LE LIEUTENANT LUSTIG
S’EN FAIT METTRE POUR UN DOLLAR
IL PLUT pendant le quart de minuit – d’épais rideaux de pluie de mousson qui cinglaient le bâtiment sous un angle ridicule et s’éparpillaient en voltigeant autour de la peinture grise écaillée des superstructures. Juste avant que le quart de quatre heures monte sur le pont, la pluie cessa, laissant derrière elle une odeur de laine mouillée flottant dans l’air, et les bruits qui s’entendent sur un bâtiment à la mer. L’un de ces bruits était continu : l’océan d’eau courante frottant la peau mince du destroyer comme un marqueur à pointe feutre soulignant des phrases sans fin. Le reste, ponctuation : des joints qui craquent, la pulsation sourde des arbres principaux, les moteurs, les engrenages, les ventilateurs, condensateurs, générateurs, les échappements, les prises d’air, les pistons, les pompes, les chaudières, le fond de cale, claquement de portes et de tuyauteries, un quart de métal rebondissant à travers la souillarde, un juron étouffé quelque part en bas parce que personne ne le ramasse, cent mille bulles d’air crevant comme les deux énormes hélices se propulsaient dans la mer, engendrant le flux qui frottait la coque. Derrière, le sillage bouillonnant et phosphorescent se déroulait comme d’une bobine géante et se perdait dans une nuit sans étoiles, d’un noir total.
Sur la dunette, le messager du quart, un matelot de deuxième classe aux allures d’écureuil, de la crasse sous les ongles et des points noirs piquetant son front comme des taches de rousseur, était accroupetonné et astiquait des plaques de cuivre à l’aide de chiffons fournis par la Marine, d’huile de coude et de granulés Kool Aid datant d’avant l’interdiction des cyclamates. Il avait déjà terminé une plaque
EUGENE F. EBERSOLE DD 722
RAPIDE ET FIABLE
BETHLEHEM STEEL COMPANY
STATEN ISLAND 20 DEC 1944
et en était à la moitié de la deuxième, que le capitaine avait fait souder par les ouvriers du chantier naval le jour où L’Ebersole avait pris le chemin de la zone de guerre – une étendue d’océan connue sous le nom de Yankee Station.
FRAPPEZ DUR QUAND NOUS F
TRAVAILLEZ DUR QUAND NO
JOUEZ DUR QUAND e
ÉVITEZ D’
DURANT
— Et alors il a dit quoi, Calvin ? demanda la vigie tribord.
L’homme était adossé au poste du pilote, les coudes bloqués contre sa poitrine pour stabiliser les jumelles, à travers lesquelles il examinait la nuit, secteur par secteur, comme on le lui avait enseigné au camp d’instruction. Tout ce que faisaient les jumelles, c’était apparemment de rendre les ténèbres plus proches et plus épaisses et plus oppressantes. Mais il les examinait tout de même.
— Ton père, je veux dire, dit encore la vigie tribord, essayant de faire ce que personne d’autre n’était capable de faire : entretenir pendant plus de trois minutes une conversation avec Calvin Tevepaugh. Tout était bon pour faire passer plus vite le temps de quart.
— Il a dit quoi, après ça ? insista l’homme.
Tevepaugh trempa le chiffon mouillé dans le seau de Kool Aid et frotta la plaque à petits mouvements circulaires et concentriques.
— Et me-erde, dit-il en soutenant sans enthousiasme sa part de la conversation, il voulait que j’ soye quèque chose d’autre que j’ suis, mais il arrivait pas à savoir quoi. Moi non plus. Alors me v’là ce que j’ suis.
La plaque était propre à présent et Tevepaugh la fit reluire avec un chiffon sec en extrayant avec l’ongle de son pouce les grains de Kool Aid qui restaient dans les lettres gravées.
FRAPPEZ DUR QUAND NOUS FRAPPONS
TRAVAILLEZ DUR QUAND NOUS TRAVAILLONS
JOUEZ DUR QUAND NOUS JOUONS et
ÉVITEZ D’INUTILES DÉSORDRES
DURANT LES MOMENTS DE DÉTENTE
La vigie tribord laissa pendre les jumelles au bout de la lanière passée autour de son cou. Tevepaugh commença d’astiquer la plaque de cuivre où se lisait le tableau d’accélération.
