II
Il avait été écrivain dans une vie antérieure, loin de son Limousin natal, loin de tout, disait-il, et le voilà revenant en des habits d'instituteur, sur ces hauteurs dont on prétend qu'elles n'existent plus que dans les livres : une illusion, une légende, l'objet d'une nostalgie partagée par beaucoup mais non par moi, sans doute parce que plus jeune que lui, n'aimant ni ne détestant, je l'ai dit, le rude territoire sur lequel je vis, et n'ayant à regretter que ma mère et mon père, et les brèves années de mon enfance, celles où nous avons vécu ensemble et qui me semblent aujourd'hui l'éternité, et comprenant peut-être enfin ce que lui, le nouvel instituteur, entendait lorsqu'il me disait que l'éternité n'est qu'un éclat de lumière dans le regard de Dieu. Il était arrivé le dernier jour d'août ; les classes reprenaient le mardi 2 septembre. Nous l'avons revu dès le lendemain, au restaurant, à midi, après la réunion avec les parents d'élèves qu'il avait tenue en compagnie de sa collègue, Mme Razel, laquelle enseignait aux petites sections mais qui, n'habitant pas Saint-Andiau qu'elle quittait dès la fin de ses cours, ne jouerait aucun rôle dans cette histoire, donnant même l'impression d'éviter celui dont elle dirait, bien des mois plus tard, qu'il lui faisait l'effet d'un imposteur, en tout cas d'un homme qui n'était pas à sa place. Il nous rapportait le panier dans lequel le torchon était plié sur le petit pot de terrine bien lavé, nous remerciant brièvement et, avec un empressement qui pouvait faire croire qu'il trouvait maladroits ses remerciements ou que le service que nous lui avions rendu méritait une autre forme de gratitude, s'entendant avec mon oncle pour prendre ses repas chez nous, malgré la sempiternelle côte de porc grillée et les légumes alternés. Il voulait bien y être condamné, ayant du goût pour les rites et pour tout ce qui vient du porc, à cause de son enfance à Siom et de l'époque où cette bête constituait, sur ces hautes terres, avec la volaille et le lapin, la base de l'alimentation en viande, a-t-il dit en me souriant, quoique tourné vers mon oncle qui l'approuvait et ajoutait que les mahométans ne savent pas de quoi ils se privent et que c'était au moins ça qu'ils ne nous prendraient pas. « On est toujours les Prussiens de quelqu'un », a rétorqué le nouvel instituteur avant de se mettre d'accord avec lui sur le prix des repas, et sans que ni mon oncle ni moi ayons compris ce qu'il voulait dire, mon oncle ne pouvant penser qu'il se souciait des musulmans et moi trop jeune pour connaître l'expression : « Encore un que les Prussiens n'auront pas ! » ; trop inculte, aussi, pour savoir qu'il y avait eu, en 1870, une guerre entre la Prusse et la France, mais que lui, le nouvel instituteur, avait pu encore entendre à Siom, dans son enfance, et qui l'amusait plus que ce que lui disait mon oncle à propos des prix qu'il pratiquait et des misères du temps : toutes choses qui lui semblaient indifférentes, l'indifférence étant, je le verrais peu à peu, l'état auquel il aspirait par-dessus tout et qui lui avait fait demander puis obtenir ce poste d'instituteur dans le haut Limousin, grâce à un ami bien placé au ministère de l'Éducation nationale, ayant enseigné quelque temps, autrefois, dans ce qu'il appelait une de ses vies antérieures. « Oui, ce qu'on peut appeler un autre temps, une autre vie, chaque époque dévorant la précédente, si bien que ce n'est pas le temps qui nous tue mais nous qui, incarnant le temps, ne cessons de nous dévorer nous-même, à chaque instant », a-t-il dit sans que j'aie pu être capable de rien lui répondre. Il avait l'air gêné de ses propos. Je souriais bêtement, et mon oncle hochait la