- Des clodos? Des bons à rien? S’esclaffa Arkady. Mais si, nous sommes des clochards. Dans cette société, on ne trouve pas de boulot, pas d’appartements.
Nous sommes des fugitifs.
- Vous fuyez quoi?
- Le NKVD. Ici nous sommes quatre mais il y en a sans doute des douzaines d’autres comme nous, cachés dans des abris souterrains pareils à celui-ci. Nous fuyons les persécutions. La police secrète.
- Vous leur avez échappé!
- Nous leur avons échappé in extremis. Certains avaient déjà reçu une convocation à la Loubianka, d’autres ont été
prévenus de leur arrestation imminente.
- Pour quelle raison?
- Quelle raison ? Cracha Seryozha, l’homme blessé. C’était la première fois qu’on entendait sa voix depuis sa bagarre avec Metcalfe. Ils arrêtent les gens au hasard, aujourd’hui. Ils les arrêtent sans raison ou pour n’importe quelle broutille. Tu dis que tu viens d’ Ukraine? C’est si différent, là-bas?
- Non, non, se hâta de répondre Metcalfe. C’est pareil. Mais j’ai besoin de votre aide. J’ai besoin que vous m’aidiez à
sortir d’ici discrètement. Il y a sûrement un chemin! Le NKVD veut ma peau, tout comme vous.
- Alors tu es un réfugié politique, toi aussi? demanda le professeur. Un fugitif?
- En quelque sorte , répondit laconiquement Metcalfe. Puis il réfléchit et corrigea. Oui, moi aussi je suis un fugitif.
Chapitre 27
La petite cour en ciment paraissait aussi lugubre que l’immeuble délabré se refermant autour d’elle. C’était un quartier pauvre, au sud-ouest de Moscou. Des journaux sales décrivaient des cercles, emportés par le vent; çà et là, s’entassaient des monceaux d’ordures. Personne ne nettoyait jamais cette cour; et personne ne s’en souciait.
D’ailleurs, le mot cour était bien trop solennel pour cette ridicule surface cimentée, percée en son centre d’une bouche d’égout fermée par une grille en fer.
Personne ne vit la grille pivoter, se soulever. Personne ne vit la silhouette solitaire se hisser prestement à l’extérieur, après avoir escaladé l’échelle de fer menant aux canaux de drainage, plusieurs mètres en dessous. L’homme replaça la grille et, en moins d’une minute, il avait disparu.
Personne ne le vit sortir. Personne ne le vit s’évanouir dans les rues de ce misérable quartier ouvrier.
Quelque quatre-vingt-dix minutes plus tard, un vieux camion transportant du bois de chauffage se garait dans une autre cour, cette fois-ci dans un quartier infiniment plus propret. C’était une vieille guimbarde GAZ-42 crachant une fumée noire. Quand le conducteur passa au point mort, son tas de tôles se mit à vibrer furieusement en produisant un bruit de ferraille. Juste derrière la benne s’ouvrait le toboggan de livraison servant à approvisionner le bel immeuble en pierre de taille donnant sur la rue Petrovka.
Le chauffeur et son apprenti descendirent de la cabine et commencèrent à enfourner des rondins dans la gueule du toboggan. On entendait le bois atterrir avec fracas dans un grand wagonnet au sous-sol du bâtiment. Cette livraison n’était pas prévue, mais il faisait tellement froid que personne n’aurait eu l’idée de s’en offusquer. Quand ils estimèrent avoir déchargé assez de combustible pour donner le change, l’apprenti gagna la cave en passant par l’entrée de service et entreprit d’empiler correctement les rondins. Le chauffeur le suivit. Arrivé sur le seuil, il s’éclaircit la voix; l’autre lui remit une liasse de roubles censés le dédommager à la fois pour le bois et pour le service rendu, puisqu’il avait accepté d’interrompre sa tournée et de faire un léger détour jusqu’ici.
Si quelqu’un les avait observés - mais il n’y avait pas âme qui vive - il aurait été surpris de voir le chauffeur sauter dans le camion et démarrer en laissant son apprenti seul dans la cave.
Deux minutes plus tard, Metcalfe montait l’escalier menant aux appartements. Il s’arrêta devant la porte capitonnée familière, appuya sur la sonnette et attendit. Son rythme cardiaque s’accéléra, comme chaque fois qu’il se présentait chez Lana. Mais aujourd’hui, plus que l’impatience c’était la peur qui faisait battre son cœur. Grâce à Seryozha, l’homme avec lequel il s’était battu dans le métro, et son ami chauffeur, il était parvenu jusqu’ici sans se faire remarquer. Mais cette expédition comportait un risque. De plus, en agissant ainsi, il enfreignait sa promesse de ne jamais remettre les pieds chez elle.
Il entendit l’habituel pas traînant et, quand la porte s’ouvrit, ne fut guère surpris de voir s’encadrer le visage raviné
de la gouvernante-cuisinière.
Da? Shto vyi khotite?
- Lana, pozhaluista. Ya - Stiva.
Les yeux chassieux de la vieille babouchka semblaient le reconnaître. Mais elle ne changea pas de comportement pour autant. Bien au contraire. Elle referma la porte et s’enfonça dans les profondeurs de l’appartement.
Une minute plus tard, la porte se rouvrit. Cette fois c’était Lana. Ses yeux lançaient des éclairs, un mélange de colère, de peur et de quelque chose de plus doux - de la tendresse? Entre, entre vite! murmura-t-elle.
Dès qu’elle eut refermé derrière lui, elle dit: Pourquoi Stiva? Pourquoi es-tu venu? Tu m’avais promis...
- On m’a tiré dessus , répondit-il d’une voix calme. Soudain inquiète, Lana écarquilla les yeux. Il poursuivit sur le même ton: La blessure est superficielle mais il faut la soigner. Elle est déjà infectée et ça risque d’empirer.
En réalité, les élancements étaient devenus insupportables. Il avait du mal à bouger le bras. Faire appel à un médecin était non seulement impensable mais probablement inutile. Lana possédait une trousse de premiers secours; elle s’offrit à le soigner. On t’a tiré dessus! Stiva, comment ça s’est passé?
- Je t’expliquerai. Il n’y a pas à s’inquiéter.
Elle eut un hochement de tête incrédule. On t’a tiré dessus, répéta-t-elle. Eh bien, mon chéri, il va falloir faire vite.
Père rentre du travail dans quarante-cinq minutes. Elle dit à la gouvernante de prendre le reste de la journée puis emmena Metcalfe dans une pièce confortablement meublée, tapissée de livres. Un superbe tapis turkmène du XVIII siècle garnissait le sol: l’un des rares biens de famille qu’il leur restait, expliqua-telle.
Viens dans la cuisine que j’examine cette blessure. La petite cuisine sentait le kérosène. Elle posa une bouilloire sur le fourneau et, en attendant l’ébullition, l’aida à enlever son telogreika souillé, puis détacha très délicatement la chemise collée à la plaie. Il grimaça quand elle tira sur le tissu. Lana poussa un petit cri étranglé. C’est pas très joli à
voir , dit-elle. Elle prépara du thé noir bien fort qu’elle servit dans des verres; en guise de sucre, elle lui présenta une assiette garnie de bonbons vaguement caoutchouteux. Bon, tu bois ça pendant que je rassemble mes instruments chirurgicaux. Tu as faim, mon chéri?
- Une faim de loup.
- J’ai des pirochki fourrés à la viande, de la soupe au chou, un peu de poisson salé. Ça ira?
- Parfaitement.
Il la regarda s’affairer, plonger une louche dans une marmite posée sur la cuisinière, pêcher des aliments dans des sacs à anse suspendus à l’extérieur d’une fenêtre donnant sur un puits d’aération. C’était un aspect d’elle qu’il ne connaissait pas. Son côté femme d’intérieur, nourricier, était à l’opposé de son image publique. Dans cette cuisine, elle n’était plus la gracieuse ballerine, la célèbre diva auréolée de gloire. Il lui paraissait étrange, presque merveilleux, que tous ces différents aspects coexistent à l’intérieur d’une même personne.
Cet appartement doit te sembler terriblement exigu, dit-elle.
- Pas du tout. Il est magnifique.
- Tu m’as parlé de là où tu as grandi. L’opulence, les nombreuses demeures, les domestiques. Cet endroit doit te paraître bien misérable en comparaison.
- Il est chaud et confortable.
- Tu sais, nous avons beaucoup de chance de bénéficier d’un appartement pour nous tout seuls. Nous ne sommes que deux à l’occuper. Mon père et moi. Les autorités municipales pourraient très bien nous envoyer vivre dans l’un de ces sordides logements communautaires. Après la mort de mère, nous avons cru que tel serait notre sort. Mais, en raison du passé militaire de mon père - père est un héros -, ils nous ont accordé ce privilège. Nous disposons d’un four à gaz et d’un chauffe-eau dans la salle de bains - nous pouvons nous laver sans avoir à sortir d’ici, alors que la plupart de mes amis doivent se rendre aux bains publics.
- Ton père est un Héros de l’ Union soviétique, n’est-ce pas?
- Il a reçu cette décoration à deux reprises. Ils lui ont également décerné l’ordre de la Victoire.
- Il faisait partie des grands généraux. Il prit une cuillerée de soupe bien chaude. Elle avait un goût délicieux.
Oui. Mais sans être aussi célèbre que le général Joukov ou son vieil ami Toukhatchevski sous les ordres duquel il a servi. Il s’est battu contre l’amiral Koltchak pour récupérer la Sibérie. En 1920, il a participé à la défaite du général Denikine, en Crimée.
Metcalfe étudia une photographie du père de Lana et se surprit à lui faire un aveu. Tu sais, j’ai des amis à Moscou -
de vieux amis, occupant de hauts postes dans divers ministères. Ces personnes me font parfois des confidences. Il paraît que le NKVD possède un kniga smerty - un livre de la mort. Une sorte de liste de gens à exécuter...
- Et mon père y figure, l’interrompit-elle.
- Lana, je ne savais pas comment te le dire.
- Tu crois peut-être que je l’ignore? Ses yeux lançaient des éclairs de colère. Tu crois que je ne m’y attends pas - qu’il ne s’y attend pas? Tous les hommes de son rang, tous les généraux qui ont survécu, savent qu’un jour on frappera à
leur porte. Pas maintenant peut-être, mais demain. Et si ce n’est pas demain, ce sera la semaine prochaine, le mois prochain.
- Mais le chantage de Von Schüssler...
- Quand son heure sonnera, nous verrons bien. Mais en attendant, je ne ferai rien pour accélérer les choses. Il est résigné à son sort, Stiva. Il attend qu’on frappe à la porte. Quand ça finira par arriver, je pense qu’il se sentira soulagé, tout compte fait. Chaque matin, je lui dis au revoir pour la dernière fois. Elle entreprit de rincer la blessure puis l’épongea au moyen d’un tampon d’ouate imbibé d’iode. Eh bien, apparemment, tu n’auras pas besoin de point de suture - et c’est tant mieux, car je suis à peine capable de repriser mes bas! Ça m’ennuierait de devoir te recoudre, mon chéri. Il y a quelque chose d’ironique dans cette situation, tu ne trouves pas?
- Comment cela?
- Il ne s’agit sans doute que d’une coïncidence mais je ne peux m’empêcher de repenser à Tristan et Isolde. Mon amour, rappelle-toi! Tristan est tombé dans les bras de son Isolde à cause d’une blessure. Elle a dû le soigner pour lui rendre la santé.
Quand elle appliqua une bande pour fermer la plaie, Metcalfe serra les dents. C’était une magicienne, une guérisseuse, tout comme toi.
Il avala une gorgée de thé. Malheureusement, si je me rappelle bien, il souffrait d’une blessure mortelle, n’est-ce pas?
- Il a été blessé deux fois, Stiva. D’abord, lors d’un combat avec le fiancé d’ Isolde. Il le tue mais reçoit une blessure incurable. Seule Isolde, la magicienne, peut le sauver, donc il part à sa recherche. Et quand elle comprend que Tristan a tué son fiancé, elle tente de le venger - mais leurs regards se croisent et l’arme lui tombe des mains.
- Comme dans la vie, hein? rétorqua Metcalfe, sarcastique. Après, Tristan est de nouveau blessé, lors d’un autre duel, mais cette fois Isolde ne peut le sauver, et ils meurent ensemble, dans un ravissement éternel. Dans le monde du ballet et de l’opéra, on appelle cela une fin heureuse, je crois.
- Bien sûr! Parce qu’ils ne seront plus jamais séparés, imbécile! Leur amour est désormais immortel.
- Si c’est ça une fin heureuse, je préfère la tragédie, dit-il en mordant dans le pirochki. Succulent.
- Merci. La tragédie c’est ce que nous vivons ici au quotidien, répondit Lana. La tragédie est un lieu commun en Russie.
Metcalfe secoua la tête et sourit. Tu as réponse à tout!
Elle battit des paupières à la manière d’une comédienne contrefaisant la naïveté. Je ne cherche pas à avoir réponse à
tout, Tristan. Je veux dire, Stephen. Ce que j’essaie de te faire comprendre c’est que la vraie blessure de Tristan est plus profonde. Elle réside au-dedans de lui - je veux parler de son sentiment de culpabilité. C’était cela sa blessure incurable.
- Maintenant, je vois bien que tu essaies de me dire quelque chose , fit Metcalfe. Il parlait sur le ton de la plaisanterie mais l’élancement qu’il ressentait n’avait rien à voir avec sa blessure à l’épaule.
En Russie, les notions de culpabilité et d’innocence ont des limites aussi floues que la loyauté et la traîtrise. Il y a les coupables et les gens capables de ressentir de la culpabilité - seulement ce ne sont pas les mêmes.
Metcalfe déglutit et la considéra d’un air ébahi. Il découvrait en elle des abîmes de lucidité qu’il ne sonderait pas de sitôt.
Lana lui adressa un petit sourire triste. On dit que l’âme humaine est une forêt obscure. Certaines sont plus obscures que d’autres, c’est tout.
- C’est tellement russe, dit Metcalfe. Tragique jusqu’à la moelle.
- Vous les Américains, passez votre temps à vous raconter des histoires à dormir debout. Vous êtes tellement persuadés que quoi que vous fassiez, rien de mal ne vous arrivera.
- Par contre, vous, les Russes tragiques, avez tendance à croire qu’on ne peut jamais rien tirer de bon de quoi que ce soit.
- Mais non, répondit-elle, sévère. Tout ce dont je suis sûre c’est que rien ne se passe jamais comme prévu. Rien.
- Espérons que tu te trompes.
- Tu as d’autres documents à me donner, n’est-ce pas? demanda-t-elle en apercevant le paquet fermé, glissé à
l’intérieur de la veste jetée à l’envers sur la table de la cuisine.
Le dernier jeu, dit Metcalfe.
- Le dernier? Est-ce qu’il ne risque pas de s’étonner en voyant le flux se tarir?
- C’est possible. Peut-être devrais-tu lui remettre ces documents petit à petit, quelques-uns à la fois.
- Oui. C’est plus crédible comme ça, je pense. Mais qu’est-ce que je lui dirai quand il n’y en aura plus du tout?
- Tu feras l’étonnée. Tu diras que tu ne comprends pas pourquoi ton père ne ramène plus rien à la maison, mais que tu ne peux lui poser la question, bien entendu. Tu l’amèneras à en conclure que les mesures de sécurité ont été
renforcées et qu’il n’est désormais plus permis de sortir des documents classifiés du bureau.
Elle hocha la tête. Il va falloir que j’apprenne à mieux mentir.
- C’est parfois un talent nécessaire. C’est terrible mais ça n’en reste pas moins vrai.
- Il y a un vieux dicton russe qui dit: si tu combats un dragon trop longtemps, tu deviendras dragon toi-même.
- Il y a un vieux dicton américain qui dit: N’importe quel imbécile peut dire la vérité; il faut du talent pour bien mentir.
Elle secoua la tête en sortant de la cuisine. Je dois me préparer pour aller au théâtre.
Metcalfe prit son canif et ouvrit d’un coup de lame l’enveloppe de cellophane. Il n’y avait pas de petit mot de Corky à
l’intérieur. Il feuilleta rapidement les documents tout en se demandant si Lana prenait le temps de les regarder avant de les transmettre. Elle était bien plus brillante et judicieuse qu’il ne l’avait supposé. Il avait eu tort de la sous-estimer.