0 – 15 nœuds | 1 mn |
15 – 18 nœuds | ½ mn |
18 – 22 nœuds | 1 mn |
— Te voilà, mais qu’est-ce que tu es, Calvin ? demanda la vigie tribord au bout d’un moment ; il entendait la pendule du poste de pilotage qui tictaquait de l’autre côté de la porte.
— Qu’est-ce que je suis ? J’ suis le seul membre solitaire de l’homme-orchestre de la plus vieille pute de toute la nom de Dieu de Marine des Zétats Zunis d’Amérique, voilà c’ que foutre j’ suis.
La description de Tevepaugh par lui-même était aussi adéquate qu’une autre (qu’auraient pu fournir les ordinateurs du service du personnel de la Marine). Quand il était de quart il devenait le messager du quart, astiquant les cuivres, portant le café, éveillant la relève, faisant tout ce que lui disait de faire quiconque avait plus d’ancienneté que lui (c’est-à-dire tous les gens du quart). Quand il n’était pas de quart, il était matelot de seconde classe et lascar de pont et son boulot dans la vie consistait à ce que brille chaque centimètre carré de cuivre et de bois au-delà de la coursive médiane, ou bien le chef McTigue, qui dirigeait l’équipe de pont et la pièce 51 d’une main de fer, lui tannerait les fesses. Mais lorsque L’Ebersole labourait les mers au flanc d’un porte-avions dans le cadre d’une opération de ravitaillement en carburant, l’heure de Tevepaugh sonnait. Tandis que les deux navires faisaient route parallèlement à vingt mètres de distance et que le destroyer aspirait de grandes gorgées de mazout dans les réservoirs caverneux du porte-avions, Tevepaugh s’installait sur le pont où l’on logeait jadis les tubes lance-torpilles (qu’on avait enlevés au début des années 50, dix bonnes années après qu’ils eussent été jugés surannés). Assis sur un fauteuil pliant de commandant, en toile, berçant une petite guitare électrique rouge branchée sur deux énormes diffuseurs. Tevepaugh produisait en succession rapide des vagues de hard-rock qui noyaient les orchestres à cuivres polis, sur le pont du porte-avions, orchestres qui s’en tenaient obstinément à « Anchor’s Away » et « When the Saints Go Marching In ».
Le singulier numéro solo de Tevepaugh était déjà une institution à bord de L’Ebersole lorsque J.P. Horatio Jones en prit le commandement. Et pourtant, le nouveau patron du navire songea sérieusement à supprimer la démonstration. « Ce n’est pas dans la ligne de la Marine », fit-il remarquer avec humeur à son second. « De plus, avec ce bruit, on n’entend plus grand-chose sur les téléphones acoustiques. » Mais si le capitaine avait dans l’idée de faire rentrer Tevepaugh dans le rang, il n’en fut plus question après un ravitaillement au large de Norfolk, durant lequel Jones braqua ses jumelles sur la passerelle du porte-avions, là-haut dans la superstructure, et repéra un sourire sur les lèvres minces du contre-amiral qui perchait dans cette atmosphère raréfiée.
— X.O1., dit le capitaine avec un geste en direction de Tevepaugh qui s’escrimait sur le pont lance-torpilles, comment s’appelle cet homme ?
— Tevepaugh, Skipper. Matelot de deuxième classe Tevepaugh, répondit le second.
— Tevepaugh, répéta le capitaine Jones d’un air rêveur. Très bien, voyons voir si l’on peut lui trouver un fauteuil pliant en toile pour s’asseoir, au lieu de ce baril, hein ?
— Exécution, Skipper, jeta le second qui fit transmettre un bon de commande à l’officier chargé des fournitures, lequel transmit le bon au ravitailleur du destroyer à Norfolk et s’en revint avec un superbe fauteuil pliant en toile.
— Bon Dieu que oui, v’là ce que j’ suis, était en train de dire Tevepaugh à la vigie tribord. Un homme-orchestre. (Il frotta sur ses points noirs la manche de sa vareuse de gros temps.)