tête d'un air entendu, avec une expression qui n'avait rien à envier à la mienne sur le chapitre de la bêtise. J'avais la bouche entrouverte comme autrefois, à l'école, pendant les cours de mathématiques ou lorsqu'il me fallait réciter debout, près du bureau du maître, une de ces poésies auxquelles je ne comprenais rien et que, à voir sortir de mes lèvres pour toute parole un peu de buée, dans la salle de classe mal chauffée, il me semblait que c'était l'hiver qui m'habitait : un froid qui ne m'a plus jamais quittée, qui me glace les mains et les pieds dès lors qu'on me parle et qu'il me faut répondre sans avoir bien compris ce qu'on me demande, me retrouvant devant le nouvel instituteur telle que devant l'ancien, incapable de retenir ce souffle que je cherchais à dompter et qui m'élargissait la bouche à l'excès ; un souffle plus froid que le vent du nord qui, au lieu de tomber du ciel, paraît sortir quelquefois de la terre, du granit, des eaux, des bois de sapins. L'hiver reprenait possession de moi en plein été, et, malgré la chaleur et le souffle brûlant venu de la cuisine où j'avais l'impression que c'était ma face qui cuisait et non les côtes de porc que je servais, en ce premier lundi de septembre, j'en étais presque à grelotter devant cet homme assis à la table qui serait désormais la sienne, près de la baie : une bonne table, presque froide en hiver, mais fraîche en été, où l'on pouvait échapper aux relents de cochon grillé, et qui donnait sur le jardin dont j'avais réussi à garder à peu près verte la pelouse. Je tremblais. Je ne disais rien. J'avais honte de lui proposer, comme pour nous, une serviette à carreaux glissée dans un rond de fer-blanc. J'étais incapable de déboucher la bouteille de ce vin de Cahors auquel il resterait fidèle tout le temps qu'il déjeunerait chez nous ; incapable, aussi, de voir seulement en lui l'instituteur qu'il disait être, à le considérer là, silencieux, soumis, quasi intimidé devant moi qui tenais le manche en cep verni du tire-bouchon que j'étais prête à retourner contre mon cœur, ai-je pensé en regardant vers la salle qui allait bientôt se remplir, tandis que mon oncle s'affairait à la cuisine, fredonnant en homme qui a conclu une affaire avantageuse mais qui ne tarderait pas à râler en me voyant plantée là comme un mauvais bouleau, et à me lancer devant tout le monde ce « Que tu es malaveigne, ma pauvre fille ! », qui m'avait tant de fois humiliée, parce que proclamant que je n'étais pas vraiment sa fille, mais une simple fille de salle, maladroite et pauvre. J'ai dû battre en retraite dans la cuisine pour me ressaisir et ouvrir sans dégâts la bouteille que j'ai rapportée à sa table avec l'assiette de hors-d'œuvre et la corbeille de pain, sans un mot, le laissant poser les yeux sur mes mains rouges de servante toutefois disposée à passer de l'état ancillaire à la dépendance amoureuse, de la servilité à l'asservissement volontaire, de l'absence d'amour à l'acceptation pure et simple de ma condition de femme transfigurée par l'amour, aurait-il pu me dire avec ses mots à lui ; des phrases que je ne comprendrais pas toujours mais qui, par leur mystère, me marqueraient autant que ma découverte, très jeune, du feu dans le regard des hommes. De mes mains abîmées par la plonge et les tâches ménagères, malgré les crèmes dont je les enduisais, il remontait à ma taille, mes seins, mon cou, mon menton, ma bouche, tout en murmurant que les gestes invisibles sont souvent les plus difficiles et les plus beaux, sans que j'aie pu comprendre s'il faisait allusion à ce qui se passait dans la salle ou bien aux gestes à venir, une sorte de promesse, la possibilité pour moi de me rattraper, sinon de me