X
« Vous qui avez été écrivain et qui en savez plus que les autres sur le cœur humain, dites-moi pourquoi on ne cesse pas de souffrir, dites-le-moi ! » J'en avais déjà trop dit et je reculais en fermant à demi les yeux, prête à sangloter, redoutant un éclat de sa part, ou un trop pesant silence, ou bien d'être à jamais chassée de son existence. Et pourtant, il me regardait avec une extrême douceur ; mais c'était celle de la pitié, et je savais que la pitié est le dernier os qu'on jette à une amoureuse éconduite ou sans espoir. J'étais à plaindre, en effet, et je n'avais que faire de sa pitié, de sa douceur, de sa prudence : la pitié est une forme de solitude pour qui l'éprouve comme pour son bénéficiaire. Or je désirais en finir ; il me semblait que j'étais ivre, que la situation réclamait de la violence, quelque chose d'immense, d'excessif, d'éclatant. « Vous souffrirez moins quand nous aurons commencé la leçon », s'est-il contenté de répondre. Je lui ai dit que j'avais le don des langues, que je comprenais le patois limousin, que je savais aussi que kiosque venait du turc, où il désigne un belvédère : je me moquais — de moi plus que de lui ; je n'étais pas douée pour les langues ; je n'étais d'ailleurs douée pour rien, mais je me suis montrée une bonne élève : j'avais envie d'apprendre l'anglais, comme elle, la Turque, le français, elle à qui il donnait en quelque sorte sa langue — le don de la langue étant ce qu'il y a de plus beau dans l'amour, m'avait dit Cécile. « On voit que vous en voulez ! » m'a-t-il dit, lui, ce qui me renvoyait à l'enfance, à l'élève que j'avais été, et à une soumission d'un autre ordre, celle d'une femme vaincue d'avance et prête à tout accepter, comme toute femme qui vit un amour secret. L'amour ? Je n'emploie ce mot qu'avec gêne : je m'en suis toujours sentie indigne, étant de ces êtres, je crois, que l'amour ne touchera pas de sa grâce, sinon sous la forme obscure, solitaire, dégradante du désir — et encore n'étais-je pas sûre que le désir ne soit pas le tombeau de l'amour, puisqu'il le précède mais ne lui survit pas. Un désir dont je ne savais toujours pas quoi faire, même en me caressant dans mon lit, jour après jour, souvent deux fois par jour, sauf le mercredi, à cause de ma leçon que j'attendais comme une délivrance, bien qu'elle ne durât pas plus d'une heure et qu'il fût rare que nous restions à bavarder. Il refusait toute rétribution, arguant que les œufs le payaient bien assez, pour peu qu'il ait pensé à être payé. « Des œufs ? Qu'est-ce que ça vaut, des œufs ! » ai-je dit, beaucoup trop fort. Il a haussé les épaules, comme pour me rappeler que tout a une valeur. « Comment vous remercier, alors ? » ai-je fini par lui demander, en mars, le mois de son anniversaire, ce que je n'ai appris que lorsqu'il a été trop tard et que j'aurais pu savoir en lisant ses livres, au lieu d'obéir au doigt et à l'œil à l'interdiction qu'il m'en avait faite, ratant ainsi l'occasion d'une petite fête en son honneur : anniversaire dont j'avais pourtant une fois tenté de connaître la date en lui demandant quel était son signe astrologique mais, devant le mépris dont il m'avait accablée, me sentant choir dans des eaux plus noires que celles de la Dordogne. « C'est moi qui dois vous remercier. » « Mais pourquoi ? » « Vous m'aidez à m'éloigner de moi. » Je ne comprenais pas. Peut-être se moquait-il encore, ayant inversé les rôles, me montrant que c'était moi qui devais exiger quelque chose. Je me suis senti des ailes. « J'aimerais que nous fassions encore une promenade, loin d'ici, à Salers, au Mont-Dore, à Saint-Nectaire, où vous voudrez. » Il a souri. « À Pâques, pourquoi pas, pendant les vacances. » J'étais tellement certaine qu'il accepterait que je l'ai trouvé presque laid, et sur le point de m'être indifférent, comme c'est souvent le cas, en amour, quand on est sûr de sa fortune, et oubliant presque l'existence de la Turque qui restait pourtant chaque soir avec lui, après les cours, en compagnie de son fils, et qui revenait peut-être plus tard, seule, pour des leçons d'un autre genre. Mais j'y pensais autrement : avec mon doigt, si j'ose dire, l'espèce de décharge électrique que je me procurais au moment où la mère et l'enfant entraient dans la salle de classe me permettant d'en finir provisoirement avec la jalousie, comme si je me livrais au maître par le truchement de la Turque, délivrée d'avoir à penser à elle. La promesse faite par le maître nous donnait à chacune un rôle : à la Turque une sorte de régularité conjugale, à moi le statut d'une favorite en puissance. Non que j'aie voulu m'en contenter ; mais l'excursion à venir était une manière de victoire, et c'est en femme presque sereine que j'ai attendu les vacances de Pâques, me sentant généreuse, pleine d'abnégation, allant même jusqu'à recommander la jeune veuve à un couple de retraités qui venait de s'installer à Saint-Andiau et cherchait une femme de ménage. Pour un peu, elle m'aurait émue, cette Turque, moins à cause de sa situation matérielle que parce que je me prenais à espérer une victoire entière et définitive. Pourtant, au deuxième jour des vacances, j'aurais des raisons de douter si le maître n'avait pas oublié sa promesse. Il ne se manifestait pas. Je lui avais donné mon numéro de téléphone mobile, mais ma messagerie restait