Robert Ludlum
Traduit de l’anglais (USA) par Florianne Vidal
Editions Grasset & Fasquelle Paris
2007 c 2003
ISBN 978-2-246-65621-0
Moscou, août 1991
Quand elle s’enfonça dans la forêt de Bittsevsky, au sud-ouest de la ville, la limousine noire faisait vraiment déplacée avec sa carrosserie rutilante, ses vitres en polycarbonate feuilleté à l’épreuve des balles, ses pneus à roulage à plat, son blindage high tech en céramique et acier au carbone laminé. C’était une forêt primaire très épaisse, plantée de bouleaux et de trembles entre lesquels poussaient çà et là des pins, des ormes et des érables; on s’y sentait transporté à l’âge de pierre, quand les tribus primitives armées de javelots taillés à la main sillonnaient ce territoire sculpté par les glaciers, chassant le mammouth au sein d’une nature hostile et sanguinaire. La Lincoln Continental blindée évoquait une tout autre civilisation. Un monde régi par une violence d’un nouveau genre, peuplé de tireurs embusqués et de terroristes maniant le fusil-mitrailleur et la grenade à fragmentation.
Capitale d’une superpuissance au bord du gouffre, Moscou était tombée sous la coupe d’un groupuscule de communistes purs et durs s’apprêtant à renverser le gouvernement réformateur. C’était l’état de siège. Des milliers de soldats patrouillaient la ville, prêts à ouvrir le feu à la moindre alerte. Des colonnes de tanks et de blindés légers s’ébranlaient le long de Koutouzovski Prospekt et Minskoye Shosse. L’air vibrait de leur vacarme. La mairie de Moscou, les installations de télédiffusion, les sièges des journaux, l’immeuble du Parlement étaient cernés par les chars. Les radios avaient interrompu leurs émissions pour ne diffuser que les discours autoritaires des insurgés qui se faisaient appeler Comité national pour l’Etat d’ Urgence. Après avoir passé des années à évoluer vers la démocratie, l’Union soviétique était sur le point de retomber entre les griffes du totalitarisme.
A l’arrière de la limousine, un vieillard au visage noble était assis. C’était l’ambassadeur Stephen Metcalfe, l’une des grandes figures de l’Establishment américain. Cet homme par ailleurs extrêmement riche avait servi de conseiller à
cinq présidents depuis Franklin D. Roosevelt et voué toute son existence à son pays. L’ambassadeur Metcalfe, aujourd’hui retiré des affaires, ne portait son titre que de manière purement honorifique. Néanmoins, un vieil ami à
lui, occupant un très haut poste au sein des instances dirigeantes soviétiques, venait de la convoquer de toute urgence à Moscou. Ils ne s’étaient pas retrouvés en tête à tête depuis des décennies: personne ne savait qu’ils étaient amis, aussi bien à Moscou qu’à Washington. Le fait que son ami russe - répondant au nom de code de Kurwenal - ait insisté pour le rencontrer dans cet endroit désert avait quelque chose d’inquiétant mais, à vrai dire, en ces temps troublés, tout n’était qu’inquiétude.
Perdu dans ses pensées, visiblement nerveux, le vieil homme ne descendit de la limousine qu’en apercevant la silhouette de son ami, un général trois étoiles. L’homme était affligé d’un fort boitement, dû à une jambe artificielle.
Quand il se décida à le rejoindre, l’Américain balaya la forêt de son regard acéré. Soudain son sang se figea dans ses veines.
Un individu était posté en surveillance au milieu des arbres. Un deuxième. Et un troisième! Kurwenal le Russe et Metcalfe l’Américain venaient de se faire repérer!
Un vrai désastre pour l’un comme pour l’autre!
Metcalfe voulut avertir son vieil ami, lui crier de se méfier quand il vit les rayons du couchant se refléter sur la lentille d’un fusil à lunette. Une embuscade!
Terrifié, l’ambassadeur tourna les talons et repartit vers sa limousine blindée aussi rapidement que son arthrite le lui permettait. Il n’avait pas de garde du corps; par principe, il se déplaçait toujours sans escorte. Seuls son chauffeur et un Marine américain non armé, fourni par l’ambassade, l’accompagnaient.
Soudain, surgissant de toutes parts, plusieurs hommes se ruèrent sur lui. Des individus en uniforme noir, coiffés de bérets paramilitaires également noirs, et armés de mitraillettes. Metcalfe tenta de briser le cercle qui se refermait autour de lui, mais il n’était plus un jeune homme, il aurait dû s’en souvenir. S’agissait-il d’un enlèvement? Allait-on le prendre en otage? Il lança un cri rauque à l’adresse de son chauffeur.
Les hommes noirs escortèrent Metcalfe vers une autre limousine blindée, une ZIL russe. Plein d’appréhension, il monta dans le compartiment passager et découvrit le général trois étoiles déjà installé sur la banquette.
Mais qu’est-ce que cela signifie? Croassa Metcalfe tout en sentant la panique se dissiper.
- Mes plus plates excuses, répondit le Russe. Nous vivons une époque dangereuse, instable, et je ne pouvais prendre le risque qu’il vous arrive quelque chose, même ici au fond des bois. Ces hommes sont sous mes ordres. Ils ont subi un entraînement antiterroriste spécial. Vous êtes un personnage bien trop important pour qu’on vous expose au moindre danger.
Les deux hommes se serrèrent la main. Le général était devenu un vieux monsieur de quatre-vingts ans aux cheveux blancs mais avait gardé son profil acéré. Il fit un signe de tête au chauffeur et la voiture se mit à rouler.
Je vous remercie d’être venu à Moscou - je me doute bien que la soudaineté de ma convocation a dû vous paraître mystérieuse.
- Je me suis dit qu’il y avait sûrement un rapport avec le coup d’Etat, répondit Metcalfe.
- Les choses évoluent plus rapidement que prévu, dit le Russe à voix basse. Ils ont obtenu la bénédiction du Dirizhor -
le Chef d’orchestre. Il est peut-être déjà trop tard pour enrayer le processus. Le pouvoir risque de tomber entre leurs mains.
- Mes amis de la Maison-Blanche sont très inquiets pour la Russie. Mais en même temps, ils sont pieds et poings liés-le consensus qui s’est formé au sein du Conseil pour la Sécurité nationale tend à rejeter toute intervention, par crainte de déclencher une guerre nucléaire.
- Ils n’ont pas tort, hélas. Les conspirateurs cherchent à renverser le régime de Gorbatchev. Ils ne reculeront devant rien. Vous avez vu les tanks dans les rues de Moscou - maintenant il ne leur reste plus qu’à donner l’ordre d’attaquer. Ils s’en prendront aux civils. Ce sera un bain de sang. Il y aura des milliers de morts! Mais aucun d’entre eux ne bougera sans l’accord du Dirizhor. Toute repose sur lui, il est la pierre angulaire.
- Mais alors, il ne fait pas partie du complot?
- Non. Comme vous le savez, c’est le dernier des initiés; il tient les rênes du pouvoir mais dans l’ombre. On ne le verra jamais apparaître dans une conférence de presse; toutes ses actions demeurent secrètes. En revanche, il est en rapport étroit avec les conspirateurs. Sans son soutien, le coup d’Etat peut échouer. Avec son soutien, il réussira sûrement. La Russie redeviendra une dictature stalinienne, et le monde retombera sous la menace d’une guerre nucléaire.
- Pourquoi m’avez-vous fait venir? demanda l’Américain. Pourquoi moi?
Le général se tourna vers Metcalfe. Ce dernier vit la peur dans ses yeux.
Parce que vous êtes le seul en qui j’aie confiance. Et vous êtes le seul qui ait une chance d’approcher le Dirizhor .
- Pourquoi le Dirizhor accepterait-il de m’écouter?
- Je crois que vous connaissez la réponse, répliqua le Russe d’une voix posée. Vous êtes capable de changer le cours de l’ Histoire, mon ami. Après tout, vous l’avez déjà fait. Nous sommes deux à le savoir.
PREMIERE PARTIE
Chapitre 1
Paris, novembre 1940
La VILLE-LUMIERE était plongée dans les ténèbres.
Depuis que les nazis avaient envahi et vaincu la France, six mois plus tôt, la plus belle ville du monde était devenue un lieu morne et désolé. Plus personne ne flânait sur les quais de la Seine. L’ Arc de Triomphe, la place de l’ Etoile -
ces lieux magnifiques qui autrefois brillaient de mille feux sous le ciel nocturne - dégageaient une impression de tristesse, d’abandon. Au sommet de la tour Eiffel, le drapeau tricolore claquant au vent avait laissé place à
l’arrogante swastika nazie.
Paris était calme, silencieux. Les voitures particulières, les taxis avaient presque disparu du paysage. Les nazis avaient réquisitionné la plupart des grands hôtels. Plus de fêtes débridées, plus de folies, plus d’orgies. Les rues ne résonnaient plus des rires des noctambules. Les oiseaux eux-mêmes s’étaient évanouis, victimes des émanations délétères dégagées par les incendies à l’essence ayant éclaté durant les premiers jours de l’invasion allemande.
En général, les Parisiens se terraient chez eux la nuit, par crainte des occupants, du couvre-feu, des nouvelles lois pesant sur eux, des soldats en uniformes verts de la Wehrmacht patrouillant dans les rues, baïonnette en bandoulière, revolver au côté. Cette ville autrefois si fière avait sombré dans le désespoir, la disette, la peur.
Même l’aristocratique avenue Foch, la plus large, la plus grandiose des artères parisiennes, bordée de splendides immeubles aux façades de pierre blanche, ressemblait à une rue fantôme balayée par les vents.
A une exception près. Un hôtel particulier , scintillant de lumière. Il en sortait une musique assourdie: un orchestre jouant du swing. On percevait aussi le tintement de la porcelaine et du cristal, des voix excitées, des rires insouciants. C’était un îlot chatoyant, un lieu privilégié, épargné, d’autant plus radieux que tout autour de lui, le monde n’était que grisaille.
Le splendide Hôtel du Châtelet appartenait au comte Maurice Léon Philippe du Châtelet et à son épouse, la célèbre et si gracieuse Marie-Hélène. Le comte du Châtelet, industriel à la fortune colossale, occupait un poste de ministre dans le gouvernement de Vichy. Mais il était avant tout connu pour ses fameuses réceptions qui contribuaient à
égayer le Tout-Paris et à lui faire oublier les sinistres réalités de l’Occupation.
Une invitation à l’Hôtel du Châtelet était une haute distinction sociale, un sujet de convoitise - on faisait des pieds et des mains pour mériter cette faveur, on y pensait des semaines à l’avance. Et d’autant plus en ce moment, avec toutes ces restrictions, ces pénuries alimentaires. Il était tout bonnement impossible de trouver du vrai café, du beurre ou des légumes frais à Paris. Par conséquent, participer à un cocktail chez les du Châtelet signifiait avant tout se goberger aux frais de la princesse. Quand on séjournait entre les murs de cette gracieuse demeure, il ne vous venait pas à l’esprit que la ville tout entière était soumise à de drastiques rationnements.
La fête battait déjà son plein quand un valet de chambre annonça l’arrivée de celui qu’on n’attendait plus.
L’homme était remarquablement beau. Grand, bâti en athlète, il avait une bonne vingtaine d’années, des cheveux noirs très épais, de grands yeux noisette scintillants de malice et un nez aquilin. En lui tendant son pardessus, il adressa un hochement de tête au maître d’hôtel et dit dans un sourire: Bonsoir, merci beaucoup.
Ce charmant jeune homme s’appelait Daniel Eigen, séjournait à Paris depuis un an environ et fréquentait assidûment les dîners mondains où tout le monde le connaissait comme un riche célibataire argentin très convoité par ces dames.
Ah, Daniel, mon amour! , roucoula Marie-Hélène du Châtelet en voyant Eigen pénétrer dans la salle de bal remplie de danseurs. L’orchestre jouait un air à la mode; il reconnut How high the moon. Madame du Châtelet, postée au centre de la salle, l’avait tout de suite repéré et s’était avancée vers lui avec cette exubérance qu’elle réservait habituellement aux personnages richissimes ou très puissants - comme le duc et la duchesse de Windsor ou le gouverneur militaire allemand de Paris. Cette femme délicieuse, âgée d’une petite cinquantaine d’années, portait une robe de soirée de chez Balenciaga qui mettait en valeur le sillon médian de son ample postérieur. Elle était visiblement tombée sous le charme de son jeune invité.
Daniel Eigen l’embrassa sur les deux joues. Elle l’attira contre elle et le retint un instant en lui susurrant à l’oreille quelques mots en français. Je suis si heureuse que vous ayez pu venir, mon cher. Je craignais de ne pas vous voir.
- Manquer une fête à l’ Hôtel du Châtelet! s’exclama Eigen. Il faudrait avoir perdu la raison! La main qu’il cachait dans son dos surgit comme par magie, porteuse d’une petite boîte enveloppée dans du papier doré. Pour vous, madame. Le dernier échantillon existant en France.
L’hôtesse rayonnait de bonheur en s’emparant de la boîte. Elle déchira avidement l’emballage et sortit le flacon de cristal cubique. Un parfum de Guerlain. Elle hoqueta de surprise. Mais... mais Vol de Nuit ne s’achète plus nulle part!
- Vous avez parfaitement raison, repartit Eigen tout sourire. Il ne s’achète pas.
- Daniel! Vous êtes trop chou, trop prévenant. Comment avez-vous su que c’était mon préféré?
Il haussa les épaules d’un air modeste. J’ai mon propre réseau de renseignements.
Madame du Châtelet fronça les sourcils et brandit un index réprobateur. Après tout ce que vous avez fait pour nous procurer du Dom Pérignon... Vraiment, vous êtes trop généreux. En tout cas, je suis ravie que vous soyez ici - les délicieux jeunes gens comme vous se comptent sur les doigts d’une main amputée, ces jours-ci, mon amour. Si quelques-unes de mes invitées se pâment en vous voyant, vous leur pardonnerez. Enfin, je veux parler des rares que vous n’avez pas encore conquises. De nouveau, elle baissa le ton. Yvonne Printemps est venue avec Pierre Fresnay, mais j’ai l’impression qu’elle est repartie en chasse, alors méfiez-vous. Elle faisait allusion à la fameuse actrice de comédies musicales. Coco Chanel nous a présenté son nouvel amant, cet Allemand avec lequel elle vit au Ritz. Voilà
qu’elle recommence sa tirade contre les Juifs - franchement ça devient barbant.
Eigen accepta une flûte de champagne servie sur un plateau d’argent présenté par un domestique. Il jeta un coup d’œil alentour. Le sol de la gigantesque salle de bal s’ornait d’un parquet ancien venant d’un grand château ; sur ses murs aux panneaux blanc et or pendaient, à intervalles réguliers, plusieurs tapisseries des Gobelins; quant aux remarquables fresques du plafond, elles étaient de la main du peintre qui, par la suite, avait décoré les ciels de Versailles.
Mais le cadre l’intéressait moins que les invités. A force de scruter la foule, il reconnut quelques personnes. Il y avait là les habituelles célébrités: la chanteuse Edith Piaf qui touchait vingt mille francs à chaque concert; Maurice Chevalier; et toute une brochette de grandes vedettes du cinéma français passées au service de la Continental, la maison de production allemande dirigée par Goebbels, qui tournait des films sur mesure pour les nazis. L’habituelle panoplie d’écrivains, de peintres, de musiciens, qui ne rataient jamais les rares occasions de manger et de boire tout leur soûl. Et aussi, comme toujours, les banquiers et industriels français et allemands, en affaires avec les nazis et leur régime fantoche, installé à Vichy.
Enfin, il y avait les officiers nazis, éléments incontournables dans le circuit mondain de l’époque. Ayant tous revêtus leurs uniformes de parade, certains arboraient des monocles et de petites moustaches taillées à la manière du Führer. Le gouverneur militaire allemand, le général Otto Von Stülpnagel. L’ambassadeur d’ Allemagne à Paris, Otto Abetz, et sa jeune épouse française. Le Kommandant Von Gross-Paris , le vieux général Ernst Von Schaumburg qui, avec ses cheveux presque ras et ses manières prussiennes, méritait largement son surnom de Rocher de Bronze.