racheter, de me montrer sous un autre jour que celui de serveuse dans un médiocre restaurant de campagne ; condition dont il ne me faisait certes pas prendre conscience, mais dont j'avais honte pour la première fois, et ce n'était pas là une fameuse découverte, puisque je me rendais compte que je ne serais jamais rien d'autre, mon oncle ayant récemment échoué à me faire embaucher à la fabrique de produits pharmaceutiques américains installée à Meymac, ainsi qu'à l'usine de la zone industrielle de l'Empereur, à l'entrée d'Ussel, où l'on fabrique des planchers flottants et des panneaux de bois en aggloméré, et moi n'ayant ni l'idée ni le goût d'aucun métier, encore moins les qualités requises pour autre chose que serveuse, caissière ou aide-ménagère, mon oncle préférant en fin de compte me maintenir jusqu'à sa retraite dans l'état où tout le monde me connaissait, ce qui était une façon d'échapper à l'humiliation d'être incapable de rien trouver d'autre : ni mari, ni protecteur, ni travail, ni même une tâche moins reluisante mais qui m'aurait donné ce sentiment de liberté et rendue l'égale des autres femmes. Je n'avais pas eu de véritable enfance, je n'étais rien, et j'avais toujours attendu, toute femme attend, toute sa vie, un homme qu'elle ne saura sans doute pas reconnaître pour celui qui lui est destiné. « Je ne suis rien », ai-je dit à voix presque haute, profitant de ce que mon oncle remuait ses casseroles et ses plats, et que, dans la salle qui sentait un peu le renfermé, même en été, nous étions seuls, le nouvel instituteur et moi. Il était encore tôt, mais je voulais voir dans le fait que j'allais le servir un signe favorable et y puiser le courage de lui parler de moi, en répétant ces mots : « Je ne suis rien », qu'il a entendus d'abord sans broncher, comme s'ils ne se distinguaient pas du bruit produit par mon oncle ni du murmure du ruisseau qui coulait derrière la haie du jardin et sous la maison et donnait de l'humidité à la salle de restaurant, ni des camions qui passaient en faisant frémir les piles d'assiettes sur la desserte ; et pourtant, il les avait écoutés, ces mots ; il a fini par me dire qu'il comprenait, que n'être rien est sans doute la chose la plus difficile qui soit, surtout aujourd'hui où chacun prétend être quelque chose, c'est-à-dire péter plus haut que son cul, pour parler comme mon oncle. Et puis, comme je demeurais interdite, avec ma tête de vêle devant le merlin du boucher, pensant qu'il se moquait, que je n'étais pas assez bien pour lui, que nul ne me prendrait jamais au sérieux, sauf ceux qui me reluquaient et avec lesquels j'avais l'impression que mon oncle s'était entendu pour que je satisfasse chez eux un appétit d'un autre ordre, il a eu ces mots qui m'ont immobilisée, les joues flambantes, les yeux dans le vague : « Je ne suis rien, moi non plus. » N'était-il pas aussi venu chez nous, au restaurant, pour me voir, osais-je penser, sans pouvoir m'expliquer ce que j'entendais par « me voir », ni ce qu'il voulait dire en affirmant qu'il n'était rien ? Il fallait bien répondre ; nous ne pouvions en rester à ces mots ; je jouais ma vie, je le devinais, et aucun son, aucun souffle ne franchissait mes lèvres. Il n'avait pas touché à ses hors-d'œuvre et je voyais venir le moment où il me faudrait lui en parler, de ces hors-d'œuvre, lui demander s'il ne les trouvait pas à son goût, s'il désirait autre chose (ce que je n'étais d'ailleurs pas en mesure de lui offrir, mon oncle ne voulant pas faire d'exception ni d'extra), ou s'il souhaitait passer au plat de résistance, quitte à me faire gronder par mon oncle, lequel était partagé entre l'idée que des hors-d'œuvre qu'on repousse font mal augurer de