muette : on m'y laisse rarement des messages, et j'ai acheté ce téléphone moins parce que j'en ai besoin que pour ne pas me montrer trop différente des autres ; mais j'attendais quelque chose d'un homme et, dans ces conditions, rien de pire qu'une messagerie téléphonique vide pour révéler le néant d'une existence ; pis : la nuit obscure, le silence, l'oubli, l'hiver des langues et des cœurs, me disais-je en me demandant si je devais lui rappeler sa promesse, le relancer, faire comme si de rien n'était et lui proposer une simple promenade sur le plateau de Millevaches ou à Monestier-Port-Dieu, sur les bords de la Dordogne, près de ce village englouti par les eaux du barrage de Bort-les-Orgues, et dont seuls demeurent l'église et le cimetière. J'ai attendu la fin du troisième jour, un mercredi, donc, et suis montée chez lui au début de l'après-midi, les mains vides, bien décidée à le tirer de sa tanière, n'imaginant pas qu'il n'y fût pas seul, entrant sans frapper par la porte de derrière, jouant le tout pour le tout, avec, qui sait, le désir de me perdre, et percevant dès l'entrée des gémissements qui ne pouvaient pas être ceux d'un animal mais qui semblaient l'immémoriale plainte d'une femme qui espère transformer l'effroi en pure joie, et qui ahane, râle, supplie, lancée à corps perdu dans cette quête insensée, ce mal étrange dont rien ni personne ne nous délivrera, et dont il semblait pourtant, ce jour-là, qu'elle dût toucher à sa fin sous l'effet d'une ardente grâce. Sur l'identité de cette femme, je n'avais pas le moindre doute. Si je n'ai rien fait, debout dans le couloir menant à l'appartement du maître, ce n'était pas que j'étais clouée sur place par la douleur (l'étonnement restait en surplomb de la douleur et me donnait plus envie de rire que de monter leur transpercer le cœur avec le bout du bâton de marche, ferré d'un gros clou, qui se trouvait dans le porte-parapluie, près de l'entrée), c'était que je me sentais moi-même observée, non pas par les amants qui, là-haut, auraient manifesté leur ardeur dans le seul but de m'humilier et d'y trouver un surcroît de plaisir, mais par quelqu'un d'autre, au-dehors, dans le jardin de derrière : un homme, probablement, caché sous les branches basses des thuyas, et dont le vent m'apportait l'odeur 0e m'y trompe rarement, surtout à propos des hommes, qui ont toujours je ne sais quoi de négligé, ou qui puent franchement) ; une odeur de sueur, d'épices, de tabac, de bois humide, de lotion d'après-rasage et, j'ose dire, de misère : celle d'un étranger, me suis-je dit sans chercher à en savoir davantage, inquiète de la façon dont j'allais pouvoir me sortir du guêpier où je m'étais fourrée en pénétrant dans la maison sans y avoir été invitée, anticipant la peine qui serait la mienne dès que j'aurais regagné ma chambre, mais incapable de bouger et ne le voulant pas vraiment, tout se jouant dans les quelques centaines de mètres carrés compris entre le restaurant Chastaing, l'école et l'ancienne auberge Besse — un triangle obscur, infranchissable, maléfique, et que ma douleur élargissait aux dimensions de la nuit. Et puis il y avait ce type qui m'observait sous les arbres et, peut-être, l'espoir de voir surgir le maître sur le palier comme au plus haut d'une forêt obscure, la main tendue, me demandant de le suivre, me faisant entrer dans cette chambre où je n'avais pas encore mis les pieds, le laissant me déshabiller avant de me conduire au lit où était étendue la Turque, elle aussi toute nue, comme le maître sous son peignoir japonais à petits losanges gris et noirs ; la Turque qui me tendrait les bras, m'embrasserait, me lécherait partout, particulièrement l'entrejambe dont elle ouvrirait de sa langue toutes les portes que le maître franchirait l'une après l'autre pendant qu'elle me caresserait les seins avant de se placer derrière nous et d'écarter les fesses du maître pour lui lécher l'anus et les testicules, ainsi que je l'avais vu faire, une nuit, chez Cécile, sur une cassette louée par son amant : j'en étais restée clouée à moi-même, n'ayant jamais pu croire possibles de telles choses et voyant, terrifiée, Cécile tourner vers moi des yeux de louve, telle la Turque dans le lit du maître, comme le maître, aussi, imaginais-je en me mettant à trembler de la même façon que le jour où Cécile m'avait montré sur son ordinateur un site de rencontres par Internet sur lequel des hommes proposaient pour une consommation quasi immédiate, à Clermont-Ferrand, leurs membres photographiés en érection, et Cécile me disant vouloir essayer d'un Noir doté d'une verge impressionnante, en forme de pylône, avant d'éclater d'un rire étrange et de me dire que la chose était impossible dans notre région, que nous étions trop loin, isolées, innocentes, que ce n'était qu'un rêve, un simple rêve qui s'ajoutait à tant d'autres, à l'infini, et que c'était ça, une vie, la nôtre, notre vraie vie, une somme de rêves sans envers ni espoir. Là-haut, les cris et les râles avaient cessé. J'allais défaillir, mes entrailles prêtes à se révolter, le cœur au bord des lèvres. J'avais fermé les yeux. J'ai entendu mon prénom, au loin, et j'ai imaginé que c'était l'inconnu qui m'appelait, alors qu'au deuxième appel, il me fallait bien reconnaître la voix du maître. Je n'aurais ouvert les yeux pour rien au monde, surtout