Et si jamais elle les lisait attentivement? Qu’y verrait-elle? Metcalfe lui avait certifié que chacune de ces notes secrètes était une pièce d’un puzzle destiné à convaincre les nazis de la faiblesse - et donc de la docilité - de la Russie. Par conséquent, elle verrait dans ces documents ce qu’elle était censée y voir. Ce qu’il lui avait affirmé qu’ils contenaient.
Sa conscience politique était-elle assez aiguisée pour saisir que le véritable message était bien différent, pour ne pas dire inverse: la Russie était à ce point vulnérable qu’elle constituait une cible de choix pour une invasion allemande?
Cette pensée le tracassait. Pourtant Lana n’avait jamais rien dit qui permît de supposer qu’elle voyait clair dans son jeu. Un jeu risqué à bien des égards, dans lequel Corky l’avait impliqué à son corps défendant.
Il tournait les pages quand une chose attira son regard. Un feuillet avec des rangées de chiffres et de lettres sans signification apparente, comme un brouillon. C’était un code. Après un examen plus attentif, il repéra les groupes de cinq chiffres et l’identifiant débutant la transmission. Il connaissait ce code.
Il s’agissait du code SOUVOROV , un chiffrement seulement utilisé par les Soviétiques et baptisé du nom d’un grand général russe du XVIII siècle. Les Allemands l’avaient cassé Metcalfe le savait. Ayant découvert dans le consulat russe de Petsamo un livre de codes roussi par les flammes, les troupes finnoises l’avaient transmis aux nazis. D’après leurs analyses des transmissions allemandes, les Britanniques avaient pu confirmer que les nazis en connaissaient tous les secrets. Or, l’armée russe n’en savait rien.
Metcalfe comprit alors pourquoi la plupart des documents WOLFSFALLE étaient rédigés en code SOUVOROV Corky avait joué là sa carte maîtresse. Les documents cryptés intriguaient toujours davantage. Ils seraient donc plus crédibles aux yeux des nazis. Le cryptage renforcerait l’illusion et gagnerait du sérieux de leur contenu.
Incapable de déchiffrer la grande majorité de ces papiers, Metcalfe passa néanmoins en revue ceux qui étaient écrits en langage clair et acquit bientôt la certitude que cette nouvelle liasse contenait des renseignements quelque peu différents. Le jeu précédent dressait le portrait d’une Armée Rouge étonnamment faible et vulnérable mais s’efforçant de rattraper son retard en se réarmant.
Le deuxième jeu révélait la raison de ce réarmement. Tous les détails s’y trouvaient consignés avec une clarté
inquiétante.
Il découvrit des lettres officielles ordonnant la production immédiate d’une nouvelle génération de tanks, bien plus lourds et puissants que tout ce que possédaient les Allemands, y compris leurs Panzer IV Des blindés très rapides, capables de parcourir une centaine de kilomètres à l’heure - et, d’après les indications techniques jointes, conçus pour rouler non pas en terrain accidenté, mais sur les routes goudronnées d’ Allemagne et d’ Europe de l’ Ouest.
Vingt-cinq mille de ces tanks devaient être livrés en juin prochain.
Il découvrit des ordres - contrefaits comme il se doit par l’équipe technique de Corky - pour le développement de systèmes d’armement offensif de pointe, comme des avions, des roquettes, des bombes. D’autres concernaient la production en masse de planeurs pour le transport de troupes d’assaut. Il ne s’agissait nullement de matériels destinés à défendre la Russie contre une attaque. C’étaient bel et bien des armes offensives. En plus, leur livraison était également programmée pour le mois de juin. L’ordre était clair, la date impérative.
Et il y avait mieux. Un mémorandum urgent et ultrasecret, envoyé par le général A.M. Vassilevski au général Georgi Joukov, deux huiles de l’ Armée Rouge, faisait allusion à une certaine opération Groza - Tonnerre. L’opération Groza , lut-il, avait été présentée en septembre à Staline et aux autres membres du Politburo, dans le secret le plus absolu.
Mémorandum après mémorandum, document après document, Metcalfe reconstitua le puzzle de la prétendue opération Groza , comme le feraient bientôt les services de renseignement nazis. Au début du mois de juillet, selon le plan, l’ Armée Rouge positionnerait vingt-quatre mille de ses nouveaux tanks sur sa frontière ouest.
La frontière avec l’ Allemagne nazie.
L’opération Groza n’avait rien à voir avec une stratégie de défense de la Russie. Elle décrivait en détail les dispositifs d’une guerre offensive contre l’ Allemagne nazie.
Et une date était donnée pour le premier assaut de l’opération Groza : juillet 1942.
Cette date avait été confirmée par Staline lors d’un discours secret prononcé devant les officiers d’état-major, à
peine une semaine plus tôt. Toujours selon ces documents, les plus hauts dirigeants de l’ Armée Rouge avaient reçu copie de ce discours.
Metcalfe lui-même avait du mal à se dire qu’il s’agissait d’une gigantesque supercherie.
Les documents WOLFSFALLE contenaient un exemplaire du prétendu discours de Staline. Les experts de Corky s’étaient surpassés. Le ton de cette harangue était si sincère, si typiquement stalinien que Metcalfe se demanda un instant si elle n’était pas authentique.
Ça commençait par: Camarades!
L’ Opération Groza a été approuvée. Notre plan d’attaque est prêt. Dans dix-huit mois, à l’été 1942, nous nous lancerons glorieusement à l’assaut des troupes fascistes. Mais ce ne sera qu’un coup d’envoi, camarades, un coin enfoncé dans le socle du capitalisme européen. Le capitalisme sera renversé et nous assisterons à la victoire du communisme sous la bannière de l’ Union soviétique.
Dans tous les pays d’ Europe, les cercles de pouvoir capitalistes ne cessent de s’entre-déchirer. Affaiblis, ils n’oseront s’opposer à l’avènement triomphal du socialisme en Europe et dans le monde. Nous libérerons les peuples. Tel est notre devoir, tel est notre honneur!
Metcalfe lut ce texte avec une stupeur mêlée d’indignation. C’était de la folie pure, mais en même temps c’était génial. Cette fable montée de toutes pièces tenait parfaitement debout.
Il avait entre les mains une preuve supplémentaire - s’il en était besoin - de la duplicité de Corky. Le vieil homme ne se contentait pas de tromper Hitler. Il le trompait lui aussi. Ces documents dressent un portrait, avait dit Corky.
Quel genre de portrait?
Le portrait d’un ours, Stephen. Mais d’un gentil nounours. Un ourson dont on aurait arraché les griffes.
Corky lui avait menti sur la nature de ces faux, tout comme il lui avait menti sur les véritables objectifs de sa mission à Moscou. Le vieux maître espion l’avait soi-disant chargé de jauger Von Schüssler en vue d’un recrutement éventuel, alors qu’il avait tout autre chose en tête. En réalité, il comptait utiliser Lana pour faire passer ces papiers falsifiés à Von Schüssler. Non content de l’avoir dupé une première fois, Corky avait récidivé, et de manière encore plus effrontée, en lui taisant le contenu réel des documents WOLFSFALLE Loin de dresser le portrait d’un ours en peluche, ils présentaient une bête sauvage, une puissance militaire impatiente de se réarmer, une nation belliqueuse prête à se lancer à l’assaut de l’ Allemagne nazie.
Deux liasses de documents parfaitement imités, transmises à un ambitieux diplomate nazi par la fille d’un général de l’ Armée Rouge. Il n’en faudrait pas plus pour inciter les nazis à foncer tête baissée contre l’ Union soviétique - une réaction qui sonnerait certainement le glas de l’ Allemagne nazie.
Très vite, l’indignation de Metcalfe laissa place à l’inquiétude: si Lana lisait ces papiers, comprendrait-elle qu’il lui avait menti? Elle croyait transmettre des documents rassurant les Allemands sur les intentions de la Russie. Alors que c’était tout le contraire. Ils indiquaient clairement que Moscou souhaitait attaquer l’ Allemagne la première.
Que ferait-elle si elle les lisait? Refuserait-elle de les remettre à Von Schüssler?
Eh bien, c’était un risque à courir. Il n’avait plus le choix maintenant. Corky l’avait manipulé dans cette affaire, il la manipulerait à son tour. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’elle n’ait pas le temps ou l’envie d’en prendre connaissance.
Pourvu qu’elle les transmette aux Allemands sans se poser de questions.
Stiva , appela-t-elle.
Elle portait un collant noir sous une blouse blanche et vaporeuse; son visage était maquillé, ses lèvres fardées. Tu m’as l’air superbe, dit-il.
- Et toi, tu es stupide, répliqua-t-elle en rejetant la tête en arrière.
- Tu n’as pas seulement l’air superbe, tu es superbe. Tu es une femme remarquable.
- Je t’en prie, le gronda-t-elle. Tu es bien trop indulgent. Je ne le mérite pas. Elle tendit la main vers la liasse de documents.
Touche-les le moins possible.
- Pourquoi?
Pourquoi? pensa-t-il. Parce que si tu ne les touches pas, peut-être que tu ne les regarderas pas. Et si tu ne les regardes pas, peut-être que tu ne verras pas qu’on t’a menti. Non, pas qu’on t’a menti mais que je te mens. Que je te trompe.
Mais il répondit: Je crois que les petits génies qui les ont fabriqués se sont arrangés pour y coller des empreintes digitales. Les empreintes de certains hauts responsables militaires soviétiques. Donc si les nazis les analysent, ils tiendront la preuve de leur authenticité. Ce n’était que pure invention, pourtant Metcalfe trouva son explication plausible. Ses mensonges avaient beau être convaincants, il souffrait de les proférer devant elle.
Ah, fit-elle. Pas bête.
- Lana, écoute. Tu as été terriblement courageuse. Je sais combien ce fut pénible pour toi. Mais il y a une raison à
tout. Tant de choses dépendent de ce que tu as accompli. Les enjeux sont énormes.
- Ces papiers sont bourrés de chiffres et de mots mystérieux! On se dit que personne ne pourra les lire.
- Oui.
- Et pourtant chacun d’eux recèle un certain pouvoir. Comme le philtre préparé par la servante d’ Isolde, hein? Elle rit.
Pas tout à fait, répondit-il, mal à l’aise.
- Comment cela? Tu veux dire que ces papiers ne sont pas destinés à engendrer un amour profond et durable entre notre chef intrépide et les dirigeants du Troisième Reich? Von Ribbentrop, Heydrich, Himmler et Hitler ne se prendront pas d’une passion empoisonnée pour la Russie?
Metcalfe la regarda attentivement et déglutit. Il découvrait sans cesse de nouveaux abîmes en elle; des profondeurs encore insondables pour lui. Tu disais que tu ignorais tout de ces choses. Mais je vois que ton ”ignorance” n’est pas si grande que tu le prétends, ma dusya .
- Merci, mon chéri. Mais je te retourne le compliment - toi et moi ne savons pas grand-chose, pourtant ce pas grand-chose ne veut pas dire rien du tout. Je crois me souvenir qu’un poète anglais disait qu’il faut se méfier du ”petit savoir”. Je me demande souvent si un petit peu plus que rien n’est pas plus dangereux que rien du tout. Qu’en penses-tu? Elle eut un sourire énigmatique. Viens, mon chéri. Maintenant c’est moi qui ai quelque chose à te montrer.
- Voilà qui m’intéresse , fit Metcalfe. Il la suivit dans le salon et fut surpris de voir dans un coin un arbre de Noël chargé de fruits et de décorations confectionnées à la main. Un arbre de Noël? S’exclama-t-il. N’est-ce pas interdit par la loi, dans ce paradis sans Dieu? Staline n’a-t-il pas aboli Noël?
Elle sourit et haussa les épaules. Ce n’est pas un arbre de Noël, mais un yolka . Il suffit de fixer une étoile rouge en haut et le tour est joué. De toute façon, décorer des sapins est une coutume païenne. Les chrétiens se sont contentés de l’adopter. Chez nous, le Père Noël s’appelle Dyed Moroz , le Père Givre.
- Et ça? , dit-il en désignant un coffret en bois verni, posé sur une table basse. Sur un lit de repos vert, deux pistolets de duel parfaitement assortis reposaient, coincés dans leurs habitacles. Les crosses en noyer finement ouvragées s’ornaient de feuilles d’acanthe; des flammes étaient gravées sur les canons d’acier octogonaux. Ils doivent bien avoir un siècle, fit-il.
- Plus que cela. Mon père y tient comme à la prunelle de ses yeux - ces pistolets de duel auraient appartenu à
Pouchkine.
- Extraordinaire!
- Nos dirigeants ont beau dire qu’ils sont en train de créer le nouvel homme soviétique, que nous sommes des êtres neufs, débarrassés de notre histoire, des vieilles traditions pernicieuses et de la corruption de nos ancêtres, les racines familiales sont trop ancrées en nous. Elles se matérialisent par de petits objets qui se transmettent de génération en génération et nous rappellent qui nous sommes, d’où nous venons. Quel est ce mot anglais que je trouve si beau, si poétique? Quand on le prononce on dirait qu’il émane de notre souffle, comme s’il était l’expression même de...
Metcalfe se mit à rire. Heirloom? Héritage?
- Oui, c’est cela!
- S’il y a de la poésie dans ce mot, c’est bien grâce à toi.
- Heirloom , répéta-t-elle lentement comme pour éviter de le bousculer, tel un objet ancien, fragile. Mon père possède de nombreux... héritages, des petits trésors secrets dont il est très fier. S’il les conserve si précieusement ce n’est pas à cause de leur valeur marchande mais parce que ses ancêtres y tenaient. A présent, il en est le dépositaire.
Par exemple, cette boîte à musique de Palekh. D’un geste de la main, elle désigna un coffret en bois laqué noir au couvercle orné d’un magnifique oiseau de feu multicolore. Ou bien cette icône de la Transfiguration datant du XV
siècle. C’était une plaque de bois peint mesurant dix centimètres sur douze environ. On y voyait Jésus en présence de deux disciples. Vêtu d’une tunique chatoyante, le Christ resplendissait d’une radieuse lumière spirituelle.
Et un jour, tout cela te reviendra.
Elle semblait pensive. On ne possède jamais vraiment les choses précieuses. On est juste chargés d’en prendre soin.
- Mais je ne vois rien ici qui t’appartienne en propre, Lana. Tes admirateurs doivent pourtant te couvrir de cadeaux.
Où les caches-tu?
- C’est à cela que servent les grand-mères. Elles vivent bien loin d’ici. A Yashkino.
- Où est Yashkino?
- Un petit village dans le bassin du Kouzbass. Il faut de longues heures de train pour y parvenir. Là-bas, les gens se disent des ”provinciaux purs et durs”. Pas pour se dénigrer mais par orgueil.
- Avec les Russes, on a parfois du mal à faire la différence. Mais au moins, tu possèdes un endroit sûr où cacher ton futur héritage.
- Tu as l’air d’imaginer la caverne d’ Ali-Baba. Mon trésor se réduit à un seul cadeau, venant d’un admirateur bien particulier - mais c’est un trésor à nul autre pareil.
- Voilà que ça recommence - bon, dis-moi, Lana, est-ce de l’orgueil ou du dénigrement?
- Qu’est-ce que ça peut faire?
- Tu ne vois pas que tu es en train de me rendre jaloux?
- Tu aurais tort. Le don de ton amour compte plus que tout à mes yeux. Elle l’attira contre elle. Mon Stiva, depuis le premier jour, ce que tu m’as donné compte plus pour moi que tu ne peux imaginer. Plus que tu ne pourras jamais imaginer.
- Lana, je...
Soudain, le téléphone sonna. Elle eut l’air inquiet. Il sonna plusieurs fois avant qu’elle ne se décide à décrocher.
Allô?... oui, c’est Lana. Elle pâlit, écouta en marmonnant quelques syllabes de temps en temps, puis remercia son interlocuteur et raccrocha.