Eigen les connaissait tous. Il les voyait régulièrement, dans des salons comme celui-ci notamment. La plupart d’entre eux avaient déjà eu recours à lui. Les nouveaux maîtres de la France ne toléraient pas seulement le soi-disant marché
noir; ils en avaient besoin comme tout le monde. Sans marché noir comment auraient-ils fait pour trouver les crèmes de beauté et la poudre de riz dont usaient leurs épouses et maîtresses? Comment dénicher une bouteille d’armagnac digne de ce nom? Leurs positions privilégiées ne leur épargnaient pas les nombreuses privations engendrées par l’état de guerre.
Par voie de conséquence, un trafiquant tel que Daniel Eigen était partout le bienvenu.
Il sentit qu’on lui touchait le bras et reconnut aussitôt les doigts endiamantés d’une ancienne maîtresse, Agnès Vieillard. Réprimant son appréhension, il se tourna vers elle, le visage éclairé d’un sourire. Il ne l’avait pas revue depuis des mois.
Agnès était une petite femme séduisante aux cheveux d’un roux éclatant, mariée à un certain Didier. Homme d’affaires influent doublé d’un marchand d’armes, le fameux Didier était en outre propriétaire d’une écurie de courses. Daniel avait fait la connaissance de la charmante et fort entreprenante Agnès aux courses de Longchamp, où elle possédait une loge privée. Elle s’était présentée au bel Argentin fortuné comme une veuve de guerre . Leur aventure, passionnée bien que brève, s’était achevée avec le retour du mari.
Agnès, ma chérie! Où étais-tu passée?
- C’est à moi que tu demandes ça? Alors que je ne t’ai pas revu depuis cette soirée chez Maxim’s. Elle se mit à se balancer très légèrement au moment où l’orchestre entonna Imagination .
Ah, mais bien sûr, je m’en souviens parfaitement, s’exclama Daniel qui n’en gardait en fait qu’un très vague souvenir.
J’ai été terriblement occupé - toutes mes excuses.
- Occupé, toi? Mais tu ne travailles pas, Daniel, le gronda-t-elle.
- Mon père disait toujours que je devrais trouver à m’occuper de manière utile. A présent que toute la France est occupée, j’avoue que ça m’enlève une épine du pied.
Elle secoua la tête et fit la moue pour éviter de montrer le sourire involontaire qui venait de naître sur ses lèvres. Elle se pencha vers lui. Didier est reparti à Vichy. Et je trouve qu’il y a vraiment trop de boches , par ici. Pourquoi ne pas filer discrètement pour aller au Jockey Club? Maxim’s est plein de Fritz ces temps-ci. Elle murmurait: dans le métro, des affiches mettaient en garde les Parisiens. Ceux qui osaient prononcer le mot boche encouraient la peine de mort.
Les Allemands étaient extrêmement susceptibles sur ce point et n’appréciaient guère l’humour français.
Oh, mais quelle importance? Moi, je ne fais pas attention à eux, répondit Daniel dans l’espoir de détourner la conversation. Ce sont d’excellents clients.
- Les soldats - comment les appelle-t-on, les haricots verts ? Ce sont de vraies brutes! Et mal embouchés avec ça! Il faut les voir aborder les femmes dans la rue, de vrais pots de colle, ces types!
- Il faut les comprendre, rétorqua Eigen. Ces pauvres soldats allemands ont l’impression de conquérir le monde et voilà que les Françaises les regardent de haut. C’est injuste, après tout.
- Mais comment s’en débarrasser?
- Tu n’as qu’à leur faire croire que tu es juive, mon chou . Ça les fera fuir. Ou mets-toi à fixer leurs grands pieds - ils détestent cela.
Cette fois, elle ne put s’empêcher de sourire. Mais leur façon de descendre les Champs-Elysées au pas de l’oie!
- Tu crois peut-être que le pas de l’oie est à la portée de n’importe qui? répliqua Daniel. Essaie un jour - tu finiras sur le derrière. Il jeta un regard furtif à travers la salle, à la recherche d’une issue.
Tiens, l’autre jour j’ai vu Goering descendre de voiture, rue de la Paix. Il portait ce ridicule bâton de maréchal - je te jure, il doit dormir avec! Il est entré chez Cartier, et ensuite le gérant de la bijouterie m’a raconté qu’il avait acheté
un collier de huit millions de francs pour sa femme. D’un index distrait, elle tripotait la chemise blanche empesée de Daniel. Remarque bien que pour sa femme, il ne se fournit que chez les couturiers français, pas chez les allemands.
Les boches ne cessent de critiquer notre esprit décadent mais quand ils sont chez nous, ils l’ adorent .
- Herr Meier n’aime que ce qui se fait de mieux.
- Herr Meier? Que veux-tu dire? Goering n’est pas juif.
- Rappelle-toi ce qu’il a dit un jour: ”Si jamais une bombe tombe sur Berlin, je ne m’appellerai plus Hermann Goering mais Meier.”
Agnès éclata de rire. Parle moins fort, Daniel , fit-elle en aparté.
Eigen lui effleura la taille. Il y a ici un gentleman que je dois voir absolument, mon chou, si tu veux bien m’excuser...
- Dis plutôt qu’une femme vient de te taper dans l’œil, répliqua Agnès sur un ton de reproche en lui adressant un sourire tenant de la grimace.
- Non, non, gloussa Eigen, hélas, il s’agit bel et bien d’affaires.
- Eh bien, Daniel, mon amour, le moins que tu puisses faire c’est de me trouver du vrai café. Je ne supporte pas cet ersatz - de la chicorée, des glands rôtis! Tu feras ça pour moi, hein mon chéri?
- Bien sûr, promit-il. Dès que possible. J’attends une livraison dans deux jours.
Dès qu’il se fut détourné d’ Agnès, une voix masculine l’interpella sur un ton sévère. Herr Eigen!
Juste derrière lui, il vit un petit groupe d’officiers allemands, au centre duquel se trouvait un SS Standartenführer , un colonel de haute taille au port altier, avec des lunettes à monture en écaille de tortue et une petite moustache imitant servilement celle de son Führer. Le Standartenführer Jürgen Wegman avait rendu un fier service à Eigen en lui procurant un permis de service public , grâce auquel il pouvait conduire l’une des très rares voitures particulières admises dans les rues de Paris. Le transport était un problème majeur à cette époque. Seuls les médecins, les pompiers et, allez savoir pourquoi, les acteurs et actrices les plus en vue avaient le droit d’utiliser leurs propres véhicules; du coup, le métro était atrocement bondé et, de toute façon, la moitié des stations étaient fermées. On ne trouvait ni carburant, ni taxis.
Herr Eigen, vos Upmann - ils étaient secs.
- Je suis désolé de l’apprendre Herr Standartenführer Wegman. Les avez-vous conservés dans un humidificateur, comme je vous l’avais conseillé?
- Je ne possède pas d’humidificateur...
- Dans ce cas, je vous en procurerai un , promit Eigen.
L’un de ses collègues, un gros SS Gruppenführer au visage poupin, répondant au nom de Johannes Koller, ricana discrètement en escamotant dans sa poche de poitrine le jeu de cartes postales sépia qu’il venait de présenter à ses camarades. Eigen eut quand même le temps de les apercevoir: c’étaient des photos cochonnes représentant une femme sculpturale seulement vêtue d’une paire de bas et d’un porte-jarretelles, dans diverses poses lascives.
Faites excuse, mais ils étaient déjà secs quand vous me les avez donnés. Je doute même qu’ils viennent de Cuba.
- Ils venaient de Cuba, Herr Kommandant. Roulés sur la cuisse d’une jeune vierge havanaise. Tenez, servez-vous, avec mes compliments. Le jeune homme plongea la main dans sa poche de poitrine et en sortit un étui en velours contenant plusieurs cigares enveloppés dans de la cellophane. Des Romero y Julietas. J’ai ouï que Churchill ne fume que cela. Avec un clin d’œil complice, il en tendit un à l’ Allemand.
Un domestique approcha, tenant un plateau d’argent garni de canapés. Foie gras , messieurs?
Koller en chipa deux d’un seul et même geste. Daniel en prit un.
Pas pour moi , annonça sentencieusement Wegman à l’intention du domestique et des hommes qui l’entouraient. Je ne mange plus de viande.
- Pas facile à trouver, ces temps-ci, hein? dit Eigen.
- Vous n’y êtes pas du tout, répliqua Wegman. Quand un homme avance en âge, il doit se transformer en herbivore, voyez-vous.
- Oui, votre Führer est végétarien, n’est-ce pas? fit remarquer Eigen.
- Tout à fait, répondit Wegman non sans fierté.
- Et pourtant, il lui arrive d’avaler tout rond des pays entiers , ajouta Eigen d’un ton égal.
Le SS rougit. Vous semblez capable de vous procurer tout et n’importe quoi, Herr Eigen. Vous pourriez peut-être remédier à la pénurie de papier à Paris.
- Oui, vos bureaucrates doivent devenir fous. On se demande parfois s’il reste un seul produit correct sur le marché, de nos jours.
- Tout est de mauvaise qualité, intervint le Gruppenführer Koller. Cet après-midi, j’ai dû examiner toute une planche de timbres avant d’en trouver un qui colle à l’enveloppe.
- Vous utilisez encore le timbre frappé à l’effigie d’Hitler, messieurs?
- Oui, bien sûr, répondit Koller d’un ton impatient.
- Alors, vous léchez peut-être le mauvais côté, hein ! , suggéra Eigen avec un clin d’œil.
Le Gruppenführer rougit d’embarras et s’éclaircit la gorge d’un air gêné. Sans lui laisser le temps d’imaginer une réponse, Eigen poursuivit: Vous avez entièrement raison, bien sûr. Les produits français n’arrivent pas à la cheville des vôtres.
- Vous parlez comme un vrai Allemand, dit Wegman d’un ton approbateur. Bien que votre mère fût espagnole.
- Daniel , claironna une voix de contralto. Il se retourna, soulagé qu’on lui offre l’opportunité de fuir cette conversation délicate.
C’était une femme corpulente d’une cinquantaine d’années, gainée dans une robe à fleurs et à volants d’un goût douteux qui lui donnait l’allure d’un éléphant de cirque. Mme de Fontenoy arborait une coiffure bouffante d’un brun d’autant moins naturel qu’elle laissait apparaître une raie blanche. Daniel repéra aussitôt ses énormes boucles d’oreilles, des louis d’or de vingt carats chacun, tellement pesants qu’ils lui distendaient les lobes. Mariée à un diplomate du gouvernement de Vichy, elle était elle-même grande organisatrice de soirées mondaines. Pardonnez-moi, messieurs, dit-elle aux officiers allemands. Mais je dois vous emprunter le jeune Daniel.
Daniel, dit Mme de Fontenoy, laissez-moi vous présenter Geneviève du Châtelet, la charmante fille de notre hôtesse.
J’ai été fort surprise d’apprendre qu’elle ne vous connaissait pas - la seule Parisienne célibataire dans ce cas, si je ne m’abuse. Geneviève, voici Daniel Eigen.
La jeune fille tendit une main délicate aux doigts effilés. Dans ses yeux, Daniel lut une mise en garde. Ce bref regard n’était destiné qu’à lui.
Il lui prit la main. Je suis enchanté de faire votre connaissance , dit-il en s’inclinant. Puis il lui gratta discrètement la paume pour lui indiquer qu’il avait compris l’avertissement.
M. Eigen vient de Buenos Aires, expliqua la douairière, mais il possède un appartement rive gauche.
- Ah oui? Et vous vivez à Paris depuis longtemps? demanda Geneviève du Châtelet avec un regard vague comme si cette conversation l’ennuyait au plus haut point.
Assez longtemps, oui, répondit Eigen.
- Assez longtemps pour le connaître comme sa poche, repartit Mme de Fontenoy, les sourcils en accent circonflexe.
- Je vois , susurra Geneviève du Châtelet. Soudain, elle leva les yeux comme si elle venait de reconnaître quelqu’un à
l’autre bout de la salle. Ah, mais j’aperçois ma grand-tante Benoîte. Veuillez m’excuser, madame de Fontenoy.
Comme la jeune femme prenait congé, ses yeux croisèrent ceux de Daniel. Son regard insistant lui indiqua la pièce voisine. Il comprit instantanément le message codé et le lui fit savoir d’un imperceptible hochement de tête.
Après deux interminables minutes de bavardage futile avec la douairière Fontenoy, Daniel s’excusa à son tour. Deux minutes: c’était suffisant pour ne pas éveiller les soupçons. Il se faufila non sans peine à travers la foule des convives tout en distribuant sourires et signes de tête à ceux qui l’interpellaient, les informant tacitement qu’une importante affaire privée l’empêchait de s’arrêter pour les saluer plus longuement.
Non loin de la grande salle de bal, se trouvait la tout aussi majestueuse bibliothèque. Ses murs étaient garnis de rayonnages encastrés en laque de Chine rouge chargés de volumes anciens reliés cuir que personne n’avait jamais lus. L’endroit était désert; la cacophonie provenant de la salle de bal y diffusait une sorte de murmure assourdi. A l’autre bout, assise sur un divan garni de coussins d’ Aubusson, se tenait Geneviève, ravissante dans sa robe noire faisant ressortir la peau diaphane de ses épaules.
Oh, Dieu merci , chuchota-t-elle d’une voix oppressée. Elle se leva, se précipita vers Daniel et l’entoura de ses bras.
S’ensuivit un long baiser passionné. Une minute plus tard, elle se détachait de lui. Quel soulagement de te voir arriver! J’avais tellement peur que tu aies d’autres projets pour ce soir.
- Comment peux-tu dire une chose pareille? protesta Daniel. Jamais je n’aurais laissé passer une chance de te voir.
Tu racontes n’importe quoi.
- C’est juste que tu es si... si discret, si soucieux de préserver notre secret. Surtout face à mes parents. En tout cas, tu es là. Dieu merci. Ces gens sont tellement assommants, j’ai cru mourir. Ils n’arrêtent pas de parler nourriture, nourriture et encore nourriture.
Eigen caressait les épaules nacrées de son amante. Du bout des doigts, il s’aventura jusqu’aux rondeurs de sa poitrine. Les effluves de son parfum lui chatouillaient les narines. Shalimar. C’était lui qui le lui avait offert. Tu m’as tellement manqué, murmura-t-il.
- Cela fait presque une semaine, dit Geneviève. Tu as été bien sage, au moins? Non, attends - ne réponds pas. Je te connais, Daniel Eigen.
- Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, reconnut Eigen d’une voix douce.
- Ça, je n’en suis pas si sûre, répondit Geneviève d’un ton malicieux, les lèvres pincées. Tu possèdes plusieurs personnalités. Comme des couches superposées.
- Tu pourrais peut-être m’en enlever quelques-unes , proposa Daniel.
Geneviève prit un air choqué, mais ce n’était qu’un jeu, ils le savaient l’un comme l’autre. Pas ici! N’importe qui peut entrer dans cette pièce.
- Non, tu as raison. Allons quelque part où nous serons bien tranquilles.
- Oui. Le salon du premier. Personne n’y vient jamais.
- Sauf ta mère , fit remarquer Daniel Eigen en secouant la tête. Une idée venait de germer en lui. Le bureau de ton père. Nous fermerons à clé.
- Mais père nous tuera s’il nous surprend!
Daniel hocha tristement la tête. Hélas, ma chérie , tu as raison. Nous ferions mieux de rejoindre les autres.
Geneviève fit une mine catastrophée. Non, non! dit-elle. Je... je sais où il cache la clé. Viens, dépêchons-nous!
Elle sortit de la bibliothèque et ils empruntèrent ensemble le couloir donnant accès à un escalier de service. Arrivés au premier étage, ils traversèrent un long vestibule sombre puis s’arrêtèrent devant une petite alcôve ornée d’un buste en marbre du maréchal Pétain. Le cœur de Daniel battait à tout rompre. Il s’apprêtait à tenter le diable et le danger avait le don de l’exciter. Il adorait braver les interdits.
Geneviève glissa la main derrière la sculpture, récupéra adroitement une grosse clé et déverrouilla la porte à double battant du bureau paternel.
Evidemment, la charmante Geneviève ne se doutait absolument pas que Daniel avait déjà visité cette pièce, et pas qu’une fois. Il avait largement profité de leurs rendez-vous secrets pour explorer l’ Hôtel du Châtelet, en pleine nuit, profitant du sommeil de sa maîtresse, de l’absence de ses parents et du jour de congé des domestiques.
