s'absenter.

— Oh, et comment va la petite ?

Très Très bien. Elle est aussi belle que sa mère. Joseph se tourna alors vers Gray et lui tendit la main.

Je suppose que vous êtes Grayson Thane? Joseph Donahue.

— Oh, excusez-moi... Gray, Joseph est le directeur de la galerie de Rogan à Dublin. Je croyais que vous aviez été présentés au mariage.

— Pas vraiment, dit Gray un peu sèchement. Il se rappela que Joseph avait une femme et une fille.

— Autant vous avouer tout de suite que je suis un de vos fervents admirateurs.

— Ça fait toujours plaisir.

— Il se trouve que j'ai apporté un de vos livres avec moi, en pensant le remettre à Brie pour qu'elle vous demande de me le dédicacer. Gray dé-

cida que Joseph Donahue était finalement un type très sympathique.

— J'en serai ravi.

— C'est gentil à vous. Je vais aller prévenir Maggie que vous êtes là. Elle tient à vous faire visiter elle-même la galerie. Arrivé devant la porte, il se retourna avec un sourire.

— Oh, n'oubliez pas de lui demander ce qu'elle pense d'avoir vendu une de ses œuvres au président.

— Au président ? répéta Brianna.

— Au président de l'Irlande, ma chère. Il a acheté une de ses œuvres ce matin.

— Vous imaginez un peu! souffla Brianna tandis que Joseph s'éloignait. Même le président de l'Irlande connaît Maggie.

—- Elle commence à être connue un peu partout.

— Oui, je sais, mais ça paraît si... Incapable de dé-

crire ce qu'elle ressentait, elle éclata de rire.

— Oh, c'est merveilleux. Papa serait si fier... Et Maggie, oh, elle doit être sur un petit nuage. Vous devez connaître ça, non? C'est sûrement la même chose quand les gens lisent ce que vous avez écrit.

— Oui, je connais.

— Ce doit être fantastique d'avoir du talent, de faire quelque chose qui touche les autres...

— Brie... Et comment qualifiez-vous ceci? dit-il en soulevant un coin du jeté de canapé.

— Oh, tout le monde peut en faire autant — c'est juste une question de temps. Ce dont je veux parler, c'est d'une œuvre d'art, quelque chose qui dure.

J'ai toujours voulu... Oh, je ne suis pas jalouse de Maggie, Quoique je l'aie été un peu, quand elle est partie étudier à Venise et que je suis restée à la maison. Mais nous avons fait toutes les deux ce que nous avions à faire. Et maintenant, ce qu'elle fait a vraiment de l'importance.

— Tout comme vous. Pourquoi considérez-vous ce que vous faites ou ce que vous êtes comme moins important ? Vous savez faire plus de choses que la plupart des gens que je connais. Brianna sourit et se retourna vers lui.

— Vous dites ça parce que vous appréciez ma cuisine.

— Oui, j'aime votre cuisine, reprit-il d'un air sé-

rieux. Tout comme j'aime ce que vous tissez, ce que vous tricotez et les fleurs que vous plantez. Et cette manière que vous avez de tout faire embaumer, de retourner les coins du drap quand vous faites un lit, d'étendre le linge ou de repasser mes chemises. Vous faites toutes ces choses, et bien d'autres encore, sans donner l'impression de faire le moindre effort.

— Ça ne demande pas trop de...

— Mais si! coupa-t-il, sans très bien savoir pourquoi il s'énervait. Vous n'avez pas idée du nombre de personnes incapables de faire vivre une maison, qui s'en fichent complètement ou ne savent pas comment s'y prendre! Ils préfèrent envoyer promener ce qu'ils ont plutôt que d'en prendre soin.

Qu'il s'agisse du temps, des choses ou des enfants.

Gray se tut, stupéfait parce qu'il venait de dire.

Depuis combien de temps gardait-il toutes ces choses enfouies au fond de lui? Il l'ignorait. Et combien de temps lui faudrait-il pour les enfouir à nouveau?

— Gray...

Brianna leva la main pour lui caresser la joue, mais il s'écarta. Il ne s'était jamais considéré comme quelqu'un de vulnérable, en tout cas pas depuis d'innombrables années. Mais en cet instant, il se sentait trop en déséquilibre pour supporter de se laisser loucher.

— Ce que je voulais dire, c'est que ce que vous faites est important. Vous feriez bien de ne pas l'oublier. Je vais aller jeter un coup d'œil. Puis il s'éloigna aussitôt à grandes enjambées et sortit de la salle.

— Eh bien, voilà qui est intéressant, s'écria Maggie en entrant.

— Il a besoin d'une famille.

— Brie, c'est un homme mûr, pas un bébé !

— L'âge ne change rien au manque. Il est beaucoup trop seul, et il ne s'en rend même pas compte.

Tu ne peux quand même pas le recueillir comme si c'était un animal égaré? A moins que...

J'ai des sentiments pour lui. Je ne pensais plus pouvoir en avoir pour qui que ce soit.

Baissant les yeux, elle considéra ses mains entortillées et les décroisa délibérément.

Non, ce n'est pas vrai. Je n'ai jamais éprouvé quelque chose comme ça pour Rory.

Celui-là, qu'il aille au diable !

Tu dis toujours ça, remarqua Brianna dans un sourire.

Elle embrassa sa sœur sur la joue.

— Alors, qu'est-ce que ça te fait d'avoir vendu une œuvre à un président ?

— Du moment que son chèque n'est pas en bois...

Maggie renversa la tête en arrière en éclatant de rire.

— C'est comme de faire un aller-retour sur la Lune. Je n'y peux rien. Les Concannon ne sont pas assez sophistiqués pour prendre ce genre de choses calment. Oh, si seulement papa...

— Je sais.

— Enfin... Maggie soupira profondément. Je voulais te dire que le détective que Rogan engagé n'a pas encore retrouvé Amanda Doughert Mais il pré-

tend avoir quelques pistes.

— Tant de semaines perdues... et tant d'argent dé-

pensé.

— Ne commence pas à me reprocher de gaspille ton budget. J'ai épousé un homme riche.

— Et tout le monde sait que tu n'en voulais qu'à son argent, plaisanta Brianna.

— Non, à son corps ! rétorqua Maggie avec un clin d'œil en prenant sa sœur par le bras. Quant à celui de ton ami Grayson Thane, aucune femme n'y resterait insensible.

— J'ai remarqué.

— Tant mieux, c'est bon signe. Au fait, j'ai reçu une carte de Lottie.

— Moi aussi. Ça ne t'ennuie pas si elles restent la bas une semaine de plus ?

— En ce qui me concerne, maman peut bien reste là-bas toute sa vie, je n'y vois pas d'inconvénient.

Voyant l'expression contrariée de Brianna, et poussa un soupir.

— D'accord, d'accord... Je suis heureuse de savoir qu'elle s'y plaît, même si elle se refuse à l'admettre.

— Elle t'est très reconnaissante, Maggie. Mais n'arrive pas à te le dire.

— Je n'ai plus besoin qu'elle me le dise. J'ai un bé-

bé à moi, dit-elle en posant la main sur son ventre, et ça change tout. Je ne pensais pas qu'il puisse exister quoi que ce soit d'aussi fort. Et puis il y a eu Rogan. Désormais, je comprends un petit peu mieux commenta lorsqu'on n'est pas amoureux et qu'on ne désire pas l'enfant qu'on porte en soi, cela peut assombrir la vie autant que l'amour et le désir peuvent l'illuminer.

— Tu sais, elle ne m'a pas désirée non plus.

— Pourquoi dis-tu cela?

— Elle me l'a dit. Et le dire à haute voix la soula-geait infiniment, réalisa Brianna.

— Elle m'a eue par devoir. Même pas par devoir envers papa, mais envers l'Église. C'est une manière bien triste de venir au monde. Brianna n'avait certainement que faire de sa colère, Maggie le savait. Aussi s'appliqua-t-elle à ravaler sa fureur.

— C'est tant pis pour elle, Brie. Tu n'y es pour rien, dit-elle en caressant la joue de sa sœur.

— Mais papa nous aimait.