C’était mon ami Ilya, le machiniste , expliqua-t-elle. Il la sentait agitée, presque effrayée. Quand on discute au téléphone, on utilise un code convenu entre nous. C’est ce qu’il vient de faire. Ilya dit que Kundrov, mon ange gardien, s’est rendu au Bolchoï aujourd’hui pour poser des tas de questions à mon sujet. Et sur mon ami, l’
Américain.
- Continue.
- Mais il a vu passer d’autres types. Des agents du NKVD. Ils sont tous à ta recherche. Ils utilisent le mot espion .
- Oui, répliqua Metcalfe nerveusement. Tous les Américains sont des espions.
- Non, cette fois c’est différent. Ils ont ordre de te rechercher et, s’ils te trouvent, de t’arrêter.
- Des menaces, tenta de la rassurer Metcalfe. Des menaces dénuées de fondement.
- Pourquoi, Stiva? Sont-ils au courant de cela, de tout cela?
Elle montra les documents qu’elle devait emporter chez Von Schüssler, dans la soirée.
Non, ils n’en savent rien.
- Tu n’oserais pas me mentir, Stiva. N’est-ce pas?
Se sentant incapable de répondre à cette question par un autre mensonge, il la prit dans ses bras. Je dois partir, dit-il. Ton père va arriver d’une minute à l’autre.
Chapitre 28
Ted?
- Oui?
- Vous me reconnaissez?
Il y eut un long silence. Oui, je crois. Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui se passe, mon vieux? La voix de Ted Bishop sonnait différemment - plus sourde, tendue. C’était la voix d’un homme terrifié. Metcalfe appelait d’une cabine téléphonique située à une centaine de mètres de l’appartement du père de Lana, sur la rue Petrovka. Le journaliste britannique était basé au Métropole qu’il quittait rarement.
Plus tard, répondit sèchement Metcalfe. J’ai besoin de votre aide.
- Vous rigolez? C’est truffé de boy-scouts ici.
- J’ai besoin que vous montiez dans ma chambre pour rassembler quelques affaires. Vous pouvez faire ça pour moi, hein? Vous connaissez le personnel depuis des années. Vous trouverez bien quelqu’un pour vous ouvrir.
- Ils me connaissent depuis des années certes, mais ça ne veut pas dire qu’ils m’apprécient. La familiarité alimente le mépris. Mais je vais voir ce que je peux faire.
- Je vous remercie. Je vous rappellerai dans quelques heures pour vous indiquer un lieu de rendez-vous.
- En parlant d’appels téléphoniques, quelqu’un vous a laissé des tonnes de messages urgents - ils me les ont même donnés, quand j’étais dans la salle à manger, au cas où je vous verrais. Un certain ” Mr. Jenkins”? Ce mec me paraît plutôt acharné.
- Mr. Jenkins - c’était Hilliard. Compris, fit Metcalfe. Merci.
- Très bien - euh, écoutez, je dis ça pour votre bien, ne remettez pas les pieds ici. Vous saisissez?
Metcalfe raccrocha et appela aussitôt l’ambassade des Etats-Unis. Il se présenta sous le nom de Roberts et voulut déballer son histoire de passeport perdu mais Hilliard prit très vite la communication.
Sacré nom d’un chien, où étiez-vous fourré? marmonna Hilliard d’une voix cassée par la peur et la colère. Mais qu’est-ce que vous avez pu fabriquer? Vous êtes grillé, vous savez cela?
- Oui.
- Ils réclament du sang, mon vieux. Il va falloir vous casser d’ici vite fait. Vous êtes hors-jeu.
Metcalfe se changea en bloc de glace. Il fallait qu’il quitte Moscou, l’ Union soviétique. Immédiatement. Il était grillé; désormais, il encourait au mieux une arrestation, au pire une exécution sommaire. Corky avait donné l’ordre de l’exfiltrer sur-le-champ.
J’aurais besoin de support. Ce qui signifiait des faux papiers, des visas, des billets d’avion. Documents que seul Corky était en mesure de fournir.
Evidemment. Le bon Dieu y a pourvu, mais Il veut que vous fassiez vite. Comme si vous étiez déjà parti. Compris?
- Compris. La manière dont Hilliard restituait les propos de Corcoran aurait pu être amusante, en d’autres circonstances. Actuellement, cela ne le faisait pas rire.
Quant à moi, j’ai terriblement envie d’un satsivi . Dans une demi-heure environ. Sur ces mots, Hilliard raccrocha.
Metcalfe sortit en trombe de la cabine téléphonique.
Le violoniste regarda le petit homme chauve à lunettes quitter l’entrée principale de l’ambassade américaine. Selon les renseignements qui lui avaient été fournis, il savait qu’il avait affaire à un fonctionnaire de rang inférieur, un troisième secrétaire, doublé d’un agent de renseignement américain.
Pendant qu’il filait l’ Américain, le vent tourna. Une bouffée de Barbasol vint lui chatouiller les narines. L’homme venait de se raser avec un savon à barbe de marque américaine.
Oui. Ce type-là le conduirait vers sa cible. Il en était sûr.
L’arme pesait lourd sous le manteau d’ Amos Hilliard. Il n’avait pas l’habitude de sortir armé, cette sensation lui faisait horreur et ce qu’il s’apprêtait à accomplir le rendait positivement malade. Mais il fallait obéir. Corky s’était montré inflexible. Le message codé n’avait rien d’ambigu.
Metcalfe représente un risque pour cette mission, et donc pour l’avenir du monde libre. C’est une triste nécessité, mais on doit l’éliminer.
Le jeune espion avait fait ce qu’on lui avait ordonné de faire. Mais à présent, il était grillé. Ces maudits agents du NKVD et du GRU sillonnaient Moscou dans la ferme intention de lui mettre la main au collet. Et ils y parviendraient; ce n’était qu’une question de temps. Impossible d’organiser une exfiltration.
Il était trop tard. Dès qu’ils l’auraient attrapé, ils l’interrogeraient comme les Russes en ont le secret. Metcalfe lâcherait le morceau; cela ne faisait aucun doute. Toute l’opération serait dévoilée, et cela Corky ne pouvait pas - ne voulait pas - en prendre le risque. Trop de choses étaient en jeu. Il ne permettrait pas que l’opération capote à cause d’un seul individu.
Dans des moments comme celui-là, Hilliard se demandait s’il était vraiment fait pour ce métier. Et surtout pour ce genre de mission. Il aimait bien Metcalfe, mieux encore il était persuadé que Metcalfe faisait partie des gentils, des types réglo. Ce jeune gars n’avait rien d’un traître. Seulement Corky avait donné un ordre, Hilliard n’avait pas le choix. Il avait un boulot à accomplir.
Metcalfe entra dans le restaurant Aragvi sept minutes avant l’heure du rendez-vous. Dans une demi-heure environ , signifiait trente minutes précisément; Hilliard était un homme précis. Il n’employait jamais un mot pour un autre et n’était jamais en retard. La file serpentant habituellement devant le restaurant n’était pas encore formée, l’heure du dîner n’ayant pas sonné. Tant mieux. Metcalfe surveillerait plus facilement les allées et venues. Il s’installa sur les marches du Télégraphe central, rue Gorki, pour mieux surveiller les parages. Pendant qu’il balayait l’espace compris entre l’entrée principale et les portes latérales du restaurant, il se souvint du coup de téléphone à Ted Bishop. Il lui avait promis de le rappeler pour lui fixer un point de rendez-vous. Cela pouvait attendre. Il le joindrait après avoir vu Hilliard. Son épaule le faisait moins souffrir mais un petit vaisseau sanguin continuait à battre douloureusement.
Amos Hilliard pénétra dans l’ Aragvi par l’escalier de derrière. Il savait qu’en passant par-là, son arrivée ne serait pas repérée. Ensuite, il emprunta le couloir sombre menant aux toilettes messieurs.
A sa grande surprise, il y trouva quelqu’un. C’était agaçant. Devant un lavabo, un homme se lavait les mains en les frottant vigoureusement au savon et à l’eau. Bon, peu importait. Hilliard attendrait. Dès que le type serait parti, il sortirait son Smith & Wesson et visserait le silencieux sur le canon filé spécialement modifié. Il vérifierait à deux fois pour bien s’assurer que la chambre de feu était chargée.
Stephen Metcalfe arriverait, s’attendant à recevoir des papiers d’identité et des instructions pour quitter discrètement la Russie. Loin d’imaginer ce qui allait se passer, il verrait Hilliard saisir un revolver et, avant de reprendre ses esprits, recevrait plusieurs balles dans le crâne. Tout cela dans le plus grand silence.
Hilliard en était malade mais, décidément, il n’avait pas le choix.
Embarrassé, il jeta un coup d’œil sur l’homme planté devant le lavabo, qui continuait à se laver les mains avec une remarquable constance. Jamais Hilliard n’aurait imaginé que ces savons soviétiques de merde pouvaient produire une telle mousse.
Ce visage inexpressif, ces traits aristocratiques, ces longs doigts délicats ne lui étaient pas inconnus. Une sonnerie d’alarme se déclencha dans sa tête. Il avait déjà vu cet homme quelque part. Et tout dernièrement, pensa-t-il. Etait-ce possible? Mais non. Ses nerfs lui jouaient des tours.
Puis l’homme leva les yeux. Lorsque leurs regards se croisèrent, Amos Hilliard sentit une inexplicable sensation de froid l’envahir.
Exactement une minute avant l’heure du rendez-vous, Metcalfe traversa la rue Gorki et marcha vers l’entrée de service du restaurant. Etant donné la fréquence des livraisons de nourriture et autres denrées, elle n’était pas verrouillée; il put donc entrer sans se faire remarquer et traversa le restaurant désert en direction des toilettes messieurs où il avait déjà rencontré Hilliard quelques jours auparavant.
La pièce lui parut inoccupée. Il hésita un instant. Devait-il verrouiller la porte, comme Hilliard l’avait fait la dernière fois? Il décida de n’en rien faire; Hilliard était en retard. D’un pas résolu, il s’avança vers les cabines fermées et, sous la porte de la dernière, aperçut Hilliard.
Ou plus exactement, ses chaussures et le bas de son pantalon. Ce pantalon de tweed et ces grosses chaussures de cuir marron ne pouvaient appartenir qu’à lui, en tout cas jamais un Russe n’aurait porté ce genre de vêtements.
Etrange, pensa-t-il. Pourquoi Hilliard l’attendait-il dans les toilettes et pas à côté des lavabos, comme la dernière fois?
- Amos! Appela-t-il sans obtenir de réponse. Amos , répéta-t-il, soudain inquiet.
Il tira la porte du cabinet. Le battant s’ouvrit lentement.
Dieu du ciel! Une nausée faillit l’étouffer. Il crut s’évanouir. Non, pas ça ! Amos Hilliard était assis sur les toilettes, la tête rejetée en arrière, les yeux injectés de sang. Il fixait le plafond. Du sang jaillissait de son nez, de sa bouche. Sa gorge avait été nettement entaillée juste sous le larynx. On voyait bien la marque de la ligature, un sillon écarlate, fin comme le fil d’un rasoir; l’arme du crime était un objet tranchant, aussi solide qu’un fil de fer. Le diplomate avait été
étranglé, garrotté de la même manière que Scoop Martin et les membres de la station parisienne.
Non! Hilliard venait à peine de rendre l’âme - il était arrivé voilà cinq minutes. Peut-être moins.
Metcalfe toucha le visage cramoisi de Hilliard. Il était encore tiède.
Le tueur rôdait sûrement dans le secteur.
Metcalfe se précipita vers la porte puis hésita. Le meurtrier devait l’attendre de l’autre côté, caché quelque part dans le restaurant désert, prêt à lui sauter dessus.
Metcalfe donna un violent coup de pied dans la porte qui s’ouvrit à toute volée. Il resta en retrait, accroupi contre le mur, à guetter ce qu’il se passait de l’autre côté, s’attendant à voir une silhouette surgir de l’ombre, garrot au poing.
Personne. Il passa d’un bond dans le couloir en tournant le buste de côté et d’autre, prêt à fondre sur son agresseur, s’il se montrait. Mais il n’y avait pas âme qui vive. Pourtant, le tueur ne pouvait pas avoir quitté les lieux depuis plus de deux minutes.
Il dévala l’étroit escalier en sautant deux ou trois marches à la fois, manquant de renverser un garçon chargé d’un plateau. Metcalfe jeta un coup d’œil au frêle jeune homme en uniforme de serveur et jugea aussitôt qu’il n’y était pour rien.
Dans le hall, une bouffée d’air froid lui indiqua que la sortie donnant sur la rue avait été ouverte récemment.
Quelqu’un était passé par là quelques instants plus tôt. Et ce n’était pas Metcalfe puisqu’il avait choisi d’emprunter un autre chemin. Le tueur. C’était tout à fait possible. S’était-il esquivé par cette porte?
Il poussa furtivement le battant d’acier en faisant bien attention à ne produire aucun bruit. A supposer que le tueur soit sorti par-là, il devait être en train de s’éloigner en marchant - courir l’aurait rendu suspect aux yeux des passants
- et donc Metcalfe avait une chance de l’apercevoir. Même s’il n’y avait qu’une faible chance de le prendre par surprise, il fallait tout faire pour la préserver. Il se glissa dans l’entrebâillement de la porte et la repoussa doucement pour la refermer derrière lui, soulagé du silence qui avait accompagné cette délicate opération.
A présent, il se trouvait à l’arrière du bâtiment où de grosses poubelles en métal débordaient de déchets alimentaires malodorants. Il regarda autour de lui, mais ne vit personne.
L’homme qui avait assassiné Amos Hilliard s’était évaporé.
Metcalfe était bien conscient qu’il valait mieux ne pas trop traîner dans le coin. Mais où aller? Impossible de regagner le Métropole. Il fallait se faire à cette idée. Il était bel et bien grillé. On l’avait vu utiliser une boîte aux lettres morte; le NKVD savait qu’il se livrait à des activités clandestines. Il devait impérativement quitter Moscou, et le plus vite possible. Dans cet Etat totalitaire où les individus comme les frontières subissaient une étroite surveillance, sortir était aussi difficile qu’entrer. Parmi les faux papiers d’identité restés dans sa chambre au Métropole, certains lui auraient été bien utiles mais le NKVD avait dû mettre la main dessus, à présent. Le geste le plus sage entre tous, le plus logique, consistait à contacter Corky et lui demander d’engager l’opération d’exfiltration mentionnée par Hilliard. Mais une exfiltration requérait de la coordination, d’âpres négociations à haut niveau. Les mystérieuses accointances de Corky lui faciliteraient la tâche. Le vieil homme était expert en la matière. Jamais un agent seul n’organisait d’exfiltration, sauf en cas d’extrême urgence.
Il voulait emmener Lana avec lui. Le climat ici n’était plus très sain pour elle, étant donné son implication. Il s’était promis de la protéger; maintenant, il fallait la sortir du pétrin.
Afin de mettre son plan à exécution, il devait joindre Corky. Et le meilleur moyen de le faire passait par Ted Bishop.
On ne pouvait appeler l’international qu’à partir de l’hôtel et il n’était pas question de remettre les pieds là-bas. A Moscou, les cabines téléphoniques ne donnaient accès qu’aux numéros nationaux.
Amos Hilliard était mort. Il n’avait plus d’émetteur.
Décidément, il ne lui restait que Ted Bishop. En tant que correspondant à l’étranger, l’homme était censé passer des appels longue distance de manière régulière, peut-être même tous les jours, soit de sa chambre d’hôtel soit de la Poste centrale. Donc Bishop pourrait facilement composer l’un des numéros d’urgence, à Londres ou à New York.
Dès qu’on décrocherait, il prononcerait quelques mots sans signification apparente qui alerteraient Corky sans que Bishop comprenne ce qu’il était en train de faire ni à qui il était en train de parler. Et même si Bishop, pour une raison ou pour une autre, se trouvait dans l’incapacité de téléphoner, il pourrait l’aider de diverses autres manières.