Le bureau du comte Maurice Léon Philippe du Châtelet était une pièce très masculine, embaumant le cuir et le tabac à pipe. On y trouvait une collection de cannes, plusieurs confortables fauteuils Louis XV en cuir brun, un énorme secrétaire aux formes tarabiscotées, couvert de documents bien empilés. Sur le manteau de la cheminée, trônait le buste en bronze d’un parent.
Pendant que Geneviève tournait la clé dans la serrure, Daniel passa derrière le bureau pour inventorier en un clin d’œil les diverses piles de manière à repérer d’emblée les papiers les plus intéressants, parmi la correspondance personnelle et les documents comptables. Il remarqua vite les courriers adressés par le gouvernement de Vichy. Des documents militaires extrêmement confidentiels.
Il n’eut pas le temps de poursuivre sa recherche car déjà, Geneviève, ayant fini de verrouiller la double porte, se précipitait vers lui.
Là-bas, dit-elle. Le canapé en cuir.
Eigen, quant à lui, n’avait aucunement l’intention de s’éloigner du bureau. Il la fit doucement reculer vers le meuble et se pressa contre elle en la caressant. Ses mains glissèrent de sa taille fine jusqu’à ses fesses où elles s’attardèrent un instant, pétrissant délicatement sa chair ferme. Il baisa sa gorge, son cou, la naissance de ses seins.
Oh, mon Dieu! Gémit-elle. Daniel. Elle avait fermé les yeux.
Puis du bout des doigts, Eigen se mit à frôler la soie recouvrant le sillon de ses fesses, en excitant légèrement les zones sensibles, dans l’espoir de détourner son attention. Pendant ce temps, sa main droite s’aventurait vers d’autres surfaces moins charnues. Elle se posa sur la pile de documents convoités et souleva habilement les papiers du dessus.
Ce soir, la chance lui souriait mais comme il n’avait rien prévu, il allait devoir improviser.
Sans le moindre bruit, il glissa les documents à l’intérieur de sa veste de smoking munie d’une cachette spécialement aménagée à cette fin. Au moment où les papiers disparaissaient sous la soie de la doublure, sa main gauche remonta le long du dos de la jeune femme. Il fit coulisser la fermeture Eclair et rabattit l’échancrure de la robe. Deux seins aux mamelons sombres s’offrirent à la caresse papillonnante de sa langue.
Les papiers enfoncés dans la doublure de sa veste craquaient un peu à chacun de ses mouvements.
Soudain il se figea et redressa la tête.
Que se passe-t-il? murmura Geneviève, les yeux écarquillés.
- Tu as entendu?
- Quoi?
- On vient. J’entends des pas. Il se trouvait dans une situation compromettante à plus d’un égard, et ses capacités auditives, déjà fort développées en temps normal, en étaient décuplées.
Non! Elle s’écarta, rajusta vivement sa robe sur sa poitrine. Remonte ma fermeture Eclair, Daniel, je t’en prie! Il faut qu’on sorte d’ici! Si quelqu’un s’aperçoit que nous sommes dans…!
- Chut , intima-t-il. Il venait de distinguer des bruits de pas. Au claquement des semelles sur le sol pavé de marbre, il devina qu’il s’agissait de deux hommes. L’écho se rapprochait toujours plus.
Comme Geneviève traversait la pièce pour atteindre la porte verrouillée, il entendit leurs voix. Les deux hommes parlaient français mais l’un d’eux s’exprimait avec un accent allemand. Le Français marmonnait entre ses dents; Daniel reconnut le comte, le père de Geneviève. L’autre - était-ce le général Von Stülpnagel, le gouverneur militaire?
Impossible à affirmer.
Geneviève tendit bêtement la main vers la clé - mais pour quoi faire? Ouvrir la porte sous le nez de son père et de son collègue allemand? D’un mouvement preste, Daniel la retint une seconde avant qu’elle ne commette l’irréparable. Puis il ôta la clé de la serrure.
Par ici , chuchota-t-il en désignant l’autre porte, au fond du bureau. La dernière fois qu’il était entré dans cette pièce, il était passé par là. Il se dit que Geneviève était trop paniquée pour réfléchir un tant soit peu. Elle ne remarquerait donc pas qu’il connaissait les lieux comme sa poche.
Elle acquiesça en silence et courut dans la direction indiquée. Quand elle arriva devant la porte, Daniel éteignit les lumières. Ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité. Mais Daniel se déplaçait aisément dans le noir, d’autant plus qu’il avait eu le temps de se construire une représentation mentale du bureau et des obstacles à éviter.
Quand elle tourna la poignée et comprit que la porte était verrouillée, elle ne put réprimer un petit halètement de surprise. Mais Daniel avait la clé. Il la sortit. S’il ne l’avait pas fait, ils auraient encore perdu quelques secondes et se seraient certainement fait surprendre. Lorsqu’il l’ouvrit, la porte résista un peu. On l’utilisait rarement. Il fit passer la jeune femme dans l’étroit corridor sombre, referma derrière eux et décida de ne pas verrouiller. La serrure rouillée étant quelque peu bruyante, les deux hommes auraient sans doute entendu jouer la clé.
La porte principale du bureau s’ouvrit, les hommes entrèrent en devisant.
Geneviève agrippa le bras de Daniel et enfonça ses ongles pointus dans la soie de sa manche. Entendit-elle le froissement des papiers dans la doublure de sa veste? En tout cas, elle ne manifesta aucune surprise. Et maintenant?
murmura-t-elle.
- Tu descends à la cuisine et, de là, tu retournes dans la salle de bal.
- Mais les domestiques...
- Comment veux-tu qu’ils sachent d’où tu viens? De toute façon, ils ne diront rien.
- Mais si tu apparais quelques minutes après moi...!
- Je m’en garderai bien, évidemment. Sinon ils comprendraient tout et tu serais coincée.
- Mais alors, où iras-tu? Elle essayait de chuchoter mais la peur faisait vibrer sa voix.
Ne t’en fais pas pour moi, la rassura-t-il. Je te donnerai de mes nouvelles très bientôt. Si ta mère te demande où je suis, dis-lui que tu l’ignores. La chose allait de soi mais Daniel sentait qu’il était nécessaire de le préciser, Geneviève n’étant pas d’une intelligence à couper le souffle.
Mais où...? , commença-t-elle.
Il posa ses doigts sur les lèvres de la jeune femme. Vas-y, ma chérie .
Elle allait partir quand il la retint en lui effleurant l’épaule. Elle se retourna vers lui. Il déposa un petit baiser sur ses lèvres, rajusta le décolleté de sa robe puis se précipita vers l’escalier de service et se mit à monter. Ses chaussures étaient équipées de semelles de caoutchouc, matière presque insonore et encore plus rare que le cuir, en ces temps de restrictions.
Son cerveau fonctionnait à plein régime. Il revoyait la scène qui venait de se dérouler tout en réfléchissant à la meilleure manière de filer à l’anglaise. En se rendant à cette réception, il savait qu’il verrait Geneviève mais n’avait nullement prévu d’en profiter pour s’introduire dans le bureau de son père - une occasion pareille ne pouvait décemment pas être négligée. Or à présent, avec cette grosse liasse de documents enfoncée dans la doublure de sa veste de smoking, il eût été déraisonnable de réapparaître parmi les invités. Si jamais on le bousculait, les papiers feraient du bruit et les gens risqueraient de s’en étonner.
Cela étant dit, il disposait quand même de quelques échappatoires. Il pouvait se rendre au vestiaire pour récupérer son pardessus. Si jamais on s’avisait de l’interroger, il dirait qu’il cherchait son briquet oublié dans une poche.
Ensuite, il transférerait les papiers dans son manteau. Mais si quelqu’un le voyait faire? Le vestiaire était probablement surveillé.
Et ce risque n’était rien comparé à ce qu’il redoutait le plus. Au moment où il regagnerait la salle de bal, les invités pourraient fort bien comprendre ce qu’il venait de se passer. Le rendez-vous secret avec Geneviève dans le bureau du comte. Les escaliers de service menaient directement à la cuisine. Les domestiques le verraient passer quelques minutes après la fille de la maison. Il leur faudrait peu de temps pour faire le rapprochement. Contrairement à ce qu’il avait prétendu devant Geneviève pour la rassurer, les domestiques n’étaient pas du genre discret. D’ailleurs, il savait qu’elle n’avait pas été dupe: les ragots étaient pain bénit pour les gens de maison.
Eigen se fichait comme d’une guigne des racontars et du qu’en-dira-t-on. Que Marie-Hélène du Châtelet apprenne qu’il lutinait sa fille quand elle avait le dos tourné n’avait pas la moindre espèce d’importance. Non, ce qui l’inquiétait le plus c’était la chaîne de déductions que cette révélation induirait. Il percevait nettement ce qui se profilait tout au bout. Tôt ou tard, le comte s’apercevrait que certains papiers d’importance vitale pour la sécurité
nationale avaient disparu de son bureau. Il s’empresserait d’interroger sa femme, ses serviteurs. Les accusations pleuvraient. L’une ou l’autre des filles de cuisine, sans doute pour défendre ses collègues, serait tout à fait susceptible d’avouer qu’elle avait vu le jeune homme descendre les escaliers menant au bureau.
Et alors, même en l’absence de toute preuve formelle, le maître de maison considérerait Daniel comme le suspect numéro un. Du même coup, sa couverture - son atout majeur - serait fichue. Et ce risque-là, il n’était décidément pas prêt à le courir.
Certes, il existait d’autres issues. Au lieu de descendre l’escalier de service, il pouvait très bien monter au deuxième ou au troisième, traverser l’étage sans doute plongé dans le noir, jusqu’à l’autre escalier. De là, il redescendrait jusqu’à la cour derrière l’immeuble, un espace transformé en jardin qui servait autrefois à garer les attelages. Cette cour était fermée par un haut portail de bois. Il pourrait l’escalader, mais on le verrait à coup sûr puisque plusieurs fenêtres de la salle de bal donnaient sur le jardin. Un homme en smoking traversant la pelouse au pas de course pour enjamber un portait passait difficilement inaperçu.
Il n’y avait qu’une seule manière de sortir sain et sauf de l’ Hôtel du Châtelet.
Une minute plus tard, il atteignait le dernier étage, celui des chambres de bonne. Le plafond était bas et très incliné.
Là, plus de sols en marbre, plus de beaux dallages, mais un vieux parquet grinçant en vulgaire bois de pin. Il n’y avait personne: tous les domestiques se trouvaient au rez-de-chaussée, occupés à servir les invités. Le jeune homme avait effectué une reconnaissance préalable - non pas qu’il s’attendît à un problème quelconque, loin de là, mais il considérait comme essentiel de se ménager une porte de sortie, en toutes circonstances. C’était sa manière d’opérer et cette précaution lui avait maintes fois sauvé la vie.
Il savait qu’il existait une issue sur le toit et que, cette demeure se dressant au cœur d’un long alignement de maisons bâties côte à côte, il disposerait d’un certain nombre de passages bien commodes pour s’éloigner sans se faire voir.
L’ Hôtel du Châtelet possédait un toit mansardé, percé de lucarnes oblongues à meneaux. Toutes ces fenêtres correspondaient à des chambres de bonne. Il y avait fort à parier que les domestiques ne fermaient pas leurs chambres à clé mais, quand la première porte s’ouvrit sans qu’il ait à insister, il poussa quand même un soupir de soulagement.
Pour tout mobilier, la chambre minuscule ne disposait que d’un lit étroit et d’une commode. La vitre poussiéreuse laissait filtrer un timide clair de lune. Il s’avança jusqu’à la lucarne, baissa la tête et saisit la poignée. Visiblement, on n’ouvrait pas souvent les fenêtres, à supposer même qu’on les ouvrît. Il dut réunir toutes ses forces pour décoincer une vitre puis l’autre.
Une bouffée d’air glacé s’engouffra dans la chambre. Quand il se pencha au-dehors, ce qu’il vit confirma l’observation effectuée quelques jours plus tôt, lorsqu’il avait étudié la disposition du bâtiment. La fenêtre donnait directement sur un toit pentu, enduit de goudron, une surface longue de trois mètres environ, dangereusement glissante, bordée d’un parapet. Ce dernier, sorte de haute rambarde de pierre sculptée, le dissimulerait aux yeux des passants. Du moins tant qu’il se contenterait de longer le toit de ce bâtiment-là. En effet, les immeubles voisins, datant eux aussi du Second Empire mais conçus selon d’autres styles, ne possédaient pas ce genre d’aménagement.
Eh bien tant pis, il aviserait le moment venu.
Au fil des ans, des décennies, la couche de goudron couvrant le toit avait subi maints dommages. Les chaleurs estivales l’avaient plissée, gonflée par endroits. Ce soir-là, le toit était saupoudré de neige et les plaques de glace n’arrangeaient rien. Il allait devoir se méfier.
Il lui faudrait sortir de là en passant d’abord les jambes, manœuvre quelque peu hasardeuse car son habit de soirée gênerait ses mouvements. De plus, ses semelles de caoutchouc, idéales pour se déplacer à pas de loup à l’intérieur d’une maison, n’étaient pas prévues pour l’escalade. L’affaire n’aurait donc rien d’une partie de plaisir.
Il leva les bras, s’agrippa au chambranle, plia les genoux et lança ses jambes à l’extérieur. A peine ses chaussures eurent-elles touché la surface du toit qu’elles dérapèrent sur la glace. Au lieu de lâcher le chambranle, il s’y suspendit et resta un instant en équilibre, le corps à demi sorti. Les pieds posés à plat sur le goudron verglacé, il décida de frotter ses semelles d’avant en arrière, de manière à gratter la pellicule de glace. Bientôt, sentant qu’il atteignait le revêtement, il tenta une traction.
Mais la surface du toit lui semblait encore trop peu fiable. Il renonça donc à lâcher la fenêtre. A quelques dizaines de centimètres sur la gauche, se dressait une haute cheminée. Il libéra sa main droite et, se servant de son pied gauche comme d’un pivot, exerça une rotation et s’étira pour s’accrocher à la cheminée sans pour autant abandonner le chambranle de la fenêtre.
La brique était froide et rugueuse sous sa main. Mais cette rugosité jouerait en sa faveur. Le vieux mortier friable liant les briques lui offrirait une prise, permettant à ses doigts de s’enfoncer légèrement dans les fissures. Il s’y agrippa donc, son corps se raidit et trouva son point d’équilibre. Quand il eut assuré sa prise sur les briques de la cheminée, il détacha sa main gauche encore cramponnée à la fenêtre, la ramena vers lui et la tendit vers la cheminée.
Avançant prudemment un pied puis l’autre, il se remit à frotter ses semelles contre la couche de glace jusqu’à
dégager une surface non glissante. A présent, il était assez proche de la cheminée pour en étreindre la base, un peu comme un alpiniste se colle à une paroi. Malgré l’extrême robustesse de son torse et de ses épaules, Daniel dut faire appel à toute sa force pour se hisser à hauteur de la cheminée, sans cesser de racler le sol verglacé avec ses chaussures.
Il savait qu’au siècle dernier, les cambrioleurs avaient coutume de circuler à travers la ville en sautant d’un toit sur l’autre. Lui-même s’y était essayé à maintes reprises. L’exercice était plus difficile qu’il n’y paraissait mais, par ce temps, il tenait de l’exploit. Daniel doutait qu’aucun cambrioleur ait été assez fou ou assez suicidaire pour se promener sur un toit couvert de neige et de glace, au cœur de l’hiver parisien.
Daniel escalada la cheminée sur quelques dizaines de centimètres jusqu’au muret de brique séparant le toit de son voisin. A son grand soulagement, il constata que ce dernier n’était pas en goudron mais en tuiles arrondies. Même verglacée, leur surface ondulée lui offrirait une prise suffisante. Il découvrit que se déplacer sur ce genre de revêtement était relativement facile. De plus, contrairement à celui qu’il venait de quitter, ce toit avait un sommet aplati, constitué d’une pièce de maçonnerie d’une soixantaine de centimètres de large. Il y grimpa, testa sa solidité
et, une fois convaincu qu’elle supporterait son poids, résolut de progresser tel un funambule en équilibre sur une corde raide.
Au pied de l’immeuble, s’étalait l’avenue Foch, sombre et déserte, ses réverbères éteints à cause des restrictions.
Daniel savait que s’il voyait la rue, n’importe quel passant risquait également de l’apercevoir, rien qu’en levant les yeux, puisqu’il n’y avait pas de parapet susceptible de le dissimuler.