— Moi, avança la vigie, essayant d’extirper une autre goutte de conversation, je suis un type qu’est pas là pour longtemps, voilà ce que je suis, putain, moi.
— Pas là pour longtemps mon cul, fit Tevepaugh avec un rictus. Me-erde, t’es bon pour faire carrière. C’est écrit partout sur toi, mec. Tu rempileras à la minute où tu renifleras l’argent.
— On en est tous là, non ? dit la vigie tribord et Tevepaugh et lui rirent devant cette vérité nue.
Brusquement les ténèbres que la vigie contemplait s’éparpillèrent en échardes lumineuses et l’idée traversa l’esprit de l’homme qu’il y avait à l’horizon, aussi improbable que cela paraisse, un feu de paille. Ce qui se passait en fait, c’est simplement que Tevepaugh, appuyé contre la rambarde de la dunette à une longueur de bras de distance, allumait une cigarette avec un briquet tempête provenant du magasin du bord.
— QUI EST-CE QUI A ALLUMÉ CETTE PUTAIN DE LUMIÈRE ? glapit l’officier de pont, un lieutenant subalterne replet, le visage rond, de grands yeux, un début de calvitie, dénommé Lawrence Lustig. La tension rendait sa voix suraiguë : Vous ne savez pas que c’est le couvre-feu ? La prochaine fois j’envoie quelqu’un au rapport. (Pourquoi ne pas leur faire des signaux avec un pistolet lance-fusées, dit Lustig en imagination, d’une voix glaciale. Il passait toujours ses conversations en revue après coup, mot pour mot. Dans ces mini-rêveries, il n’était jamais besoin de recourir à des menaces ni de maîtriser des tumultes, car il décochait invariablement une réplique étincelante qui lui permettait d’enfouir l’adversaire sous une avalanche d’ironie, de logique et de dignité. Pendant que vous y êtes, aurait ajouté Lustig s’il avait pu repasser encore la bobine, pourquoi ne pas installer une enseigne au néon : « Voilà L’Ebersole ! »)
— Me-erde, murmura Tevepaugh dans un souffle en écrasant la cigarette dans le cendrier posé près du siège du capitaine.
Répliquant à l’officier de pont, le second maître du quart, le maître-artilleur de troisième classe Melvin Ohm, un Californien trapu au menton fuyant, à la voix grinçante qui semblait engendrée par un concasseur de béton, passa brusquement la tête par la porte du poste de pilotage.
— Seigneur, Calvin, la vigie ne verrait même pas l’ennemi s’il était juste sous son nez la bite au vent, fit-il assez fort pour que Lustig (qui était l’officier d’artillerie de L’Ebersole ainsi que le supérieur direct d’Ohm) sache qu’il s’abattait sur le délinquant. (Trop souvent, les sous-officiers avaient tendance à laisser passer ce genre de choses. Mais pas Ohm, qui savait de quel côté sa tartine était beurrée.) Tu ne connais donc rien à la vision de nuit, Calvin ?
— J’en connais long, fit Tevepaugh de mauvaise grâce. La Marine me paie pour ce que je sais.
(Lustig pensa à « Pas étonnant que tu sois toujours fauché », mais comme d’habitude il était trop tard pour le glisser dans la conversation, car entre-temps le dialogue dans le poste de pilotage était passé à autre chose.)
— J’ai connu une fille, dans le temps, qui se le rasait parce qu’elle pensait que les hommes aiment les femmes qui ont l’air de petites filles, déclara l’homme de barre, un lascar de pont velu nommé Carr qui ressemblait de dos à King Kong. Il regarda la rose des vents glisser au-delà du cap 310 et donna trois degrés bâbord au gouvernail pour ramener le sabot en ligne.
— Tu rigoles, dit Tevepaugh, debout jambes écartées dans l’encadrement de la porte du poste. (Il avait terminé sa tâche d’astiquage.) Je veux dire, me-erde, j’ai jamais vu un truc pareil. Tu rigoles, non ?