Une idée lui était venue en écoutant le programme radio de la BBC, à Paris. Chaque soir, à l’heure des nouvelles, ils diffusaient des dépêches codées, sous forme de messages personnels - des petites phrases d’apparence anodine, destinées à alerter les agents opérant sur le terrain et dont le sens véritable demeurait opaque pour tous les autres auditeurs. Pourquoi ne pas utiliser ces bulletins d’information pour passer son appel? décida Metcalfe. Il composa mentalement le message passe-partout que Bishop pourrait envoyer à son journal, le Manchester Guardian . Il choisirait peut-être une notule au sujet d’un concert, d’une représentation théâtrale - peut-être même d’un ballet -
où il insérerait certaines expressions dans la veine du langage codé inventé par Corky, assez banales pour échapper à
la vigilance des censeurs soviétiques. Elles parviendraient jusqu’à Corky, l’informeraient du guêpier dans lequel il était tombé, et de ce qu’il préconisait pour en sortir. Bien sûr, appeler un numéro prédéfini à Londres ou à
Washington serait nettement plus rapide.
Metcalfe répugnait à jouer franc-jeu avec Ted Bishop. Il devait continuer à lui cacher sa véritable identité et le but de sa mission à Moscou. Pour cela, il échafauderait un mensonge plausible en lui disant par exemple que les autorités soviétiques cherchaient à l’arrêter comme espion dans le but de renforcer la campagne de désinformation qu’ils étaient en train de mener contre les capitalistes étrangers. En tant que richissime homme d’affaires, il leur servirait de bouc émissaire. Voilà ce qu’il raconterait à Ted Bishop. Connaissant les convictions antisoviétiques de l’ Anglais, ce dernier tomberait certainement dans le panneau.
Après tout, songea Metcalfe, il avait déjà menti à une personne bien plus chère à son cœur. A une personne à
laquelle il tenait - non, qu’il aimait. Il se dit aussi que le mensonge commençait à devenir une regrettable habitude chez lui.
Mais en tout état de cause, Metcalfe ne pouvait faire aveuglément confiance au journaliste anglais. Il ne savait pas avec certitude à quel bord il appartenait. Donc pour l’instant, mieux valait ne se fier à personne. Avec Bishop, il jouerait de prudence.
Sans presser le pas, Metcalfe contourna l’arrière du restaurant Aragvi, de façon à se tenir éloigné des forces de police. Quelques pâtés de maisons plus loin, il trouva une cabine téléphonique plantée devant un dispensaire délabré: la Clinique centrale n 22. L’établissement semblait fermé; personne ne l’observait. Il appela le Métropole et demanda Ted Bishop.
Au numéro 7 de la rue Gorki, se dressait l’immeuble massif de la Poste centrale dont la construction s’était achevée en 1929. Conçu dans le plus pur style soviétique, il était imposant de l’extérieur comme de l’intérieur. Son architecture était censée donner une impression de solidité, de puissance, à l’instar d’une grande banque, ou d’une importante institution gouvernementale, ce qu’il était d’ailleurs. Les Moscovites faisaient la queue devant les guichets dans le but d’envoyer des télégrammes à leurs amis, à leurs parents habitant les coins les plus reculés de l’
Union soviétique, poster des paquets ou acheter des timbres, passer des appels internationaux dans des cabines mal aérées. Pourtant, malgré la prodigieuse hauteur de plafond, les colonnes et le granit, malgré la présence sur les murs du gigantesque emblème soviétique, le marteau et la faucille, il régnait ici, comme dans toutes les autres administrations du pays, cette atmosphère lente et morose, propre à la bureaucratie soviétique. Metcalfe se lova dans un renfoncement et attendit Ted Bishop.
Un homme entre deux âges passait un coup de fil dans l’une des cabines. En l’observant, Metcalfe se rendit compte combien les appels étaient contrôlés. D’abord, on vous demandait votre passeport ou votre carte d’identité, puis il fallait remplir un bordereau, régler d’avance, tout cela pour passer un coup de fil dont on était certain qu’il serait écouté. Un moment, il hésita à franchir le pas. Pourquoi ne pas jouer le tout pour le tout et téléphoner lui-même à
Corky? Mais il rejeta vite cette idée. Jamais il n’aurait accès à l’international avec ses faux papiers d’identité russes.
Quant à utiliser sa véritable identité, il n’en était pas question. Stephen Metcalfe était un homme recherché par les autorités. Daniel Eigen ne valait sans doute pas mieux. Non, il fallait que Ted Bishop passe ce coup de fil à sa place.
Lui seul pourrait le faire sans trop attirer l’attention.
Finalement, à l’heure dite, le journaliste replet franchit les portes massives. Il transportait le sac en cuir de Metcalfe et jetait des regards anxieux tout autour de lui. Metcalfe resta en retrait, le temps de s’assurer que Bishop n’était pas suivi. Bishop avançait toujours vers le centre de la rotonde, Metcalfe, lui, restait caché dans le renfoncement obscur, à scruter les portes d’entrée, au cas où le journaliste aurait entraîné quelque importun dans son sillage - un flic le filant à son insu, ou bien quelqu’un travaillant avec lui.
Metcalfe resta encore une minute à regarder Bishop faire les cent pas, la mine renfrognée, puis quand il le sentit sur le point de s’en retourner, émergea lentement de son alcôve.
A cet instant, Bishop, qui ne se savait pas observé, parut faire signe à quelqu’un. Un geste ostensible, l’index levé.
Metcalfe s’immobilisa dans son renfoncement et attendit.
Oui, Bishop avait bien fait signe à quelqu’un. Mais à qui?
Puis Metcalfe vit la personne à qui ce geste s’adressait.
De l’autre côté du hall, près d’un alignement de guichets comme ceux qu’on voit dans les banques, une porte s’ouvrit laissant passer un homme blond.
Un homme blond aux yeux pâles. L’agent du NKVD s’avança rapidement vers Ted Bishop et se mit à lui débiter un discours en russe, d’après les quelques bribes que Metcalfe put en percevoir.
Metcalfe sentit ses entrailles se changer en glace. Oh, Seigneur! Ted Bishop était une brebis galeuse.
Tout à coup, plusieurs détails lui revinrent en mémoire, dans un flux continu et précipité: la curiosité insatiable, joviale, typiquement journalistique du reporter, ses questions insidieuses. Ses rodomontades soviétiques cachaient de ténébreuses accointances. Il revit la scène de soûlographie dans sa chambre, le jour où Bishop s’était précipité
dans la salle de bains pour vomir. C’était sans doute une ruse, un simple prétexte pour fouiller les affaires de Metcalfe, ses gadgets d’espion comme le blaireau creux et la crème à raser, sans parler de ses nombreux faux papiers d’identité. Bishop avait eu tout le temps de les chercher pendant qu’il faisait semblant de vomir dans la salle de bains; il les avait certainement trouvés et connaissait donc toute la vérité sur Metcalfe. Le NKVD lui avait peut-
être même refilé le tuyau, après que ses gorilles eurent perquisitionné sa chambre. Le NKVD l’avait peut-être même chargé d’effectuer une deuxième vérification, plus méthodique que lors de leur première visite.
Tout était possible. Le reporter avait vécu des années à Moscou. Contre certains passe-droits, les autorités l’avaient peut-être convaincu de leur rendre quelques menus services. Une sorte d’accord. Un échange de bons procédés. Ou pire. Il arrivait que des étrangers soient carrément recrutés par le NKVD; Ted Bishop en faisait partie.
Ménage-toi toujours une porte de sortie , disait Corky. Aujourd’hui, Metcalfe n’avait pas eu le temps de respecter la consigne. Trop pressé, il avait omis de s’entourer de toutes les garanties nécessaires à sa sécurité. Et pourtant, sa vie même en dépendait.
Metcalfe se mit à longer les murs du grand hall d’un pas résolu, en prenant garde de ne jamais passer dans la lumière. Arrivé près des portes, il attendit le moment opportun pour sortir. Un couple s’approcha en se disputant violemment. Il leur emboîta le pas et franchit les portes avec eux. Arrivé sur le trottoir, il accéléra progressivement l’allure et quand il se retrouva rue Gorki, se mit à courir en direction du Bolchoï. Il fallait prévenir Lana au plus vite.
A moins qu’il ne soit déjà trop tard.
Chapitre 29
La façade du Bolchoï était éclairée de manière fort spectaculaire mais devant, tout était calme. Metcalfe en conclut que la représentation avait commencé. Il fit le tour du bâtiment et tomba sur une porte, sans doute l’entrée des artistes. Comme elle était verrouillée, il tambourina jusqu’à ce qu’un vigile lui ouvre. L’homme grand et maigre portait des lunettes cerclées d’or, un blazer bleu marine dont l’insigne indiquait SERVICE DE SECURITE DE
L’ACADEMIE NATIONALE DU THEATRE DU BOLCHOI La même inscription était cousue sur la visière de sa casquette.
Quand il vit l’homme debout devant lui, le vigile parut quelque peu rassuré.
Metcalfe s’était affublé d’une blouse blanche de médecin; un stéthoscope lui pendait autour du cou et, pour compléter le déguisement, il portait une sacoche en cuir noir. Il campait un médecin soviétique tout à fait convaincant. Son regard arrogant, presque impérieux, forçait le respect.
Pénétrer par effraction dans la clinique délabrée n’avait guère présenté de difficulté. Les mesures de sécurité étant quasiment inexistantes, la serrure avait cédé en quelques secondes. Il avait vite repéré le placard à vêtements contenant quelques rares blouses. Puis, dans un débarras voisin, il avait volé un stéthoscope et une sacoche de médecin. En tout, l’opération ne lui avait pas pris plus de cinq minutes.
Oui, docteur?
- Je suis le docteur Chavadze , annonça Metcalfe. Il avait choisi un nom géorgien pour justifier son léger accent. On vient de m’appeler pour une danseuse. Elle participe au spectacle de ce soir.
Le garde hésita. Laquelle?
- Comment diable voulez-vous que je le sache. Une tête d’affiche, je suppose, sinon on ne m’aurait pas dérangé en plein dîner. On m’a parlé d’une urgence - une fracture de fatigue. Bon, veuillez m’indiquer la direction des loges, tout de suite.
Le garde hocha la tête et ouvrit la porte en grand. Suivez-moi, je vous prie. Je vais chercher quelqu’un qui vous y conduira, docteur.
Un jeune machiniste débraillé, affublé d’une moustache naissante, escorta Metcalfe dans les coulisses labyrinthiques du Bolchoï. Ils traversèrent une série de corridors sordides, plongés dans la pénombre. Le machiniste murmura: On monte trois niveaux et c’est à gauche de la scène. Puis il ne prononça plus un mot; le spectacle était en cours.
L’orchestre jouait du Tchaïkovski; Metcalfe reconnut un thème de l’acte II du Lac des cygnes .
Comparée à la magnificence des espaces réservés au public, la saleté des coulisses était vraiment ahurissante. Ils passèrent devant des toilettes malodorantes, longèrent des couloirs grinçants; les plafonds étaient bas, de nombreuses lattes de parquet manquaient; ils contournèrent des passerelles rouillées, des échelles branlantes. De temps en temps, ils croisaient des groupes de danseurs costumés et lourdement maquillés, tirant sur leurs cigarettes. Quand ils passèrent près de la scène, l’orchestre entama l’émouvante mélodie du pas de deux. Les accents lancinants du hautbois, de la harpe, les amples trémolos des cordes lui donnèrent la chair de poule. Le faisceau incident d’un projecteur perçait la pénombre des coulisses d’une lumière bleue fantomatique; Metcalfe se figea, comme fasciné par la magie du spectacle.
Attendez , dit-il en posant la main sur l’épaule du machiniste. L’adolescent le considéra d’un air perplexe. Il ne comprenait pas pourquoi ce médecin s’intéressant tant à la représentation.
Il y avait quelque chose de surnaturel dans ce décor: un lac scintillant sous le clair de lune, une toile de fond figurant la forêt environnante. Plusieurs grands arbres en carton-pâte - et au centre, Lana. Metcalfe la dévorait des yeux, transporté d’émotion.
Vêtue d’un tutu blanc très ajusté, garni de plumes et de volants de tulle mettant en valeur sa taille fine, Lana incarnait Odette, la reine des cygnes. Sur ses cheveux relevés en chignon serré reposait un diadème de plumes blanches. Elle était aussi délicate et vulnérable qu’un bel oiseau. Les cygnes décrivaient des spirales autour du couple qu’elle formait avec le prince Siegfried puis, soudain, sortirent de scène en tournoyant. Odette et Siegfried restèrent seuls. D’un geste gracieux, il la souleva par la taille, la reposa délicatement; elle le prit dans ses bras, courba son cou gracile et de sa joue effleura la sienne. Metcalfe ressentit un ridicule accès de jalousie. Il s’agissait d’un spectacle de danse, rien de plus; la danse était son métier et le prince un simple collègue.
Très bien, fit Metcalfe. Allons dans la loge. Je l’attendrai. C’est bientôt l’entracte.
- Je crains que vous n’ayez rien à faire ici , articula une voix d’homme parlant anglais avec un accent russe.
Metcalfe se retourna, surpris - était-ce le jeune machiniste taciturne? -, et découvrit celui qui venait de l’interpeller.
L’homme blond aux yeux pâles.
L’agent du NKVD se tenait à quelques mètres de lui, le menaçant d’un pistolet.
Mais oui, c’est bien vous , dit l’agent du NKVD d’une voix à peine audible. Le jeune machiniste les contemplait, terrorisé. Je ne vous ai pas reconnu tout de suite. Je dois admettre que vous ne manquez pas d’imagination. Si vous teniez tant à voir danser Mlle Baranova, vous auriez dû acheter un billet comme tout le monde. Les spectateurs ne sont pas admis dans les coulisses. Suivez-moi, je vous prie.
Metcalfe sourit. Cette arme est inutile, rétorqua-t-il, à moins que vous n’ayez l’intention de vous en servir. Et je doute que vous oserez tirer au milieu d’un pas de deux. Une détonation risquerait de déconcentrer Mlle Baranova et gâcherait le plaisir des spectateurs, n’est-ce pas?
L’agent hocha la tête sans remuer un muscle de son visage. Je préférerais éviter de tirer mais si j’ai à choisir entre vous laisser filer et interrompre la représentation... en fait, je n’ai vraiment pas le choix.
- On a toujours le choix , répliqua Metcalfe en reculant à pas lents. Dans sa poche de poitrine, il sentait le poids de son propre pistolet, mais cela ne le rassurait pas; si jamais il y portait la main, le Russe le prendrait de vitesse.
Quelque chose dans son expression lui disait qu’il n’hésiterait pas à faire feu.
-Gardez les mains le long du corps , ordonna le Russe.
Coulant un regard sur sa gauche, Metcalfe repéra la présence de câbles fixés à un système de poulies. Ils étaient à
portée de sa main. Très au-dessus de lui, une paire de poids en plomb se balançait, retenue par des cordes passées dans des crochets métalliques. Il glissa discrètement les mains derrière le dos et recula de quelques centimètres comme s’il avait peur. Ne tirez pas, supplia-t-il d’une voix chevrotante. Dites-moi juste ce que vous voulez.
La corde ! Elle était toute proche; il la toucha du bout des doigts puis sortit lentement le couteau rangé dans sa poche de derrière et, toujours à l’insu du Russe, posa la lame aiguisée contre la corde tendue, scia une fois puis deux.
L’agent du NKVD se permit un imperceptible sourire tenant du ricanement. Je vois très bien ce que vous faites. Vous ne pouvez pas continuer à fuir; c’est fini pour vous. Je suggère que vous me suiviez sans faire d’histoires.
- Et ensuite? demanda Metcalfe.
La lame finit par sectionner la corde qui se déroula rapidement en lui glissant des mains. Libérés, les poids en plomb accrochés très haut dans les combles chutèrent à une vitesse terrifiante. L’homme blond se trouvait juste en dessous. Il dut percevoir le chuintement de l’air car il leva les yeux et fit un bond de côté à l’instant même où les deux masses jumelles allaient s’abattre sur lui. Elles ne le manquèrent que de quelques centimètres. Il était sauf mais son geste salvateur l’avait déséquilibré. Et bien sûr son arme n’était plus braquée sur Metcalfe. Le jeune machiniste émit un jappement apeuré avant de s’enfuir à toutes jambes.
Au lieu de faire de même, Metcalfe bondit sur l’homme blond et le heurta si violemment qu’il le renversa. Lui collant les bras contre terre, il lui enfonça son genou dans le ventre et le cloua au sol.