On pouvait également le repérer à partir d’autres endroits. Il suffisait qu’un voisin d’en face regarde par la fenêtre de son appartement. Ces temps-ci, les gens étaient devenus plus vigilants. Partout il était question de saboteurs, d’espions. En apercevant un homme juché sur le toit d’un immeuble, un quidam n’hésiterait pas à appeler la Maison
, la Préfecture de police . On ne comptait plus les lettres de dénonciation anonymes. Prévenir la Kommandantur était la pire des menaces, dans ces années-là. Daniel courait donc un grand risque en agissant de la sorte.
Il pressa le pas, sans trop de témérité pourtant, et gagna bientôt le petit mur de brique séparant l’immeuble du bâtiment mitoyen. Comme celui de l’ Hôtel du Châtelet, le toit de ce dernier était mansardé mais fort heureusement recouvert d’ardoises. Il possédait aussi en son centre une arête aplatie renforcée par une pièce de maçonnerie plus étroite que la précédente. Une trentaine de centimètres de large, pas davantage.
Il s’y jucha et avança prudemment, posant un pied après l’autre. Ses yeux plongèrent dans le vide, vers l’avenue en contrebas. L’espace d’un instant, la peur l’envahit puis il se raisonna, reprit ses esprits et se focalisa sur l’importance de sa mission.
Trente secondes plus tard, il parvenait au mur de séparation suivant, constitué de grosses pierres sur lesquelles s’enchâssait une série de conduits de cheminées en argile. Des panaches de fumée en sortaient, preuve que les habitants de la maison en dessous faisaient partie des quelques Parisiens privilégiés disposant de charbon pour se chauffer. Il tendit la main, saisit l’un des conduits; il était froid au toucher. Puis un autre. Tandis qu’il se hissait, il nota quelque chose d’intéressant.
Le mur de pierre dépassait largement du toit. Ensuite, il descendait jusqu’à l’arrière-cour de l’immeuble. A quelques trois mètres de cet avant-toit, des échelons en fer dépassaient de la paroi en brique, s’étageant à partir du sommet du mur jusqu’à la cour obscure, tout en bas. Ces barreaux permettaient aux ramoneurs d’accéder aux conduits de cheminées.
Pendant un instant, Daniel hésita sur la marche à suivre. Les barreaux étaient inatteignables de là où il se trouvait. Il écarta l’idée de progresser en équilibre sur le mur de pierre en s’accrochant aux conduits: la tranche du mur était trop étroite. Il allait devoir procéder autrement. Utiliser les tuyaux d’argile. Il se cramponnerait au premier et passerait de l’un à l’autre en balançant les jambes de manière à progresser latéralement, petit à petit, à la manière d’un singe sautant de branche en branche. Les conduits étaient cylindriques et d’un diamètre assez étroit pour qu’il puisse les empoigner. Il lui fallut plusieurs minutes pour atteindre les barreaux. Pendant qu’il s’accrochait à l’échelon supérieur, il lança le bas de son corps dans le vide. Ses pieds trouvèrent un appui. Puis il se mit à descendre, d’abord lentement, puis plus rapidement, et finit par atterrir dans la cour déserte.
Il resta un instant immobile à scruter l’espace qui l’entourait. Les fenêtres donnant sur la cour étaient sombres. A en juger d’après la fumée s’élevant des cheminées, la maison était habitée. Mais tout le monde devait dormir à cette heure tardive. Il traversa la cour pavée d’un pas tranquille. Un portail verrouillé complétait la haute barrière en bois.
Comparé à ce qu’il venait d’accomplir, le fait de franchir cet obstacle ne présentait aucune espèce de difficulté. Il l’escalada, sauta de l’autre côté et se retrouva dans une venelle passant derrière l’avenue Foch.
Daniel connaissait bien ce quartier. Il longea la venelle sans se presser, malgré son envie de prendre ses jambes à son cou, et déboucha dans une rue latérale. Par précaution, il effleura sa veste pour vérifier que les documents s’y trouvaient toujours.
La rue obscure avait un aspect sinistre.
Il passa devant la vitrine aveugle d’une librairie ayant appartenu à un juif. Depuis que les Allemands l’avaient réquisitionnée, un large panneau blanc couvrait son enseigne. On y lisait le mot FRONTBUCHHANDLUNG , tracé en lettres gothiques noires entremêlées de swastikas. Autrefois, cette boutique était une élégante librairie étrangère; aujourd’hui elle était toujours étrangère mais d’une autre manière: on n’y trouvait plus que des livres en langue germanique.
Les Allemands avaient apposé leur griffe partout, mais, curieusement, sans démolir aucun des fameux grands monuments parisiens, aucun des vieux immeubles faisant la renommée de la capitale. Les nazis n’avaient pas l’intention de détruire le Paris éternel. Au contraire, ils cherchaient à l’annexer, à s’emparer de ce joyau pour en jouir à leur guise. Mais ils manifestaient une certaine négligence dans leur manière de marquer leur territoire. Comme s’ils manquaient de suite dans les idées. Le panneau blanc marqué FRONTBUCHHANDLUNG avait été collé à la hâte sur l’enseigne gravée. N’importe qui aurait pu l’arracher sans peine. On aurait dit qu’ils redoutaient d’abîmer leur nouveau bijou. Quand ils avaient voulu accrocher la swastika sur la tour Eiffel, le vent avait arraché le drapeau si bien qu’ils avaient dû recommencer l’opération. Hitler lui-même ne s’était fendu que d’une simple visite, comme un touriste craintif redoutant de s’égarer dans les méandres parisiens. Il n’y avait même pas dormi. Paris ne voulait pas des nazis, et les nazis le savaient.
En revanche, ils ne se gênaient pas pour placarder leurs affiches de propagande. Tout en marchant, Daniel en voyait un peu partout sur les murs des immeubles, collées à une hauteur telle qu’on les remarquait à peine. Il y avait une raison à cela: quand les Allemands plaçaient leurs stupides inscriptions à hauteur des yeux, elles disparaissaient aussitôt, arrachées ou lacérées. Des Parisiens en colère griffonnaient dessus: Mort aux boches ou Vive l’ Angleterre!
Il entrevit une affiche représentant un Winston Churchill bedonnant en train de fumer un cigare avec un sourire satisfait. Près de lui, une pauvre femme tenait un bébé malingre hurlant de faim. Regardez ce que le blocus fait à vos enfants! Intimait le slogan en faisant allusion au blocus britannique. Or tout le monde savait que cette invective n’avait aucun sens. Cette affiche avait beau dominer la rue de plusieurs mètres, quelqu’un avait réussi à y griffonner: Et les pommes de terre? Si le peuple de France souffrait de disette, c’était à cause des lois nazies et rien d’autre.
Toutes les pommes de terre cultivées par les fermiers français prenaient le chemin de l’ Allemagne.
Une autre affiche posait une question laconique: ETES-VOUS EN REGLE? Devait-on entendre: vos papiers sont-ils en règle? Ou autre chose? Les gens ne sortaient jamais sans leurs papiers, leur carte d’identité . Si jamais on se faisait arrêter par un gendarme français ou quelque autre fonctionnaire , on comprenait vite qu’ils étaient pires que les soldats allemands.
Le jeune homme avait toujours ses papiers sur lui. Plusieurs jeux, avec différents noms, différentes nationalités. Ces changements de personnalité étaient une fréquente nécessité, dans le genre de vie qu’il menait.
Il parvint enfin à destination: un vieil immeuble de brique à demi écroulé, au milieu d’un pâté de maisons anonyme.
Une pancarte en bois décrépite pendait à un crochet de fer forgé: LE CAVEAU. C’était un bar situé au-dessous du niveau de la rue, au pied d’une petite volée de marches en brique écaillées. Comme l’imposait le couvre-feu, son unique fenêtre était enduite de peinture camouflage, ce qui n’empêchait pas d’apercevoir un peu de lumière à
l’intérieur.
Il consulta sa montre. Minuit passé. Le couvre-feu décrété par Ces messieurs - les nazis - venait de commencer.
Toutefois, ce bar-là n’était pas fermé. Les gendarmes autant que les nazis fermaient les yeux, si bien qu’il restait ouvert jusque tard dans la nuit. Il avait suffi de verser suffisamment de pots-de-vin, graisser quelques pattes et payer quelques coups.
Il descendit les marches, actionna trois fois la tirette à l’ancienne et entendit la cloche tinter à l’intérieur, couvrant la cacophonie des voix et la musique de jazz, l’espace d’une seconde.
Un point de lumière apparut dans le judas, au centre de la porte massive en bois noir. La lumière tremblota. On vérifiait qui était là. Puis la porte s’ouvrit et on le laissa entrer.
En effet, l’endroit avait tout d’un caveau - un sol dallé, bancal et fendillé, englué par les boissons renversées; des murs en briques posées de guingois; un plafond bas. L’endroit était saturé de fumée. Ça sentait la sueur, le tabac froid - du tabac bon marché, en plus - et la piquette. Une musique discordante sortait d’un poste de radio. Accoudés au comptoir en bois éraflé, s’alignaient une demi-douzaine d’ouvriers à l’allure fruste et une femme ayant tout d’une prostituée. En le voyant apparaître, tous levèrent le nez et le considérèrent d’un air vaguement curieux et franchement hostile.
Après l’avoir fait entrer, le patron le salua. Ça fait une paie, Daniel, dit Pasquale, un vieil homme décharné, aussi décrépit que son bar. Mais ça fait toujours plaisir de te voir. Il sourit, exposant une rangée de dents jaunes irrégulières, tachées par le tabac, plus deux en or. Il approcha son visage tanné comme un vieux cuir. T’as toujours pas de Gitanes?
- Je crois qu’il en arrive demain, ou après-demain.
- Tant mieux. Dis donc, elles sont toujours à cent francs? Pas moins?
- Non, au contraire, elles ont augmenté. Il baissa le ton. Pour les autres. Pour toi, je fais la remise spéciale cafetiers.
Ses yeux se plissèrent, méfiants. Combien?
- Gratis.
Pasquale partit d’un grand rire franc, un rire rauque de fumeur. Eigen préférait ne pas imaginer quel genre de merde il fumait en règle générale. Tes conditions me semblent raisonnables, s’écria-t-il en regagnant sa place derrière le comptoir. Je te sers un verre?
Eigen fit non de la tête.
Du scotch? Du cognac? Tu as besoin de passer un coup de fil? Il désigna, de l’autre côté du bar, une cabine dont il avait lui-même brisé la vitre - comme pour signifier à ses clients de tenir leur langue. Même dans ce bouge où les étrangers n’étaient pas admis, les murs avaient parfois des oreilles.
Non merci. J’ai juste besoin d’aller aux toilettes.
Pasquale leva brusquement les sourcils; puis il hocha la tête: il avait compris. Ce type acariâtre et mal dégrossi était la discrétion même. Jamais il n’oubliait qui réglait son loyer et, en plus de cela, il haïssait les Allemands. Deux de ses neveux avaient péri lors de la bataille des Ardennes. Mais jamais au grand jamais il ne parlait politique. Il faisait son boulot, servait à boire, un point c’est tout.
Comme Eigen longeait le bar, il entendit quelqu’un marmonner Espèce de sans-carte! L’insulte classique dont on accablait les gens faisant du marché noir. Manifestement, l’homme avait surpris la conversation entre Eigen et Pasquale. Eh bien, tant pis.
Tout au bout de la longue salle étroite, dans un coin si sombre qu’Eigen dut tâtonner pour trouver son chemin, on tombait sur un seuil et quelques méchantes marches en bois. Quand il y posa le pied, elles se mirent à craquer, à
gémir. Il descendit. Un client prévenant avait eu la bonne idée de refermer la porte des WC en sortant, et pourtant une épouvantable odeur d’urine et d’excréments flottait dans la cage d’escalier.
Au lieu d’entrer dans les toilettes, Eigen ouvrit la porte d’un cagibi, entra, enjamba les seaux, les balais, les bouteilles de détergents. Un balai à manche court était fixé sur le mur du fond. Il attrapa le manche - les chevilles étaient vraiment très solides – et tourna dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Du même geste, il exerça une poussée sur le mur lui-même, qui pivota.
L’autre pièce, un espace obscur de deux mètres carrés environ, dans laquelle il pénétra, sentait le moisi et la poussière. On entendait nettement les bruits de pas martelant le sol du bar, à l’étage au-dessus. Juste devant lui, se dressait une porte d’acier fraîchement repeinte en noir.
Elle était équipée d’une sonnette bien plus moderne que la méchante clochette suspendue à l’entrée du café. Il la pressa deux fois, puis une troisième.
Une voix bourrue lui répondit: Oui?
- C’est Marcel , dit l’homme connu sous le nom d’Eigen.
La voix poursuivit en français: Qu’est-ce que tu veux?
- J’ai des marchandises qui pourraient t’intéresser.
- Quel genre?
- Je peux t’avoir du beurre.
- Qui vient d’où?
- D’un hangar près de la porte des Lilas.
- Combien?
- Cinquante-deux francs le kilo.
- C’est vingt de plus que le tarif officiel.
- Oui, mais avec moi, tu peux être sûr d’en avoir.
- Bon, d’accord.
Après une pause, la porte s’ouvrit avec un déclic métallique suivi d’un soupir pneumatique.
Un petit jeune homme d’allure soignée, avec des joues rouges, des cheveux noirs coiffés à la Jules César et des lunettes de soleil rondes, l’accueillit en lui adressant un sourire ironique.
Eh bien, voyez-moi ça. Stephen Metcalfe en chair et en os, fit l’homme avec un accent du Yorkshire. Sapé comme un prince. Qu’est-ce qui t’amène, mon gars?
Chapitre 2
Stephen Metcalfe - alias Daniel Eigen, alias Nicolas Mendoza, alias Eduardo Moretti, alias Robert Whelan - tira la porte derrière lui et s’assura qu’elle était hermétiquement fermée. Un joint en caoutchouc cerclait le battant d’acier de manière à atténuer les bruits.
La pièce dans laquelle il pénétra était pareillement insonorisée. Pour ce faire, on avait eu recours aux toutes dernières innovations technologiques disponibles. En fait, il s’agissait d’une pièce emboîtée dans une autre, entourée de plaques d’acier et de murs en caoutchouc épais de six pouces. Même les conduits d’aération étaient gainés de caoutchouc et de fibre de verre. Pour le plafond bas et les cloisons intérieures, on s’était servi d’une nouvelle sorte de parpaings de couleur grise, comme en utilisait l’armée américaine.
Cette peinture gris brillant était en grande partie masquée par les appareils de communication et les consoles sophistiquées encombrant la pièce. Metcalfe avait beau venir ici au moins une fois par semaine, il n’en connaissait pas la moitié. Il y avait là des émetteurs-récepteurs ondes courtes Mark XV et Paraset, des télex, des brouilleurs de téléphone, une machine de cryptage M-209, des magnétophones.
Aux consoles étaient assis deux jeunes types coiffés d’écouteurs et occupés à prendre des notes sur des calepins, le visage baigné par l’étrange lumière verte émanant des écrans cathodiques circulaires. De leurs mains gantées, ils tournaient calmement les cadrans pour régler les fréquences. Les signaux en morse brouillés par des parasites leur parvenaient à travers les câbles traversant l’immeuble - dont le propriétaire était un Français sympathisant - pour déboucher sur le toit.
Chaque fois que Metcalfe entrait dans la Caverne, comme on avait surnommé cette station clandestine - nul ne se rappelait si ce nom dérivait du Caveau, le bar du dessus, ou s’il lui venait de sa ressemblance avec une caverne bourrée d’électronique -, il était impressionné par toute cette technologie. Ces engins, strictement prohibés bien entendu, avaient été introduits clandestinement en France sous forme de pièces détachées, soit par bateau soit par parachutage. Le simple fait de posséder un émetteur radio ondes courtes était passible du peloton d’exécution.
Stephen faisait partie d’une petite équipe d’agents opérant sur Paris pour le compte d’un réseau de renseignement américano-britannique dont l’existence n’était connue que d’une poignée de personnages haut placés, à
Washington et à Londres. Metcalfe ne connaissait presque aucun de ses collègues. Telle était la règle prévalant au sein de son réseau. Chaque élément devait rester séparé des autres; tout était compartimenté. Chaque cellule ignorait ce que faisait son homologue. Une procédure édictée par souci de sécurité.