— Oui, il nous aimait. Et c'est tout ce qui compte.— Allez, ne t'en fais pas. Je vais t'emmener là-

haut pour le montrer ce que nous avons fait.

Dans l'entrée, Gray poussa un long soupir.

L'acoustique du bâtiment lui avait permis de tout entendre. Il comprenait maintenant d'où venait la tristesse qui hantait le regard de Brianna. C'était étrange... Avoir été privé de l'amour de leur mère était une chose qu'ils avaient en commun. Non que ce manque l'obsédât. Il en avait pris son parti depuis déjà longtemps. En abandonnant l'enfant blessé et solitaire derrière les hauts murs sombres de l'orphelinat.

Mais qui était Rory? Et pourquoi Rogan avait-il engagé un détective pour retrouver une femme nommée Amanda Dougherty? Le meilleur moyen d'obtenir des réponses, Gray le savait pertinemment, était encore de poser des questions.

— Qui est Rory? La question tira Brianna de ses rêveries tandis qu'ils roulaient tranquillement sur une route sinueuse en revenant d'Ennistymon.

— Quoi?

— Pas quoi, qui ? Gray se serra sur le bas-côté en apercevant une voiture arriver en sens inverse, en plein milieu de la route. Sans doute un Yankee, pensa-t-il avec un petit sentiment de supériorité.

— Qui est Rory ? répéta-t-il.

— Vous avez écouté les commérages au pub, c'est ça? Au lieu de le décourager, le ton glacial de Brianna ne fit qu'exciter sa curiosité.

— Bien sûr, mais ce n'est pas là que j'ai entendu ci-nom. Vous avez parlé de lui avec Maggie à la galerie

— Alors, vous avez espionné une conversation privée?

— C'est une redondance. Il n'y a espionnage que s'agit d'une conversation privée. Brianna se redressa fièrement sur son siège.

— Inutile de me reprendre sur ma grammaire merci.

— Ce n'est pas de la grammaire, c'est... Peut importe. Il se tut et la laissa mijoter un moment.

— Alors, qui est-ce ?

— Et en quoi cela vous regarde-t-il ?

— En disant cela, vous ne faites qu'exciter ma curiosité.

— C'est un garçon que j'ai connu. Vous avez pris la mauvaise route.

— En Irlande, il n'y a jamais de mauvaise route.Vous n'avez qu'à vérifier dans les guides.

C'est celui qui vous a fait du mal? Il lui jeta un coup d'œil et hocha la tête.

— Eh bien, c'est mieux qu'une réponse. Que s'est-passé?

— Vous comptez vous en servir dans votre livre ?

— Peut-être. Mais si je vous demande cela, c'est d'abord à titre personnel. Vous l'aimiez?

— Oui, je l'aimais. Et je devais l'épouser. Gray se surprit à froncer les sourcils et à pianote nerveusement sur le volant.

— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

— Parce qu'il m'a plaquée à deux pas de l'autel.

Votre curiosité est-elle satisfaite?

— Non. Cela m'apprend seulement que ce Rory était un imbécile.

Il ne put s'empêcher de lui poser une autre question, et s'étonna d'en avoir à ce point envie.

— Vous l'aimez toujours ?

— Ce serait particulièrement stupide de ma part.

Après dix ans...

— Mais vous souffrez toujours.

— Se faire plaquer fait toujours mal, dit-elle sè-

chement. Faire pitié à tout un village fait mal.

Pauvre Brie, abandonnée deux semaines avant le jour de son mariage... Qui s'est retrouvée toute seule avec sa robe de mariée et son petit trousseau et dont le fiancé a préféré partir en Amérique plutôt que de l'épouser... Ça vous suffit? Elle tourna la tête pour le regarder.

— Vous voulez savoir si j'ai pleuré ? Eh bien, oui.

Si j'ai attendu son retour? Eh bien, oui, ça aussi.

— Vous pouvez me donner un coup de poing si ça vous fait du bien.

— J'en doute.

— Pourquoi est-il parti ?

Le soupir qu'elle laissa échapper était chargé d'irritation autant que de nostalgie.

— Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su. C'est même ce qui a été le plus dur. Il est venu me voir et m'a dit qu'il ne voulait plus de moi, qu'il ne me par-donnerait jamais ce que j'avais fait. Quand j'ai voulu savoir à quoi il faisait allusion, il m'a donné un coup de poing et m'a fait tomber par terre. Les mains de Gray se crispèrent sur le volant.

— Il a fait quoi ?

—Il m'a donné un coup de poing, dit-elle calmement. Mais j'étais bien trop orgueilleuse pour lui courir après. Alors il est parti.

— Quel salaud!

— C'est souvent ce que je me suis dit, mais je ne sais pas pourquoi il m'a abandonnée. Au bout d'un certain temps, j'ai donné ma robe de mariée. La sœur de Murphy, Kate, la portait le jour où elle a épousé son Patrick.

— Ce type ne mérite pas le dixième de la tristesse qu'il y a dans vos yeux.

Probablement pas. Mais mon rêve... Qu'est-ce que vous faites ?

— Je me gare. Allons marcher le long des falaises.

— Je n'ai pas les chaussures qu'il faut, protestai t-elle. Je peux vous attendre ici, si vous ayez envie d'aller jeter un coup d'œil. Mais il avait déjà fait le tour de la voiture.

— C'est avec vous que j'ai envie de le faire. Il la fit descendre et la prit dans ses bras.

— Qu'est-ce que vous faites ? Vous êtes fou ?

— Ce n'est pas loin, et imaginez un peu les belles photos que les touristes qui sont là-bas vont pouvoir faire. Vous parlez français ?

— Non... Intriguée, elle se tourna vers lui. Pourquoi ?

— Je me disais que si nous parlions français, ils croiraient que... eh bien, que nous sommes français

.En rentrant à Dallas, ils raconteraient au cousin Fredy l'histoire de ce couple si romantique qu'ils avaient aperçu près de la côte. Gray l'embrassa lé-

gèrement avant de la reposer ail bord de la falaise à pic.

Aujourd'hui, remarqua-t-il, l'océan était de la couleur de ses yeux. De ce vert mystérieux qui le faisait rêver. Le temps était assez clair pour que l'on distinguât les côtes des îles Aran. L'air était vif, le ciel d'uni bleu maussade qui menaçait de s'assombrir à tout moment. Un peu plus loin, des touristes parlaient avec un fort accent texan qui le fit sourire.

— C'est magnifique, ici. De quelque côté qu'on regarde. Il suffit de tourner la tête pour voir quelque chose d'époustouflant. Délibérément, il se tourna vers Brianna.

— D'absolument époustouflant.

— Vous essayez maintenant de me flatter pour vous faire pardonner de vous être mêlé de ce qui ne vous regardait pas.

— Non, pas du tout. D'ailleurs, je n'ai pas fini. Et puis j'adore me mêler de ce qui ne me regarde pas, alors, ce serait hypocrite de ma part de m'en excuser. Qui est Amanda Dougherty? Et pourquoi Rogan la l'ait-il rechercher ? Une lueur scandalisée passa dans le regard de Brianna qui ouvrit puis referma la bouche en tremblant.

— Vous êtes vraiment un grossier personnage.

— Ça, je le sais déjà. Dites-moi plutôt quelque chose que je ne sache pas.

— Je retourne à la voiture. Mais dès qu'elle se retourna, il la rattrapa par le bras.

— Je vous ramène dans une minute. Avec ces chaussures, vous allez vous fouler une cheville.

Surtout si vous marchez le nez en l'air, avec cet air indigné.

— Je ne suis pas indignée, comme vous le dites si bien. Et puis ce n'est pas votre... Elle soupira lourdement.

— Pourquoi perdrais-je mon temps à vous parler d'une chose qui ne vous concerne pas ?

— Je n'en ai pas la moindre idée. Brianna observa attentivement son visage. Il était têtu comme une mule.

— Vous comptez me harceler jusqu'à ce que je vous aie tout dit?

— On dirait que vous commencez à comprendre.

Néanmoins, il ne souriait pas. Il écarta une mèche de cheveux qui était tombée sur sa joue. Il la dévisageait d'un regard intense, impitoyable.