Soudain, un surprenant brouhaha se déclencha dans la salle de spectacle. L’orchestre avait cessé de jouer; on n’entendait plus que les exclamations des spectateurs. Metcalfe ne put voir ce qui se passait car déjà le blond contre-attaquait. Il s’arc-boutait pour se relever, bandait les muscles de ses bras puissants mais le choc lui avait coupé le souffle et ses tentatives restaient vaines. Soudain quelque chose de dur s’écrasa sur le crâne de Metcalfe.
On venait de le frapper par-derrière et si rudement qu’il sentit le goût du sang sur sa langue. Un coup de crosse: le Russe avait réussi à libérer sa main droite et tentait de l’assommer avec son pistolet.
Metcalfe grogna de douleur et réagit en comprimant encore plus rageusement le ventre de l’homme. En même temps, il s’empara de son arme et lui en assena un coup sur la tempe avec une force telle qu’il se demanda une seconde s’il ne l’avait pas tué.
Le blond perdit connaissance. Son corps devint tout mou, ses bras retombèrent, ses yeux se révulsèrent. Il était inconscient - mais pour combien de temps?
A présent, les cris fusaient d’un peu partout. Des machinistes accouraient pour s’emparer de lui. Lorsque Metcalfe sauta sur ses pieds, il vit qu’il était coincé. Il pivota sur la droite, se rua vers une échelle métallique et grimpa. Elle menait à une passerelle composée de planches et de tubes passant juste au-dessus de la scène. Après avoir pris pied sur la passerelle, il retira l’échelle devant le nez de ses poursuivants. Quand il commença à longer la passerelle, il réalisa enfin l’étendue des dégâts que son geste avait occasionnés. En sciant la corde, il n’avait pas seulement détaché une paire de poids en plomb. Rien d’étonnant à ce que la musique se soit tue et que les spectateurs affolés aient bondi de leurs sièges en vitupérant. Le lourd rideau pare-feu était tombé sur le devant de la scène, interrompant la représentation de manière tout à fait impromptue: les gens avaient dû croire qu’un incendie venait de se déclarer quelque part dans le théâtre. Ils se pressaient en masse vers la sortie!
La passerelle conduisait à une autre plus étroite. Metcalfe s’y engagea et courut jusqu’à une sorte de guichet menant à un panneau d’accès en bois. En bas, les hurlements gagnaient en intensité, en frénésie, tandis que les spectateurs suivaient du regard les efforts des membres de l’équipe pour arrêter l’intrus en blouse blanche qui avait actionné le rideau en plein milieu du Lac des cygnes. Le panneau pivota, Metcalfe franchit l’ouverture et se retrouva dans une épaisse pénombre. Il avança à tâtons le long d’un tunnel étroit et bas de plafond. Les bruits de voix venant de la scène lui parvenaient étouffés. Il progressa tant bien que mal les mains tendues devant lui pour éviter les obstacles invisibles.
Un rai de lumière au ras du sol lui indiqua la présence d’une autre porte; Metcalfe s’arrêta, palpa le chambranle en bois grossier puis la poignée, ouvrit et se retrouva dans un corridor peu éclairé qu’il crut reconnaître. Mais oui! Il était déjà passé par ici, la dernière fois qu’il était entré dans les coulisses pour voir Lana. En un clin d’œil, il se repéra.
Il fallait juste prendre en sens inverse puisqu’il était arrivé de l’autre côté. Il enfila un couloir à gauche et déboucha sur les loges. La troisième, marquée BARANOVA, S.M. , était entrouverte.
Il se précipita et quand il arriva devant, entendit des voix à l’intérieur. Elle était là! Vêtue de son tutu immaculé, toujours coiffée de son diadème de plumes, elle discutait avec un jeune homme aux joues rouges, un membre de l’équipe.
-Ce n’est rien, disait le garçon à la danseuse étoile. Juste une fausse alerte - il y a eu un problème technique dans les cintres, certainement.
- Mais c’est dingue! répliqua Lana. Ça n’est jamais arrivé! Où est le directeur, le régisseur? Il faut faire une annonce!
Tout à coup, elle leva les yeux, bouche bée. Stiva! cria-t-elle. Que fais-tu...?
- Vite, Lana. Ecoute-moi! Il regarda l’assistant puis de nouveau Lana comme pour l’interroger.
Tout va bien, Stiva. C’est Ilya, mon ami. Celui qui m’a prévenue, l’autre jour!
- Non, je suis désolé, Lana. Il faut que je te parle seul à seule.
Il désigna la porte; Ilya hocha la tête d’un air confus et s’éclipsa.
Lana se jeta dans les bras de Metcalfe. Malgré son épais maquillage de scène, ses yeux soulignés de khôl, elle était toujours aussi ravissante. Que fais-tu là? Tu es vêtu comme... Je vois. Tu t’es introduit ici en te faisant passer pour un médecin. Mais tu n’aurais pas dû venir! Stiva, que se passe-t-il?
- Lana, tout cela devient trop risqué! Je quitte le pays et je veux que tu m’accompagnes.
- Quoi? Pourquoi dis-tu cela?
Il lui résuma les derniers événements. La trahison de Ted Bishop, la rencontre de l’agent du NKVD près de la boîte aux lettres. Ils ont établi des rapprochements. Ils savent qui je suis. Ils m’ont vu récupérer les documents. Ils connaissent mes liens avec toi. C’était simple pour eux. Je ne veux pas qu’ils te fassent subir le même traitement. Je ne le permettrai pas!
- Stiva! Explosa Lana. Le danger est partout, ici. Ce que je fais comporte un risque mais j’ai choisi de le faire. Et sache que je n’agis pas contrainte et forcée par toi mais parce que j’estime que cette cause est bonne, que de mes actions sortira quelque chose de bien - pour la patrie et pour mon père. Non, je ne m’enfuirai pas avec toi, tu comprends?
Maintenant, je t’en prie... il faut que tu partes.
- Je ne partirai pas sans toi.
Lana semblait apeurée. Non, Stiva, je ne peux pas quitter la Russie.
- Tu n’es pas en sécurité ici.
- Je ne recherche pas la sécurité. Je vis ici parce que c’est ma patrie. C’est dans mon sang.
- Lana...
- Non Stiva!
Il était inutile de discuter davantage; c’était à devenir fou! Metcalfe enleva sa blouse blanche, son stéthoscope et les fourra dans la sacoche vide. Bon d’accord, agis à ta guise. Pour l’instant, j’ai besoin de sortir d’ici sans me faire voir.
Hélas, je suis connu comme le loup blanc dans ce théâtre. Ils vont me chercher partout. Dans une minute, ils seront là.
- Attends, dit-elle. Elle ouvrit la porte et fit un pas dans le couloir. Metcalfe l’entendit discuter avec quelqu’un. Elle revint un instant plus tard. Ilya va t’aider.
- Tu lui fais confiance?
- Aveuglément. Et tu peux faire de même. Il connaît tous les passages secrets de ce théâtre. En plus, c’est lui qui conduit le camion qui transporte les décors. Il peut te faire quitter Moscou.
- Mais pour aller où?
- Il y a un hangar dans les faubourgs de Moscou où le Bolchoï entrepose ses décors les plus volumineux et les accessoires qu’on n’utilise pas. Il sert aussi d’atelier pour la fabrication des décors. Les lieux sont gardés mais l’homme peut se laisser corrompre - et pour pas cher.
Metcalfe hocha la tête. Je pourrai me cacher là-bas?
- Il y a des tas de cachettes. Tu pourras y rester deux jours au moins.
- Je n’ai pas besoin de tant de temps. Il me faut simplement une base d’où je pourrai repartir une fois que j’aurai organisé ma prochaine étape.
On entendit frapper à la porte. Ilya entra et lui tendit sans ménagement un grand masque, un capuchon et une tunique noire. C’est le masque du Baron Von Rothbart , expliqua-t-il. Ou plutôt, un masque de rechange. Il ne l’utilise jamais.
Metcalfe le saisit, visiblement impressionné. Le mauvais génie. Le sorcier qui a changé Odette en cygne pour la garder prisonnière. Bonne idée. C’est le seul moyen de circuler ici sans attirer les soupçons.
Ilya le remercia d’un sourire. Je ferais l’impossible pour aider un ami de Lana. Ecoute, Lana, Grigoriev a demandé
qu’on reprenne le spectacle tout de suite.
- Stiva, dit Lana en se blottissant de nouveau contre lui. Elle le serra dans ses bras. Je préférerais rester avec toi au lieu de retourner sur scène. Tu le sais.
- C’est là que se trouve ta place, répondit Metcalfe. Sur scène.
- Ne dis pas cela!
- Mais c’est vrai, rétorqua Metcalfe. Et ne prends pas cela comme un reproche. C’est sur scène que tu vis pleinement.
- Non, dit-elle. Je vis pleinement quand je suis avec toi. Mais tout ceci - elle désigna son costume puis son geste s’étendit à la loge qui les entourait - tout ceci fait partie de moi, également. Nous nous reverrons bientôt, mon Stiva.
Ilya prendra soin de toi. Elle lui déposa un baiser sur les lèvres et sortit précipitamment de la longe.
Le couloir des loges grouillait de monde, à présent. Les danseurs en costume se précipitaient vers la scène. Un homme, un responsable apparemment, frappait dans ses mains pour les inciter à se dépêcher. Au beau milieu de cette cohue, Ilya et Metcalfe parvinrent à se déplacer sans éveiller les soupçons grâce au masque et à la tunique noire. Pour tout un chacun, Metcalfe n’était autre que le personnage de comédie connu sous le nom de Baron Von Rothbart ; il n’y avait plus qu’à espérer que le vrai Von Rothbart ne se montre pas. Mais fort heureusement, on ne le vit pas. Puis Metcalfe aperçut une paire de vigiles parmi la foule des artistes. Ils scrutaient les visages des gens qu’ils croisaient tout en leur hurlant des questions. Metcalfe passa à quelques centimètres de l’un des gardes, les nerfs tendus à se rompre. Il s’attendait à ce qu’on l’arrête pour l’interroger mais il n’en fut rien. C’était comme s’il avait été invisible. Les gardes ne lui accordèrent pas la moindre attention. Le masque qu’il portait ne cachait pas seulement son visage, il légitimait sa présence en ces lieux. En tant qu’artiste, il devenait intouchable.
Les risques d’être découvert semblèrent diminuer dès que les deux hommes eurent bifurqué pour gagner une partie du couloir que Metcalfe n’avait encore jamais vue. Elle menait à un escalier de service très raide. Ilya le lui désigna d’une petite chiquenaude. Ils s’engagèrent dans la cage obscure et descendirent sans bruit.
Au même instant, à l’étage inférieur, un vigile se mit à escalader les marches. En les voyant, il tendit la main pour les arrêter.
L’estomac de Metcalfe se serra.
Hé, Volodya! lança Ilya sur un ton jovial. Mais qu’est-ce que tu fiches ici?
Le vigile connaissait l’habilleur de Lana! On cherche un intrus habillé en médecin, l’informa le garde.
- En médecin? Je ne l’ai pas vu, désolé, répondit Ilya. Mais si mon ami ici présent ne rejoint pas la scène dans trente secondes, je perds mon boulot. Il se remit à descendre, suivi de près par Metcalfe.
Attends une minute! leur hurla le garde.
Ilya se retourna. Metcalfe se figea sur place.
Tu as promis de me refiler deux billets pour la représentation de samedi, se plaignit le garde. Où sont-ils?
- Donne-moi encore un peu de temps, répliqua Ilya. Venez, Baron, il faut qu’on y aille. Il se remit à descendre, Metcalfe sur les talons.
Arrivés au pied de l’escalier, Ilya le conduisit à travers un autre dédale. Finalement ils arrivèrent devant une porte métallique. Après quelques manœuvres, l’habilleur vit à bout du verrou et ouvrit le battant à toute volée. L’entrée du bétail, annonça-t-il.
- Le bétail?
- Les chevaux, les ours, parfois même les éléphants quand nous donnons Aïda . Les bêtes sentent trop mauvais pour qu’on les fasse passer par l’entrée des artistes, crois-moi. Tu imagines un peu, avec les bouses qu’elles lâchent partout!
Metcalfe ôta son masque. Ils traversèrent en toute hâte un long tunnel de brique qui empestait les excréments d’animaux. Le sol de ciment était jonché de paille. Ils débouchèrent sur une aire de chargement ouverte, où
plusieurs camions stationnaient. Sur chacun d’eux étaient peints les mots THEATRE ACADEMIQUE NATIONAL DU
BOLCHOÏ Ilya courut vers les doubles portes fermant le hangar, les déverrouilla puis les ouvrit d’une poussée. A l’extérieur, le bruit de la circulation tenait du rugissement. Ilya sauta dans la cabine d’un camion. Metcalfe ouvrit la portière arrière et monta. Le compartiment contenait d’immenses toiles peintes, serrées les unes contre les autres. Il parvint à se faufiler entre deux et referma la porte.
Le moteur toussota puis se mit à tourner. Ilya appuya plusieurs fois sur l’accélérateur pour le faire chauffer et enfin le véhicule se décida à rouler.
Metcalfe s’affaissa sur le sol de métal rouillé qui vibrait davantage à chaque nouvelle accélération. L’odeur du carburant était presque insupportable.
Le voyage serait relativement long jusqu’aux faubourgs de la ville. Il s’installa comme il put. Bien que plongé dans une obscurité profonde, il voyait nettement le visage de Lana. Ses traits angéliques luisaient comme une luciole dans son esprit. Il repensa à leur conversation. Il retrouva les mots qu’elle avait eus pour repousser son avertissement. Il revit la façon dont elle l’avait embrassé avant de tourner les talons comme pour s’esquiver. Cette femme était si brave, si impétueuse. Si passionnée.
Quand il lui avait proposé de l’aider à quitter le pays, elle lui avait opposé un refus catégorique. Malgré sa profonde déception, il la comprenait. Elle ne pouvait quitter son père, sa patrie. Pas même pour suivre son Stiva. Ses liens avec la Russie étaient plus puissants que tout; telle était la triste vérité.
Soudain, le camion freina; le moteur se tut. Cela faisait à peine cinq minutes qu’ils avaient quitté le Bolchoï. Qu’était-il arrivé - Ilya était-il descendu? Le moteur n’était pas tombé en panne; on l’avait juste coupé. Le camion n’était pas arrêté à un feu, sinon le moteur tournerait encore. Metcalfe tendit l’oreille dans l’espoir de discerner un signe quelconque, des voix. Mais il n’entendit rien. Il se leva et grimpa derrière une toile peinte pour se cacher au cas où le camion serait fouillé. Toujours coincé entre deux décors, il attendit. Brusquement, la porte du camion s’ouvrit et une étrange lumière jaune inonda l’habitacle. Metcalfe ne remuait pas un cil. Pour se rassurer, il se répétait que si fouille il y avait, elle serait rapide et superficielle. En voyant tous ces décors de théâtre entassés, le garde ou qui que ce fût d’autre renoncerait vite à poursuivre son inspection. Il refermerait la portière et le camion repartirait sans encombre.
-Pourquoi? se demandait Metcalfe. Pourquoi les avait-on arrêtés?
Il est au fond! Clama une voix.
La voix d’Ilya. Metcalfe la reconnut sans peine.
Plusieurs autres voix résonnèrent, accompagnées de bruits de pas assourdis. Quelqu’un grimpa à l’arrière du camion.
De nouveau, le jeune habilleur - décidément c’était bien sa voix - prit la parole: Je vous assure, il est à l’intérieur.
Mais c’était impossible. Ce n’était pas Ilya! Et si c’était lui, à qui donc s’adressait-il?
On écarta brusquement les toiles. Metcalfe apparut. Deux hommes l’aveuglèrent de leurs torches. Deux hommes en uniforme. Des uniformes du Bolchoï? Des vigiles travaillant pour le théâtre?
Nullement. Il reconnut l’emblème du serpent enroulé autour du poignard, cousu sur les épaulettes. Mais cela n’avait aucun sens!