Dans la Caverne, trois jeunes télégraphistes et décrypteurs étaient chargés de surveiller l’arrivée de messages radio et d’assurer la liaison entre Londres, Washington et un réseau d’espions déployés sur le terrain, à Paris ainsi que dans les autres villes de la zone occupée et à travers toute l’ Europe. Ces hommes - deux Britanniques et un Américain - étaient des experts formés par le Royal Corps of Signals de Thame Park, près d’ Oxford, et la Special Training School 52 Les télégraphistes qualifiés ne couraient pas les rues, à cette époque, et les Britanniques bénéficiaient d’une avance considérable sur les Américains pour ce qui était de la formation du personnel.
Une radio branchée sur la BBC émettait en sourdine; on surveillait tout particulièrement ce poste-là car il diffusait des signaux encodés, mêlés à d’insolites messages personnels passant avant les nouvelles du soir. Sur une petite table pliante posée au centre de la pièce, un échiquier attendait que les joueurs se décident à finir leur partie. La nuit, les fréquences radio étaient moins saturées et, par conséquent, il leur était loisible de transmettre et de recevoir sans trop de difficulté. Du coup, les échecs passaient au second plan.
Des cartes tapissaient les murs. Des cartes d’ Europe, des frontières et des côtes françaises, de chaque arrondissement parisien, mais aussi des cartes marines, topographiques. D’autres encore figuraient les mouvements des navires et des cargos à partir de Marseille. Certaines détaillaient les bases navales. Il y avait également quelques touches humaines dans cette pièce: parmi les plans et les cartes, on apercevait une couverture de Life avec la photo de Rita Hayworth et une coupure du magazine montrant Betty Grable en train de se dorer au soleil.
Derek Compton-Jones, l’homme rubicond qui lui avait ouvert, saisit la main de Metcalfe et la secoua vigoureusement. Heureux de te savoir sain et sauf, mon vieux, déclara-t-il d’un ton solennel.
- C’est ce que tu dis à chaque fois, le taquina Metcalfe. Comme si tu étais déçu.
- Sacré bon sang! bredouilla Compton-Jones. Il semblait à la fois embarrassé et indigné. Nous sommes en guerre! Tu en as peut-être entendu parler?
- Non, c’est pas vrai! Se moqua Metcalfe. Maintenant que tu le dis, je comprends pourquoi j’ai croisé tout plein d’uniformes bizarres en venant.
L’un des deux hommes assis devant les consoles à l’autre bout de la pièce se retourna pour regarder Compton-Jones et fit remarquer d’un air las: Peut-être que s’il gardait son engin dans son pantalon, il verrait ce qui se passe autour de lui. Mais Monsieur passe le plus clair de son temps dans les chambres à coucher. Cette voix nasillarde aux inflexions aristocratiques appartenait à Cyril Langhorne, un Britannique qui excellait dans l’art de la cryptographie et du chiffrage.
L’autre, Johnny Betts, un opérateur télégraphiste de premier ordre, originaire de Pittsburgh, se tourna vers son collègue et déclara: Bien envoyé!
- Ah!, s’esclaffa Langhorne. Tu as trouvé le mot juste! Notre brave Stephen ici présent est capable de s’envoyer tout ce qui porte jupon.
Compton-Jones piqua un fard et se mit à rire. Metcalfe se joignit à l’hilarité générale puis leur lança: Je pense que vous feriez bien de sortir un peu de votre trou pour vous changer les idées, messieurs les techniciens. Je devrais vous emmener au One Two Two , un de ces jours. Ils avaient tous entendu parler du fameux bordel du 122, rue de Provence.
Pas pour moi, se vanta Compton-Jones. J’ai une petite amie en ce moment. Il leur décocha un clin d’œil et ajouta: On a rendez-vous ensemble après la prochaine livraison de pièces détachées.
- C’est comme ça que tu comptes pénétrer la France en profondeur? demanda Langhorne.
Le visage de Compton-Jones vira au rouge brique. Metcalfe, lui, se tenait les côtes. Il aimait bien les hommes qui travaillaient ici, particulièrement Compton-Jones. Quand il parlait de Langhorne et Betts, il les comparait souvent aux jumeaux Bobbsey bien qu’ils n’aient rien en commun. Leurs travaux sur l’alphabet morse et le chiffrage de documents étaient la pierre angulaire de l’opération. Ils accomplissaient une tâche aussi rigoureuse qu’épuisante et Metcalfe savait que leurs blagues douteuses n’étaient qu’une manière de se détendre, ce qui leur arrivait rarement.
Quant à Metcalfe, il était un peu leur Errol Flynn à eux, et ils le considéraient avec un mélange de jalousie et de profond respect.
1. Les jumeaux Bobbsey sont les héros d’une série de romans pour la jeunesse créée en 1904 par Edward Stratemeyer ( NDLT).
Il dressa la tête, tendant l’oreille vers la mélodie qui sourdait de la radio. In the Mood! , s’exclama-t-il. De la bonne vieille musique américaine - c’est Glenn Miller depuis le Café Rouge à New York.
- Non, désolé, mon vieux, corrigea Compton-Jones. A mon avis, c’est plutôt le Joe Loss Orchestra Et ils jouent à
Londres. Je reconnais leur morceau fétiche.
- Eh bien, les gars, je suis ravi de constater que vous disposez d’assez de loisirs pour écouter la radio, dit Metcalfe.
Mais à présent, il est temps de se retrousser les manches.
Il glissa la main dans sa veste, retira de la doublure la liasse de documents quelque peu cornés et les leur tendit non sans fierté. Les plans complets de la base souterraine allemande de Saint-Nazaire, incluant des indications précises sur les abris de U-Boat , et même sur leur système water-lock
1. Dispositif destiné à empêcher le retour de l’eau de refroidissement dans le collecteur d’échappement tout en contribuant à la réduction du bruit (NDLT).
- Bonne pioche! S’émerveilla Compton-Jones.
Langhorne eut l’air impressionné malgré lui. Tu tiens ça de ta petite copine de la Gestapo?
- Non, en fait, ça vient du bureau particulier du comte Maurice Léon Philippe du Châtelet.
- Ce sale vychiste? S’irrita Langhorne.
- Lui-même.
- Tu me fais marcher! Comment as-tu fait pour pénétrer chez lui?
Metcalfe pencha la tête. Un gentleman ne discute pas de ses affaires de cœur, Cyril, déclara-t-il d’un air faussement dédaigneux.
- Sa femme ! Grands dieux, Stephen, tu n’as aucune fierté! Madame la comtesse est une vieille carne!
- Et mademoiselle sa fille un sacrée pouliche. Maintenant, il faut nous débarrasser de tout ça le plus vite possible en l’envoyant par avion à Corky, à New York. J’ai aussi besoin que tu encodes un résumé de l’affaire et que tu me le balances sur les ondes pour une analyse plus poussée.
Le dénommé Corky n’était autre qu’ Alfred Corcoran. Son patron. Le super-espion dirigeant de main de maître le réseau de renseignement privé dont Metcalfe faisait partie.
Réseau privé signifiait qu’ils ne travaillaient ni pour une agence gouvernementale ni pour un quelconque comité. Ils n’en référaient qu’à Corcoran. Mais il n’y avait rien d’illégal là-dedans car ce groupement avait été créé à l’instigation du président Franklin Delano Roosevelt en personne.
De l’autre côté de l’ Atlantique, on vivait une époque étrange. L’ Europe était en guerre mais pas l’ Amérique. Elle se contentait d’observer, attendant son heure. L’isolationnisme comptait de nombreux et puissants partisans. Le camp adverse également; des voix s’élevaient pour réclamer avec passion l’engagement des Etats-Unis dans le conflit, prôner la défense des pays européens amis et la défaite de Hitler - sinon toute l’ Europe risquait de tomber sous le joug de l’ Allemagne nazie; ensuite il serait trop tard pour réagir. La puissance d’Hitler ne connaîtrait plus de bornes.
Il n’existait pas d’agence de renseignement centralisée et pourtant Roosevelt avait désespérément besoin d’informations fiables et impartiales, susceptibles de l’éclairer sur les intentions des nazis et la détermination de leurs opposants. La Grande-Bretagne survivrait-elle à la guerre? Roosevelt n’avait aucune confiance dans les services de renseignement militaires; il déplorait leur amateurisme et méprisait tout autant les fonctionnaires du Département d’ Etat à qui il reprochait leur isolationnisme mais aussi leur regrettable propension à bavasser devant le premier journaliste venu.
Aussi, fin 1939, Franklin Roosevelt avait-il repris contact avec un vieil ami d’ Harvard. Alfred Corcoran avait servi dans les services de renseignement militaires G-2 durant la Première Guerre mondiale, avant d’accéder à un très haut poste au sein du MI-8 - connu sous le nom de Chambre noire , l’unité de déchiffrage basée à New York, déjà chargée de décrypter les codes diplomatiques japonais dans les années vingt. Sans jamais passer sur le devant de la scène, Corcoran avait joué un rôle primordial dans la résolution de plusieurs crises diplomatiques, au cours des années trente, de la Mandchourie à Munich.
FDR savait que Corky était le meilleur - mieux encore, il savait qu’il pouvait lui faire confiance.
Grâce aux fonds secrets de la Maison-Blanche et au soutien inconditionnel du Président, Corky avait monté son réseau en prenant bien soin de se tenir éloigné des coteries de Washington et de leurs potins. Son cercle privé de renseignement était placé sous les ordres directs de la Maison-Blanche et ses quartiers généraux situés dans l’immeuble Flatiron à New York passaient aux yeux de tous pour le siège d’une société de commerce international.
Ayant carte blanche pour embaucher ce qui se faisait de mieux en matière d’agents secrets, Corcoran puisait sans compter dans les réserves des grandes universités, recrutant de jeunes diplômés ayant reçu l’éducation nécessaire à
leur future intégration dans les cercles mondains très fermés faisant la pluie et le beau temps en Europe. Comme la plupart de ses recrues figuraient au Bottin mondain, certains plaisantins avaient fini par surnommer le réseau de Corcoran le Bottin. Cette appellation était passée dans leur jargon. L’un de ses tout derniers poulains était un jeune diplômé de Yale répondant au nom de Stephen Metcalfe.
Fils d’un riche industriel américain et d’une aristocrate russe - dont la famille avait fui le pays avant la révolution d’
Octobre -, Stephen avait passé son enfance à sillonner le monde. Scolarisé en Suisse, il parlait allemand, russe, français et espagnol couramment et presque sans accent: les Metcalfe possédaient de vastes domaines en Argentine où depuis des années ils passaient une partie de l’hiver. En outre, ils entretenaient de bonnes relations commerciales avec le gouvernement soviétique.
Le frère de Stephen, Howard - le plus sérieux des deux -, dirigeait l’empire familial depuis la mort de leur père, quatre ans plus tôt. De temps en temps, Stephen retrouvait Howard, l’accompagnait dans ses déplacements et l’assistait de son mieux tout en refusant d’assumer les lourdes responsabilités liées à la gestion d’une grosse entreprise.
Qui plus est, Stephen était un garçon au tempérament téméraire. C’était un rebelle doublé d’un fêtard - autant de qualités précieuses aux yeux de Corcoran, car elles lui seraient utiles pour assumer sa nouvelle couverture, celle d’un play-boy argentin en visite à Paris.
Derek Compton-Jones s’éclaircit la gorge d’une petite toux nerveuse. En fait, on n’aura pas besoin d’envoyer un message , annonça-t-il.
Langhorne leva un instant les yeux avant de replonger vers sa console.
Tiens donc? Tu connais un moyen plus rapide de faire parvenir ce truc à Manhattan? répliqua Metcalfe.
A cet instant, la porte du fond s’ouvrit.
Il ne s’attendait assurément pas à voir apparaître ce visage-là; c’était un visage grave aux traits tirés, celui d’ Alfred Corcoran.
Chapitre 3
Le vieil homme s’était mis sur son trente et un, comme d’habitude. Une cravate impeccablement nouée, un costume gris anthracite accentuant sa silhouette menue. Il sentait la menthe, comme toujours - il était accro aux Pep-O-Mint Life Savers - et fumait une cigarette. Il fut pris d’une toux rauque.
Compton-Jones retourna aussitôt à son poste et le silence se fit. Leur bonne humeur s’était évanouie d’un seul coup.
C’est pas possible, ces foutues cigarettes françaises sont vraiment à chier! J’ai fumé toutes mes Chesterfield dans l’avion en venant, quelque part au-dessus de Terre-Neuve. Stephen, si tu veux t’attirer les bonnes grâces de ton patron, je te conseille de lui procurer du tabac américain. Tu es bien censé bosser dans le marché noir?
Metcalfe bafouilla quelques mots en s’avançant pour serrer la main de Corky. Sa main gauche, quant à elle, restait crispée sur les documents volés. Bien sûr... Corky... qu’est-ce que vous faites...? Corcoran n’avait rien d’un rond-de-cuir: il possédait une réelle expérience du terrain. Mais se rendre en France occupée n’était pas une mince affaire. Le voyage était pénible, compliqué et franchement risqué. Par conséquent, le vieux monsieur ne venait pas souvent à
Paris. S’il était là, c’était sans doute pour une bonne raison.
Qu’est-ce que je fais ici? Le coupa Corcoran. C’est plutôt à moi de te poser la question, tu ne crois pas? Il se retourna et regagna la pièce dont il venait de sortir en faisant signe à Metcalfe de le suivre.
Metcalfe referma la porte derrière lui. De toute évidence, le vieil homme désirait lui parler en privé. Jamais il ne l’avait senti aussi tendu.
Dans la pièce adjacente, on stockait une série d’appareils dont une machine à écrire à clavier allemand servant à
confectionner les sauf-conduits et les cartes d’identité, ainsi qu’une petite presse destinée à la contrefaçon des documents simples - la plupart des travaux importants étant réalisés à New York ou à Londres - comme les permis de travail ou de circulation français. Sur une table, était étalée une collection de tampons en caoutchouc, dont une excellente copie d’un cachet de censure allemand. Dans un coin de la pièce, près d’un portemanteau chargé
d’uniformes, des piles de papiers s’entassaient sur un bureau en chêne. Une lampe de bibliothèque d’un vert opaque projetait un cercle de lumière.
Corcoran s’assit au bureau et fit signe à Metcalfe de prendre un siège. Le seul disponible était un lit de camp militaire appuyé contre le mur. Metcalfe s’assit, le cœur battant, puis déposa la liasse de documents volés à côté de lui, sur le lit.
Pendant un long moment, Corcoran le regarda sans mot dire. Ses yeux gris pâle larmoyaient derrière ses lunettes d’écaille aux verres fumés.
Tu m’as horriblement déçu, Stephen, commença Corcoran d’une voix douce. Je t’ai installé ici à grands frais malgré
nos maigres ressources et en retour, qu’est-ce que tu as fait?
- Monsieur , intervint Metcalfe.
Mais Corcoran ne se laissa pas interrompre. La civilisation telle que nous la connaissons est en train d’être digérée par la panse insatiable d’Hitler. Les nazis ont envahi la Norvège, le Danemark, la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, et maintenant la France. A Dunkerque, ils ont rejeté les Britanniques à la mer. Leurs bombes mettent Londres à feu et à sang. Ce sale type a désormais les coudées franches. Sacré bon sang, mon petit gars, dis-toi que nous assistons peut-être à l’agonie du monde libre! Et toi, nom d’un chien - tu passes ton temps à délacer des bustiers ! Il sortit un rouleau de Pep-O-Mint Life Savers et goba un bonbon.
Metcalfe profita de ce court répit pour saisir les papiers posés sur le lit de camp et les brandir devant son patron et mentor. Monsieur, je viens de m’emparer des plans ultrasecrets de la base navale stratégique allemande sur la côte atlantique, à Saint-Nazaire...
- Oui, oui, le coupa Corcoran d’un ton excédé, en croquant dans son Life Savers Je sais. Les Allemands ont perfectionné les water-locks contrôlant l’entrée des abris sous-marins. J’ai déjà vu ces plans.
- Quoi?
- Tu n’es pas mon seul agent de terrain, mon jeune ami.
Metcalfe rougit, incapable de réprimer un accès d’indignation. Qui vous les a donnés? J’aimerais le savoir. Si plusieurs de vos agents marchent sur les mêmes plates-bandes, on risque de se rentrer dedans et de tout faire foirer.
Corcoran secoua lentement la tête, visiblement agacé. Tu ferais mieux de ne pas aborder cette question, Stephen.
Aucun de mes agents ne doit savoir ce que font les autres - c’est une règle inviolable.
- Et complètement folle... monsieur.