— Si je racontais une histoire, fit l’homme de barre avec une dignité exagérée, elle finirait par un gag. Je racontais pas d’histoire. Je racontais un phénomène social. (Il gardait les yeux rivés sur la rose des vents faiblement éclairée. Elle tint sur 310 pendant une seconde, puis s’en écarta dans l’autre sens et Carr bougea le gouvernail pour la ramener.) Elle se rasait le chinois pour avoir l’air d’une môme. C’est ce que j’ai dit qu’elle fsait, et c’est c’ qu’elle fsait.
— C’était quelqu’un que tu connaissais ? demanda Tevepaugh en tâchant de n’avoir pas l’air trop intéressé.
— Plus ou moins, concéda Carr.
— Ben mon con, dit Tevepaugh et il donna un coup de coude à Ohm qui inventait distraitement des jeux sur l’écran radar de relais. Tas déjà vu un truc pareil, non, hein, Melvin ?
Ohm faisait pivoter le détecteur de site si rapidement que le rayon laissait un sillage électrique sur l’écran radar. En variant le gisement de la main gauche en même temps qu’il balayait de la droite, il pouvait créer des tracés sinueux, un peu comme en agitant une braise dans une pièce sombre.
— Une fois, j’ai entendu parler d’une fille, fit Ohm en brandouillant le radar comme s’il s’agissait d’un billard électrique. Son Jules devait rentrer d’une croisière en Médit’, alors elle s’est noué des rubans rouges dans le minet pour lui faire une surprise. En chemin vers le bateau, elle a brûlé un feu et s’est foutue dans l’arrière d’un camion, et quand ils l’ont déshabillée à l’hosto…
— Me-erde, gloussa Tevepaugh.
— À ce qu’on m’a dit, son mari, qui était troisième chauffeur sur le Manley, l’a finalement retrouvée… à la section des piqués de l’hosto général de Norfolk. Et il a passé un foutu moment à les convaincre qu’elle était pas cinglée. (Ohm ne put s’empêcher de rire de sa propre anecdote.)
— Me-erde, gémit Tevepaugh.
— Des rubans rouges ! geignit Carr. Whao, attention les yeux ! Le spectacle !
Lustig passa son visage de chérubin à un des hublots ouverts. La rondeur du hublot constituait un cadre parfait pour sa tête.
— T’organises un de tes concours de pronostics, aujourd’hui, Ohm ? demanda-t-il.
Il ne se passait guère de jour, sur L’Ebersole, sans qu’Ohm eût une loterie d’un genre ou un autre à organiser : sur l’ancre, sur le roulis maximum, sur la consommation de mazout, sur la production d’eau douce. Sur n’importe quoi, Ohm faisait des concours.
— Naturellement, M’sieu Lustig, grinça Ohm. J’ai soixante paris à prendre sur laquelle des minutes de l’heure on envoie notre premier obus sur l’ennemi. Vous voulez vous inscrire ? Un dollar le coup. Cinquante-cinq tickets au vainqueur.
— Mets-m’en pour un dollar, dit Lustig, et il tendit un billet par le hublot à Carr, qui le passa à Ohm. Quels sont les numéros libres ?
Ohm consulta sa feuille de paris, qui était divisée en soixante carrés, dans la plupart desquels était déjà inscrit un nom de parieur.
— Vous pouvez avoir… voyons… le sept, le vingt-sept, ah ! j’ai oublié le treize. Et puis quarante et un, quarante-trois. Voilà. Non, encore un. Cinquante-neuf.
Lustig réfléchit un instant.
— Treize, ça porte bonheur, dit-il enfin et Ohm nota son nom dans le carré portant le numéro treize dans le coin supérieur droit.
— Le treize qui porte bonheur, M’sieu Lustig, dit-il.
COMBAT INFO SIGNALE UN SALAUD
Les quarts de nuit sur la passerelle d’un destroyer ont un rythme spécifique. Pendant la première heure environ, il y a une quantité considérable de mouvement physique et un constant bavardage à base d’histoires de mer, certaines vraies, certaines à moitié vraies, et certaines qui ont été si souvent racontées que personne ne se souvient plus si elles sont vraies ou pas. Au bout d’une heure de quart arrive l’encalminage, quand tout le monde en a marre de soi-même et de tous les autres et se rend compte que, marre ou pas, il y en a encore pour trois longues heures de quart. À ce stade, les hommes de quart ont tendance à s’immobiliser, debout ou assis, sans remuer un muscle, pendant de longues périodes, laissant leurs pensées ou la conversation vagabonder et s’effilocher. Leur unique but dans la vie est d’oublier la pendule qui fait tic-tac sur la cloison, selon la théorie qui veut que le temps passe plus vite si on l’oublie. Mais ils se concentrent si fort pour oublier la pendule qu’ils sont incapables d’en détacher leurs pensées.