quand j'ai senti sa main sur mon avant-bras et que j'ai hurlé sans qu'aucun son passât mes lèvres, une main invisible, pleine d'odeurs lourdes et plaquant les mots sur ma bouche, et moi chassant cette main puis rouvrant les yeux pour le trouver beaucoup plus loin de moi que je ne croyais et l'écouter me dire que ça faisait un bon moment qu'il m'observait et qu'il se demandait ce que je fabriquais là. « Mais où étiez-vous ? » « Je vous observais. » « Vous étiez là-bas, dehors ? » ai-je crié en montrant les thuyas. « Là-bas ? Il n'y a personne, personne. » « Personne ? Pas même un enfant ? » « Quel enfant voulez-vous qu'il y ait ? » « Celui que j'aurais pu vous donner », ai-je dit, trop bas pour qu'il ait pu entendre, encore que je me demande si, en vérité, il n'avait pas deviné mes mots : il s'était mis à sourire en homme qui a tout vu, tout entendu, et qui connaît les femmes et leur souffrance, leur inépuisable capacité à s'inventer des douleurs pour lutter contre l'arrogance des hommes, et m'aidant, lui, à entrer dans la cuisine, à m'asseoir sur une chaise, à ouvrir mon blouson et le col de ma chemise, comme l'eût fait un amant, puis me tendant un verre d'eau, me versant ensuite, ainsi qu'à lui, un verre d'armagnac. « C'était moi qui pleurais, là-haut », ai-je fini par dire. « Vous, là-haut ? » « Oui, ma douleur est comme ça, elle voyage à travers le monde. » Je transpirais. J'avais besoin de parler, de me perdre, de lui dire qu'il n'y avait plus de forêt incendiée entre nous, mais la steppe infinie où nous courions éperdument l'un vers l'autre. « C'est l'enfant que j'ai été qui pleurait, l'enfant abandonnée... » « Un enfant ? » Il ne comprenait pas, ou ne voulait pas entendre. « Laissez-moi devenir votre fille. » Il avait les larmes aux yeux. « Je n'ai jamais voulu d'enfant, jamais voulu voir un enfant me devenir peu à peu étranger, indifférent, un inconnu, peut-être un meurtrier. Et puis ça, aussi : la peur de me retrouver un jour avec une fille de cinquante ans, déjà vieille, et ressemblant de plus en plus à son père, une fille qui aurait la figure fripée, mauvaise haleine, des chairs avachies : quelle pitié, n'est-ce pas, de voir sa fille s'enfoncer dans l'enfer de l'âge, oui, quelque chose de plus scandaleux que d'ouvrir la tombe d'une femme aimée. Tout le monde n'est pas Heathcliff. » « Heathcliff ? » Je ne comprenais pas et m'en souciais comme d'une guigne : je l'aurais écouté jusqu'à la fin du Temps. C'était l'avant-dernière fois qu'il parlait de lui, de ce qui avait pu le conduire à Saint-Andiau, les livres, les écrivains, les personnages de romans, notamment ces Hauts de Hurlevent qu'il n'avait cessé de relire depuis son enfance à Siom, lorsqu'il découvrait la solitude, l'ennui, la pensée de la mort, songeant à sa mère absente et à son père inconnu, rêvant de connaître un amour semblable à celui qui unit l'héroïne, Catherine Earnshaw, et Heathcliff dans les landes du Yorkshire battues par les vents. C'était là qu'il s'était rendu, aux vacances de Noël : « Une sorte de pèlerinage », disait-il. Je le regardais avec l'air de tout attendre de ce qui suivrait : « Lisez ce livre, oui, celui-là, et rien d'autre », s'est-il contenté de dire. Puis il est remonté chez lui, dans sa chambre, probablement, me laissant plantée là comme une domestique à qui on vient de faire une confidence qu'on regrette déjà. Les hommes n'aiment montrer leur faiblesse aux femmes que pour se les attacher. J'étais à ses pieds mais je voulais tomber encore plus bas : je croyais qu'aimer c'était s'abaisser pour mieux s'élever. « S'il te le demandait, tu boufferais sa merde », m'a dit Cécile, d'ordinaire moins vulgaire, mais exaspérée, le même soir, par cette histoire qui ne menait qu'au précipice. « Tu n'as qu'à lire ce livre. » Je suis allée l'acheter dès le lendemain, à Ussel, mais le libraire ne l'avait pas : il fallait le commander ; il mettrait quelques jours pour arriver ; je l'ai payé d'avance en sachant que je n'irais pas le chercher, non seulement parce que l'argent me dispensait de le lire, mais aussi que, m'étant interdit de lire les livres du maître, je redoutais d'en ouvrir d'autres, notamment cette outre-là, et d'en libérer les vents qui m'auraient balayée de la surface de la terre. Un livre, je le devinais, est toujours peu ou prou un amour enterré ; et si c'est pour entendre parler de l'amour, du mal, de la cruauté, de l'abandon, de la mort, autant mourir de faim devant mon miroir, me disais-je à ce moment, alors que, si je l'avais lu, j'aurais peut-être compris que ce roman avait déterminé ensemble sa vie amoureuse et son destin d'écrivain ; j'aurais aussi compris que je ne vivrais jamais, moi, que dans l'envers de l'amour, et que, comme Siom et d'autres lieux des hautes terres, Saint-Andiau, l'école, le prieuré avec ses bâtiments conventuels et son cimetière, son église fermée et ses religieuses qu'on voyait rarement, des recluses, comme moi, aujourd'hui, et comme tous ceux qui hantent ces hauteurs venteuses plus qu'ils n'y habitent, tout ça lui rappelait ce roman, et il voyait là un ensemble de signes au premier rang desquels avaient pris place la Turque et son fils, disait Cécile. Un livre est aussi une tombe au fond de laquelle gît quelque chose qui n'est destiné qu'à chacun de nous, me dirait le maître, quelques