- Folle? Non, c’est de la prudence. Le sacro-saint principe de compartimentation. Chacun de mes agents ne doit savoir que ce qui est strictement nécessaire à l’accomplissement de sa mission. En ce qui concerne tes collègues, moins tu en sauras mieux cela vaudra. Autrement, si jamais l’un d’entre vous était arrêté et torturé, tout le réseau serait compromis.
- C’est pour ça que nous avons tous des pilules de cyanure sur nous, objecta Metcalfe.
- Oui. Qui ne serviront que si on vous en laisse le temps, d’ailleurs. Imagine qu’on te tombe dessus par surprise! Je vais te dire une chose: l’un de mes agents - que j’ai réussi à faire nommer à un haut poste dans la Compagnie française des Pétroles - a été capturé par la Gestapo voilà une semaine. Depuis, je n’ai plus de nouvelles de lui. Le gars en question connaît l’existence de cet endroit-ci. Corky fit un geste circulaire pour bien signifier qu’il s’agissait de la Caverne. Et si jamais il parlait? Si jamais il craquait? C’est ce genre de problème qui m’empêche de dormir.
Un ange passa. Pourquoi êtes-vous venu à Paris, monsieur?
Corky se mordit la lèvre. Ton nom de code, Stephen. C’est Roméo, n’est-ce pas?
Metcalfe roula les yeux et secoua la tête, d’un air gêné.
J’avoue que ton manque de retenue face au beau sexe me laisse souvent perplexe. Corky gloussa et fut pris d’une toux sèche qu’il calma avec un autre bonbon. Mais de temps à autre, cette collection de cœurs brisés sert notre cause.
- Comment cela?
- Je fais allusion à une femme avec laquelle tu as flirté voilà quelques années.
Metcalfe cligna les yeux. Les femmes correspondant à cette définition se comptaient par dizaines et il n’avait pas trop envie d’y réfléchir.
Cette personne - cette ancienne amie à toi - s’est prise d’amitié pour un haut dignitaire nazi.
- Je ne vois pas de qui vous voulez parler.
- C’est tout naturel. Cette histoire est vieille de six ans. A Moscou.
- Lana! , murmura Metcalfe.
Il ressentit comme un choc électrique. Le simple fait d’entendre son nom, un nom qu’il avait cru enterré à jamais, la faisait resurgir dans sa mémoire, aussi réelle qu’autrefois.
Lana - Svetlana Baranova - était une femme extraordinaire, incroyablement belle, fascinante, passionnée. Elle avait été son premier grand amour.
En 1934, lorsque Stephen Metcalfe, à peine sorti de Yale, avait pour la première fois mis les pieds à Moscou, il avait découvert une ville sombre, effrayante, mystérieuse. La famille Metcalfe gérait quelques affaires en Russie - dans les années vingt, le vieux Metcalfe avait contribué à monter une demi-douzaine d’opérations conjointes avec le gouvernement soviétique, allant des usines de crayons de Novgorod aux exploitations pétrolières de Géorgie. La bureaucratie soviétique étant ce qu’elle était, le vieux Metcalfe s’était un jour trouvé confronté à un problème administratif. Il avait envoyé ses deux fils régler le différend. Pendant que le flegmatique Howard passait ses journées à parlementer en vain avec les fonctionnaires soviétiques, Stephen avait entrepris d’explorer la capitale.
Moscou le fascinait au plus haut point. Le grand théâtre du Bolchoï en particulier, avec sa majestueuse colonnade surmontée d’une sculpture en cuivre représentant le char d’ Apollon.
Et c’est dans ce vaste édifice du XIX siècle qu’il avait vu danser une jeune ballerine si belle qu’il en était resté
paralysé de stupeur. Elle semblait flotter au-dessus des planches. Elle prenait son envol, planait dans les airs comme un bel oiseau blanc, son aura diaphane rehaussée par son teint de porcelaine, ses yeux sombres, ses cheveux noirs et soyeux. Soir après soir, il l’avait regardée danser avec une aisance et une virtuosité saisissantes. Elle excellait dans Le Pavot rouge et Le Lac des cygnes mais sa grandiose interprétation de Tristan et Isolde chorégraphié par Igor Moïsseïev dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.
Un jour, Metcalfe trouva enfin un prétexte pour l’aborder. La jeune Russe parut ravie et comblée par les attentions du riche Américain tout en ignorant que le riche Américain en question - malgré ses allures faussement mondaines -
était tout aussi ravi et comblé qu’elle. Quelques mois plus tard, une fois leur problème résolu, les fils Metcalfe avaient dû regagner les Etats-Unis. Stephen quitta Svetlana Baranova la mort dans l’âme. Jamais une séparation ne l’avait tant fait souffrir. Dans le train de nuit reliant Moscou à Leningrad, Stephen n’avait pas fermé l’œil. Au matin, une heure avant d’arriver à destination, quand la vieille femme revêche qui servait le thé passa dans les compartiments, son frère Howard s’éveilla du sommeil du juste et entreprit de lui remonter le moral en lui lançant quelques plaisanteries. Howard était aussi raisonnable et insensible qu’un frère aîné pouvait l’être. Allons, oublie-la, répétait-il. C’est une danseuse, bon sang! Le monde est rempli de jolies femmes - tu verras.
Sans prendre la peine de lui répondre, Stephen continuait à contempler d’un air lugubre la forêt qui défilait derrière la vitre du train.
En tout cas, j’espère que tu ne t’es pas engagé auprès d’elle. Je préfère ne pas songer à ce que dirait Père s’il découvrait qu’on t’a vu en compagnie d’une ballerine. C’est presque aussi grave qu’une actrice !
La tête obstinément tournée vers le paysage, Metcalfe avait émis un sorte de grognement.
Cela dit, il faut avouer que c’était un beau brin de fille , admit enfin Howard.
Svetlana Baranova est aujourd’hui danseuse étoile au Bolchoï, annonça Aflred Corcoran. Voilà quelques mois, elle est devenue la maîtresse d’un haut fonctionnaire du ministère allemand des Affaires étrangères en poste à Moscou.
Metcalfe secoua la tête, comme pour balayer quelque vieux souvenir rance. Lana? Ânonna-t-il. Avec un nazi ?
- Apparemment, confirma Corcoran.
- Et... d’où tenez-vous que j’ai eu une... aventure avec elle?
- Rappelle-toi, quand tu t’es engagé, je t’ai fait remplir un formulaire ennuyeux, long d’une cinquantaine de pages, dans lequel je te demandais de fournir la liste de tes contacts à l’étranger - amis, parents, relations, tout. Tu as mentionné des parents à Buenos Aires, des camarades de classe à Lucerne, des amis à Londres, en Espagne. Mais à
Moscou, personne, et pourtant tu n’avais pas fait mystère de ton séjour dans cette ville. Alors, je t’ai demandé
comment tu avais pu passer plusieurs mois à Moscou sans te faire des relations. Et c’est à ce moment-là que tu m’as confessé... eh bien, que tu avais rencontré cette jeune femme...
- Cela m’était sorti de l’esprit.
- Mon équipe de New York est restreinte, comme tu le sais, mais très efficace. Ils n’ont pas leur pareil pour établir des liens entre les individus. Un jour, mes enquêteurs sont tombés par hasard sur une note de renseignement concernant un attaché d’ambassade allemand en poste à Moscou, du nom de Rudolf Von Schüssler. On y rapportait une rumeur insinuant que ses convictions nazies n’étaient peut-être pas aussi ancrées qu’il y paraissait. En voyant cela, l’une de mes collaboratrices a eu l’excellent réflexe de connecter deux éléments d’information. Le rapport sur Von Schüssler faisait état de ses liens avec une danseuse du Bolchoï nommée Svetlana Baranova. Ce nom m’a tout de suite mis la puce à l’oreille.
- Lana fréquente un diplomate allemand? marmonna Metcalfe. Il réfléchissait à haute voix.
Depuis l’année dernière, quand Hitler et Staline ont signé leur pacte de non-agression, la communauté diplomatique allemande à Moscou a reçu l’autorisation de nouer certaines relations avec des Russes de la bonne société. Bien sûr, le ministère allemand des Affaires étrangères est truffé de riches aristocrates de haut lignage - le Bottin mondain ne se limite pas à notre pays, tu le sais - et un certain nombre d’entre eux cachent mal leur aversion pour Hitler et ses sbires. Nous sommes partis du postulat que ce Von in Schüssler pouvait faire partie de ces opposants plus ou moins avoués. Mais la chose reste à vérifier. En quoi consiste vraiment son désaccord avec les nazis? Est-il assez déterminé
pour offrir éventuellement son aide à nos superviseurs? Telle est ta mission. Je voudrais que tu apportes une réponse à ces questions.
Metcalfe hocha la tête, le cœur battant d’excitation. Retrouver Moscou! Et... Lana!
Voilà ce que j’aimerais que tu fasses, poursuivit Corcoran. De nos jours, il est atrocement difficile pour un étranger de pénétrer en territoire russe. Ça n’a jamais été simple, mais aujourd’hui cela relève de l’exploit. Je suppose qu’on peut toujours infiltrer un agent sous une couverture quelconque, mais la chose est extraordinairement risquée. En l’occurrence, ce ne sera pas nécessaire. Je veux que tu t’y rendes à visage découvert. Sous ta propre identité. Après tout, tu peux arguer d’une raison valable. Disons que ta famille désire surveiller le bon fonctionnement de certains transferts de biens concernant quelque vieille opération conjointe.
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
- Oh, ça viendra. Tu n’auras qu’à régler les détails avec ton frère. Nous t’y aiderons. Crois-moi, les Soviétiques veulent pouvoir compter sur des apports en devises solides. Ils seront trop heureux de t’aider dans tes démarches. Et ce, malgré les diatribes contre les Etats-Unis qui paraissent chaque jour à longueur de colonnes dans la Pravda .
- Vous envisagez de leur verser des pots-de-vin?
- Je n’exclus rien. Ça n’a pas grande importance. Pour moi, l’essentiel consiste à les convaincre de t’accorder un visa, afin que ton voyage à Moscou soit revêtu d’une vraie légitimité. Quand tu seras là-bas, tu reprendras contact avec Svetlana, ton ancien flirt. Une rencontre tout à fait fortuite, bien sûr, lors d’une réception à l’ambassade américaine.
Et, comme il se doit, vous évoquerez le bon vieux temps.
- Et ensuite?
- Ensuite, à toi de voir. Qui sait, vous reprendrez peut-être votre histoire là où vous l’aviez laissée.
- C’est le passé, Corky. Nous avons rompu.
- Oui, mais en douceur, je te connais. Toutes tes anciennes maîtresses semblent encore te porter dans leur cœur. Ce qui ne finit pas de m’étonner, d’ailleurs.
- Mais que voulez-vous de moi?
- Nous disposons là d’une rare opportunité. Tu auras la chance de pouvoir côtoyer un très important diplomate allemand exerçant directement sous les ordres de Von Ribbentrop, et donc du Führer. Et tu le rencontreras dans un cadre informel, en privé, loin des cercles officiels.
- Oui, mais dans quel but?
- Le jauger. De manière à confirmer si possible les rapports que nous avons reçus sur son compte - voir si nous avons vraiment affaire à un dissident.
- Si vous recevez des rapports sur lui, j’en déduis que ses opinions ne sont pas si secrètes que cela.
- Nos diplomates américains sont très sensibles aux nuances. Ils rapportent les subtilités, interprètent les mots d’esprit, ce genre de choses. Mais ça ne vaut pas une estimation claire et nette, effectuée sur place par un officier de renseignement bien entraîné. Si, comme nous l’espérons, il se révèle que Von Schüssler désapprouve les idées démentielles d’Adolf Hitler, il se peut que nous arrivions à exploiter un filon de renseignements très rentable.
- Vous voulez que je le fasse passer de notre côté, c’est cela?
- Procédons un pas après l’autre, veux-tu? D’abord, tu vas demander un visa à ton nom au consulat soviétique, ici, sur le boulevard Lannes. Etant donné les rapports privilégiés qu’entretient ta famille avec les Soviétiques, ça ne prendra pas plus d’une semaine. Pendant ce temps, tu liquideras tes affaires à Paris mais sans brûler tous tes vaisseaux. Demain, tu rencontreras l’un de mes associés, un homme fort avisé qui en connaît un rayon sur les petits objets utiles dont tu auras besoin à Moscou.
Metcalfe hocha la tête. L’idée d’aller à Moscou l’excitait au plus haut point, mais ce n’était rien comparé à celle de revoir Svetlana Baranova.
Corcoran se leva. Allons, Stephen. Nous n’avons pas de temps à perdre. Chaque jour qui passe, les nazis remportent une nouvelle victoire. Envahissent un autre pays. Bombardent une autre ville. Pendant que nous restons là les bras ballants, ils deviennent plus forts, plus rapaces. Comme tu le sais, nous manquons de tout - sucre, chaussures, essence, caoutchouc, munitions. Mais la chose qui nous fait le plus défaut, c’est le temps.
Chapitre 4
Le violoniste avait beau interpréter son morceau favori, la Sonate à Kreutzer de Beethoven, il n’y prenait aucun plaisir. Et pour cause: la pianiste qui l’accompagnait jouait effroyablement mal. C’était l’épouse d’un officier SS, une rombière mal fagotée dont le talent laissait fort à désirer: elle pianotait comme une adolescente au concert de fin d’année. Cette femme n’avait rien d’une musicienne. Enfonçant les touches sans aucun sens du rythme, elle martelait avec une vigueur inopportune les passages requérant le plus de délicatesse et de sensibilité. De plus, elle avait la déplorable habitude de jouer de la main gauche un instant avant la droite, ce qui cassait les accords. Le premier mouvement, un allegro tempétueux, s’était relativement bien passé. Mais le troisième, l’ andante cantabile , recelait des ornementations rythmiques d’une grande virtuosité, le genre de raffinement que la vieille harpie était incapable de percevoir.
De plus, la pièce était complexe, même pour un musicien accompli comme lui. Lorsque Beethoven en avait envoyé la partition au grand violoniste parisien Rodolphe Kreutzer, auquel il l’avait dédiée, ce dernier avait déclaré la sonate impossible à jouer. Jamais il n’avait osé la donner en public.
Quant à l’acoustique, mieux valait ne pas en parler. Ils se trouvaient au domicile du supérieur direct du violoniste, le Standartenführer H.J. Kieffer. L’homme dirigeait la section parisienne du service de contre-espionnage du Sichercheitsdienst , autrement dit les services secrets nazis. Le sol couvert de tapis, les murs tendus de lourdes draperies et de tapisseries anciennes absorbaient tous les sons. Et pour couronner le tout, le piano, un excellent Bechstein, était odieusement désaccordé.
Kleist se demandait pourquoi il avait accepté de jouer ce soir.
Après tout, il avait bien d’autres choses à faire et le violon n’était qu’un passe-temps pour lui.
Soudain une odeur lui chatouilla les narines. Il identifia des notes de bergamote, d’orange et de Rosemarie flottant au-dessus d’une base de néroli et de musc, et reconnut 4711 , l’eau de Cologne fabriquée par les parfums Muelhens, une société allemande.
Sans même lever les yeux, Kleist comprit que Müller venait d’entrer dans la pièce. Müller son superviseur local, était l’un des rares membres du Sicherheitsdienst à utiliser de l’après-rasage. La plupart des hommes du SD considéraient l’usage du parfum comme manquant de virilité.
Müller n’avait pas assisté au dîner, ni au concert, il devait donc avoir une affaire importante en tête. Kleist décida de passer la reprise et de bâcler le quatrième mouvement pour en terminer plus vite et se débarrasser de cette corvée.
Il avait du pain sur la planche.
L’assistance seulement composée de quelque vingt-cinq personnes, à savoir l’ensemble des membres du SD plus leurs épouses, applaudit à tout rompre. Kleist les remercia d’un hochement de tête et se précipita dans le coin où
l’attendait Müller.
On a eu un souci , dit placidement ce dernier.
Kleist, le violon dans une main, l’archet dans l’autre, hocha la tête. La station radio.
- Exact. Il y a eu un parachutage de la RAF en Touraine, la nuit dernière. Plusieurs conteneurs remplis d’instruments de communication. Notre informateur nous a prévenus de l’opération. Il ajouta d’un air satisfait: Notre informateur ne s’est jamais trompé. Il affirme que ce parachutage nous mènera au réseau . Autrement dit, à un groupe de résistants.