— C'est ça qui vous inquiète, reprit-il. C'est cette femme.

— Vous ne pouvez pas comprendre.

— Vous seriez surprise de ce que je suis capable de comprendre. Allez, asseyez-vous. Gray l'entraîna vers un rocher, la fit s'asseoir, puis s'installa à côté d'elle.

— Faites comme si vous me racontiez une histoire.

Ce sera plus facile.

Peut-être avait-il raison. Et peut-être cela l'aiderait-il à soulager son cœur.

— Il était Une fois une femme qui possédait une voix d'ange — du moins le disait-on. Et assez d'ambition pour vouloir en faire son métier. Sa vie de fille d'aubergiste ne la satisfaisait pas, et elle l'oubliait en chantant. Un jour, elle revint chez elle, car sa mère- était malade, et parce que, faute d'être une fille aimante, elle avait un sens aigu du devoir.

Elle chanta

un soir au pub du village, pour faire plaisir au patron et aux clients, Et ce soir-là, elle rencontra un homme, Le regard tourné vers la mer, Brianna imagina son père apercevant sa mère pour la première fois, et découvrant cette voix.

— Entre eux, ce fut le coup de foudre. Peut-être était-ce de l'amour, mais un amour passionnel, qui ne dure pas. Quoi qu'il en soit, ils ne résistèrent pas. Et très vite, elle se retrouva avec un enfant.

L'Église, son éducation et ses propres convictions ne lui laissèrent d'autre choix que de se marier. Et de dire adieu à son rêve. Dès lors, elle ne fut plus jamais heureuse et ne

trouva pas assez de compassion en elle pour essayer de rendre son mari heureux. Peu de temps après la naissance de son premier enfant, elle en eut un autre,pas par amour fou, cette fois, mais uniquement par devoir. Et ensuite, estimant son devoir accompli, elle

refusa définitivement son lit et son corps à son ma-ri.

En l'entendant soupirer, Gray posa une main sur la sienne. Mais il préférait ne rien dire: Pas encore.

— Un jour, au bord du Shannon, il rencontra une autre femme. Qui l'aima d'un amour profond durable. Quel qu'ai été leur péché, leur amour fut plus grand, plus fort. Mais il était marié, et avait deux petites filles. Lui comme elle savaient qu'ils n'avaient!

aucun avenir ensemble. Aussi décida-t-elle de le quitter pour repartir en Amérique. Elle lui écrivit trois lettres, trois lettres magnifiques, pleines d'amour et de compréhension. Et dans la troisième, elle lui annonça qu'elle portait son enfant. Elle allait partir, disait-elle encore, et elle ne voulait pas qu'il s'inquiète, car elle était heureuse de sentir vivre une part de lui en elle.

Une mouette passa en criant, attirant son attention.

Elle la regarda s'envoler vers l'horizon avant de poursuivre son histoire.

— Alors, elle cessa de lui écrire, mais il ne l'oublia Jamais. Le souvenir de cet amour l'aida sans doute à supporter ce mariage désastreux et toutes ces an-nées de vide. Je le crois vraiment, car c'est son nom qu'il a prononcé, juste avant de mourir. Il a murmuré Amanda en regardant l'océan. Et longtemps après que ces lettres avaient été écrites, une de ses filles les

trouva, au fond du grenier, où il les avait attachées avec un ruban rouge. Brianna se tourna alors vers Gray.

Vous voyez, il n'y a rien que l'on puisse faire pour remonter le temps et rendre ces vies meilleures qu'elles ne l'ont été. Mais une femme qui a été ai-mée ainsi ne mérite-t-elle pas de savoir qu'elle n'a jamais été oubliée? Et l'enfant de cette femme et de cet homme, n'a-t-il pas le droit de savoir d'où il vient ?

— Les retrouver risque de vous faire souffrir plus encore, dit-il en regardant leurs mains jointes. Le passé révèle de multiples pièges. Sans compter qu'il existe un lien ténu entre l'enfant d'Amanda et vous-même. Des liens plus forts que celui-ci sont brisés chaque jour.

— Mon père l'aimait, répliqua-t-elle simplement.

L'enfant qu'elle a eu appartient à notre famille. Il n'y a pas d'autre solution que de le chercher.

— Laissez-moi vous aider, murmura-t-il en scrutant son visage. Une force étrange se mêlait à la tristesse de ses grands yeux verts.

— Comment ?

— Je connais beaucoup de monde. Pour retrouver quelqu'un, il faut faire des recherches, avoir un carnet d'adresses, des relations.

— Rogan a engagé un détective à New York.

— C'est un bon début. S'il ne trouve pas quelque chose très vite, me laisserez-vous essayer? Et ne me dites pas que c'est gentil de ma part.

— D'accord, je ne le dirai pas, même si c'est le cas, Elle leva leurs deux mains jointes jusqu'à sa joue,

— J'étais furieuse contre vous parce que vous vouliez me forcer à tout vous dire. Mais, finalement, cela m'a fait du bien. Elle le regarda au fond des yeux.

— Vous saviez que cela me ferait du bien, n'est pas

?

— Je suis d'une curiosité maladive.

— C'est vrai. Mais vous saviez que cela m'aiderai.

— En général, parler soulage. Gray se leva, puis la souleva à nouveau dans ses

bras.

— Il est temps de rentrer. J'ai hâte de me remette au travail.

11

L'histoire qui lui trottait dans la tête garda Gray enchaîné à son bureau pendant plusieurs jours.

Seule la curiosité le poussait à sortir de sa chambre de temps à autre, quand des clients allaient et venaient du cottage.

Il avait été le seul client pendant de longues semaines et avait craint de trouver le bruit et les ba-vardages insupportables. Au contraire, l'atmosphère de l'auberge lui semblait agréable, foison-nante île couleurs, comme les fleurs du jardin de Brianna qui commençaient a s'épanouir de façon éclatante en ce début de printemps.

Lorsqu'il restait toute une journée dans sa chambre, Il trouvait toujours un plateau devant la porte.

Et lorsqu'il en sortait, c'était pour trouver un excellent repas et de la compagnie dans le salon. La plupart des gens ne restaient qu'une seule nuit, ce qui lui convenait à merveille. Gray préférait les contacts brefs et sans complications.

Cependant, un après-midi, il descendit, l'estomac clans les talons, et aperçut Brianna dans le jardin.

— La maison est vidé? Elle lui lança un coup d'œil sous son chapeau de paille.

— Oui, pour un jour ou deux. Vous voulez manger quelque chose ?

— Je peux attendre que vous ayez terminé. Qu'est-ce que vous faites?

— Des plantations. Vous avez entendu le coucou?

— Une pendule ?

— Non, fit-elle en riant et en aplatissant de la terre autour d'un massif de pensées. Ce matin, en me promenant avec Conco, je l'ai entendu chanter.

C’est signe de beau temps. J'ai vu aussi deux pies qui gazouillaient. Ce qui annonce la prospérité.

Brianna se reconcentra sur sa tâche. Par consé-

quent, un autre client ne va peut-être pas tarder à arriver.

— Vous êtes superstitieuse. Ça m'étonne de vous.

— Je ne vois pas pourquoi. Ah, tiens, voilà le télé-

phone qui sonne. C'est peut-être une réservation.

— Je vais répondre. Comme il était déjà debout, il arriva avant elle dans l'entrée.

— Blackthorn Cottage... Arlene? Oui, c'est moi.

Comment vas-tu, ma belle ?

Une moue au coin des lèvres, Brianna s'arrêta sur le seuil et s'essuya les mains avec un chiffon.

— Où que je sois, je me sens toujours chez moi

dit-il quand son interlocutrice lui demanda s'il se plaisait en Irlande.

Voyant que Brianna était sur je point de se retirer, il agita la main pour l'inviter à venir près de lui.

— Comment ça va, à New York?

Il la vit hésiter une seconde avant de se décider à le rejoindre. Immédiatement, Gray lui attrapa la main

qu'il commença à frotter contre sa joue.

— Non, je n'ai pas oublié. Mais je dois dire que je n'ai pas encore pris le temps d'y réfléchir... Oui, si le cœur m'en dit, ma jolie.