Le quart de Lustig avait atteint le point d’encalminage. À part un rapport de loin en loin provenant dé l’homme aux écouteurs (« Combat info signale un salaud dans le 017 à douze nautiques et faisant route parallèlement »), les officiers et les hommes dont c’était le boulot de faire marcher le navire de 0345 à 0745 étaient déprimés, songeusement retirés en eux-mêmes. Ohm avait abandonné ses jeux avec le radar du poste et s’était assis dessus, contemplant le loch qui indiquait à quelle vitesse le navire se déplaçait à travers l’eau, songeant à l’examen de deuxième classe auquel il se présenterait la semaine suivante. Il s’était déjà fait étendre deux fois, mais Lustig avait accepté de le laisser faire un autre essai. Carr, l’homme de barre, jouait à un jeu qui lui était assez habituel pour passer le temps du quart. L’idée était de voir pendant combien de temps il pouvait tenir en ligne un cap donné.
— Un un-centième, deux un-centième, trois un-centième, quatre, compta-t-il pour lui-même. (La ligne du compas s’écarta et il la ramena en place, puis orienta suffisamment le gouvernail opposé pour se maintenir et se remit à compter.) Un un-centième, deux…
Tevepaugh se retira vers le sac aux pavillons derrière le poste de pilotage, souleva une brassée de pavillons de signalisation et se nicha dans le sac en utilisant les pavillons en guise de coussin. Il demeura assis là, essayant d’évoquer l’image de la fille qui s’attachait des rubans rouges aux poils pubiens.
Non loin de là, deux signaleurs nègres – qui restaient le plus souvent entre eux, comme la plupart des Noirs à bord depuis la bagarre du mess à Norfolk – étaient assis sur le pont de bois, le dos contre le poste du capitaine, les genoux ramenés contre leur poitrine. Tous deux fumaient du hasch, se passant et se repassant la cigarette et abritant l’extrémité incandescente dans leurs paumes en coupe. Si l’un des officiers ou des sous-officiers les vit, il n’en dit mot – couvre-feu ou pas.
— Je veux me tirer, mec, était en train de dire Angry Pettis Foreman.
Angry Pettis était un grand Noir mince comme un fil qui avait toujours un cure-dent saillant entre les dents et deux ou trois autres plantés dans ses cheveux afro. Il prenait beaucoup de peine pour ressembler à ce à quoi devait ressembler, selon lui, le bougnoul tel qu’il apparait dans les cauchemars de l’Homme Blanc – menaçant, en colère, érotique et, par-dessus tout, cool.
— L’ennui, ajouta-t-il, remuant à peine les lèvres, c’est que personne sait comment se tirer.
Il y eut un long silence tandis que les deux hommes tétaient tour à tour la cigarette et retenaient la fumée aussi longtemps que possible.
— Qu’est-ce que tu ferais si t’étais tiré, Angry ? demanda Jefferson Waterman (un Noir du Sud qui avait été appelé à servir dans la Marine par un conseil de révision entièrement composé de Blancs, en plein milieu de son année terminale dans une université noire du Sud). Je vais te dire ce que tu ferais. T’aurais tellement la chiasse que tu rempilerais aussi sec – surtout avec le tas de blé qu’ils balancent sur la table comme prime de réengagement.
— Pognon de mes deux, cette fois je m’en vais garer mon cul noir, vois-tu. (Angry Pettis tira sur la cigarette, retint son souffle et expira. Comme Waterman ne disait rien, il commença à devenir agressif.) Tu me crois pas, mec ? Je veux me ti-air-euh-air, me tirer, j’ suis même pas certain que je veux habiter les Uessa quand je sortirai de cette Marine, mec. J’ dis me tirer, j’ veux dire me tirer loin. Peut-être même que j’ m’essaierai un autre pays.