semaines plus tard, au mois de mai, peu de temps avant les événements qui ont marqué la fin de cette année scolaire — cette poignée de mois pendant lesquels j'aurai connu le meilleur et le pire de ce qu'il m'aura été donné de vivre, surtout pendant les semaines qui se sont écoulées entre les vacances de Pâques et la fin du mois de mai, qui fut particulièrement beau, presque chaud, et où je m'étais prise à espérer que le maître serait enfin tout à moi. Il me suffisait de le regarder, de rencontrer ses yeux qui avaient vu ce que je ne verrais jamais : le vaste monde, l'amour heureux, la vie, la vraie vie, qui est partout ailleurs qu'à Saint-Andiau, je le savais, tout le monde le savait, et j'étais malgré tout comblée, ayant oublié la Turque et ce qui eût crevé les yeux de toute autre femme, mais préférant cet aveuglement à l'os d'une douleur que je n'étais plus en mesure de supporter. Comblée, oui, comme le jour où il m'a emmenée, non loin de chez nous, dans un endroit désolé, une propriété à pic sur la Dordogne au-dessus de laquelle tournoyaient des buses et des éperviers à la recherche des innombrables serpents qui occupaient le lieu avant que le château ne soit rénové et les reptiles exterminés. Il rendait visite à la veuve d'un notaire qui avait été un ami de sa mère, ou de son père, et toujours bon pour lui, l'ayant souvent conseillé et lui ayant donné, jusqu'à ses derniers jours, des étrennes pour le nouvel an — de quoi je l'ai envié plus que d'aucune autre chose, nul ne s'étant intéressé à moi de cette façon, pas même l'homme de Villevaleix qui m'avait courtisée de si étrange façon, et le cadeau que je me faisais à moi-même au moment des fêtes de fin d'année ou de mon anniversaire n'étant qu'un cache-misère. Ce notaire venait de mourir d'un cancer foudroyant dans ce lieu dont il voulait faire sa Terre promise, écoutant la musique de Bach dans un petit pavillon de bois et de verre en forme de cône qu'il avait fait construire sur l'à-pic d'où il ne voyait que le ciel, lui qui avait passé toute sa vie dans la sombre ville de Saint-Flour, en Auvergne, le maître, après cette visite pendant laquelle je m'étais promenée seule dans le parc, au bord de la falaise, rêvant à l'extermination des reptiles et regardant l'eau noire sans, pour la première fois de ma vie, penser à m'y précipiter, me disant qu'il en est toujours ainsi et que, depuis Moïse, nous mourons à l'entrée de la Terre promise, incapables de supporter l'idée même du bonheur mais faisant semblant d'être heureux et pleins d'espoir, cette défaite au bord du pays où coulent le miel et le lait étant notre seule manière de bonheur. Comblée, encore, parce que je serais avec lui, une fois de plus, pour cette soirée à Riom-ès-Montagnes, dans le Cantal, à deux heures de voiture de chez nous, où Cécile avait été invitée par son amant et où elle avait obtenu de lui que je l'accompagne et où j'avais, moi, proposé d'inviter le maître ; à quoi l'amant avait acquiescé, déclarant que plus on est de fous plus on rit, mais doutant si le maître accepterait, n'étant pas loin, comme les gens de Saint-Andiau, de le trouver fadard, moins pour sa façon de vivre, son goût de la solitude et du silence, son peu d'intérêt pour ce que le maire appelait les manifestations locales, la convivialité, la fête (le maître ayant ainsi refusé de participer, en avril, à l'inauguration de l'ancien four à pain communal de Plaziat, qu'on venait de restaurer et qui avait été l'occasion d'un grand méchoui dans le champ où se dresse le four dans lequel les femmes du bourg avaient fait cuire du pain et des tourtous, ces épaisses galettes de sarrasin dont mon oncle nous gratifiait de temps à autre, le dimanche soir, mais que j'abhorrais parce qu'elles avaient l'arrière-goût de la plaque où il les faisait griller, leur préférant pour leurs vertus constipatrices les mauvais éclairs au chocolat de chez Charlier), que pour sa liaison avec la Turque. Une liaison sur laquelle on ne portait d'ailleurs aucun jugement véritable, les mœurs contemporaines étant, chez nous aussi, assez indulgentes sur le chapitre des mélanges raciaux, pourvu qu'ils restent des exceptions ; on se contentait (je l'apprendrais plus tard : on me le cachait en souhaitant probablement qu'à moi aussi il arrive malheur, toute bonne pensée ayant son revers, surtout chez des gens abandonnés de Dieu) de murmurer que tout ça ne pouvait que mal finir, à cause de la haine et du mépris que nous vouent les Turcs et les Arabes, et de ce que nous savions de leur religion, du terrorisme islamique, de leur goût du martyre, du sang, de l'esclavage des femmes en comparaison duquel ma condition d'orpheline et de serveuse était une vie divine : toutes choses à quoi, même ici, sur ces hauteurs reculées, nous ne restions pas indifférents et qui nous inquiétaient, particulièrement depuis ce qui était arrivé à la petite Granet et les blessures en forme de croissant de lune qu'on lui avait infligées. Mais nous vivions en malheureux qui trouvent une consolation dans le fait qu'il y a plus malheureux qu'eux ; et au moment où j'aurais dû me jeter dans un buisson de ronces, je me pensais à la porte du paradis : contre toute attente, le maître a accepté l'invitation, me regardant comme si j'étais à même de le délivrer de tout. M'est-il permis de dire que, ce