la suite, surtout aux yeux des autres clients, et que le gain procuré par ces hors-d'œuvre qu'il pourrait réutiliser était médiocre, pour peu que le client n'y voie pas argument pour discuter l'addition. C'est lui qui m'a tirée d'affaire en agitant la tête par le passe-plat de la cuisine : « Et alors, Estelle, tu ne laisses pas manger monsieur ! » Rappelée à l'ordre, donc, au néant que j'étais, rougissant non pas de ce à quoi me renvoyait la voix de mon oncle mais d'entendre mon prénom proféré, révélé, profané à voix si haute devant l'homme assis à la table la plus reculée d'une salle qui, malgré la chaleur entrant par la baie entrouverte, sentait l'humidité, la côte de porc grillée et les pommes de terre sautées à la ciboulette, le vin et la bière, tout ce que peuvent exhaler, roter, exsuder des hommes et des femmes en train de manger : un prénom, Estelle, qui non seulement jurait avec le lieu, mais aussi avec ma condition et, me répétais-je depuis des années, avec le peu de grâce de mes manières et de ma figure — laquelle m'était d'autant plus insupportable que le nouvel instituteur pouvait maintenant la grimer de mon nom, cette indiscrétion m'indignant plus que si on m'avait forcée à relever ma jupe pour lui montrer mes fesses (car je servais toujours en jupe noire et en chemisier blanc, conformément à la volonté de mon oncle qui jugeait qu'une serveuse en pantalon ressemble à une fille de baraque foraine). Alors il m'a vraiment regardée, non plus comme un visiteur pose les yeux sur la domestique de la maison mais en homme qui jauge une femme pour ce qu'elle est : une proie, tentant de mesurer ses chances, envisageant même (tout homme a, j'imagine, ce violent instinct au fond de lui) de la forcer pour être sûr qu'il ne doit garder aucun regret, ou que le jeu en valait la chandelle, ou tout simplement pour ne plus y penser, me disais-je à l'écouter murmurer, les yeux mi-clos, portant à sa bouche une fourchettée de tomates en salade : « Ces tomates, elles me rappellent le jardin de Siom, il y a longtemps... » Ces tomates, c'était ma vie de tous les jours, ce dont j'aurais préféré ne pas l'entendre parler, puisque je ne les avais pas préparées (mais s'agissant de cuisine, mon oncle n'avait nulle confiance en moi, soutenant que pour la cuisine comme pour la coiffure les femmes n'avaient qu'un médiocre talent). J'en aurais pleuré de dépit, néanmoins retenue de tomber dans la colère par l'arrivée d'un groupe d'ouvriers qui travaillaient à la construction de l'autoroute, du côté de Saint-Pardoux-le-Vieux : de jeunes et joyeux travailleurs de toutes origines, français, portugais, polonais, roumains, que j'aimais aller voir à l'ouvrage, une fois la vaisselle terminée et les tables dressées pour le lendemain, sans penser à mal ni rien leur laisser espérer, leur souriant aimablement quand ils se tournaient vers moi et que j'étais sur le point d'avoir pitié d'eux, à cause du travail de force qu'ils accomplissaient par tous les temps et parfois la nuit, à la lueur de puissants projecteurs ; en quoi j'étais naïve, on le voit bien, tout homme étant un prédateur, un suborneur, un violeur qui se cache, et moi singulièrement sourde au danger comme aux ragots qui (je ne peux plus l'ignorer, là où je me trouve à présent) faisaient de moi une fille à ouvriers comme d'autres le sont pour les soldats ou les musiciens de bal, alors que le chantier n'était pour moi qu'un but de promenade dans laquelle m'accompagnait parfois Cécile, employée à la poste de Saint-Andiau et originaire de Saint-Étienne-la-Geneste, à une douzaine de kilomètres de chez nous. L'amitié est sans doute une illusion, comme l'amour et la fidélité, et les gens préfèrent le