Les deux agents s’emparèrent de lui et le firent descendre sans ménagement. Metcalfe comprit aussitôt qu’il serait inutile de résister; le camion était entouré d’officiers en uniforme. Dans un coin, Ilya tirait tranquillement sur une cigarette, tout en bavardant avec certains d’entre eux. Son allure décontractée prouvait qu’il ne s’agissait pas d’une interception. Il n’avait pas été arrêté de force. Il connaissait ces gens-là. Plus ou moins bien. En tout cas, il avait l’habitude de les fréquenter. Il travaillait avec eux.
Le camion était garé dans une cour. Metcalfe avait déjà vu cet endroit, mais seulement sur des photographies.
Jamais il n’aurait imaginé qu’un jour il le verrait de ses propres yeux.
Des menottes se refermèrent sur ses poignets; on le poussa pour l’obliger à avancer. Un peloton d’hommes en uniforme l’escorta.
-Ilya, cria Metcalfe. C’est un malentendu. Fais quelque chose!
Mais déjà Ilya s’installait au volant de son camion. Il jeta sa cigarette sur le sol en ciment, salua ses compagnons d’un geste amical, démarra et disparut au loin.
Poussé, traîné par les gardes, Metcalfe passa sous un proche en briques jaunes dont l’aspect familier lui donna la nausée.
Il se trouvait dans le quartier général du NKVD.
La Loubianka.
Chapitre 30
Le terme cauchemar eût été inexact. Les cauchemars ont beau receler un infime joyau de réalité, ce ne sont que des songes qui s’évanouissent au réveil. L’horreur se dissipe avec le sommeil. Metcalfe ne vivait pas un cauchemar mais la réalité, sa propre réalité. Et il n’existait pas de porte de sortie. C’était cela le plus terrible. Au cours de sa dernière année passée dans le réseau d’ Alfred Corcoran, il s’était trouvé impliqué dans bon nombre de situations plus qu’inconfortables. A plusieurs reprises, il avait failli être démasqué, il avait échappé à des contrôles, à des arrestations. On lui avait tiré dessus, il était passé à deux doigts de la mort. Il avait assisté à des meurtres, des amis chers à son cœur étaient morts devant ses yeux.
Mais tout cela n’était rien face à l’horreur qu’il était en train de vivre.
On l’avait jeté dans une cellule de l’infâme prison de la Loubianka, un monde clos d’où personne ne s’échappe, où
les talents qui lui avaient permis de sortir de tant de situations inextricables se révéleraient inefficaces. Il ignorait depuis quand il végétait dans ce cachot: dix heures? Vingt heures? Faute de voir le soleil se lever, se coucher, en l’absence d’horaires, de rythmes, il perdait la notion du temps.
Il faisait un froid polaire dans cette étroite cellule isolée au fond d’un souterrain. Un matelas épais de trois centimètres à peine garnissait le sommier de métal sur lequel il était allongé. Les innombrables prisonniers qui l’avaient précédé en ces lieux y avaient laissé une odeur pestilentielle. La couverture de laine grise grossière ne mesurant pas plus d’un mètre vingt de long ne lui couvrait que les jambes et pas grand-chose d’autre.
Bien qu’accablé de fatigue, Metcalfe n’arrivait pas à dormir: une puissante lumière électrique illuminait sa cellule à
toute heure du jour et de la nuit et à travers les lattes métalliques d’un store filtraient des rayons d’une lumière artificielle venant de quelque part à l’extérieur. Ils ne voulaient pas qu’il dorme; ils cherchaient à l’épuiser physiquement et mentalement. Toutes les trente secondes, le disque de métal couvrant le judas de la porte glissait et un œil inquisiteur s’y encadrait. Dès qu’il faisait mine de se protéger le visage avec la couverture, un garde ouvrait le judas et lui aboyait de l’enlever. Dès qu’il se tournait vers le mur, un garde lui intimait de se coucher sur le dos.
Il faisait si froid que sa respiration se changeait en buée. Il ne parvenait pas à réprimer ses grelottements. On lui avait ordonné de se déshabiller puis ses vêtements avaient été taillés en pièces avec des lames de rasoir, ses boutons arrachés, sa ceinture confisquée. Après une fouille au corps, on l’avait fait passer sous la douche mais sans lui donner de serviette pour se sécher. Il avait dû renfiler ses vêtements en lambeaux sur sa peau humide puis avait traversé une cour glaciale pour gagner une autre partie du bâtiment où on avait pris ses empreintes et sa photo, de face et de profil.
Il en connaissait un bout sur la Loubianka mais son savoir se résumait à ce qu’il avait plu glaner parmi les textes documentaires, les rapports du renseignement et les bruits de couloir. Rien que du théorique, pas du vécu. Il savait par exemple que, avant la Révolution, le plus vieux bâtiment du complexe de la Loubianka avait servi de siège social à la Compagnie d’assurances de toutes les Russies. Il savait aussi que la Tchéka, premier avatar de la police secrète soviétique, l’avait investi pour y installer des bureaux, des salles d’interrogatoire, des cachots.
C’était une usine de mort. On exécutait les prisonniers importants au sous-sol du numéro 1 de la rue Dzerjinski, la plus secrète des annexes de la Loubianka. Il avait entendu dire qu’au moment des exécutions, les prisonniers étaient conduits dans une salle de cette cave. On y déployait une bâche sur le sol et soit au moment où le supplicié faisait son entrée, soit quand il se tournait vers le mur, on lui tirait une balle dans la nuque avec un pistolet automatique Tokarev à huit coups. Les bourreaux étaient grassement rétribués. Exclusivement des hommes, la plupart du temps illettrés, ils exerçaient un métier à haut risque étant donné les ravages causés dans leurs rangs par l’alcoolisme et le suicide.
Aussitôt après, on emportait le corps pour l’enterrer dans une fosse commune. Une femme de ménage venait nettoyer. Un médecin au service du NKVD constatait la mort puis établissait un certificat de décès. La vie de la victime s’achevait officiellement avec la production de ce macabre document, sauf lorsqu’il s’agissait de quelqu’un de connu. Dans ce dernier cas, on racontait à sa famille que le prisonnier avait été condamné à dix ans de prison, qu’il était interdit de correspondance et le tour était joué. On n’entendait plus jamais parler de lui.
Metcalfe savait tout cela mais ignorait tant de choses par ailleurs. Avait-il été trahi - ou le NKVD avait-il simplement décidé que le moment était venu de l’arrêter? On l’avait surpris aux abords d’une boîte aux lettres morte; sa chambre d’hôtel avait été fouillée, son émetteur découvert. Ils possédaient une douzaine de raisons valables pour l’incarcérer.
Mais pourquoi Ilya, l’ami de Lana, son habilleur, quelqu’un du Bolchoï - un garçon auquel elle semblait faire implicitement confiance, qui l’avait avertie qu’on la soupçonnait - l’avait-il conduit ici? Pourquoi lui?
Ilya devait leur servir d’informateur. La chose n’avait rien de saugrenu. Ce garçon représentait un rouage infime de la grande machine du NKVD, comme tous ses semblables au sein de la société soviétique. La police secrète choisissait telle ou telle personne, la menaçait de s’en prendre à un membre de sa famille ou de dévoiler quelque insignifiant trafic - ou tout simplement lui versait un salaire symbolique en échange de sa collaboration. Le NKVD soupçonnait Metcalfe, il savait qu’il rendait régulièrement visite à Lana. Par voie de conséquence, engager ou soudoyer le fidèle assistant de la célèbre ballerine pour qu’il leur serve Metcalfe sur un plateau tombait sous le sens.
Mais était-il possible... était-il possible que Lana elle-même l’ait trahi?
Elle ferait n’importe quoi pour protéger son père. A supposer qu’ils aient exercé une pression sur elle - un chantage insoutenable -, aurait-elle pu craquer et se ranger du côté du NKVD? Cette hypothèse n’avait rien de rocambolesque si on y réfléchissait bien.
Puis une pensée nauséeuse lui vint à l’esprit: Pourquoi la trahison de Lana serait-elle si inconcevable... alors que toi-même tu lui as menti?
Il ne savait que penser. Il était si harassé que tout se mélangeait dans sa tête.
Un cliquetis métallique le fit sursauter. Une clé tourna dans le verrou de sa cellule. Metcalfe se redressa et se tendit, prêt à affronter l’inconnu. Trois gardes en uniforme entrèrent. Pendant que les deux subalternes le menaçaient de leurs armes, leur chef hurla: Debout!
Metcalfe se leva sans les lâcher du regard. Non seulement il était seul contre trois, mais même s’il parvenait à
s’emparer d’une arme, et qu’il la pointe sur la tempe d’un de ses geôliers, même s’il arrivait à prendre un otage, jamais il ne pourrait sortir de là. La meilleure solution consistait à coopérer jusqu’à ce qu’une occasion se présente.
Quelle heure est-il? demanda-t-il.
- Les mains dans le dos! , tonna le chef.
On le conduisit dans un couloir sombre jusqu’à une porte en fer trouée d’une petite grille. Il s’agissait d’un ancêtre de l’ascenseur. On lui écrasa le visage contre la paroi intérieure de la cabine, la porte se ferma d’un coup sec et l’ascenseur se mit à monter.
Ils débouchèrent sur un long corridor aux murs peints en vert clair et au parquet couvert d’un long tapis d’ Orient.
Les globes de verre blanc suspendus au plafond fournissaient une lumière pisseuse.
Regarde droit devant toi, c’est tout, ordonna le geôlier en chef. Les mains derrière le dos. Ne regarde pas sur le côté.
Metcalfe marchait, flanqué de deux gardes. Le troisième le suivait de près. Du coin de l’œil, il aperçut un alignement de bureaux. Certaines portes étaient ouvertes. A l’intérieur, des hommes et des femmes étaient penchés sur leur ouvrage. Tous les vingt pas environ, on croisait un garde en uniforme.
Soudain, on le poussa vers le mur. Il se retrouva coincé au fond d’une niche de la taille d’une cabine téléphonique, le temps de céder le passage à un personnage important ou à quelque fonctionnaire que sa vue aurait pu importuner.
Ils arrivèrent enfin devant une large porte de chêne sombre. Le chef des gardes frappa. Au bout de quelques secondes, un petit homme aux cheveux clairs, pâle comme un spectre, ouvrit. Il devait faire office de secrétaireréceptionniste, d’aide de camp en quelque sorte. Son bureau servait d’antichambre à celui de son supérieur. Sur sa table de travail trônaient une machine à écrire et plusieurs téléphones. On signa des papiers dont la copie fut remise au chef des gardes. Metcalfe regardait la scène en silence, attentif à ne trahir aucune émotion, aucune anxiété.
L’aide de camp frappa à une porte puis souleva une petite trappe percée dans le battant.
Prisonnier 08, dit-il.
- Entrez, répondit une voix.
L’assistant ouvrit et s’effaça pour laisser passer Metcalfe escorté du chef des geôliers. Les autres restèrent en retrait, au garde-à-vous.
Ce bureau spacieux ne pouvait appartenir qu’à un haut fonctionnaire. Un grand tapis d’ Orient couvrait le sol; les meubles étaient sombres, massifs. Contre un mur se dressait un gros coffre-fort. Sur un énorme bureau couvert de repos vert s’entassaient des dossiers et une batterie de téléphones. Un homme mince et fragile était assis derrière.
Vêtu d’un uniforme gris empesé, il avait un front haut, bombé, un crâne dégarni, et ses lunettes rondes sans monture dilataient ses yeux de manière grotesque. Sans prendre la peine de se lever, il fit un geste rapide de sa main décharnée. Le garde pivota sur ses talons et sortit de la pièce, laissant Metcalfe planté là.
Le binoclard se pencha sur son bureau et, pendant quelques minutes, compulsa divers documents comme si Metcalfe n’était pas devant lui. Après avoir sorti un épais dossier, il leva les yeux vers son visiteur, sans rien dire.
Metcalfe reconnut la bonne vieille technique d’interrogatoire; face au silence obstiné, le sujet inexpérimenté avait tendance à se sentir embarrassé, il devenait anxieux. Ne manquant pas d’expérience, Metcalfe décida de rester coi jusqu’à ce que l’interrogateur ouvre les hostilités.
Cinq bonnes minutes passèrent. Enfin, le binoclard se fendit d’un sourire et dit dans un anglais châtié: Préférez-vous vous exprimer dans votre langue? Puis il passa au russe: Ou bien en russe? Je sais que vous le parlez couramment.
Metcalfe cligna les yeux. L’anglais lui donnerait un avantage, pensa-t-il. L’homme du NKVD ne maîtrisait sans doute pas toutes les subtilités de cette langue, contrairement à lui. Il répondit donc en anglais: Peu m’importe. L’essentiel est de pouvoir discuter de manière franche et cordiale. Etes-vous investi de ce pouvoir, camarade...? J’ai peur d’avoir mal entendu votre nom.
- Je ne me suis pas présenté, comme vous dites, vous autres Américains. Vous pouvez m’appeler Roubachov. ”
Monsieur Roubachov”, pas ”camarade” - nous ne sommes pas des camarades, monsieur Metcalfe. Asseyez-vous, je vous prie.
Metcalfe s’installa sur l’un des deux grands canapés de cuir vert, près du bureau de Roubachov. Au lieu de l’imiter, ce dernier resta debout. Derrière lui trônaient trois cadres représentant Lénine, Staline et Félix de fer alias Dzerjinski, l’infâme fondateur de la Tchéka. Roubachov était placé de telle sorte qu’il semblait faire partie de cette galerie de portraits.
-Voulez-vous un verre de thé, monsieur Metcalfe?
- Non, merci.
- On m’a dit que vous n’aviez pas touché à la viande qu’on vous a servie. J’en suis navré.
- Oh, ainsi donc c’était de la nourriture? Il revit l’assiette en aluminium qu’on lui avait jetée comme à un chien. Une soupe claire où surnageaient quelques morceaux d’abats, accompagnée d’un quignon de pain noir rassis. Combien de temps s’était écoulé depuis? Combien de temps depuis qu’on l’avait précipité au fond de cette cellule?
Certes, cet endroit n’a rien d’une station thermale sur la mer Noire, et pourtant votre séjour pourrait durer éternellement... Fier comme un paon, Roubachov passa devant son bureau et se planta face à Metcalfe, les bras croisés sur la poitrine. Ses hautes bottes de cuir noir brillaient comme un miroir. Ainsi donc, vous êtes un espion extrêmement talentueux. Rares sont ceux qui arrivent à semer nos agents comme vous l’avez fait. Je suis très impressionné.
L’homme, bien sûr, s’attendait à ce que Metcalfe s’empresse de nier. Il s’en abstint.
J’espère que vous comprenez dans quelle situation vous vous trouvez.
- Absolument.
- Je suis heureux de l’entendre.
- Je comprends que j’ai été enlevé et emprisonné illégalement par la police secrète soviétique. Je comprends qu’une grave erreur de calcul a été commise, qui produira des conséquences dont vous êtes incapable d’imaginer les retombées. Roubachov secoua lentement la tête d’un air triste. Non, monsieur Metcalfe. Aucune ”erreur de calcul”, comme vous dites, n’a été commise. Nous sommes une nation tolérante, mais il y a une chose que nous ne tolérons pas. C’est qu’on nous espionne.
- Oui, répondit tranquillement Metcalfe. Il suffit qu’un visiteur semble importun pour qu’on l’accuse d’”espionnage”.
C’est une chose bien connue, n’est-ce pas? Et quand je dis ”on”, je veux parler en l’occurrence du Commissariat au Commerce extérieur. Les termes de l’accord qui a été conclu avec ma société n’ont pas eu l’heur de plaire, et...
- Non, monsieur. Je vous en prie, ne me faites pas perdre de temps avec vos allusions douteuses. Il pointa un index tordu vers les tas de dossiers encombrant son bureau. Vous voyez, j’ai beaucoup de travail et mes journées sont trop courtes. Alors, comme on dit, cessons de tourner autour du pot, monsieur Metcalfe. D’un pas très digne, il regagna sa place derrière son bureau, pêcha une feuille de papier et la tendit à Metcalfe. L’enquêteur empestait le tabac à
pipe et la transpiration. Votre confession, monsieur Metcalfe. Signez-la, et nous en aurons terminé.
Metcalfe regarda le papier et, voyant qu’il était vierge, leva les yeux vers le Russe, avec un sourire en coin.