soir-là, pendant quelques heures, dans ce jardin clos, hors du monde, j'ai été une femme comme les autres, une femme presque heureuse, moi qui avais pourtant souhaité ne jamais ressembler à mes congénères, surtout celles qui affichent leur bonheur de façon indécente et méritent ce que leur infligent les hommes, tant et si bien que, sans avoir trop de goût pour le malheur ou la cruauté, je me méfie des femmes plus encore que des hommes, pour les avoir découvertes bien plus basses encore que ces derniers, et sans plus de pitié ni d'aménité entre elles lorsqu'elles se jaugent ou se disputent des hommes ? Nous étions une vingtaine, dans un grand jardin abrité de hauts murs en pierre de cette lave noire dont sont généralement bâties les maisons, dans le Cantal, sous des frondaisons légèrement remuées par le vent, le maître et moi un peu à l'écart dans des fauteuils de rotin, ne connaissant personne parmi ces gens qui, à l'exception d'un médecin et d'un agent immobilier, travaillaient tous, à divers échelons, aux usines Michelin de Clermont-Ferrand ; des quinquagénaires, pour la plupart, sauf nos hôtes (l'hôtesse, plutôt, dotée d'une abondante chevelure blanche qu'elle laissait rouler sur ses épaules comme une jeune fiancée, alors qu'elle avait bien soixante ans et son mari quinze de moins) et un couple d'une trentaine d'années, plutôt beau et accompagné de deux fillettes qui jouaient dans les arbres du sommet desquels elles prétendaient apercevoir des guerriers ennemis. « Quels guerriers ?» a demandé la mère. « Des cavaliers arabes, avec de longs fusils au poing », a répondu l'aînée tandis que la cadette hurlait : « Les ennemis arrivent ! », toutes deux aussitôt tancées par leur mère qui nous regardait, Cécile et moi, comme si nous étions ces ennemis — des filles entretenues et amenées là pour la soirée, ai-je pensé en redoutant que le maître s'ennuie, m'ennuyant moi-même un peu, malgré ma joie de passer pour sa petite amie, et bien incapable de nourrir une conversation qui, d'ailleurs, ne prenait pas, les uns et les autres parlant trop fort, le vin coulant à flots, du châteauneuf-du-pape, exclusivement, servi par le fils de notre hôtesse, lequel fêtait là son divorce, ai-je fini par comprendre aux propos de mes voisines — une femme d'une quarantaine d'années en pantalons de cuir, sèche comme une trique, les cheveux courts, le visage ravagé de tics, qui sentait le vin et le tabac à rouler et qui ne quittait pas des yeux sa voisine, une jeune Albanaise d'une vingtaine d'années, plutôt jolie en dépit d'une coiffure et d'une robe démodées, et si peu souriante, si lointaine que chacun se demandait ce qu'une Albanaise pouvait bien faire sur ces terres encore plus isolées que les hauteurs limousines, l'Albanie semblant en outre plus loin que tout, ou nulle part, et cette jeune femme ne pas appartenir tout à fait à l'espèce humaine, d'autant qu'on renonçait à rien tirer d'elle, à cause de son français hésitant, de son air impassible, de la surveillance exercée par sa voisine qui paraissait exaspérée par ma présence. Peu m'importait : je ne mangeais pas de cette herbe, et mes regards l'ont fait clairement savoir. Le vin m'engourdissait agréablement. Je m'enfonçais dans la nuit. Le cochon de lait qu'on avait fait rôtir à la broche, au fond du jardin, était maintenant dans nos assiettes, tiède, presque froid, et pour moi impossible à manger, j'en avais assez du porc, sous quelque forme que ce soit, et je l'ai jeté discrètement sous la table, à la faveur des récits qui commençaient à s'élever, chacun se disposant à raconter une histoire. Je redoutais le moment où il faudrait me jeter dans ce brasier ; mais j'avais tort de m'en faire : ils se révélaient tous incapables de parler vraiment ou d'écouter, n'ouvrant la bouche que pour ricaner à des blagues vulgaires, de puérils jeux de mots, des remarques déplaisantes sur les femmes, l'hôtesse souriant d'un air bonasse, l'hôte faisant office de boute-en-train, le fils divorcé déjà ivre et clamant son dégoût de tout lien conjugal et de la gent féminine, un autre, d'une laideur insigne, se lançant dans l'éloge de l'amour libre. « Comme autrefois... », soupirait ce maigre barbu à triste mine, dont la femme, bien plus jolie que lui, ne quittait guère des yeux le maître qui s'entretenait avec l'épouse du jeune père de famille, lequel emboîtait le pas au barbu : « Oui, comme à la grande époque des Stones » ; paroles qui mirent fin aux autres, les femmes se taisant avec un sourire lointain, ou riant doucement, tandis que le médecin, à qui on avait dit que le maître avait été écrivain, avait pris à part ce dernier pour lui demander s'il était difficile de se faire éditer, ayant écrit un ouvrage sur un épisode de la Résistance à Riom-ès-Montagnes et s'entendant répondre qu'il était trop facile de publier, aujourd'hui, que le premier venu se croyait tenu d'écrire un roman, les femmes surtout, parce que éternelles et complaisantes victimes. Réponse qui aurait pu lui aliéner tout le monde, à commencer par moi qui pourtant aurais pu prononcer cette phrase, si la maîtresse de maison, déclarant que les purs esprits aussi doivent se nourrir, n'avait apporté un grand plateau de fromages sur lequel chacun a paru se jeter, les ongles, les dents, les lèvres et les couteaux brillant soudain dans la nuit pour