silence, la destruction et la nuit à toute forme de joie, même la plus immédiate. Or, je suis, je le répète, une fille simple et non une traînée, en tout cas pas une fille facile ; je voulais m'élever, au moins quelque temps, fût-ce pour mieux retomber : il y a des chutes sans déchéance et des ascensions criminelles, et je désirais qu'on me voie autrement qu'en fille d'auberge. C'est pourquoi l'évocation des tomates m'a paru une injure : plutôt qu'à je ne sais quel secret jardin où serait enfouie mon enfance, j'étais renvoyée aux légumes que j'épluchais, pelais, équeutais chaque matin. J'ai retrouvé mes gestes de serveuse, mon sourire muet, mon regard lointain, me montrant aimable envers tous, avec les ouvriers comme avec lui qui mangeait à présent sa viande en les regardant, ces ouvriers, et en se disant peut-être qu'ils étaient heureux, qu'il ne pouvait qu'envier leur vie simple, au grand air, leurs appétits, leur faculté à être là, sans honte ni détour, la tête haute, les jambes ouvertes selon un angle juste, les bras non pas ballants mais à hauteur de hanche, travaillant exactement de la façon dont ils prenaient les femmes, après l'ouvrage, le travail, l'amour, le sommeil s'enchaînant avec la force de l'évidence — des gens pour qui le jour est le jour, et la nuit rien d'autre que ce qui est compris entre le crépuscule et l'aube, et non ce clair-obscur, cette incertaine lisière, cette incessante inversion de l'ombre et de la lumière dans quoi il s'était toujours tenu, lui, l'ancien écrivain, ce qui revenait à n'être pas tout à fait au monde, me dirait-il plus tard, non pas dans la salle de restaurant où nous avons, ce lundi-là, pris l'habitude de ne pas nous parler et de nous regarder le moins possible (une bonne habitude, bien plus qu'une décision, sans rien d'hostile ni de négligent), mais là-haut, à l'école, le mercredi, en fin d'après-midi, lui assis dans la salle de classe où il préparait ses cours, et moi dépêchée par mon oncle qui semblait s'être pris d'intérêt pour lui, chose remarquable chez un homme qui n'aimait personne et détestait les politicards, les fonctionnaires, les intellectuels, mais qui faisait exception pour celui-là, sans doute parce que célibataire, lui aussi, et qu'il plaignait ce gars qui vivait seul dans sa grande maison froide, le devinant incapable de se préparer un repas, n'imaginant pas que des hommes, en ce nouveau millénaire, choisissent de vivre seuls et, malgré les conserves, les surgelés, les fours à microondes où il voyait un instrument de l'enfer, ils puissent ne pas mourir de faim et de froid sans une femme auprès d'eux. « Un homme sans femme est une maison sans cheminée », répétait-il un peu bêtement, usant d'un dicton de son cru ou qu'il avait lu dans le journal, et qu'il était loin de s'appliquer à lui-même, vu qu'il ne se considérait pas comme un vieux garçon : « Je t'ai, toi », disait-il en me regardant étrangement, non pas de façon menaçante mais avec lassitude, comme si, de ce qu'il venait de dire, je devais ne retenir que les deux dernières syllabes et me taire, comprenant non pas que c'était l'existence qui lui pesait, mais moi, devenue un objet d'exaspération, sinon de haine, faute d'amour vrai, et mesurant, à me voir encore là, à trente-trois ans, quel désastre étaient non seulement ma vie mais la sienne, lui qui, je le savais (ce qui m'avait fait accepter tant de choses), s'était sacrifié pour m'élever dignement puis s'était résigné au couple que nous formions, devenu une sorte de père et moi, non seulement une fille de remplacement mais une espèce d'épouse à laquelle il se serait bien gardé de toucher, même si on me voyait parfois telle une de ces jeunes et soumises épouses