L'air contrarié, Brianna voulut reprendre sa mail mais il tint bon et lui décocha un grand sourire.

—- Je suis ravi de l'entendre. Et alors, que proposent-ils?

Il se tut un instant tout en continuant à sourire.

— C'est une offre alléchante, Arlene. Mais tu sais que je pense des engagements à long terme. Je n'en veux qu'un seul à la fois, comme toujours.

Tout en manifestant son accord et son intérêt à son interlocutrice, il effleura le poignet de Brianna. Et se félicita de sentir son pouls s'accélérer sous ses baisers.

— Ça me paraît très bien. Non, je n'ai pas lu le Times. C'est vrai? Eh bien, tant mieux. Merci. Je...

Comment ? Si j'ai un fax ? Ici ?

Il se pencha pour embrasser furtivement la bouche de Brianna.

— Tu rêves, Arlene. Non, envoie-le simplement par la poste. Mon ego patientera... Oui, moi aussi, ma belle. Je te rappellerai.

Quand il raccrocha, la main de Brianna était toujours emprisonnée dans la sienne.

— Vous ne trouvez pas cela grossier de flirter avec une femme au téléphone et d'en embrasser une autre en même temps ? dit-elle d'un ton glacial. L'expression déjà radieuse de Gray s'illumina plus encore.

— Vous êtes jalouse?

— Pas du tout.

— Juste un peu...

Il lui prit l'autre main pour l'empêcher de s'en aller, puis les porta toutes deux à ses lèvres.

— Ma foi, c'est un progrès. Je suis au regret de vous dire que c'était mon agent. C'est une femme mariée et, bien qu'elle soit très chère à mon cœur et à mon chéquier, elle a vingt ans de plus que moi et est l'heureuse grand-mère de trois petits-enfants.

— Oh... Brianna eut soudain honte de se sentir ridicule, tout autant que d'avoir été jalouse.

Vous avez sans doute envie de déjeuner tout de suite.

— Pour une fois, déjeuner est bien la dernière chose qui me préoccupe.

Ce qu'il avait à l'esprit se devinait facilement dans son regard. Il l'attira contre lui.

— Vous êtes vraiment adorable avec ce chapeau.

Elle détourna la tête juste à temps pour éviter sa bouche. Les lèvres de Gray ne firent qu'effleurer sa joue.

— Votre agent vous téléphonait pour vous annoncer de bonnes nouvelles ?

— Excellentes. Mon éditeur a beaucoup aimé les premiers chapitres que je lui ai envoyés il y a quelques semaines et lui a fait une offre.

— C'est bien. A la façon dont il lui mordilla l'oreille, Brianna pensa qu'il devait mourir de faim.

— Je croyais que vous vendiez vos livres avant les avoir écrits. Que vous signiez une sorte de contrat

—Je n'écris jamais sur commande. Nous étudions les propositions une à une, et Arlene se débrouillé comme un chef. Elle m'appelait aussi pour me dire que le film qui a été tiré de mon dernier livre sort New York le mois prochain. Elle voulait que je vienne assister à la première.

— Il faut absolument que vous y alliez.

— Il ne faut rien du tout. Pour moi, c'est déjà du passé. En ce moment, je suis dans Flash-back. Il l'embrassa au coin des lèvres et elle se mit à respirer plus vite.

Flash-back?

— Le livre sur lequel je travaille en ce moment.

C'est le seul qui m'intéresse. Soudain, il plissa les yeux, le regard trouble.

— Bon sang, il faut qu'il trouve le livre .Comme n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est pourtant la solution. Il se redressa vivement en se passant la main dans les cheveux.

— Une fois qu'il l'aura trouvé, il n'aura plus choix, vous comprenez. Dès lors, il sera obligé de sentir impliqué.

— De quoi parlez-vous ? Quel livre ?

— Le journal de Deliah. C'est ce qui relie le passé au présent. Après l'avoir lu, il ne pourra plus recule Il devra... Gray secoua la tête, comme un homme qui vient de sortir ou d'entrer en transe.

— Il faut que je retourne travailler . Il était déjà au milieu de l'escalier. Brianna le suivit des yeux, le cœur battant.

Grayson?

Oui?

Il était à nouveau dans son monde à lui, constatal-elle avec un mélange d'amusement et d'irritation.

Une lueur d'impatience brillait dans son regard, et il ne la voyait sans doute même plus.

Vous ne voulez pas manger quelque chose ?

Vous n'aurez qu'à m'apporter un plateau quand vous pourrez. Merci . Et il disparut.

Les mains sur les hanches, Brianna sourit en se moquant d'elle-même. Cet homme venait de la sé-

duire, en un rien de temps et sans même s'en rendre compte. Il était parti retrouver Deliah et son journal, ses meurtres et ses mystères, la laissant là en plan, le cœur battant follement comme le méca-nisme d'une montre trop remontée.

D'ailleurs, c'était tout aussi bien. Tous ses baisers, toutes ses caresses l'avaient carrément ramollie. Et puis c'était vraiment absurde de s'éprendre d'un homme qui s'en irait bientôt avec autant d'insouciance que pour quitter cette pièce.

Cependant, elle se demandait ce qu'elle éprouve-rait lace à un homme dont toute l'énergie et l'attention se reporteraient exclusivement sur elle. Même pour peu de temps. Ne serait-ce qu'une seule nuit.

Elle saurait alors ce que ce serait que de donner du plaisir à un homme. Et d'en prendre. La solitude lui serait peut-être plus amère ensuite, mais ce pourrait être un moment agréable.

Pourrait... Il y avait tant d'incertitudes, songea-t-elle en préparant une généreuse assiette de gigot froid avec des croquettes au fromage. Elle la lui monta dans sa chambre sans dire un mot . Gray ne lui prêta aucune attention, ce qui ne la surprit pas.

A nouveau rivé à son ordinateur, il fronçait les sourcils et ses doigts volaient à toute vitesse sur les touches du clavier. Il se contenta d'émettre-un vague grognement quand elle lui servit du thé et posa la tasse sur le bureau.

Résistant à l'envie de passer la main dans ses cher, veux blonds, Brianna se surprit à sourire. Et décida que le moment était bien choisi pour aller voir Murphy et lui demander de venir réparer sa voiture.

Marcher lui fit le plus grand bien. Le printemps était la période de l'année qu'elle préférait entre toutes. Les oiseaux chantaient, les fleurs resplendissaient un peu partout et les collines étaient d'un vert si intense que les regarder longtemps faisait presque mal aux yeux.

Après avoir vu Murphy, peut-être irait-elle jusque chez Maggie. Le bébé allait naître d'ici quelques semaines et il fallait que quelqu'un s'occupe du jardin.

Brusquement, elle s'arrêta en éclatant de rire et s'accroupit en voyant Conco foncer vers elle à travers champs.

— Alors, tu es allé chasser les lapins ? Non, ce n'est pas pour toi, dit-elle en brandissant le panier que le chien reniflait d'un air intéressé. Mais il y a un gros os qui t'attend à la maison.

Entendant Murphy l'appeler, Brianna se redressa.

.Il descendit de son tracteur et elle s'engagea dans la terre fraîchement labourée.

— C'est une journée idéale pour semer.

— Oui, parfaite, dit-il en regardant discrètement le panier. Qu'est-ce que tu as là?

— De quoi te soudoyer.

— Ce n'est pas aussi facile que tu as l'air de le croire.

— Un quatre-quarts.

Murphy ferma les yeux en poussant un soupir gourmand.

— Vas-y, demande-moi ce que tu veux.

— J'ai encore des ennuis avec ma voiture.

— Brianna chérie, il serait grand temps que tu en fasses ton deuil.

— Tu ne veux vraiment pas venir y jeter un petit coup d'oeil ? Il la considéra un instant, puis baissa les yeux sur panier.

— Un quatre-quarts entier?

— Il n'en manque pas une miette !

— Marché conclu. Il alla déposer le panier sur le siège de son tracteur.

— Mais je te préviens, il t'en faudra sûrement une neuve d'ici l'été.

— S'il le faut... Mais j'ai très envie d'une serre, alors, cette voiture va devoir durer encore un peu.