s'approprier un peu de cette nourriture, faute de pouvoir mettre en pièces l'un d'entre nous, le maître, de préférence, ou bien moi, c'était évident. « Ils ont peur de manquer ! » m'a soufflé le maître. « Vous ne vous ennuyez pas ? » lui ai-je demandé. « Si. Ces gens sont tristes, fatigués. Ils ont peur de la nuit. » Ce n'était pas ce que je voulais entendre. Je lui ai demandé s'il avait peur, lui aussi. « Mais oui, comme vous. » « Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? » « Seuls les morts n'ont pas peur de la nuit. » Il exagérait. Il se moquait. « On n'aurait pas dû venir », ai-je murmuré. Il a acquiescé. « Pourquoi vous êtes venu, alors ? » J'avais parlé comme on rit, ou comme battait mon cœur : plus fort, beaucoup trop vite. « À cause d'un écrivain que j'admire. » « Un écrivain ? » « Oui, il venait en vacances ici, à Riom. Je voulais voir l'église où il s'est laissé enfermer enfant, une nuit. » Il n'en dirait pas davantage. J'ai failli lui répondre qu'on n'est jamais enfermé qu'en soi. Quelqu'un avait trouvé insupportable le silence qui gagnait les bouches et avait mis un disque : une musique dont les premiers accords avaient fait taire les hommes, énergique, entêtante, impérieuse, secouant tout le monde et dont la plupart reprenaient les premiers mots : Under my thumb, les uns et les autres en effet sous le pouce, sous le genou, sous le coup des Rolling Stones dont les chansons se sont succédé dans la nuit, trop fort au goût du maître qui est allé se dégourdir les jambes dans le second jardin, plongé dans l'obscurité, celui-là, et plus sauvage, mystérieux, auquel on accédait par une porte taillée dans un mur de buis, tandis que le barbu, le jeune blond et le médecin commentaient ces morceaux, Satisfaction, Jumpin' Jack Flash, Miss you, Beast of Burden, annoncés par le fils de l'hôte, les autres, hommes et femmes, les larmes aux yeux, racontant ce qu'ils évoquaient pour eux, des circonstances heureuses, les premières amours, le désir de gloire, une autre vie que celle que proposaient les usines Michelin et la province auvergnate, et qui, ces chansons, ne disaient plus aujourd'hui qu'une jeunesse perdue, la désillusion, les amours mortes, la solitude à deux, la haine de soi, tout ce que ces quinquagénaires tentaient de chasser en chantant à tue-tête et en grattant les cordes de guitares imaginaires. Start Me Up, Emotional Rescue, Wild Horses, Under Cover of the Night, continuait de clamer le divorcé, jusqu'aux dernières chansons du disque, Angie, qui le mena au bord des larmes, et puis Have You Seen Your Mother, Baby, Standing in the Shadow ?, notre hôte se tournant vers sa femme qui avait pâli et rejeté sa tête dans l'ombre et pleurait sans retenue, épouse et mère, ou même seulement mère, ayant non pas renoncé à son statut de femme mais, renvoyée par son âge à un rôle maternel, se découvrant notre mère à tous mais ne pouvant s'y résoudre tout à fait, et trouvant alors bon de nous expliquer que les années qui la séparaient de son mari ne comptaient pas, que si le cœur était jeune tout demeurait possible, y compris ce qu'elle appelait l'amour fusionnel, expression qui, à les considérer elle et son mari, m'a donné un frisson de dégoût. Lorsque le maître a placé sa veste sur mes épaules, j'ai cru que j'allais pleurer de joie. Certains se sont mis à danser ou, plus exactement, à faire comme s'ils marchaient sur place avec l'obstiné souci de se défaire de soi. Nous étions les seuls à ne pas danser, le maître et moi, refusant de nous donner en spectacle, lui, surtout, qui m'a dit n'avoir dansé de cette façon qu'une fois, plus de trente ans auparavant, dans un bal des Buiges, près de Siom, et moi lui révélant que j'aimais les vraies danses, la valse, la polka, le tango, surtout, que je danse mal mais que j'aime cela parce qu'il me semble qu'on va tout à la fois me mettre à mort et me sauver. « Mort et transfiguration », a-t-il murmuré. Il était un peu ivre. J'avais bu bien davantage. J'ai ri tout doucement, sans comprendre. Je me suis levée pour aller dans le second jardin, où, accroupie, quasi ivre, dans l'odeur entêtante du buis, j'ai pissé et regardé les étoiles sans m'inquiéter des pas qui approchaient, certaine que c'étaient ceux du maître, et ouvrant mes cuisses à la fraîcheur nocturne avec un rire que je voulais le plus léger du monde mais qui semblait sourdre de mon ventre à la façon d'un long vent. Ce n'était pas le maître ; c'était le barbu, qui avançait en souriant et me demandait, me tutoyant, si je voulais fumer un peu d'herbe. Je tombais de haut : non seulement ce type me déplaisait violemment mais il avait deviné que je n'appartenais pas au maître ; et puis, cette arrogance masculine, cet aplomb, cette façon de se croire, comme tous les hommes, au bord de la victoire et de prétendre cueillir ce qu'il désirait, tout ça m'indignait. Je me suis relevée ; dans une main un mouchoir en papier, l'autre main sur le manche de mon couteau de chasse. Il continuait d'approcher, me disait qu'il me lécherait bien la chatte, même pleine de pisse, et aussi le cul, si j'avais fait autre chose que pisser, ça ne le gênerait pas : bien au contraire, il y trouverait plus de goût qu'aux tartes, cakes et quatre-quarts qu'on s'apprêtait à servir dans le premier jardin. J'aurais pu tourner tout ça en dérision, comme