L’équipement a-t-il été livré à Paris? , demanda Kleist. Quelqu’un faisait le pied de grue non loin de lui, sans doute pour le complimenter sur sa prestation. Kleist se tourna, ne reconnut pas la femme, hocha sèchement la tête et revint vers Müller. L’admiratrice s’esquiva.
Dans un appartement de la rue de Mazagran, près de la porte Saint-Denis.
- C’est là que se trouve la station radio? Rue de Mazagran?
Müller fit non de la tête. Juste un lieu de transfert. L’appartement en question appartient à une vieille prostituée.
- L’équipement a-t-il été livré? , répéta Kleist.
Müller sourit en opinant du bonnet. On est venu le chercher, pour être plus exact. Un agent que nous soupçonnons être un citoyen britannique exerçant clandestinement en France.
- Et alors? répliqua impatiemment Kleist.
- Notre équipe a perdu sa trace.
- Quoi? Kleist soupira de mépris. Il n’y avait pas de limite à l’incompétence des équipes opérationnelles du SD. Vous voulez que je parle à cette prostituée, c’est cela?, fit-il.
- Le plus tôt sera le mieux, répondit Müller. Au fait, vous avez très bien joué. C’était du Bach?
La prostituée exerçait son commerce rue du Faubourg-Saint-Denis, au pied de l’arc de triomphe, un monument érigé
au XVII siècle pour célébrer les victoires de Louis XIV dans les Flandres et en Rhénanie. En fait, elles étaient cinq à
faire le trottoir tout en papotant et présentant leurs avantages aux hommes qui passaient par là, des types harassés, pressés de rentrer chez eux avant le couvre-feu. Elle aurait pu être n’importe laquelle parmi les cinq, songea Kleist.
Quand, dans son uniforme vert empesé, il les dépassa d’un pas nonchalant, il remarqua que trois d’entre elles étaient trop jeunes pour correspondre à la description de Müller. La femme dont l’appartement avait servi au transfert de l’équipement parachuté en Touraine par la Royal Air Force était une vieille pute , d’après ses dires. Elle avait dans les quarante ans et un bâtard de vingt-quatre ans travaillant pour la Résistance. Il lui arrivait souvent de prêter l’appartement à son fils qui s’en servait pour entreposer du matériel. Seules deux prostituées semblaient assez âgées pour avoir un fils de vingt-quatre ans.
Ses narines frémirent. Il percevait l’assortiment d’odeurs qu’il avait coutume d’associer aux prostituées françaises -
les cigarettes bon marché, le parfum minable dont elles masquaient leur manque d’hygiène. Son nez délicat fut assailli par leurs effluves féminins, mêlés aux relents du sperme ayant résisté au lavage à l’eau claire. Un mélange assez écœurant, pour tout dire.
Elles remarquèrent son uniforme. Il l’avait gardé intentionnellement. Déjà trois femmes se tournaient vers lui avec un sourire lascif. Elles lui souhaitèrent le bonsoir en allemand de cuisine. Les deux plus âgées gardaient leurs distances, ce qui ne le surprit guère. Les femmes mûres détestaient l’occupant, du moins ne s’en cachaient-elles pas.
Il s’arrêta, leur sourit, revint en arrière et s’approcha d’elles.
Quand il fut assez près, il huma l’odeur rance de la peur. Certains croient que seuls les chiens peuvent détecter ce genre d’odeur sur les êtres humains. C’est totalement faux. Kleist avait appris à le faire. Il étudiait la biologie, à ses moments perdus. Les émotions violentes, la terreur en particulier, stimulaient les glandes apocrines au niveau des aisselles et de l’aine. Les follicules lâchaient leurs sécrétions, produisant une senteur âcre, musquée, acide, à nulle autre pareille.
Il sentait sa peur.
Non seulement la prostituée détestait les Allemands, mais elle les craignait. Dès qu’elle vit l’uniforme, elle identifia la police de la sécurité et se mit à paniquer à l’idée que son rôle au sein de la Résistance soit découvert.
Vous , fit-il en la désignant.
Elle détourna les yeux pour fuir son regard. Confirmation supplémentaire, s’il en était besoin.
Ces messieurs les Allemands te préfèrent, Jacqueline , la taquina l’une des plus jeunes.
Elle finit par se résoudre à affronter son regard. Sa dernière décoloration à l’eau oxygénée remontait à quelques semaines. Oh, un beau soldat comme vous mérite mieux que moi , dit-elle en essayant de prendre un ton frivole. Sa voix rauque de fumeuse tremblotait. Sous ses paroles hachées, Kleist devina le battement rapide de son cœur.
Je préfère les femmes mûres, déclara-t-il. Une femme qui a vécu. Qui sait des choses.
Les autres se mirent à rire bêtement et à caqueter.
Non sans hésitation, la blonde décolorée s’approcha de lui. Où on va? demanda-t-elle.
- Je n’ai pas d’endroit à moi, à Paris, avoua Kleist. Je ne fais que passer.
La prostituée haussa les épaules. Ils se mirent à marcher côte à côte. Il y a une petite rue pas loin d’ici.
- Non. Ça n’ira pas pour ce que je compte faire.
- Mais si vous n’avez pas d’endroit...
- Nous avons besoin d’un lit et d’un peu d’intimité. Sa réticence à le conduire chez elle confinait au comique. Il prenait un malin plaisir à jouer avec elle au chat et à la souris. Tu n’habites pas très loin, j’en suis sûr. Tu ne le regretteras pas.
L’immeuble de la rue de Mazagran tombait en ruine. Ils montèrent les quatre étages en silence. Nerveuse, elle mit du temps à trouver les clés dans son sac. Finalement elle le fit entrer. L’appartement était grand mais chichement meublé. Elle l’emmena dans sa chambre et lui indiqua la salle de bains. C’est par là, si vous en avez besoin , fit-elle.
Le lit était large, le matelas défoncé, couvert d’un jeté de lit élimé rouge vif. Il s’assit au bord; elle s’installa près de lui et entreprit de déboutonner sa tunique d’officier.
Non, dit-il. Tu te déshabilles d’abord.
Elle se leva, passa dans la salle de bains et ferma la porte. Il tendit l’oreille pour tenter de percevoir le glissement d’un tiroir qu’on ouvre, le cliquetis d’une arme qu’on empoigne. Mais il n’y eut rien de tel, juste le bruit d’un robinet qui coule. Elle émergea quelques minutes plus tard, drapée dans une robe de chambre turquoise qu’elle entrouvrit l’espace d’un instant pour lui permettre de reluquer sa chair nue. Elle avait des seins plutôt fermes pour une femme de son âge.
Le peignoir, s’il te plaît , intima Kleist.
Elle n’hésita que quelques secondes avant de laisser glisser la robe de chambre sur le sol, exposant son corps avec une fierté hautaine. Puis elle s’approcha, resta debout face à lui et tenta à nouveau de déboutonner sa tunique.
Va au lit, s’il te plaît , ordonna Kleist.
Elle obéit en se déplaçant avec une grâce étudiée et s’allongea, sans lâcher la pose. Vous êtes un homme réservé, dit-elle. Vous n’aimez pas vous montrer nu.
- C’est cela, répondit Kleist faisant le timide. Et j’aime bien parler un petit peu, avant.
Elle resta interdite puis répliqua: Vous voulez que je vous dise des cochonneries, c’est ça?
- J’ai idée que tu pourrais facilement m’en remontrer dans ce domaine. Avant même de voir le coin du sac dépasser de sous le lit, il huma l’odeur de la toile mouillée. Ce sac-là avait servi à transporter l’équipement, conclut Kleist.
Voilà pourquoi il était encore humide. Peut-être pleuvait-il, cette nuit, sur la Touraine. Ah, j’adore l’odeur de votre merveilleuse campagne française!
- Pardon?
Il tendit la main, tira sur la toile et dégagea le sac bien plié. Oui, la vallée de la Loire. Je reconnais l’odeur de cette terre fertile. L’argile siliceuse, le sol calcaire. La Touraine, n’est-ce pas?
Elle eut un coup au cœur mais, par réflexe, dissimula son effroi sous un haussement d’épaules et colla une main experte sur la braguette de son prétendu client. Vous autres, les soldats allemands, vous avez des gros paquetages, murmura-t-elle. Ça m’excite terriblement.
Le sexe de Kleist demeura flaccide. Il lui attrapa la main, y enfonça ses ongles, l’écarta de lui. En parlant de paquetages, reprit-il. Les champs de Touraine font de très bons terrains de largage pour ce genre de chose, n’est-ce pas?
- Je ne vois pas de quoi vous parlez. Je n’ai jamais mis les pieds en Touraine...
- Toi peut-être pas, mais ton fils René si. Pas vrai?
La prostituée eut une expression hébétée, comme si elle venait de recevoir une gifle. Elle rougit. Je ne comprends rien à ce que vous dites, répéta-t-elle. Que me voulez-vous?
- Juste une petite information. Tu es une femme qui connaît la vie, comme je l’ai déjà dit. Je veux un nom.
Elle se dressa en se cachant la poitrine avec les bras. Partez, je vous en prie, s’écria-t-elle. Vous faites erreur. Je suis une femme qui travaille pour gagner sa vie, c’est tout ce que j’ai à vous dire.
- Tu crois protéger ton fils unique, dit Kleist d’une voix douce. Mais en réalité tu lui portes préjudice. A lui, à sa femme et à son fils de deux ans - ton petit-fils. Car si tu refuses de me dire ce que j’ai besoin de savoir, ils seront abattus avant le lever du soleil. Cela je peux te l’assurer.
La prostituée hurla: Mais qu’est-ce que vous voulez?
- Un nom, c’est tout, fit-il. Celui du Britannique qui a réceptionné l’équipement. Et comment on le contacte.
- Je ne sais rien du tout! Martela-t-elle. Je me contente de leur prêter mon appartement!
Kleist sourit. Elle avait craqué assez facilement. C’est très simple, mademoiselle. Tu as le choix entre deux options.
Les petites magouilles de ton fils m’importent peu. Je ne m’intéresse qu’au Britannique. Tu me dis comment le contacter et tu sauves ton fils et ton petit-fils. Sinon ils mourront dans l’heure qui vient. A toi de choisir.
Elle avoua tout ce qu’il voulait savoir. Les informations jaillissaient de sa bouche dans une logorrhée terrifiée.
Merci, dit Kleist.
- Maintenant hors d’ici, sale boche ! Cracha la prostituée. Sors de mon appartement, salopard de nazi!
La misérable tentative de la prostituée pour recouvrer un semblant de dignité ne lui fit ni chaud ni froid. Elle lui avait tout dit, après tout. Il lui en fallait plus pour l’émouvoir. En revanche, il savait que dès son départ, la femme s’empresserait de contacter son fils pour lui parler de la visite de l’officier allemand. Le Britannique risquait d’être informé avant qu’on ait eu le temps de lui mettre la main dessus, et cela n’arrangerait pas ses affaires.
Il se pencha vers elle, lui caressa les seins, les épaules. Tu ne devrais pas dire des choses pareilles, fit-il sans s’énerver. Nous ne sommes pas si mauvais que cela.
Elle se raidit à son contact et détourna la tête, si bien qu’elle ne vit pas luire le boyau de chat, la corde du mi , que Kleist avait brusquement sorti de sa poche, en l’enroulant sur son poing comme un garrot. Quand elle le sentit se tendre sur sa gorge, elle voulut crier mais aucun son ne sortit. Au bout de quelques secondes, Kleist renifla l’odeur nauséabonde de la décharge cloacale, mêlée à l’arôme de conifère de la colophane enduisant la corde de violon. Son extraordinaire sensibilité olfactive n’était pas toujours un avantage. Quand elle fut morte, il retira la corde et la remit dans sa poche.
Puis, après s’être soigneusement lavé les mains pour les débarrasser de cette ignoble puanteur, il quitta l’appartement de la prostituée.
Chapitre 5
Corcoran disait vrai, il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait s’occuper du visa soviétique. Metcalfe pouvait le faire établir à Paris, au consulat soviétique du boulevard Lannes. L’occupant allemand était en cheville avec les Russes, à
présent; Moscou se montrerait coopératif. Et, détail plus déterminant, la famille de Metcalfe commerçait avec le gouvernement soviétique. Par conséquent, les Metcalfe étaient considérés par Moscou comme des personnes en vue. Il obtiendrait son visa sans le moindre problème, il en était sûr.
Mais il lui faudrait d’abord contacter son frère Howard à New York. Comme Howard s’occupait de tout ce qui concernait l’entreprise familiale, il était le seul habilité à régler les formalités et à informer le gouvernement soviétique de l’arrivée de Stephen. Howard ne serait sans doute pas surpris par la requête de son jeune frère. Il le savait au service de l’administration américaine qui le chargeait de certaines missions secrètes. Pour des raisons de sécurité, on ne lui en avait pas dévoilé davantage.
Lorsque Metcalfe quitta la Caverne, le bar à l’étage au-dessus était devenu plus calme. Il restait quelques clients, des poivrots irrécupérables vautrés dans leur coin, occupés à ingurgiter leurs breuvages d’oubli. Seul le patron, Pasquale, le vit arriver. Penché sur un boulier et une pile de factures, il s’employait à compter la recette du soir. En entendant Metcalfe approcher, il leva la tête, lui adressa un clin d’œil et un geste rapide - index et pouce pincés devant les lèvres, comme s’il tirait sur une cigarette. Metcalfe lui fit signe du menton. Le cafetier n’avait pas oublié les cigarettes tant convoitées et, sans un mot, Metcalfe venait de lui indiquer que lui non plus n’avait pas oublié. Il traversa la salle sans faire de bruit, tapota le bras du patron en passant et sortit.
Il consulta sa montre: une heure passée.
A cette heure tardive, les rues de Paris étaient désertes. Metcalfe, épuisé, avait juste besoin d’une bonne nuit de sommeil mais en même temps, sa rencontre avec Corky l’avait excité. Il se sentait bourré d’adrénaline. Malgré sa fatigue, il se savait incapable de fermer l’œil.
Il était tard, certes, mais peut-être pas tant que cela. Il connaissait une femme, l’une de ses principales indicatrices pour tout dire. Elle travaillait dans un service de chiffrage. C’était un oiseau de nuit qui aimait se coucher tard, bien qu’elle doive se présenter à son bureau à neuf heures du matin tous les jours.
Sa porte lui était ouverte, quelle que soit l’heure; ne le lui avait-elle pas souvent répété? Eh bien, une visite nocturne tiendrait lieu de test.
Flora Spinasse était une femme simple mais attachante. De prime abord, on la sentait un peu sur la défensive mais quand on parvenait à l’apprivoiser, elle devenait enjouée, puis passionnée. Avant le début de l’occupation allemande, cinq mois plus tôt, elle travaillait comme chiffreuse à la Direction générale de la Sûreté nationale . Quand les nazis étaient arrivés, la Gestapo avait investi le siège de la Sûreté situé 11, rue des Saussaies, à deux pas du palais de l’ Elysée, pour en faire son quartier général. Les Allemands organisèrent une purge, se débarrassèrent des employés jugés peu fiables et gardèrent précieusement les autres, car ils manquaient de travailleurs francophones.
La plupart des secrétaires et des employés de bureau restèrent en poste. Les Françaises ne portaient pas leurs nouveaux patrons dans leur cœur mais celles qui avaient eu la chance de conserver leur emploi choisirent de taire leurs sentiments de peur de se retrouver à la rue.
Mais elles n’en avaient pas moins leur vie privée, leur environnement familial. Flora Spinasse, elle, trimbalait sa petite tragédie personnelle. Sa grand-mère bien-aimée était morte pendant l’invasion nazie. Les infirmières de l’hôpital où on l’avait admise s’étaient enfuies devant l’avancée allemande et, comme certains de leurs patients étaient trop malades pour les suivre, elles leur avaient au préalable administré des injections létales. La vieille dame avait fait partie du lot. Flora avait ravalé son chagrin mais la colère couvait toujours en elle. Elle haïssait les nazis pour ce qu’ils avaient fait subir à sa ville et à sa grand-mère.
Stephen savait tout cela - le réseau de Corky avait soigneusement étudié les dossiers des hôpitaux et les listes des personnes travaillant dans les administrations sensibles, sur la place de Paris - avant même de la rencontrer par hasard au parc Monceau. Le bel et riche Argentin la combla d’attentions. Elle en fut d’abord flattée et embarrassée puis, de fil en aiguille, ils finirent par tourner en dérision les stupides écriteaux que les Allemands venaient d’installer partout dans le parc: RASEN NICHT TRETEN - pelouse interdite. Avant l’arrivée des Allemands, on avait le droit de pique-niquer sur toutes les pelouses du parc Monceau. Mais aujourd’hui? Ce genre d’interdiction était si... si germanique!