Au fait, tu as eu le temps de regarder les plans que j'ai dessinés?

— Oui. Ça peut se faire, dit-il en allumant une cigarette. J'y ai même apporté quelques améliora-tions.

— Murphy, tu es un amour. Elle l'embrassa affectueusement sur la joue.

— C'est ce qu'elles me disent toutes, répliqua-t-il en écartant une mèche folle du front de Brianna. Et que dirait ton Américain s'il te surprenait en train de me faire du charme au beau milieu des champs

?

— Ce n'est pas mon Américain. Mais tu l'aimes bien, n'est-ce pas ?

— Le contraire serait difficile. Il te pose des problèmes?

— Disons un petit problème.

Poussant un soupir, elle se rendit. Il n'y avait rien qu'elle ne puisse dire à Murphy.

— Ou plutôt, un gros. Je tiens à lui. Je ne sais pas quoi en faire, mais je tiens à lui, énormément. C'est très différent de ce que j'ai connu avec Rory.

Dès qu'elle mentionna son nom, Murphy se renfrogna et contempla le bout de sa cigarette.

— Rory ne vaut même pas la peine que tu penses à lui.

— Je ne passe pas mon temps à penser à lui. Mais maintenant que Gray est là, ça me rappelle des souvenirs, c'est tout. Murphy... il finira par s'en aller, tu sais. Comme Rory.

Brianna détourna les yeux. Elle arrivait à en parler, mais la compassion qu'elle décela dans le regard de Murphy lui était insupportable.

— J'essaie de le comprendre, de l'accepter. Je me dis que ce sera plus facile, car cette fois, au moins, je saurai pourquoi. Le fait de ne pas savoir ce qui s'est passé avec Rory, ou ce qui me manquait...

— Il ne te manquait rien du tout. Oublie donc tout ça.

— C'est ce que j'ai fait. En tout cas, j'ai essayé.

Mais je... Visiblement émue, elle laissa son regard errer sur les collines. Mais qu'est-ce que je peux bien avoir, ou ne pas avoir, pour faire fuir un homme? Est-ce que je leur demande trop... ou pas assez? Est-ce qu'il y a en moi une froideur qui les repousse ?

—Il n'y a en toi aucune froideur. Arrête de te faire des reproches à cause de la cruauté de quelqu'un d'autre.

—Mais je suis bien obligée de me poser toutes ces questions. Cela fait déjà dix ans. Et c'est là première fois que je sens quelque chose bouger. Mais ça me fait horriblement peur, parce que je ne sais pas si je serais capable de supporter un nouveau chagrin d'amour, Gray n'est pas Rory, je le sais bien, et pourtant...

—Non, ce n'est pas Rory. Furieux de la voir bouleversée à ce point, Murphy jeta sa cigarette et l'écrasa du bout du pied.

— Rory était un imbécile, qui n'a pas su voir ce qu'il avait et a préféré croire les mensonges qu'on lui a mis dans la tête. Tu devrais remercier le ciel qu'il soit parti.

— Quels mensonges ? Une lueur affolée passa dans le regard de Murphy qui se reprit aussitôt.

— Peu importe. La journée tire à sa fin, Brie. Je passerai regarder ta voiture demain.

— Quels mensonges? répéta-t-elle en posant une main sur son bras. Tout à coup, ce fut comme si le passé résonnait à ses oreilles. Comme si, à l'instant, elle venait de recevoir un coup de poing dans le ventre.

—- Qu'est-ce que tu sais que je ne sais pas, Murphy?

—Que veux-tu que je sache? Rory et moi n'avons jamais été de grands amis.

—Non, dit-elle au bout d'un moment. Il ne t'a jamais beaucoup aimé. Il était jaloux de toi, parce que nous étions soi-disant trop proches. Il ne comprenait pas que tu étais pour moi comme un frère.

Il ne le comprenait pas. Une fois ou deux, nous nous sommes disputés à ce sujet, et il m'a reproché de trop souvent t'embrasser.

—Tu vois, je te disais bien que c'était un imbécile.

— Tu lui as dit quelque chose ? T'en a-t-il parlé ?

Elle attendit, avec l'impression que son sang se glaçait dans ses veines.

Je veux que tu me le dises, Murphy. J'en ai le droit. A cause de lui, j'ai pleuré et enduré les regards apitoyés de tout le village. J'ai vu ta sœur se marier dans la robe que j'avais cousue de mes mains pour mon propre mariage. Et pendant dix ans, j'ai ressenti une immense impression de vide au fond de moi.

—Brianna...

—Alors, tu vas me le dire, poursuivit-elle en se campant juste devant lui. Je vois bien que tu connais la réponse. Si tu es mon ami, tu dois me le dire.

—Ce n'est pas juste.

—Et de douter de moi en permanence, tu crois que c'est juste ?..

—Je ne veux pas te faire de mal, Brianna. Je préfé-

rerais qu'on me coupe un bras.

—J'aurais beaucoup moins mal... si je savais.

—Peut-être. Peut-être... Il n'en savait rien. N'avait jamais réussi à savoir.

— Maggie et moi pensions que...

— Parce que Maggie sait aussi? s'exclama-t-elle, abasourdie. Cette fois, il n'y couperait pas.

—Elle t'aime tellement. Elle ferait tout pour te protéger.

—Eh bien, je vais te dire ce que je lui ai souvent dit. Je n'ai pas besoin d'être protégée. Dis-moi ce que tu sais.

Dix ans, songea-t-il. Pendant dix ans, il avait gardai le secret. Et pendant dix ans, une femme innocente! avait souffert, s'accablant de reproches.

— Un jour, il est venu me voir alors que je tra-vaillais dans un champ. Il m'a sauté dessus, et comme je ne le portais pas dans mon cœur, je n'ai pas hésité riposter. Il m'a alors dit que tu avais...

que tu avais été avec moi. Raconter cela le gênait, mais au-delà de la gêne Murphy découvrit qu'il continuait à éprouver une rage qui n'avait rien perdu de sa vigueur avec le temps.

— Il m'a dit que nous l'avions fait passer pour un imbécile et qu'il n'épouserait pas une putain. Je l'ai frappé au visage. Et je ne le regrette pas. J'aurais pu lui briser les os, mais il m'a dit que c'était ta mère qui lui avait tout raconté. Qu'elle lui avait dit que tu était

sortie en douce avec moi et qu'il se pourrait même que tu sois enceinte de moi. Brianna était livide, le cœur dur et froid comme I la glace.

—Ma mère lui a dit ça ?

—Elle lui a dit aussi que... pour garder bonne conscience, elle ne pouvait pas vous laisser vous marier à l'église alors que tu avais péché avec moi.

—Mais elle savait pourtant que ce n'était pas vrai murmura Brie. Elle le savait.

—Les raisons pour lesquelles elle a dit cela, ou l’a cru, la regardent. Maggie est arrivée pendant que je me lavais le visage, si bien que je n'ai pas pu faire! autrement que de tout lui raconter. Au début, j'ai cru qu'elle allait faire payer ça à Maeve en la rouant de coups, alors je me suis arrangé pour la retenir un moment, et j'ai finalement réussi à la calmer. Nous avons discuté, et Maggie a pensé que Maeve avait fait ça pour te garder.

— Pour que je m'occupe d'elle, de la maison et de papa...

— Nous ne savions pas quoi faire, Brianna. Et je te jure que si tu avais insisté pour épouser ce salopard, je t'aurais empêchée moi-même d'arriver jusqu'à l'autel . Mais le lendemain même, il est parti, et tu étais effondrée. Ni moi ni Maggie n'avons eu le cœur de te répéter ce qu'il avait dit.

—Vous n'aviez pas le droit de ne rien me dire. Pas plus que ma mère n'avait le droit de dire des choses pareilles.

—Brianna... Murphy voulut la retenir, mais elle s'écarta brusquement.

— Non, arrête. Je ne veux plus te parler pour l'instant. Je ne peux plus.

Sur ces mots, elle fit demi-tour et décampa à toute vitesse.

Brianna ne pleura pas. Les larmes lui nouaient la gorge, mais elle refusa de les laisser couler. Courant à travers champs, elle fila droit devant elle. Un chaos résonnait dans sa tête. Son innocence avait été bafouée, ses illusions réduites à néant... Depuis le jour de sa naissance, sa vie avait été construite sur des mensonges.