savent le faire les jolies filles ; mais je n'en étais plus là, et la nuit, l'alcool, la peur, la haine, la fatigue aidant, j'ai tiré le couteau que j'ai brandi devant ses yeux en disant : « Écarte-toi, connard ! » avec une force qui m'étonnait, me réjouissait, me donnait envie de rire, tandis que le barbu reculait dans l'ombre, et s'affaissait en murmurant : « Pauvre fille », sans m'empêcher de gagner l'étroite porte de buis, puis de me retrouver dans la lumière d'un projecteur, parmi les convives qui somnolaient en écoutant le vent dans les arbres. Une pauvre fille, oui, c'était ça, et qui soutenait avec fermeté les regards lancés par la femme du barbu, lequel ne revenait pas, me laissant croire qu'il s'était peut-être passé autre chose que ce dont je me souvenais, et qu'il se tordait de douleur, là-bas, les mains sur le ventre, la tête renversée vers les étoiles, affolé, terrifié comme je l'aurais bientôt été si je n'avais vu réapparaître le mince faune et si le maître ne m'avait serrée contre lui. Il avait froid : c'était moi qui avais sa veste sur les épaules. J'ai tenté de le réchauffer en lui entourant la taille avec mes bras et en approchant mes lèvres des siennes : il s'est dérobé et je me suis entendue dire, avec un petit rire idiot, que nous avions toute la nuit, que nos hôtes avaient proposé de nous garder à coucher, sans douter de moi, ni à ce moment ni un peu plus tard, lorsque nous eûmes mangé le dessert et bu des liqueurs et de la tisane, et qu'il m'eut dit : « On rentre à Saint-Andiau ? Ces gens sont trop tristes. Les Rolling Stones leur rappellent qu'ils vont mourir. » « Vous êtes méprisant ! » J'avais crié. Ces hommes et ces femmes, je m'en moquais ; mais je craignais de faire partie, moi aussi, de ceux que le maître méprisait, ce qui expliquait pourquoi il me tenait à distance, moi qui étais probablement plus malheureuse que tous ces gens réunis, et courant donc, le ventre de nouveau noué, de l'autre côté de la porte de buis. Il m'avait repoussée et j'entrais dans un froid dont rien, amour ou vêtement, ne me protégerait, ai-je pensé en me délivrant les entrailles. Je suis revenue à la façon d'un fantôme, invisible, anéantie, trouvant à ma place, en grande conversation avec le maître, la femme du barbu : elle souriait comme si elle était sûre de son bonheur, alors qu'elle était évidemment moins bien que moi, moins bien faite, surtout, et plus âgée. Je tentais de me raisonner, de me dire que ma jalousie était sans fondement, que cette radasse n'aurait pas le culot de lui donner son numéro de téléphone, que nous allions bientôt rentrer, il me l'avait proposé, et je pouvais encore espérer ne pas passer seule le reste de la nuit, bien qu'il fût près d'une heure du matin et qu'il nous fallût bien deux heures pour regagner Saint-Andiau. Pourtant la vérité sortait du puits et me mordait le ventre ; je voyais clairement ce qu'il avait été : non pas un séducteur mais un homme qui se laisse séduire, se laisse faire, et qui a compris que ce n'est pas aimer qui est bouleversant, c'est d'être aimé, et ça, ce mystère, cette merveille, cette autre façon de mourir, je ne les connaîtrais jamais, réduite à la seule jalousie et à mon insignifiance sociale, comme tant de femmes d'aujourd'hui, qui ne savent pas quoi faire de leur liberté, sinon se laisser dévorer par le renard enragé qu'on nourrit au fond de soi. Les femmes ne cherchent que ça, au bout du compte, leur propre mort, à croire qu'elles sont du côté de la mort, qu'elles sont la mort, surtout en donnant la vie, me disais-je à les voir affaissées en elles-mêmes, cette nuit-là, après la musique des Rolling Stones, la viande et le vin, nageant dans les eaux troubles de leur passé et celles, guère plus claires, du présent. En tout cas, rien ne me maintiendrait la tête hors de l'eau, moi, et c'est en noyée que je traverserais ce qui restait de la nuit, pensais-je en regardant le maître sourire à la femme du barbu, lui touchant l'épaule de temps à autre, et ne se cachant pas pour lui serrer le genou et rire aux éclats comme si de rien n'était et que la nuit leur appartînt. Je la regardais calmement, attendant mon heure : c'était moi qui repartirais avec le maître, le temps me faisant cette grâce. Ma victoire n'était cependant pas si assurée que je ne me sois pas sentie dans l'obligation de la signifier à cette créature aux cheveux plats. Je suis allée fumer au fond du jardin, près de la broche sur laquelle avait rôti le cochon de lait ; j'ai passé mon doigt dans la graisse froide, et je me suis approchée de la chaise sur laquelle, avant d'aller trouver le maître, et malgré la fraîcheur, la femme avait abandonné sa veste, sans doute pour mettre en valeur ses seins, puis je l'ai discrètement essuyé dans l'encolure, tandis qu'elle roucoulait devant le maître qui s'est tourné vers moi, m'a souri, donnant le signal du départ, se levant, déclarant en me montrant du menton : « J'ai promis de la ramener chez elle, à Saint-Andiau. » « Saint-Andiau ? » « Oui, sur le plateau de Millevaches, en Limousin. » Elle a haussé les épaules, a fermé les yeux et a murmuré un mot qui pouvait être : « Dommage », ou quelque chose de ce genre. Elle s'est éloignée en posant sur moi un regard si chargé de mépris qu'il refaisait de moi une pauvre fille, la parente minable qu'on trimballe par