venues d'outre-mer combler la solitude de vieux célibataires ruraux et connaître là une nouvelle forme d'esclavage ; et ignorant, lui, s'il devait se résoudre à cet état de fait ou me trouver à tout prix un mari, lui-même trop vieux pour supporter une autre femme, hésitant à se séparer de moi, devinant sans doute qu'il le ferait en vendant le fonds de commerce, le jour où il prendrait sa retraite, à la fin de l'année suivante, et me remettant ma part pour que je puisse réinstaller ailleurs, il me le souhaitait, et lui, pour vivre seul dans la petite maison qu'il avait presque fini de payer, à la sortie de Saint-Andiau, sur la route d'Égletons. Il la louait à un couple de jeunes professeurs en attendant d'y entrer non pas en héros épuisé mais en homme résigné à mourir, ni plus ni moins, et l'acceptant avec un fatalisme qui lui tenait lieu de religion, à lui comme à tant d'autres, avais-je entendu dire, d'une manière plus générale, au nouveau curé d'Ussel qui venait servir la messe chez nous, une fois par mois, et qui s'étonnait de voir des vivants devant lui, dans l'étroite et haute nef de l'église, au lieu de ces demi-morts qui hantent les chapelles de campagne. Nous n'imaginions pas, mon oncle et moi, de vivre ensemble dans sa petite maison : nos vies se sépareraient là, comme le printemps de l'hiver, mon oncle s'enfonçant dans le souvenir d'une femme aimée et deux fois perdue, et moi gardant le souvenir de la même femme mais ignorant ce que je deviendrais, sans métier ni mari, ni soutien d'aucune sorte, mais enfin appelée à devenir femme, ce que je redoutais tout en y aspirant d'une manière qui touchait à la résignation, ayant peur de rester seule et d'une certaine façon ne désirant rien d'autre, seule depuis l'âge de dix ans et sans doute destinée à le rester, encore que j'aie pu croire, dix ans plus tôt, qu'un homme s'intéressait vraiment à moi — un chef d'entreprise d'une cinquantaine d'années, plutôt bel homme, même si, plus que des gourles qui tournaient autour de moi, je me méfiais des hommes beaux, un homme qui, pendant des années, m'avait fait remettre par mon oncle deux billets de cinq cents francs pour mon anniversaire et au jour de Pan, et qui, lorsqu'il venait nous rendre visite me donnait encore quelques billets, d'un air à la fois franc et gêné, sans paraître se soucier de rien d'autre que de savoir si je n'étais pas trop malheureuse ; à quoi je répondais invariablement que j'avais bien le temps d'être malheureuse, sans susciter chez lui un signe par lequel il m'aurait montré qu'il m'avait entendue ou, même, écoutée ; un ami de mon père, disait mon oncle qui aimait parler avec lui de la vie d'autrefois sur les hautes terres, celle qu'ils avaient connue et celle qu'ils n'avaient pas pu voir. Mon oncle ne me révélait rien des intentions de cet homme qu'on disait marié mais qui, soudain devenu veuf, ne tarderait pas à succomber à son tour à la maladie, m'empêchant de devenir, à Villevaleix, où il vivait, à l'extrémité nord-ouest du haut plateau limousin, sa nouvelle épouse, ou plus simplement gouvernante, dame de compagnie, servante-maîtresse, je me serais bien trouvée de chacun de ces rôles, et je n'ai pu qu'aller me recueillir sur sa tombe, au cimetière de L'Église-aux-Bois, près de Villevaleix, non pas en compagnie de mon oncle (qui ne voyait dans cette mort qu'une affaire manquée, au lieu de la rapporter, comme moi, à la maudissure qui ne nous lâchait pas), mais seule, telle une fiancée perdue, pleurant dans le petit cimetière isolé en pleins champs, à flanc de colline, le seul homme qui m'ait témoigné de l'intérêt et dont je n'ai eu que des regards singuliers mais, pour une fois, nullement inquiétants, outre la