Lorsqu'elle atteignit la maison, les poumons la brû-

laient. Elle resta un instant immobile en serrant des poings jusqu'à ce que ses ongles s'enfoncent dans sa chair.

Les oiseaux chantaient toujours, les fleurs qu'elle avait plantées ondulaient doucement sous la brise.

Mais rien de tout cela ne la touchait plus. Elle se revoyait, choquée et horrifiée, au moment où Rory lui avait donné ce coup de poing qui l'avait envoyée val-dinguer par terre. Aujourd'hui encore, elle revoyait toute la. scène, le regard confondu avec lequel elle l'avait dévisagé, tout comme la rage et le dégoût qu'exprimait son Visage avant qu'il ne s'en aille en l'abandonnant là.

Et pour couronner le tout, elle s'était fait traiter de putain. Par sa propre mère. Par l'homme qu'elle avait aimé. Cela ressemblait à une mauvaise plaisanterie. Elle qui n'avait jamais senti le corps d'un homme peser sur elle...

Sans faire de bruit, elle ouvrit la porte et la referma derrière elle. Ainsi, un beau matin, on avait décidé de son destin à sa place. Eh bien, à partir d'aujourd'hui, elle allait prendre sa vie en main. D'un pas résolu, elle monta au premier étage et entra dans la chambre de Gray en prenant soin de refermer la porte aussitôt.

—Grayson?

—Hum?

— Vous avez envie de moi?

—Oui. Mais plus tard... Il redressa soudain la tête, le regard vitreux.

—Comment ? Qu'est-ce que vous venez de dire ?

—Vous avez envie de moi? répéta-t-elle d'un ton aussi raide que l'était son dos. Vous m'avez dit que vous aviez envie de moi et vous vous êtes comporté comme si c'était le cas.

—Je... Gray dut faire un gigantesque effort pour revenir a la réalité. Elle était d'une blancheur de marbre, le regard luisant d'une étonnante froideur.

Et l'air affreusement meurtri,

remarqua-t-il.

— Brianna, que se passe-t-il ?

—C'est pourtant une question simple. J'aimerais entendre votre réponse.

—Bien sûr, j'ai envie de vous. Qu'est-ce que...

Mais; bon sang, qu'est-ce que vous fabriquez?

Il se leva d'un bond, déconcerté de la voir déboutonner son corsage sans sourciller.

— Arrêtez ça tout de suite !

—Vous venez de dire que vous aviez envie de moi.

Eh bien, voilà, je suis à votre disposition.

—Je vous ai demandé d'arrêter. En trois enjambées, il fut près d'elle et rapprocha les pans de son corsage. Qu'est-ce qui vous prend? Que vous est-il arrivé ?

—Rien du tout, fit-elle en sentant ses jambes commencer à trembler. Vous avez essayé de me persuader de coucher avec vous, et je suis prête. Si le moment ne vous convient pas, vous n'avez qu'à le dire... Ses grands yeux verts s'enflammèrent soudain. J'ai l'habitude de me faire rejeter.

—Ce n'est pas une question de moment...

—Alors, parfait. Vous préférez que les rideaux soient ouverts ou fermés ? Moi, ça m'est égal, dit-elle en retirant le dessus-de-lit. La façon dont elle replia le coin de la couverture lui lit le même effet qu'à chaque fois. Une bouffée de désir lui vrilla l'estomac.

—Nous n'allons pas faire ça, Brianna.

—Si je comprends bien, vous ne voulez pas de moi? Lorsqu'elle se redressa, son corsage s'entrouvrit, lui laissant entrevoir un morceau de peau très pâle et de dentelle en coton blanc.

—Vous me tuez, murmura-t-il.

—Eh bien, je vous laisse mourir en paix. La tête haute, elle alla jusqu'à la porte. Gray se rua sur la poignée pour l'empêcher de sortir.

— Vous n'irez nulle part tant que vous ne m'aurez pas expliqué ce qui se passe.

— Visiblement, rien, du moins avec vous. Incapable de respirer calmement, régulièrement, ni de dissimuler la douleur dans sa voix, Brianna s'adossa contre la porte.

—Il doit bien exister quelque part un homme qui trouvera un moment pour batifoler avec moi.

—Vous m'énervez.

—Oh, c'est vraiment dommage. Je vous demande pardon. Il est tout à fait regrettable que je sois venue vous déranger. Seulement, j'ai cru que vous pensiez ce que vous disiez. C'est mon problème, voyez-vous, s'écria-t-elle, les yeux noyés de larmes. Je crois toujours ce qu'on me dit. Quoi qu'il ait pu se passer, il allait devoir la consoler, et ce, sans la toucher.

—Que s'est-il passé?

—J'ai découvert la vérité, répondit-elle, les yeux ravagés de chagrin. J'ai découvert qu'aucun homme ne m'avait jamais aimée. Et que ma propre mère avait menti, horriblement menti, afin de me priver de toute chance de bonheur. Elle lui a dit que j'avais couché avec Murphy. Et qu'il était possible que je porte son enfant. Comment pouvait-il m'épouser en sachant

cela ? Et comment a-t-il pu le croire, s'il m'aimait ?

—Attendez une seconde. Vous venez de dire que votre mère avait dit au type que vous alliez épouser, ce Rory, que vous aviez fait l'amour avec Murphy et que vous étiez peut-être enceinte de lui?

—Elle lui a dit cela pour m'empêcher de quitter la maison. Brianna renversa la tête en arrière en fermant yeux.

— Et il l'a crue. Il a cru que j'avais pu faire ça, il l’a tellement cru qu'il n'a même pas pris la peine de me demander si c'était vrai. Il m'a juste dit qu'il ne voulait pas de moi et il est parti. Et pendant toutes ces années, Murphy et Maggie savaient pourquoi, mais ils ne m'ont rien dit! Il fallait agir avec prudence, se rappela Gray. Sur le terrain de l'émotion, il fallait toujours avancer avec d'infinies précau-tions, comme dans des sables mouvants.

— Écoutez, moi qui suis à l'extérieur, et qui suis une sorte d'observateur professionnel, je pense que votre sœur et Murphy ne vous ont rien dit de peur de vous faire souffrir davantage.

— Mais il s'agissait de ma vie ! Savez-vous ce que c'est que de ne pas savoir pourquoi on ne veut pas de vous, de vivre en sachant qu'on n'a pas voulu de vous sans jamais comprendre pourquoi ?

Oui, il le savait parfaitement. Mais ce n'était sans doute pas la réponse qu'elle attendait.

—Ce type ne vous méritait pas. Cela devrait vous, procurer une certaine satisfaction.

—Eh bien, ce n'est pas le cas du tout. Pas pour l'instant. Je croyais que vous me

montreriez... ! Gray recula prudemment d'un pas en sentant sa respiration s'accélérer dans sa poitrine. Une belle femme qui avait éveillé son désir dès la première seconde, une belle femme innocente et qui s'offrait à lui...

—Vous êtes bouleversée, parvint-il à dire d'une voix rauque. Vous n'arrivez pas à réfléchir correctement. Et puis, aussi douloureux que ce soit pour moi, il y a des règles.

—Inutile de chercher des excuses.

—Ce que vous voulez, c'est un substitut. La violence inattendue de cette déclaration les surprit tous les deux. Gray n'avait pas eu conscience de nourrir ce genre de pensée. Néanmoins, il continua à exprimer le fond de sa pensée, librement.

— Je n'ai aucune envie de servir de remplaçant au minable salopard qui vous a rejetée il y a plus de dix ans. Le passé est le passé. Alors, vous feriez mieux de regarder la réalité en face. Quant à moi, lorsque j'emmène une femme dans mon lit, je veux qu'elle ne pense qu'à moi. Rien qu'à moi. Le peu de couleurs qui animait encore les joues de Brianna s'estompa d'un seul coup.

—Je suis désolée. Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, pas du tout...

—Pourtant, c'est exactement de cela qu'il s'agit.