Contentez-vous de signer en bas, monsieur Metcalfe. Nous compléterons plus tard.
Metcalfe sourit de nouveau. Vous avez l’air d’un homme intelligent, monsieur Roubachov. Vous n’avez rien de commun avec les rustres qui ont pris l’imprudente décision d’arrêter un éminent industriel américain dont la famille possède nombre d’amis à la Maison-Blanche. Je ne vous vois pas prendre le risque de déclencher un incident diplomatique susceptible de dégénérer au point d’échapper à tout contrôle.
- Votre discours me va droit au cœur, répliqua l’enquêteur en revenant s’adosser à son bureau. Mais la diplomatie n’est pas dans mes cordes. Je ne m’occupe pas de ce genre de choses. Mon boulot consiste uniquement à poursuivre les criminels, prononcer des sentences et veiller à leur exécution. Nous en savons beaucoup sur votre compte. Plus que vous n’imaginez. Nos agents ont observé vos faits et gestes depuis que vous êtes arrivé ici, à Moscou.
Roubachov souleva l’épais dossier. Tout est consigné là-dedans, jusqu’au moindre détail. Et je vous assure que vos allées et venues n’ont rien à voir avec les déplacements d’un homme d’affaires.
Metcalfe pencha la tête de côté, souleva un sourcil. Je suis un homme, monsieur Roubachov. Et en tant que tel, je ne reste pas insensible aux charmes des jeunes filles russes.
- Permettez-moi de vous répéter que je n’ai pas de temps à perdre, monsieur Metcalfe. Donc, je disais que vos allées et venues m’intriguent. Vous semblez vous mouvoir assez facilement et dans un périmètre assez large.
- Je connais bien la ville.
- On vous a vu récupérer des documents rue Pouchkine. Le niez-vous?
- Récupérer des documents?
- Nous avons des photographies, monsieur Metcalfe.
Des photographies de quoi, se demanda-t-il. De lui en train de prendre le paquet derrière le radiateur? De lui en train de glisser le paquet dans son manteau? Ignorant ce qu’ils avaient réellement vu, il devait tout nier en bloc.
Je serais curieux de les voir, ces photographies.
- Je n’en doute pas.
- Je brasse des documents toute la sainte journée. Cette paperasse est un vrai calvaire pour moi.
- Je vois. Avez-vous l’habitude de vous enfuir quand des agents du NKVD s’approchent de vous?
- J’estime que n’importe qui a envie de s’enfuir devant le NKVD. Vous n’êtes pas de mon avis? Même les innocents ont la trouille au ventre quand ils vous voient rappliquer. C’est votre réputation qui veut cela, et vous en êtes fiers, non?
- Si, admit le Russe avec un léger gloussement. Les innocents nous craignent mais les coupables encore plus. Le petit sourire s’effaça. Vous n’ignorez pas que le fait de porter une arme à Moscou constitue un crime.
- Si je porte une arme c’est uniquement pour me protéger, répondit Metcalfe en haussant les épaules. Vous savez parfaitement que vos rues ne sont pas sûres. Les riches hommes d’affaires étrangers sont des proies faciles.
- Le port d’arme n’est pas une infraction banale, monsieur Metcalfe. Rien que pour cela, vous encourez une longue peine de prison. Et croyez-moi, les prisons soviétiques ne sont pas des hôtels quatre étoiles. Il se retourna pour fixer les portraits de Staline, Lénine et Dzerjinski, comme s’il y puisait son inspiration. Sans changer de position, il ajouta: Monsieur Metcalfe, il y a des gens dans cette organisation - des hommes bien plus influents que moi - qui souhaitent votre exécution. Nous avons des preuves de vos activités d’espionnage, bien plus que vous n’imaginez. En fait, nous en avons assez pour vous envoyer au goulag pour le restant de vos jours.
- J’ignorais que vous aviez besoin de preuves pour cela.
Les yeux démesurés de Roubachov se posèrent sur son interlocuteur. Avez-vous peur de mourir, monsieur Metcalfe?
- Oui, répondit Metcalfe. Mais si je vivais à Moscou, je n’en aurais pas peur. De toute façon, si vous disposez vraiment de toutes ces prétendues preuves, pourquoi vous fatiguez-vous à discuter avec moi?
- Parce que je souhaite vous offrir une chance. Passer un marché, dirons-nous.
- Un marché.
- Oui, monsieur Metcalfe. Si vous me fournissez les renseignements que je cherche - si vous confirmez certains détails au sujet de l’organisation pour laquelle vous travaillez, vos objectifs, des noms, etc. - eh bien, il se pourrait qu’on vous renvoie chez vous par le prochain train.
- J’aimerais vous aider. Mais je n’ai rien à vous dire. Je suis navré.
Roubachov frappa dans ses mains. Mais non, répondit-il. C’est moi qui suis navré. Il s’approcha de son bureau et pressa un bouton. Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, monsieur Metcalfe. Peut-être vous sentirez-vous plus enclin à la confidence lors de notre prochaine rencontre. La porte du bureau s’ouvrit brutalement et les trois gardes entrèrent en trombe comme si leur intrusion était prévue dans la mise en scène. On le fit tout de suite passer dans une autre partie du bâtiment, par un corridor tout blanc vivement éclairé. Ils s’arrêtèrent devant une porte marquée SALLE D’INTERROGATOIRE NUMERO TROIS L’un des gardes appuya sur un bouton, des soldats en armes lui ouvrirent. La pièce devait sa blancheur immaculée aux carreaux de faïence vernie couvrant toutes ses surfaces: sol, murs et même plafond. Metcalfe comprit que les soldats du NKVD attendaient son arrivée car ils étaient tous munis de gourdins en caoutchouc. On referma la porte.
Devinant ce qui allait suivre, Metcalfe serra les dents.
Les cinq hommes se rassemblèrent autour de lui et la bastonnade commença. Il avait l’impression de recevoir de violents coups de pied dans le ventre, les reins, mais en dix fois pire; des points brillants éclatèrent sous ses paupières. Face à ce déchaînement de brutalité, il réagit à peine, s’efforçant simplement de protéger ses organes vitaux, mais en vain. Le sol se déroba sous ses pieds, sa vision se troubla.
Les coups continuaient à pleuvoir, la douleur devenait insupportable; par chance, il s’évanouit très vite.
On lui jeta de l’eau froide à la figure pour le ranimer, le ramener à ce paroxysme de souffrance qu’il avait fui l’espace d’un instant. Puis les coups reprirent. Le sang coulant de sa bouche formait des taches sur le sol. Il jaillissait de ses yeux, ruisselait sur ses joues. Quand Metcalfe retrouva la vue, les images qui passaient devant lui étaient étrangement hachées, comme celles qui sortent d’un projecteur de cinéma quand la pellicule est mal accrochée. Des taches marron parsemaient son champ visuel, entrecoupées d’éclairs aveuglants. Il se dit qu’il allait mourir ici, dans cette pièce carrelée. Un obscur médecin vendu à leur cause rédigerait son certificat de décès et son corps serait jeté
à la fosse commune. Même dans son délire - des bouffées hystériques atténuant par instants l’abominable martyre des coups de matraque - il ne cessait de penser à Lana. Il s’inquiétait pour elle, se demandait si elle était en sécurité
ou s’ils l’avaient arrêtée pour l’interroger, elle aussi. Si elle serait épargnée ou si son tour viendrait bientôt de se tordre de douleur au milieu de cette pièce carrelée, les cheveux, le nez, les yeux ensanglantés.
Cette image abominable ne le quittait pas. Il ne permettrait pas que Lana endure la même torture. Si j’ai encore le pouvoir d’empêcher cela , s’admonesta-t-il, je dois le faire. Je dois lui épargner la vision de ce lieu de cauchemar. Si je meurs ici, elle sera à leur merci.
Je dois vivre, je dois m’arranger pour rester en vie.
Je dois parler.
Au prix d’un gros effort, il leva une main crispée, l’index recourbé. Attendez, gémit-il. Je veux...
Sur un signe de l’homme qui semblait commander aux bourreaux, les coups cessèrent. Les gardes restèrent à
l’observer pour voir ce qui allait dire.
Conduisez-moi chez Roubachov, coassa-t-il. Je veux parler.
Avant de le ramener dans le bureau de Roubachov, ils prirent bien soin de nettoyer ses blessures. Il eût été
inconvenant de salir le beau tapis d’ Orient de l’enquêteur-chef. On le déshabilla, le fit passer sous la douche, puis on lui remit un uniforme gris tout propre qu’il enfila. Le simple geste de lever les bras lui causait une souffrance terrible, comme une lame de couteau qui s’enfoncerait entre ses côtes.
Manifestement, Roubachov n’avait pas vraiment hâte de le recevoir. Encore une fois, Metcalfe reconnut la bonne vieille tactique. On le laissa poireauter dans le couloir pendant de longues minutes qui pour lui durèrent une éternité; il aurait tant aimé s’asseoir. Mais non, il tiendrait bon. Metcalfe savait que le passage à tabac dans la salle d’interrogatoire n’était qu’un prélude à d’autres pratiques. Il arrivait souvent qu’on oblige un prisonnier à rester debout contre un mur pendant des jours sans dormir. Le malheureux finissait par désirer de toute son âme que la mort vienne le délivrer. Seuls deux gardes l’accompagnaient, ce qui signifiait qu’on ne le considérait plus comme une menace. Il était bien trop faible à présent.
Enfin, on le fit entrer. L’assistant pâle comme un spectre était parti - ayant sans doute fini son service -, remplacé par un autre jeune homme, encore plus falot. On signa des papiers puis la deuxième porte s’ouvrit et Metcalfe fut introduit dans le bureau du chef. Chaque fois que le violoniste discutait avec le SS Gruppenführer Reinhard Heydrich, le privilège inouï dont il jouissait le faisait vibrer jusqu’aux tréfonds de son être. Quelle chance d’avoir un tel mentor!
Heydrich n’était pas seulement un violoniste virtuose, c’était aussi un brillant stratège. Le fait qu’il ait tenu personnellement à lui confier cette mission était un superbe hommage rendu à ses talents d’assassin.
Voilà pourquoi Kleist détestait décevoir Heydrich. Dès que la connexion téléphonique brouillée fut établie et que Heydrich eut décroché, il en vint tout de suite au fait.
Malgré mes efforts, je n’ai toujours pas réussi à découvrir ce que trafique l’Américain, dit-il. Il résuma les faits - car Heydrich avait horreur qu’on le noie sous les détails. Il lui raconta que l’associé britannique de l’Américain avait refusé de parler, même sous la contrainte, et qu’il avait dû se résoudre à le tuer. Il rapporta comment Amos Hilliard, le diplomate qu’il avait suivi jusqu’au lieu de rendez-vous convenu avec l’Américain, l’ayant malheureusement reconnu - peut-être grâce à l’un des trombinoscopes de Corcoran - il avait été contraint de l’éliminer lui aussi. A la suite de quoi, se retrouvant avec un cadavre bien voyant sur les bras, il n’avait eu d’autre choix que de battre en retraite le plus vite possible.
Vous avez fait votre devoir, le rassura Heydrich. Le diplomate aurait grillé notre couverture. En outre, plus vous éliminerez de membres du cercle, plus l’Allemagne y trouvera son compte.
Le violoniste sourit en jetant un regard distrait dans la salle des communications de l’ambassade d’Allemagne. Dès lors, monsieur, la question se pose de savoir s’il est temps de se débarrasser de l’Américain. Kleist se sentait terriblement frustré de n’avoir pas encore reçu l’ordre d’en finir avec ce perturbateur, une bonne fois pour toutes.
Mais il n’osait l’exprimer ouvertement.
Oui, rétorqua Heydrich. Je pense qu’il est vraiment temps de déterrer ce nid d’espions. Mais un rapport vient de nous parvenir, selon lequel notre homme aurait été conduit à la Loubianka pour interrogatoire. Il a peu de chance d’en sortir vivant- les Russes vont peut-être nous faciliter la tâche, tout compte fait.
- Un autre pêcheur a donc ferré le poisson, dit Kleist manifestement déçu. Et s’ils ne vont pas jusqu’au bout?
- Alors ce sera à vous de jouer. Et je ne doute pas une seconde que vous réussissiez.
Cette fois, Roubachov était assis derrière son énorme bureau. Les monceaux de dossiers empilés projetaient une ombre sur sa tête. Il semblait occupé à écrire; au bout de quelques minutes, il posa son stylo et leva les yeux.
Il paraît que vous avez quelque chose à me dire, monsieur Metcalfe?
- Oui, répondit Metcalfe.
- Bien. Je savais que vous étiez un homme raisonnable.
- Vous m’y avez forcé.
Roubachov le fixa de ses yeux agrandis par ses verres de lunettes. Globuleux comme ceux d’un poisson. Nous appelons cela de la persuasion et je vous assure que nous disposons de nombreuses autres méthodes.
La bouche de Metcalfe s’emplit de sang: il cracha sur le tapis. Roubachov le foudroya du regard.
Quelle pitié! Articula Metcalfe. Voyez-vous, il aurait mieux valu - et c’est presque un euphémisme - que vous n’entendiez pas ce que je m’apprête à vous dire. Quand on est confronté à l’autorité, on doit toujours se réclamer d’une autorité supérieure. Si tu dois retenir une seule chose de mon enseignement, que ce soit celle-là. Alfred Corcoran.
Les sourcils de Roubachov se soulevèrent au-dessus de ses lunettes sans monture.
Je n’en doute pas, monsieur Metcalfe, fit l’enquêteur d’une voix douce. Vous auriez préféré me cacher la vérité. Cela dit, je vous assure que vous avez fait le bon choix. Un choix difficile, certes, mais vous êtes un homme courageux.
- Vous ne comprenez pas, Roubachov. Ce que je m’apprête à vous dire ne vous apportera rien de bon. Vous regretterez de l’avoir jamais entendu. Vous savez, traiter des affaires en Russie n’est pas une sinécure pour un chef d’entreprise comme moi. Il faut établir des compromis - créer des incitations, dirons-nous - avec des personnages très haut placés. Des compromis entourés du plus grand secret, de la plus totale discrétion. Malgré la douleur, Metcalfe tendit les mains, paumes levées, dans un geste destiné à souligner le luxe de la pièce qui les entourait. Fort heureusement pour vous, dans ce joli bureau, vous êtes à mille lieux des manœuvres douteuses prévalant dans les hautes sphères - je veux parler du Politburo - et c’est tout à fait normal. Les grandes affaires d’Etat sont avant tout des affaires d’ hommes d’ Etat, Roubachov. Et les hommes d’Etat ne sont que des hommes, après tout. Des êtres humains mus par leurs désirs, possédés par l’appât du gain, l’avarice - autant de besoins irrépressibles qui, dans ce paradis des travailleurs, ne doivent jamais paraître au grand jour. Et pourtant, il faut bien satisfaire ces besoins irrépressibles. C’est là qu’entrent en jeu certaines personnes discrètes ayant le bras long. Les dirigeants des Industries Metcalfe en font partie.
Roubachov le fixa sans ciller. Son visage ne trahissait aucune émotion.
Et vous comprendrez, j’en suis sûr, que tous les... compromis que ma compagnie a passés avec de très hauts dignitaires de votre gouvernement doivent rester totalement confidentiels. Je ne vous parlerai donc pas des équipements dernier cri que nous avons acheminés dans le plus grand secret et qui garnissent en ce moment une maison à Tbilissi et une autre en Abkhazie - appartenant, soit dit en passant, à la mère de votre patron, Lavrenti Pavlovitch. Pour désigner Beria, il avait choisi d’employer son prénom et son patronyme, laissant supposer qu’ils se connaissaient bien. Peu de gens savaient que Beria avait offert à sa mère deux maisons somptueusement meublées en Géorgie. Mais Roubachov, lui, ne pouvait pas l’ignorer; Metcalfe en était quasiment certain.