Le couvre-feu imposé par les nazis prenait effet à minuit. Donc quiconque avait un minimum de jugeote rentrait chez soi ou du moins évitait de se promener dans les rues. Ceux qui violaient le couvre-feu pouvaient passer le reste de la nuit en prison. Parfois les contrevenants se voyaient contraints de cirer les chaussures des soldats allemands ou assignés à la corvée de pluches dans les cuisines militaires.
Flora habitait rue La Boétie. Cela représentait une bonne balade. Il avait laissé sa puissante Hispano-Suiza au pied de son immeuble, rue de Rivoli. Mais tant pis: s’il était venu en voiture à la réception, il aurait dû l’abandonner avenue Foch, de toute façon. Il entendit le ronronnement guttural d’un moteur. Une Citroën noire - appartenant à la Gestapo, sûrement - passa non loin de là. Mais ses occupants étaient trop occupés pour s’arrêter et chercher des ennuis au piéton solitaire qui n’avait rien à faire là.
La température avait encore baissé, le vent s’était levé. Metcalfe sentait ses oreilles et ses doigts s’engourdir. Il commençait à regretter de n’avoir pas pris son pardessus en quittant la réception quand il se souvint qu’il n’avait pas eu le choix.
Une minute plus tard, il vit passer un fourgon de police - un panier à salade , comme disaient les Français -
transportant des prisonniers. Metcalfe fut pris d’un accès de paranoïa vite jugulé. La plupart des véhicules circulant à
cette heure tardive appartenaient aux nazis ou à leurs complices. Il avisa une cabine téléphonique et traversa la rue.
En s’approchant, il remarqua la pancarte que les Allemands avaient collée sur la vitre - ACCES INTERDIT AUX JUIFS -
puis entendit un cri et un bruit de pas précipités.
Hé! Vous là-bas! Arrêtez!
Metcalfe se contenta de jeter un regard discret au flic qui courait vers lui avant de poursuivre son chemin jusqu’à la cabine.
Hé! Vous! Montrez-moi vos papiers. Le policier avait une petite vingtaine d’années et une barbe naissante.
Metcalfe haussa les épaules, sourit aimablement et lui tendit une carte d’identité au nom de Daniel Eigen, délivrée par la Préfecture de Police. Le Français l’examina d’un œil soupçonneux. Quand il comprit qu’il avait interpellé un étranger, il sembla se raidir.
Le couvre-feu commence à minuit, gronda le jeune homme. Il est interdit de sortir; vous le savez.
Avec un sourire en coin, Metcalfe désigna sa veste de soirée d’un revers de la main. Je suis un alcoolo, un réprouvé , semblaient signifier son geste et son rictus désabusé. Il se félicita de n’avoir pas eu le temps de se changer. Son smoking constituait un bon alibi. En somme, s’il avait violé le couvre-feu, c’était pour un motif bien véniel.
C’est pas une excuse, lâcha le flic d’un air suffisant. Le couvre-feu est valable partout et pour tout le monde. Vous êtes en infraction. Je vais devoir sévir et vous conduire au poste pour interrogatoire.
Magnifique, marmonna Metcalfe entre ses dents. Ça, c’est bien ma veine. Depuis que le couvre-feu était en vigueur, il avait été pris en infraction un nombre incalculable de fois, mais jamais on ne lui avait causé d’ennuis. C’était fort contrariant. Il était à peu près sûr que ses faux papiers supporteraient un examen minutieux et, en cas de besoin, il comptait un certain nombre de relations influentes susceptibles de se porter garantes. Diable, son carnet d’adresses rassemblait une ribambelle d’amis haut placés, capables de le faire libérer en un clin d’œil. Mais le laisserait-on les appeler? Si ce type-là fourrait son nez dans ses dossiers... Jusqu’où pouvait-on creuser sans découvrir la supercherie?
Combien d’attestations superposées protégeaient-elles l’identité du soi-disant Daniel Eigen? Et s’il ne résistait pas à
l’interrogatoire?
La meilleure arme contre un représentant de l’autorité était l’autorité, Metcalfe le savait. Règle numéro un , selon Corky, quand on est confronté à l’autorité, toujours se réclamer d’une autorité supérieure. Si tu dois retenir une seule chose de mon enseignement, que ce soit celle-là.
Il se rapprocha du policier, la mine renfrognée. C’est quoi votre matricule? demanda-t-il en français. Allons, dites-le-moi. Quand Didier entendra parler de vous, il va avoir une attaque.
- Didier? S’étonna le jeune homme en fronçant les sourcils d’un air soupçonneux.
- Ne me dites pas que vous ne connaissez même pas le nom de votre supérieur, Didier Brassin, le Préfet de police , reprit Metcalfe. Il agita la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles et sortit l’étui à cigares en velours de sa poche de poitrine. Quand Didier apprendra qu’un de ses hommes - un simple agent de police - m’a empêché de lui livrer ces Romeo y Julietas à son domicile du quai des Orfèvres, ces cigares dont il a besoin pour une réunion urgente, cette nuit, il vous fichera à la porte. Enfin, s’il est de bonne humeur. Maintenant donnez-moi votre matricule, je vous prie.
Le flic recula d’un pas. Son expression avait changé du tout au tout: à présent il était affable, tout sourire. Je vous en prie, monsieur... ne soyez pas offensé. Vous pouvez circuler, monsieur. Toutes mes excuses!
Metcalfe secoua la tête, fit volte-face et s’éloigna. Que cela ne se renouvelle pas, lança-t-il.
- Bien sûr que non, monsieur. Ce n’était qu’une regrettable erreur.
Ayant renoncé à téléphoner, Metcalfe dépassa la cabine d’un pas rapide. Finalement, il débarquerait chez Flora Spinasse sans s’annoncer.
Flora habitait un immeuble minable, rue La Boétie. L’étroit vestibule, comme tous les murs d’ailleurs, était badigeonné d’une hideuse peinture jaune moutarde écaillée. Il se faufila à l’intérieur - elle lui avait donné la clé de l’entrée -, prit le petit ascenseur jusqu’au quatrième étage et frappa chez elle en se servant de leur code secret, trois coups rapides suivis de deux. Il entendit un chien japper derrière la porte. Flora mit un temps fou à ouvrir et eut un hoquet de surprise en le voyant.
Daniel! S’exclama-t-elle. Que fais-tu là? Quelle heure est-il? Elle portait une longue chemise de nuit en coton et des bigoudis. Son caniche Fifi courait en cercle à ses pieds en grondant.
Je peux entrer, chère Flora?
- Que fais-tu là? Oui, oui, entre donc.. Dieu du ciel! Fifi, couché mon petit toutou !
Flora n’était pas à son avantage mais c’était tout à fait normal à cette heure tardive. On la sentait gênée; ses mains papillonnaient autour de ses bigoudis puis revenaient inspecter sa chemise de nuit, en sachant que cacher en premier. Elle referma rapidement la porte derrière lui. Daniel! répéta-t-elle. Mais il la fit taire en l’embrassant sur la bouche. Elle lui rendit son baiser avec un enthousiasme non feint.
Tout va bien pour toi? Finit-elle par articuler quand ils se furent écartés l’un de l’autre.
- Il fallait que je te voie, avoua Metcalfe.
- Mais... mais Daniel, tu aurais dû m’appeler! Tu le sais! On ne débarque pas chez une dame comme ça sans prévenir.
Surtout quand elle est dans ce genre de tenue.
- Flora, cette tenue me convient parfaitement. Tu n’as pas besoin de t’apprêter, de te maquiller. Tu es adorable au naturel, je te l’ai déjà dit.
Elle rougit. Tu dois avoir des problèmes. Je ne vois pas d’autre explication.
Il embrassa du regard son petit appartement triste. Pour respecter l’extinction des feux, les fenêtres étaient tendues de satinette noire. La lampe posée dans un coin du salon était elle-même assombrie par un abat-jour bleu. On n’aurait jamais surpris la jeune Flora à enfreindre les règles. Elle les appliquait à la lettre. Le fait de flirter avec un étranger - et de lui fournir des renseignements - constituait sa plus grave infraction, son unique transgression au sein d’une existence vouée au respect de l’ordre et des convenances. Mais cette infraction-là n’avait rien d’anodin.
Les femmes sans histoires faisaient toujours les meilleurs agents. Metcalfe l’avait déjà remarqué. Elles n’attiraient pas l’attention, acceptaient des missions pénibles et les exécutaient avec conscience. Dans le secret de leur cœur, couvait un désir de rébellion. De même, c’était parmi les filles les plus simples qu’on trouvait les amantes les plus ardentes, les plus insatiables. En général, les jolies demoiselles comme Geneviève, trop vaniteuses et nombrilistes, avaient tendance à se montrer froides et nerveuses au lit. Elles ne s’abandonnaient jamais complètement. Alors que Flora, qui n’était pas une reine de beauté, manifestait un appétit vorace pour le sexe. Metcalfe lui-même trouvait parfois ses exigences épuisantes.
Non, Flora était heureuse de le voir, quels que soient l’heure et le jour. Il en était certain.
On gèle ici, chérie, fit-il remarquer. Comment fais-tu pour dormir?
- J’ai juste assez de charbon pour chauffer cette pièce quelques minutes par jour. Alors, je l’économise pour le matin.
J’ai pris l’habitude de dormir dans le froid.
- A mon avis, tu as besoin que quelqu’un te tienne chaud la nuit.
- Daniel! , fit-elle, choquée mais ravie.
Il l’embrassa de nouveau, un petit bécot affectueux. Fifi, couché sur la descente de lit râpée, posée près du canapé, les considérait tous les deux avec grand intérêt.
Tu ne crois pas que tu devrais me faire livrer un peu de charbon, reprit Flora. Tu peux le faire, je sais que tu peux.
Regarde à quoi j’en suis réduite. Elle s’approcha de la cheminée et lui montra des boules de pâte à papier à moitié
calcinées, venant de journaux, de boîtes en carton et même de livres. Elle les avait imbibées d’eau pour qu’elles se décomposent avant de les modeler en forme de balles. A Paris, comme la plupart des gens manquaient de charbon, la méthode de la boule de papier s’était généralisée. Il leur arrivait souvent d’aller jusqu’à brûler leurs meubles. Mon amie Marie a bien de la chance - un officier de la Gestapo vient de s’installer dans son immeuble. Du coup, ils ont du charbon et tous les appartements sont correctement chauffés.
- Je te le trouverai ton charbon, mon chou.
- Quelle heure est-il? Deux heures au moins. Et il faut que je me lève pour aller travailler demain matin - non, ce matin!
- Désolé de te déranger, Flora, mais c’est important. Si tu préfères, je m’en vais...
- Non, non, s’empressa-t-elle de le rassurer. Tant pis, je serai une loque demain au travail, et les souris grises se moqueront de moi. C’était ainsi qu’on appelait les auxiliaires féminines de la Gestapo, les Blitzmädchen . Ces femmes en uniforme gris semblaient avoir investi toutes les administrations. J’aurais aimé t’offrir du vrai thé. Puis-je te proposer du Viandox? Metcalfe en avait par-dessus la tête du Viandox; cette curieuse décoction fabriquée à partir d’extrait de viande de bœuf se répandait partout à Paris. A cette époque, pour tout repas, certains devaient se contenter d’une tasse de Viandox et de quelques biscottes.
Non, merci. Je n’ai besoin de rien.
- Je suis sûre que tu peux me trouver du vrai thé, et le plus vite sera le mieux.
- Je ferai l’impossible. Flora ne cessait de réclamer des choses à son amant argentin, expert en marché noir. Elle se montrait si intéressée, si avide d’obtenir ses faveurs qu’il n’avait pas vraiment l’impression de lui être redevable de quoi que ce fût. Il se servait d’elle pour obtenir des renseignements mais en réalité, c’était surtout elle qui se servait de lui.
Vraiment, Daniel!, gronda Flora. Débarquer comme ça sans prévenir! Et au milieu de la nuit! Ça me laisse sans voix.
Elle passa dans la salle de bains dont elle ferma la porte et en émergea dix minutes plus tard, drapée dans une robe de chambre en soie, élégante bien qu’un peu râpée. Ses bigoudis avaient disparu et ses cheveux étaient à présent soigneusement coiffés. Elle s’était mis du rouge à lèvres et une bonne couche de fond de teint. Bien qu’elle ne fût pas très belle, tous ces efforts l’avaient rendue presque jolie.
Superbe! s’exclama Metcalfe.
- Oh, je t’en prie , dit Flora en écartant sa remarque d’une chiquenaude. Mais elle rougit: Metcalfe savait qu’elle adorait les compliments. On ne lui en faisait pas souvent si bien qu’elle les savourait avec délices. Demain, je me ferai une permanente.
- Tu n’en as pas besoin, Flora.
- Vous les hommes! Qu’est-ce que tu en sais? Certaines femmes se font des permanentes toutes les semaines! Bon, je n’ai presque rien à t’offrir. J’ai fait un gâteau au chocolat grâce à un bon que m’a donné mon voisin - j’ai mélangé
des nouilles écrasées et une goutte de chocolat, c’est infect. Tu en veux?
- Tout va bien, je te l’ai dit.
- Si seulement j’avais du vrai chocolat.
- Mais oui, ma chère. Je t’en trouverai.
- Ah oui? Oh, ce serait délicieux! Quand je suis allée chez Paquet, l’épicier, hier soir après le travail, tout ce qu’il m’a donné c’est un morceau de savon et une livre de nouilles. Je n’ai donc pas de beurre pour le petit déjeuner.
- Je peux t’avoir du beurre aussi, si ça te fait plaisir.
- Du beurre! Vraiment? Tu es merveilleux. Oh, Daniel, tu n’as pas idée! La vie est devenue tellement difficile. Je n’ai rien pour nourrir mon Fifi. Il n’y a pas de volaille, pas de gibier. Sa voix devint un murmure. Tu sais, j’ai entendu dire que certaines personnes mangent leurs chiens!
Fifi leva les yeux et grogna.
Ils se mijotent des ragoûts de chat, Daniel! Et voilà quelques jours, j’ai vu de mes yeux une vieille femme tout ce qu’il y a de respectable assommer un pigeon dans le parc et l’emporter chez elle pour le faire cuire!
Metcalfe se rappela soudain le petit flacon carré de Vol de Nuit de chez Guerlain qui reposait au fond de la poche de sa veste de soirée, là d’où il avait sorti le parfum destiné à Mme du Châtelet, plus tôt dans la soirée. Ce flacon-là était pour Geneviève mais dans l’affolement, il avait oublié de le lui offrir. Il le sortit et le déposa entre les mains de Flora.
En attendant, voilà pour toi.
La jeune femme écarquilla les yeux et poussa un petit cri. Elle se jeta au cou de Metcalfe en s’écriant: Tu es un magicien!
- Flora, écoute. Un de mes amis part pour Moscou cette semaine - il vient de me l’annoncer - et j’aimerais aller y faire quelques affaires.
- Des affaires? A Moscou?
- Les Allemands qu’on rencontre là-bas sont aussi cupides que ceux d’ici, tu sais.
- Oh, les Allemands - ils nous prennent tout! Ce soir, un Fritz m’a laissé sa place dans le métro, mais j’ai refusé.
- Flora, j’ai besoin que tu me trouves quelque chose d’autre au bureau.
Elle plissa les yeux. Les souris grises ne me quittent pas des yeux. C’est dangereux. Je dois faire attention.
- Bien sûr. Tu fais toujours attention. Ecoute, ma chérie, j’ai besoin d’une liste complète de tous les Allemands en poste à l’ambassade de Moscou. Tu peux faire ça pour moi?
- Eh bien... je peux essayer, je suppose...
- Parfait, ma chérie. Tu me rendrais un fier service.
- Mais en échange, je te demande de faire deux choses pour moi.
- Bien sûr.
- Peux-tu m’obtenir un laissez-passer pour la zone libre? Je veux rendre visite à ma mère.
Metcalfe hocha la tête. Je connais quelqu’un à la Préfecture.
- Formidable. Et encore une chose.
- Certainement. Qu’est-ce que c’est?
- Déshabille-moi, Daniel. Tout de suite.