Reprenez-vous, lâcha-t-il, redoutant qu'elle ne recommence à pleurer. Et quand vous saurez ce que vous voulez, faites-le-moi savoir.

—Je voulais juste... J'avais besoin de sentir que quelque chose, quelqu'un... que vous vouliez de moi. Rien qu'une fois, pour savoir ce que c'est que d'être touchée par un homme auquel je tiens...

L'humiliation ramena un peu de couleurs sur ses joues.

— Ça ne fait rien. Je suis désolée. Vraiment déso-lée. Brianna ouvrit la porte et s'enfuit aussitôt.

Bravo, mon vieux, se dit Gray en restant planté comme un piquet. Beau travail. Ça fait toujours du bien de frapper quelqu'un qui est déjà à terre...

Diable, ce qu'il lui avait dit était pourtant la stricte vérité. Elle lui avait donné l'impression d'être un substitut commode pour remplacer son amour perdu. Il était malheureux pour elle, la plaignait sincè-

rement d'avoir dû subir ce genre de trahison, de rejet. Per« sonne n'était mieux placé que lui pour la comprendre. Mais il avait fini par panser ses plaies. Et elle ferait de même. Elle avait seulement voulu qu'on la touche. Qu'on la console... En proie à un violent mal de tête, Gray s'approcha de la fe-nêtre. Ce qu'elle avait voulu de lui c'était juste un peu de sympathie, de compréhension et quelques caresses. Et il l'avait repoussée.

Exactement comme le fameux Rory. Qu'était-il supposé faire ? Comment aurait-il pu lui faire l'amour alors qu'elle était à ce point meurtrie remplie de craintes et nageait en pleine confusion? Il n'avait nullement besoin des problèmes des autres.

Et il n'en voulait pas. Mais il la voulait, elle. En jurant, il appuya son front contre la vitre. Il pouvait s'en aller. S'en aller ne lui avait jamais été difficile. Ou retourner à son bureau, reprendre le fil de son! histoire et s'y replonger.

Ou alors... il pouvait tenter quelque chose pour les|

débarrasser de leur frustration à tous les deux.

Cette dernière impulsion lui parut la plus séduisante, oui, nettement plus séduisante, quoique en même temps plus risquée. Mais les sentiers battus étaient faits pour les lâches. Prenant ses clés en hâte il descendit l'escalier et sortit de la maison.

12

S'il y avait une chose que Gray savait faire en ma-tière de style, c'était créer une atmosphère. Deux heures après avoir quitté Blackthorn Cottage, il était de retour dans sa chambre et mettait une dernière main aux détails. Il n'était pas revenu sur son idée. En règle générale, ne pas trop s'appesantir sur ce qui allait se passer au chapitre suivant était plus sage — et plus prudent. Après avoir jeté un dernier coup d'œil autour de lui, il hocha la tête d'un air satisfait, puis descendit la chercher.

— Brianna... Elle ne se détourna pas du gâteau au chocolat sur lequel elle était en train de procéder à un glaçage savant et méticuleux. Bien que plus calme, elle n'en était pas moins encore honteuse de sa conduite. Il y avait maintenant deux heures qu'elle se reprochait la façon dont elle s'était offerte à lui. Offerte, mais pas prise, se répéta-t-elle.

—Oui, le dîner est prêt, dit-elle calmement. Vous voulez le prendre en bas ?

—Je voudrais que vous montiez.

—D'accord... Brianna éprouva un immense soulagement en voyant qu'il n'insistait pas pour dîner avec elle dans la cuisine.

—Je vais vous préparer un plateau.

—Non, dit-il en posant la main sur son épaule, mal à l'aise de la sentir se crisper. J'ai besoin que vous montiez avec moi.

—Bon, de toute façon, tôt ou tard, elle finirait pas

devoir le regarder en face. Tout en s'essuyant les

mains sur son tablier, elle se retourna. Il n'y avait plus rien de la condamnation ni de la colère qu'elle avait vues tout à l'heure sur son visage. Ce qui ne lui facilitait guère les choses.

—Il y a un problème ?

—Venez voir, et vous me le direz.

—Bien. Elle le suivit. Fallait-il qu'elle s'excuse à nouveaux Ce n'était pas certain. Peut-être valait-il mieux faire comme si de rien n'était. En arrivant au premier étage, elle laissa échapper un petit soupir.

Oh, pourvu que ce ne soit pas un problème de plomberie. Ce) serait une dépense que... A peine entrée dans la chambre, elle oublia la plomberie.

Elle oublia tout.

Des bougies étaient disposées un peu partout. La douce lueur qu'elles répandaient dans la chambre baignée de la lumière grise du crépuscule faisait penser à de l'or en fusion. Plusieurs vases regor-geaient de fleurs, de tulipes et de roses, de freesias et de lilas.

Dans un seau à glace en argent, une bouteille de

Champagne attendait d'être débouchée. Et puis il y avait de la musique. Un air de harpe. Brianna regarda d'un air ébahi la chaîne stéréo portable posée sur le bureau.

— Je préfère que les rideaux restent ouverts, dit soudain Gray.

Brianna croisa les mains sous son tablier pour qu'il ne la voie pas trembler.

—Pourquoi ?

—Parce qu'on ne sait jamais, peut-être va-t-on apercevoir un rayon de lune.

Malgré elle, un sourire se dessina sur ses lèvres.

— Non, je veux dire, pourquoi avez-vous fait tout ça?

— Pour vous faire sourire. Pour vous laisser le temps de décider si c'est vraiment ce que vous voulez. Pour tâcher de vous persuader que c'est bien ça.

— Vous vous êtes donné beaucoup de mal... Son regard glissa furtivement vers le lit, puis revint rapidement sur le vase de roses. Il ne fallait pas.

Vous vous êtes senti obligé de faire tout ça à cause de moi.

—Je vous en prie. Ne soyez pas bête. C'est à vous de choisir. Mais il s'approcha d'elle et retira une première épingle de son chignon.

—Tu veux que je te montre combien j'ai envie de toi?

—Je...

—Je pense que je devrais te montrer, au moins un peu.

Il enleva une deuxième épingle, puis une troisième, et passa simplement les doigts dans la masse de ses cheveux.

— Tu décideras alors de ce que tu es prête à donner.

Sa bouche effleura la sienne, légère comme une brise, erotique comme le péché. Quand elle entrouvrit les lèvres, il glissa sa langue dans sa bouche et l'explora longuement.

— Ça, c'est pour te donner une petite idée. Très lentement, il l'embrassa sur la joue, sur la tempe, puis redescendit au coin de sa bouche.

—Dis-moi que tu as envie de moi, Brianna. Je veux te l'entendre dire.

—Oui... Elle n'entendit pas sa voix, trop absorbée par la douceur de sa bouche qui butinait maintenant son cou. Oui, Gray, j'ai envie de toi. Je n'arrive plus à penser. J'ai besoin de...

—De moi. Ce soir, tu n'as besoin que de moi. Tout comme j'ai besoin de toi. Tout en continuant à la cajoler, il la prit par la taille.

— Viens t'allonger avec moi, Brianna, dit-il en l'emportant dans ses bras. Il y a tellement d'endroits où j'ai envie de t'emmener.

Il la déposa sur le lit dont il avait pris soin de retourner les couvertures. Ses cheveux s'étalèrent sur les draps de lin comme un torrent d'or pur scintillant de reflets à la lueur des bougies. Dans ses yeux verts, le doute le disputait à l'envie.

Et en la voyant ainsi, Gray sentit son estomac se nouer. De désir, mais aussi de peur.

Il serait son premier homme. Quoi qu'il lui arrivé ensuite au cours de sa vie, elle se souviendrait de sa première nuit, et de lui.

— Je ne sais pas quoi faire, murmura-t-elle. Elle ferma les yeux, excitée, embarrassée, enchantée.

— Moi, je sais. Gray s'étendit près d'elle pour prendre à nouveau sa bouche. Elle tremblait sous lui, ce qui le paniqua un instant. S'il allait trop vite... S'il allait trop lentement.. Pour les apaiser tous les deux, il déplia sa main crispée et embrassa ses longs doigts fins un à un.

— N'aie pas peur, Brianna. N'aie pas peur de moi.