charité dans une fête, une femme restant néanmoins une femme et ainsi dangereuse, pour peu qu'elle eût des seins lourds, devait-elle se dire en nous regardant prendre congé de ceux qui n'étaient pas assoupis dans leurs fauteuils et sur lesquels nos hôtes avaient posé des plaids et des couvertures, demandant au maître s'il était bien sûr qu'il voulait rentrer, puis s'il était vrai qu'il avait écrit un livre. « Il y a longtemps, dans une autre existence », a-t-il répondu en levant la tête vers la lune. « Je le lirai », a dit l'hôtesse en me regardant comme si j'étais ce livre et qu'elle pût trouver en moi le secret d'un écrivain, eût-il renoncé à écrire, eût-il tué en lui ce qui le rendait différent des autres hommes. Si j'étais un livre, moi, il était vierge ou illisible, et ne demandait qu'à passer au feu, comme j'avais vu mon oncle le faire avec les quelques romans ayant appartenu à ma mère, peu après sa mort, brûlés dans le jardin avec les mauvaises herbes et des papiers personnels. Un cœur brûlé, impénétrable, me disais-je, moi qui n'avais pour ainsi dire adressé la parole à personne, me contentant de boire, de manger, de fumer, d'observer, d'être cette fille amenée par le maître, donc rabrouée, humiliée, renvoyée à mon insignifiance, les uns et les autres riant de nous voir partir, le fils de l'hôte lancé dans la fabrication de joints avec de l'herbe qu'il faisait pousser dans le second jardin, le médecin chantonnant Angie, comme pour faire descendre du ciel le septième ange, le barbu pelotant le genou de sa femme dont le visage s'était assombri, les deux lesbiennes fumant d'un air excédé, le jeune couple se levant pour rassembler sa progéniture, et tous me regardant, graves et silencieux, comme une fille qui va se sacrifier, comme toute femme qui suit un homme dans la nuit. Sacrifiée, je l'étais bel et bien, mais je ne refusais pas d'y songer, du moins pas cette nuit-là. « Comment s'appelle l'écrivain qui passait ses vacances à Riom ? » ai-je demandé au maître lorsque nous avons traversé la place de l'église. Il n'a pas répondu, n'a peut-être pas entendu, ou, l'ayant dit quelques heures plus tôt, n'a pas jugé bon de le répéter, conduisant lentement, luttant sans doute contre le sommeil et l'alcool, plongé en lui-même, ayant accompli cet ultime pèlerinage, la littérature répudiée, le passé pacifié, ayant cessé de livrer bataille à ses démons ; et moi, tout aussi épuisée, ivre, rongée d'espoir et d'inquiétude, de doute et de terreur, souhaitant qu'il s'endorme au volant, dans la côte de Bort-les-Orgues, et que nous tombions dans le lac dont l'eau brillait sous la pleine lune comme une aile de corbeau en plein midi, oui, soudain proche de la fureur et de la joie, prête à tourner brusquement le volant pour qu'il en soit fini, que le sommeil et la mort se confondent dans un vertige qui a la couleur de la Voie lactée. Mais il ne se passerait rien, il ne m'arriverait jamais rien de bon, et je ne redoutais même plus le mal : comme tous ceux qui n'espèrent plus être aimés, j'étais à présent du côté des puissances nocturnes. Le maître n'ouvrirait plus la bouche. Avec cette soirée, quelque chose s'achevait, je le savais, deux mois de grâce, de foi en l'avenir et en mes semblables : ce qui s'approche le plus de ce qu'on nomme l'amour. J'avais encore l'impression que nous rentrions chez nous, non pas dans nos maisons respectives, ni dans l'étroitesse de soi, mais dans une chambre inconnue — cette chambre aux murs d'ivoire et d'ébène où le passé, le présent et l'avenir ne forment plus qu'un point que d'autres appellent la pure joie, et où j'avais, toute la soirée, rêvé que le maître me conduirait, qu'il me donnerait au moins ça, le temps arrêté, l'oubli, une nuit de bonheur, unique, irremplaçable, et dont l'ivresse serait telle qu'elle me permettrait de traverser les nuits et les saisons à venir, jusque dans ce que ma mère appelait les vieilles années, auxquelles elle n'est pas parvenue, elle, et où je doute si j'arriverai, ne le souhaitant guère, d'ailleurs, sentant que je n'aurais pas les qualités d'une bonne vieillarde et que le retour à moi serait une nouvelle chute. J'ai fini par m'endormir contre son épaule, peu avant le village de Saint-Exupéry, pour me réveiller devant le restaurant Chastaing — tirée du sommeil par le maître qui me caressait la joue en murmurant que nous étions arrivés, qu'il me fallait rentrer chez moi. « Chez moi ? » ai-je bredouillé. Il souriait. Est-ce pour ça que j'ai cru devoir tenter ma chance, me comportant en homme au lieu d'émettre un de ces signaux par lesquels une femme suggère son intérêt pour un homme, me jetant à l'eau, posant sur le haut de sa cuisse une main qui m'a semblé devoir tomber en cendres et qu'il a écartée sans cesser de sourire ? « Je veux vous protéger », a-t-il murmuré. « De quoi ? » « De vous-même. » « Autant mourir ! » « Vous ne m'aimez pas », a-t-il soufflé avec du regret ou de l'agacement. « Comment pouvez-vous dire ça ! » « Ce n'est pas moi que vous aimez ; c'est l'image d'un amour terrible et dévorateur. » « Vous dites ça parce que vous ne m'aimez pas ! » « Non, je ne vous aime pas — pas comme vous le voudriez. » « Comme moi, donc. » « Comme vous ? » a-t-il dit en me regardant sérieusement pour la première fois, et la dernière. « Oui, je ne vous ai jamais aimé. »