somme que ses dons avaient fini par constituer et à quoi je n'ai jamais touché, ayant même songé à brûler l'argent sur sa tombe avant de me résoudre à le garder pour m'enfuir, un jour, une femme ne serait pas femme si elle n'avait de ces pensées, même si c'était pour rentrer au bercail, me disait Cécile qui ajoutait qu'il faut savoir être faible ou généreux avec soi-même, de temps en temps. C'est pourquoi la générosité de mon oncle envers le nouvel instituteur ne me paraissait pas dépourvue d'arrière-pensées : il agissait par intérêt autant que par inquiétude pour moi qui pourtant n'étais pas trop désagréable à regarder, même si je n'avais pas la beauté de ma mère, et qui serais heureuse de quitter le restaurant Chastaing et la compagnie de mon oncle, laquelle ne m'avait jamais autant pesé que depuis que le chantier de l'autoroute était parvenu jusqu'à nous et, bien sûr, depuis l'arrivée du nouvel instituteur. Quelque chose touchait à sa fin, ma condition m'humiliait, j'aurais voulu être une femme sans passé, sans ombre, une visiteuse attendue, désirée, et non la pauvre fille qui apportait à un inconnu, sur ordre de son oncle, tous les mercredis, avant le dîner, une demi-douzaine d'œufs auxquels, au fond d'un panier, j'ajouterais, en cachette, selon les semaines, une bouteille de bergerac, de gaillac ou de fronton, une boîte de pâté, un paquet de gâteaux secs, des fleurs cueillies au jardin ou dans l'herbe des talus. Mission qui me permettait de me rendre à l'école la tête haute, entre les regards luisant dans l'ombre et prêts à me réduire en cendres, pour peu que j'eusse l'air de sourire, de marcher d'un pas trop vif, de me trouver bien de cette tâche, alors que je n'avais pas de vraie raison de m'en réjouir, sachant mon temps compté, là-haut, dès lors que j'aurais heurté à la porte de la salle de classe où il achevait de corriger les cahiers de ses élèves : il m'ouvrait, me laissait entrer sans rien dire ni paraître remarquer mon salut, allait se rasseoir non pas à son bureau, sur l'estrade, mais sur une chaise d'élève, au dernier rang, m'ayant indiqué une autre chaise, à une autre table, au premier rang, et, les jambes étendues, allumant une cigarette, épuisé, reculant probablement le moment de regagner, au premier étage de l'immense maison, l'appartement de fonction qu'il trouvait froid, vide, sonore, inhospitalier, et dans lequel ses pas semblaient, m'avait-il dit, éveiller des hôtes importuns. « Des morts ? » ai-je demandé, une fois assise à ce qui, le savait-il, avait autrefois été ma place, près d'une des quatre petites fenêtres donnant à l'ouest, d'où on avait vue sur l'église, le cimetière, les toits des maisons pressées comme des fortifications autour de la butte, les cimes des hauts sapins, et le ciel, ce vaste ciel rougeoyant que je contemplais en lui parlant de ses hôtes nocturnes. « Des morts, en quelque sorte, ces morts qui reposent en nous bien plus que dans la terre », a-t-il fini par répondre en rejoignant son bureau pour regarder, lui aussi, par la fenêtre, la main sur sa pile de cahiers à couverture vert chou ; une main lasse, la seule partie de lui que j'osais observer, avec, lorsqu'il parlait, des coups d'œil à sa bouche dont j'ai d'emblée aimé la lèvre inférieure, épaisse, bien dessinée, un peu boudeuse, ai-je envie de dire pour ne pas penser qu'elle était amère, comme la mienne. Je m'aveuglais, m'efforçais de le voir tout à la fois homme et enfant ; c'était dire à quoi je m'exposais, risquant alors ces mots : « Mais les vivants, ils ne vous intéressent pas ? » Mon audace me faisait cuire les joues, le front, la nuque ; les mots avaient dépassé ma pensée ; et il était trop tard pour les ravaler, pour