Je ne te ferai pas de mal.

Cependant, elle avait peur, peur de ne pas être capable de lui donner du plaisir, de ne pas être capable d'en ressentir pleinement.

— Pense à moi, chuchota-t-il à son oreille tout en l'embrassant avec de plus en plus de fougue. S'il s'en tenait là, il parviendrait sûrement à exorciser le dernier fantôme qui lui pesait sur le cœur.

— Pense à moi... En répétant ces mots, il réalisa qu'il avait besoin de ce moment autant qu'elle.

Si douce, songea-t-elle vaguement. Gomment la bouche d'un homme pouvait-elle être si douce et si ferme à la fois? Fascinée par le goût de ses baisers, elle suivit le contour de ses lèvres du bout de sa langue. Et l'entendit ronronner de plaisir.

Un par un, les muscles de son corps se détendirent tandis qu'elle s'imprégnait de son goût et de son odeur. C'était si agréable de se faire embrasser ainsi, comme si ce baiser devait durer jusqu'à la fin des temps. Et c'était si délicieux de sentir son poids sur elle, et son dos frémir dès que ses mains le frô-

laient. Brûlant de désir, Gray s'écarta légèrement, craignant de l'effrayer. Lentement, s'ordonna-t-il.

Délicatement.

Il défit le nœud de son tablier, puis le lui ôta. Brianna ferma les yeux, les lèvres entrouvertes.

— Tu m'embrasseras encore ? demanda-t-elle d'une voix rauque. Quand je ferme les yeux et que tu m'embrasses, tout devient doré.

Il appuya son front contre le sien et attendit quelques secondes avant d'être sûr de pouvoir lui donner toute la douceur qu'elle lui demandait. Puis il prit sa bouche, et se délecta de ses soupirs. C'était comme si elle fondait sous lui et que ses tremblements se transformaient peu à peu en un mol abandon.

Elle ne sentait que sa bouche, cette bouche merveilleuse qui dévorait si somptueusement la sienne. Alors, elle sentit sa main se poser doucement sur son cou, comme pour vérifier la vitesse de son pouls.

Sans qu'elle s'en soit aperçue, il avait déboutonné son corsage. Quand ses doigts s'attardèrent sur le renflement de sa poitrine, juste au-dessus du sou-tien-gorge, elle ouvrit brusquement les yeux. Elle voulut protester, dire quelque chose pour le repousser, mais ses caresses étaient si excitantes. Ses doigts semblaient voler sur sa peau.

Elle chassa sa peur. Ses caresses étaient douces, aussi douces que ses baisers. Et lorsqu'elle se força à se détendre, ses doigts agiles se faufilèrent sous le coton et se refermèrent sur la pointe de son sein.

La façon dont elle gémit le troubla. Il la sentit se cabrer, autant de surprise que de plaisir. Il la touchait à peine, se dit-il, le sang battant à ses tempes.

Et elle ne se doutait pas de ce qu'il lui restait à dé-

couvrir. Seigneur, il avait hâte de lui montrer.

— Détends-toi, murmura-t-il en continuant à la couvrir de minuscules baisers. Contente-toi de sentir.

Brianna n'avait pas le choix. Une multitude de sensations surprenantes et extraordinaires la traversait de part en part, comme des flèches aux pointes acérées. Au moment où il lui retira ses vêtements, la dénudant jusqu'à la taille, il plaqua un baiser sur sa, bouche, comme pour boire ses soupirs.

— Mon Dieu, que tu es belle... Dès qu'il aperçut sa peau laiteuse, ses petits sein fermes qui tenaient parfaitement dans la paume de ses mains, il ne put résister. Sa bouche descendit sur ;

sa poitrine. Elle poussa un petit gémissement, long, profond, rauque. Instinctivement, elle se mit à onduler sous lui. Alors, il s'appliqua à lui donner du plaisir, et le sien ne fit que croître plus encore.

A chacun de ses baisers, quelque chose se contrac-tait dans son ventre. Quelque chose entre la douleur et le plaisir, impossible à séparer.

Les mots qu'il lui susurrait tendrement à l'oreille resplendissaient dans sa tête comme un arc-en-ciel.

Ce qu'il disait importait peu — elle le lui aurait dit, si elle l'avait pu. D'ailleurs, rien n'avait plus d'importance, du moment qu'il continuait à la caresser.

Gray se débarrassa de sa chemise, brûlant d'envie de sentir sa peau nue contre la sienne. Lorsqu'il se colla contre elle, un petit cri s'échappa de sa gorge, et elle l'enlaça.

Il promena ses lèvres sur sa poitrine, sur la chair 1

tiède de son ventre tout en se régalant de l'entendre f soupirer de plaisir. Sa peau brûlante frissonnait sous ! ses doigts. Et il comprit qu'elle venait de s'engager! dans un chemin de sensations infinies.

Avec précaution, il lui déboutonna son pantalon, découvrant lentement de nouvelles parties de peau nue qu'il explora avec une délicieuse lenteur.

Quand elle s'arc-bouta sous lui, dans un consente-ment plein d'innocence, il serra les dents et résista à l'envie de la prendre sans plus attendre, de satisfaire le désir ardent qui ravageait son corps tendu.

Les ongles de Brianna s'enfoncèrent dans son dos, lui arrachant un grognement de plaisir, quand ses mains agrippèrent ses hanches rondes avec vigueur. Il la sentit se crisper et pria le ciel de lui donner la force de patienter encore.

— J'attendrai que tu sois prête, dit-il tout bas. Je te le promets. Mais je veux te voir. Tout entière.

Lorsqu'il s'agenouilla près d'elle, il vit une lueur apeurée hanter à nouveau son regard, et tout son corps frémir en le voyant s'éloigner.

— Je veux te toucher tout entière. Partout. Dès qu'il lui retira son pantalon, la peur redoubla dans ses yeux. Elle savait ce qui allait arriver. Elle allait avoir mal, il y aurait du sang et...

—Gray...

—Ta peau est si douce... Sans la quitter des yeux, il laissa courir ses doigts le long de sa cuisse.

— Je me suis souvent demandé comment tu étais faite. Tu es encore plus belle que je l'avais imaginé. Troublée, elle couvrit sa poitrine de ses bras. Il la laissa faire, et recommença à effleurer ses cuisses. Doucement, lentement, il la couvrit de baisers.

Puis ses caresses se firent plus précises, plus pressantes, et sa main experte s'aventura là où elle savait qu'une femme désirait être touchée. Même si cette femme, elle, l'ignorait. Haletante, Brianna se cabra légèrement en sentant ses doigts glisser entre ses cuisses veloutées.

Oui, pensa-t-il, au bord du délire, ouvre-toi. Ouvre-toi pour moi. Rien que pour moi.

Elle était chaude, et humide. Il émit un grognement quand elle tenta de se dérober, de lui résister.

— Laisse-toi faire, Brianna. Laisse-moi faire.

Laisse-moi...

Elle avait l'impression de se tenir au bord d'une falaise vertigineuse, figée sur place par la terreur. De seconde en seconde, elle glissait. Inexorablement.

Sans avoir la force de se retenir. Trop de choses se passaient à l'intérieur de son corps pour qu'elle pût les maîtriser. Les mains de Gray lui faisaient l'effet d'une torche, l'embrasaient tout entière, la poussaient au bord du vide, sans merci, ne lui laissant d'autre choix que de se laisser tomber dans l'inconnu.

— Je t'en prie, dit-elle dans un sanglot. Oh, mon Dieu, je t'en supplie...

Alors, une vague de plaisir déferla dans tout son être, lui coupant le souffle, obscurcissant son esprit et sa vision. Pendant quelques secondes extraordinaires, elle devint sourde et aveugle à tout ce qui l'entourait ne sentant plus que les délicieuses convulsions qui agitaient son corps de soubresauts.

Elle s'abandonna à ses caresses, le mettant à l'agonie. Il lutta de toutes ses forcés pour contrôler son propre désir et s'appliqua à l'amener jusqu'à l'or-gasme.

— Serre-moi, murmura-t-il. Serre-moi fort. Alors, au bord du vertige, il s'introduisit doucement en elle.