Pour masquer son trouble, Roubachov secoua lentement la tête. Metcalfe en profita pour continuer: Tout bien considéré, les extravagances de votre Lavrenti Pavlovitch vont bien au-delà de ces broutilles. Vous aurez beau insister, jamais je ne vous parlerai du magnifique petit Tintoret suspendu dans la salle à manger de sa maison de la rue Kachalova. Personne ou presque ne savait où vivait Beria, or Metcalfe était dans le secret des dieux et fort heureusement ce détail venait de lui revenir en mémoire. De toute façon, je doute que vous ayez été invité à dîner chez Lavrenti Pavlovitch. Et même si cela avait été le cas, je suppose que la splendeur de ce petit joyau vous aurait laissé de glace. Le président du NKVD est un être raffiné, un homme de goût, alors que vous n’êtes qu’un moujik.
Voilà pourquoi, enfin, vous aurez beau me torturer, je ne vous dirai pas comment Lavrenti Pavlovitch s’est procuré
l’argent nécessaire à son acquisition après avoir pillé les icônes des églises russes et autres objets religieux afin de les revendre à l’étranger - encore une opération effectuée en toute confidentialité par les Industries Metcalfe.
L’enquêteur ne hochait plus la tête. Son visage était devenu exsangue. Monsieur Metcalfe, marmonna-t-il, aussitôt interrompu par son interlocuteur.
- Je vous en prie, posez donc la question à Beria. Prenez donc ce téléphone et appelez-le. Pendant que vous y êtes, demandez-lui ce que sont devenues les icônes volées dans l’église du Christ-Sauveur à Moscou. Ne vous gênez pas, allez-y, appelez-le. Posez-lui la question.
Metcalfe rivait sur Roubachov un regard fixe et impassible. Roubachov tendit sa main décharnée vers la batterie de téléphones et décrocha un combiné blanc.
Metcalfe se cala au fond du canapé, le sourire aux lèvres. Dites-moi une chose, monsieur Roubachov. Est-ce vous qui avez pris la décision de m’arrêter? Ou l’ordre est-il venu d’en haut?
Roubachov approcha le combiné de son visage. Un petit sourire nerveux crispa ses lèvres mais il ne répondit pas. Son doigt resta suspendu au-dessus du cadran.
Il apparaît clairement que vous conspirez contre Beria... ou bien alors vous n’êtes qu’un instrument entre les mains de ses ennemis, et Dieu sait qu’il y en a à l’intérieur de cette organisation. Qu’en pensez-vous?
- Votre insolence est intolérable! Explosa Roubachov, le combiné toujours collé à l’oreille. Sa colère - une colère irrépressible, apparemment - était un bon signe.
Sans relever l’intervention de Roubachov, Metcalfe poursuivit. Evidemment, vous vous dites que si vous me faisiez disparaître, vos problèmes s’évanouiraient du même coup. Eh bien, j’ai le regret de vous apprendre que vous me sous-estimez. Ma famille est en relation avec des avocats new-yorkais. Ces messieurs conservent dans un coffre certains documents particulièrement compromettants.
Je dois les contacter à un moment convenu entre nous. Si jamais je ne le fais pas, ils les rendront publics, ce qui provoquera un énorme scandale. Plusieurs personnalités moscovites sont impliquées, de fidèles clients des Industries Metcalfe. Et comparé à ces gens-là, le président Beria n’est que du menu fretin - je suppose que vous n’avez pas envie de tremper dans une affaire de cette envergure. Je pense à quelqu’un en particulier, un homme qu’il vaut mieux ne pas mécontenter. Metcalfe tourna la tête et regarda ostensiblement le portrait de Staline cloué
au mur. Roubachov suivit son regard. Un rictus de terreur figea son visage blême. Metcalfe n’avait jamais vu une telle expression sur les traits d’un gradé du NKVD.
Cela reviendrait à signer votre arrêt de mort , poursuivit Metcalfe. Il haussa les épaules. Personnellement, cela ne me fait ni chaud ni froid. Après tout, c’est vous qui m’avez tiré les vers du nez, n’est-ce pas?
Roubachov pressa le bouton de la sonnette posée sur son bureau.
Berlin
Quand l’amiral Wilhelm Canaris eut terminé ses explications, les hommes assis autour de la table de conférence restèrent figés de stupeur, comme frappés par la foudre. Ils se trouvaient dans la grande salle de conférences de la nouvelle Chancellerie, construite selon les indications du Führer par Albert Speer, son architecte favori. A l’extérieur, le blizzard soufflait.
Dans une niche haut perchée, un buste en marbre de Bismarck dominait le petit groupe. Aucun des hommes présents dans la pièce, pas même Hitler, ne savait qu’il s’agissait en fait d’une réplique du buste original ayant orné
l’ancienne Chancellerie pendant des années. Lors de son transport vers les nouveaux quartiers généraux, on l’avait laissé tomber et il s’était brisé au niveau du cou. Sans rien dire à personne, Speer avait demandé au sculpteur de concevoir une copie parfaite. Il avait fallu la frotter avec une décoction à base de thé pour imiter la patine de l’âge.
L’architecte considérait la destruction accidentelle de l’original comme un mauvais présage.
Ce jour-là, tous les plus hauts dirigeants étaient rassemblés, dans le but de débattre du projet d’invasion de l’ Union soviétique. Cette opération était loin de recueillir tous les suffrages. Certains, comme le Feldmarschall Friedrich Von Paulus, le Feldmarschall Wilhelm Keitel et le général Alfred Jodl, s’étaient prononcés contre en arguant que toutes leurs troupes étaient déjà déployées sur d’autres fronts.
Tous les vieux arguments avaient été remis sur le tapis. On risquait de s’enfoncer dans un bourbier. Il valait mieux neutraliser la Russie, la tenir à l’écart, s’assurer qu’elle ne marcherait pas sur les plates-bandes de l’ Allemagne.
Mais les renseignements venus de Moscou avaient changé la donne.
Dans la pièce, l’atmosphère était électrique.
L’opération Groza changeait tout. Staline fomentait une attaque-surprise. Ils devaient donc prendre l’initiative.
Le chef du bureau de la Sécurité du Reich, le SS Gruppenführer Reinhard Heydrich, s’exprima le premier. Qu’est-ce qui nous dit que ce renseignement n’est pas un coup monté? demanda-t-il.
L’amiral Canaris se tourna vers Heydrich, prit le temps de détailler son long nez osseux, ses yeux de reptile. Ce type avait vraiment une allure sinistre. Ils se connaissaient bien, entretenaient des relations mondaines, comme on dit.
Violoniste talentueux, Heydrich venait souvent chez les Canaris jouer de la musique de chambre avec Frau Canaris qui tâtait elle aussi de l’instrument. Canaris n’avait plus aucune illusion sur lui depuis longtemps. Il le considérait comme un barbare fanatique, un homme dont il fallait se méfier. L’objection qu’il venait de lever était du Heydrich tout craché. Elle lui servait uniquement à se faire valoir auprès du Führer, à passer pour un expert en matière d’espionnage.
Mes hommes ont examiné les documents à la loupe et j’invite votre personnel à faire de même, répondit Canaris sur un ton égal. Vous aboutirez à la même conclusion. Ils sont authentiques.
- Je me demande juste comment il se fait que le NKVD n’ait pas encore découvert la fuite , insista Heydrich.
A cet instant, le Feldmarschall Von Paulus intervint: Je me dois d’indiquer que nous n’avons décelé aucun indice laissant soupçonner une intention belliqueuse de la part de Staline. Pas la moindre mobilisation de troupes, pas de déploiement. Pourquoi les Russes nous feraient-ils l’honneur d’attaquer?
- Parce que Staline rêve d’avoir toute l’ Europe à sa botte, répondit Jodl. Depuis toujours. Mais cela n’arrivera pas. Il n’est plus temps d’hésiter. Il faut lancer notre Präventiv-Angriff - notre attaque préventive - sur la Russie. Avec quatre-vingts ou cent divisions, nous en viendrons à bout en l’espace de quatre à six semaines.
Chapitre 31
Les rues sombres étaient revêtues d’une couche de neige fraîche assourdissant les bruits. Au cœur de la nuit, les feux de circulation se faisaient rares. Quelque part, une horloge sonna 1 heure. Face à lui, s’étendait le quai Krymskaya puis, enjambant la Moskova, la masse imposante du pont Krymsky, le plus long pont suspendu d’ Europe, construit deux années plus tôt.
Metcalfe marcha vers le fleuve. Une silhouette solitaire se tenait au milieu du pont, sur le trottoir réservé aux piétons. Une femme drapée dans un manteau, la tête couverte d’un fichu. C’était Lana; il en était sûr. Son cœur s’emballa; c’était plus fort que lui. Il accéléra le pas et fendit l’air glacial de la nuit, mais impossible de courir; ses jambes, sa cage thoracique le faisaient encore trop souffrir. Son corps meurtri commençait à peine à se remettre de la violence des coups. Les bourrasques transperçaient les haillons qui lui tenaient lieu de vêtements.
L’enquêteur-chef Roubachov avait ordonné qu’on le relâche immédiatement et qu’on l’efface des registres de la Loubianka. On lui avait restitué toutes ses affaires, à l’exception de son arme. Mais au lieu d’un sentiment de triomphe, Metcalfe ne ressentait que le vide, l’engourdissement.
Sur la surface étale de la Moskova, la pleine lune se brisait en millions de particules lumineuses. Ses rayons blafards faisaient luire les chaînes d’argent et les poutrelles d’acier du pont qui, de temps en temps, se mettait à trembler lorsqu’une voiture ou un camion s’y engageait.
Le chemin n’en finissait pas; Lana semblait si loin et les cuisses de Metcalfe se dérobaient sous lui. Lana lui tournait le dos. Elle regardait l’eau, perdue dans ses pensées. Une heure plus tôt, il avait appelé le Bolchoï à partir d’une cabine publique. En l’entendant, elle avait poussé un petit cri étouffé puis s’était écriée: Mon amour, mon chéri, où
étais-tu? Puis un dialogue rapide, des phrases cryptées. Ils avaient fixé un lieu de rendez-vous en évitant de prononcer son nom et l’endroit où il se trouvait, au cas où on les aurait écoutés.
Il était honteux de l’avoir, dans un moment de faiblesse, soupçonnée d’avoir contribué à son arrestation. C’était impensable. Si elle l’avait trahi, les lois physiques immuables régissant l’univers n’auraient plus eu de réalité à ses yeux. Comment aurait-il encore pu croire à la gravitation universelle, à l’existence du soleil et de la lune?
Elle se tourna, remarqua son pas traînant et se précipita vers lui. Quand elle fut assez près pour voir son visage, elle poussa un cri et se jeta à son cou.
Il grogna: Hé, vas-y doucement!
- Qu’est-ce qu’ils t’ont fait? Elle desserra son étreinte, le soutint avec précaution, l’embrassa, le prit dans ses bras et resta un long moment sans bouger; il renifla son parfum, goûta la tiédeur de sa bouche. Etrangement, il se sentait en sécurité près d’elle et pourtant il savait qu’aucun endroit à Moscou n’était sûr ni pour elle ni pour lui. Ton visage...
De violents sanglots soulevèrent sa poitrine. Stiva, ils t’ont battu!
- Ils appellent cela de la persuasion. Ils m’ont dit que la Loubianka n’était pas un établissement thermal et me l’ont fait comprendre. Mais ç’aurait pu être bien pire. En plus, j’ai eu de la chance - je suis encore vivant.
- Tu étais à la Loubianka! Je ne savais pas où tu étais passé - j’ai demandé à Ilya; il a dit que son camion avait été
intercepté par la police, qu’ils avaient fouillé le chargement, t’avaient trouvé et arrêté. Il a ajouté qu’il n’avait rien pu faire pour les en empêcher. Il avait l’air si terrifié; j’étais désolée pour lui. Des amis à moi sont allés à la police pour demander ce qui t’était arrivé. Ils ont prétendu ne rien savoir. Après trois jours, l’une de mes amies s’est rendue à la prison Lefortovo. Les gardiens lui ont assuré qu’ils n’avaient pas de prisonnier correspondant à ton signalement.
Mais tout le monde ment dans ce pays; impossible de connaître la vérité. Tu es resté absent cinq jours! Je finissais par croire qu’on t’avait envoyé loin d’ici, peut-être exécuté!
- Ton assistant est un stukach, déclara Metcalfe en employant le mot russe signifiant informateur.
Lana écarquilla les yeux et resta silencieuse quelques longues secondes. Je ne l’ai jamais soupçonné. Sinon je n’aurais pas permis qu’il t’approche, Stiva, tu dois me croire!
- Je te crois.
- A présent, je comprends mieux certaines choses. Toutes ces questions sans réponse, tous ces petits détails insolites... Je ne m’y attendais pas, mais quand même! Il lui arrive de vendre des billets au marché noir, mais il le fait sans trop se cacher. Ces broutilles me passaient par-dessus la tête alors que j’aurais dû les prendre au sérieux!
- Tu ne pouvais pas deviner. Depuis quand travaille-t-il pour toi?
- Il me sert d’habilleur et d’assistant depuis quelques mois mais nous nous connaissons depuis des années. Il s’est toujours montré gentil à mon égard. Voilà quatre ou cinq mois, il a commencé à se rapprocher de moi. En fait, il ne me quittait plus, il se rendait indispensable. Un jour, il a dit qu’il aimerait bien être affecté à mon service pendant les représentations, si je n’y voyais pas d’inconvénient, et moi bien sûr, j’ai...
- Est-ce que cette période correspond au début de ta relation avec Von Schüssler?
- Eh bien, oui. Un peu après, mais... Oui, évidemment, ce n’est sûrement pas une coïncidence. Comme les autorités voulaient garder un œil sur moi, ils ont dû en charger Ilya.
- Von Schüssler est un diplomate allemand, une source potentielle de renseignements, et toi tu es une artiste connue dans tout le pays. Les risques et les potentialités étaient trop importants pour que le NKVD laisse passer l’occasion de t’espionner.
- Mais Kundrov...
- Il appartient au GRU, le renseignement militaire... une agence rivale. Le NKVD et le GRU tiennent à garder leur indépendance l’un vis-à-vis de l’autre. De plus, ils n’emploient pas les mêmes méthodes. Le NKVD s’entoure d’un plus grand secret. Mais Lana - écoute-moi. Je te repose la question, j’insiste et je veux que tu y réfléchisses sérieusement, parce que c’est très sérieux. Je te demande de partir avec moi.
- Non, Stiva. C’est impossible - nous en avons déjà discuté. Je ne partirai pas. Je ne laisserai pas mon père, je ne laisserai pas la Russie. Je ne peux pas! Tu dois comprendre!
- Lana, tu ne seras plus jamais en sécurité dans ce pays.
- C’est mon pays, il est terrifiant mais je l’adore.
- Si tu ne viens pas avec moi aujourd’hui, tu n’auras plus d’autre occasion.
- Non, Stiva. Ce n’est pas vrai. Dans quelques jours, ma troupe doit se rendre à Berlin pour danser devant le Haut Commandement nazi. Un échange amical. Ils continueront à nous permettre de franchir nos frontières.
- Mais tu seras toujours prisonnière. Berlin est une prison aussi bien gardée que Moscou, Lana.
Soudain, on entendit un déclic, le son inimitable d’un cran de sûreté qu’on enlève. Metcalfe se retourna vivement.
Malgré l’obscurité, il reconnut les yeux pâles, les cheveux blonds. Une vision horriblement familière tout comme l’expression de triomphe s’étalant sur le visage de l’agent du NKVD. L’homme pointait son arme sur Metcalfe. Il s’était approché en silence. Le bruit des moteurs, les vibrations du pont, la concentration des deux amants avaient contribué à camoufler le bruit de ses pas.
Instinctivement, Metcalfe tendit la main vers son arme, puis se souvint qu’il n’en avait plus. On la lui avait confisquée dans la Loubianka.
Les mains en l’air, hurla l’homme du NKVD. Tous les deux.
Metcalfe sourit. Vous êtes à côté de la plaque, mon vieux. A moins qu’on n’ait pas pris la peine de vous informer.
Vous feriez mieux de discuter avec vos supérieurs avant de vous rendre ridicule. Roubachov, par exemple...
- Silence, rugit l’homme de la police secrète. Les mensonges éhontés que vous avez débités à propos de Beria peuvent intimider un trouillard comme Roubachov - cet imbécile ne pense qu’à sa carrière - mais moi, heureusement, je suis sous les ordres directs du bureau de Beria. Les mains en l’air, j’ai dit!