lui faire croire que les vivants ne se résumaient pas à ma personne, que je n'étais pas en train de me jeter à son cou, envoyée par mon oncle à quelque vieux roi David grelottant et désabusé, ou venue là de mon propre chef et me retrouvant moi aussi enfant et femme, qui plus est à mon ancienne place d'élève, et m'adressant à lui comme s'il m'avait gardée après la classe pour me faire la leçon — eût-elle pour sujet les morts qui, disait-il, l'auraient en effet occupé toute sa vie, bien plus que les vivants, au point de ne plus tout à fait savoir dans quel monde il vivait, seuls les femmes et les enfants pouvant le tirer vers le plein jour. C'était la raison pour laquelle il était revenu en Limousin et avait renoué avec un métier qui, comment ne pas le comprendre, était indigne de lui, du moins de l'écrivain qu'il avait été, même si, pour moi, c'était ce à quoi j'avais longtemps rêvé. Je le lui ai dit, les yeux baissés, la voix perdue, les joues et le front flamboyant dans le soleil couchant. Il a souri : je l'ai deviné au son de sa voix, lorsqu'il m'a demandé de me lever, s'étant lui-même mis debout. Il aurait tout aussi bien pu me demander de faire tomber ma robe ou d'offrir ma gorge au couteau. Je suis pourtant restée assise. « Vous valez mieux que ça. » Ces mots m'ont amenée au bord des larmes, ravivant ma honte — celle d'être serveuse, avec des rêves qui ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Je me suis levée. Je ne retenais plus mes larmes. J'aurais voulu me jeter dans le vide, dans mon enfance, dans les couleurs sanglantes du soleil couchant : j'ai reculé jusqu'à la porte, la main sur la poignée d'émail blanc (celle d'autrefois et qu'il m'avait fallu toucher, bien plus que la voir, pour regagner mon corps de fillette), je bondis au-dehors, dans la pente du pré, j'ai dix ans, les cheveux ramassés en une queue-de-cheval qui me fouette les épaules et les reins, le maître me crie de revenir, non pas pour nettoyer à mon tour le poêle à bois et balayer la salle mais pour me serrer contre lui, et courant derrière moi murmurer encore : Ma pauvre petite, ma pauvre petite, et la petite roule dans l'herbe et vomit, pauvre petite, incapable de tomber quoique plus bas que terre, déjà, là où mes parents vont reposer, loin de moi, pauvre petite, pauvre petite, ces mots m'ouvrant le ventre plus sûrement que le couteau avec lequel mon oncle découpe les côtes de porc ou que le sexe des hommes, ma vie coupée en deux, tout à coup, le 15 avril 1980, et moi, vingt-trois ans après, à la même place, prête à bondir vers la même nuit, n'ayant plus cessé de saigner dans le temps, seule ou, comme cette fois, devant un homme qui murmure que mes parents ne sont pas morts puisque nous sommes là pour nous les rappeler, les évoquer, les susciter, et qui répète, le visage tourné vers le couchant. « Vous valez mieux que vos rêves. » Phrase que je mettrais des jours, des semaines à comprendre, la retournant en tous sens, l'écrivant plusieurs fois sur le mauvais papier à lettres du restaurant et puis, devant l'agacement de mon oncle à me voir user du papier, sur celui des nappes blanches destinées aux tables et dans lesquelles, après qu'elles avaient servi, je découpais, entre les taches de gras et de vin, des bouts de papier propre où recopier cette phrase énigmatique, et, pour le brûler aussitôt, me prenant à écrire autre chose, qui ne pouvait franchir mes lèvres que lorsque j'étais allongée sur mon lit, à moitié nue, au plus obscur de moi, un doigt dans l'anus, l'autre dans le vagin, toujours plus bas que terre, gémissant, suppliant, plaignant les hommes, les appelant et les vouant au feu du Ciel avant de courir m'agenouiller sous la douche.