Waterman réfléchit à ça un instant.
— Quelqu’un m’a dit un jour qu’il n’y a que deux pays, quel que soit le pays où l’on se trouve. Il y a le pays des villes et le pays des campagnes.
— Sans blague, fit Angry Pettis en riant. Mec, les têtes de nœud de politiciens ont foutu les frontières partout où il fallait pas.
Un V de Phantoms, leur double sortie de réacteurs crachant des flammes orangées, passa en rugissant à basse altitude. Le bruit martela la passerelle comme un coup de tonnerre. Les avions étaient en route pour bombarder la terre avant l’aube, ils volaient à la hauteur des mâts pour rester au-dessous du faisceau radar ennemi.
— Cons de ta mère ! glapit Angry Pettis – mais sa voix se perdit dans l’ouragan sonore.
— Fils de pute, hurla Jefferson Waterman.
— Salauds, marmonna l’enseigne Joyce, l’officier des communications à bord de L’Ebersole, grand, mince, les yeux creux. Joyce avait obtenu un diplôme de littérature anglaise à Princeton et réglé son viseur sur des études de troisième cycle. Puis, à la stupeur de tout le monde, il s’était engagé dans la Marine (en passant par l’École d’élèves officiers de Newport) pour se détacher de ce qu’il appelait « le bagne universitaire ». À ses moments de loisir il écrivait des poèmes qu’il conservait, aplatis comme des fleurs oubliées, entre les pages des Œuvres complètes de William Blake. À bord de L’Ebersole, Joyce était universellement connu comme le Poète. C’était un surnom qui lui causait plus de plaisir que de douleur.
— Pourquoi salauds ? demanda Lustig à son lieutenant de pont. Ils font ce qu’on leur commande de faire, comme nous.
— Seigneur, Larry, dit Joyce, voilà une phrase quasiment politique. Tu veux qu’on se lance dans ce genre de truc ?
Lustig rit.
— Tu connais le refrain, petit – un officier peut parler de n’importe quoi à un autre guerrier, sauf de religion, de sexe et de politique.
— C’est pourquoi la seule chose dont quiconque parle encore, c’est comment True Love bouche tout le temps l’urinoir du second.
— C’est pour ça, approuva Lustig. À quelle heure le réveil, aujourd’hui ?
Le Poète sortit de sa poche un planning plié de la journée.
— Réveil à 0630, temps astronomique. 0701, lever de soleil à 0716. J’ai entendu dire que toutes les missions de feu sur la côte par ici, c’est au lever du soleil. C’est vrai ?
— La plupart, ouais. De cette façon, expliqua Lustig, ça met le soleil derrière nous et ils l’ont en plein dans les yeux.
Ce qui rend les choses difficiles pour leurs canonniers s’ils veulent riposter.
— C’est comme ça que les Japs avaient l’habitude d’attaquer pendant la Seconde Guerre mondiale – dans le soleil levant, dit Joyce qui se rappela les bandes dessinées où les Zéros japonais étaient silhouettés contre la boule jaune. C’est drôle comme nous sommes éduqués à penser que c’est une traîtrise d’attaquer dans le soleil levant alors que ça a toujours été de la bonne tactique et c’est tout.
— J’imagine, fit Lustig sans se compromettre.
Plus il restait à bord de L’Ebersole, plus il semblait peu disposé à se compromettre. C’était son camouflage protecteur. Diplômé de l’Académie de la marine marchande de Kings Point, Lustig avait décidé récemment seulement de faire carrière à partir de la marine de guerre plutôt que de passer dans la marine marchande quand il aurait fini ses trois ans. Il pouvait se faire plus d’argent sur des navires de commerce, certes. Mais l’argent n’est pas tout. La marine de guerre représentait prestige et séduction. (Durant les dernières semaines passées par L’Ebersole à Norfolk, Lustig s’était mis à porter son uniforme bleu avec les galons d’or terni d’aspirant-lieutenant, au lieu d’un costume civil, lorsqu’il sortait avec une fille.) La clé d’une carrière réussie dans la Marine, en ce qui concernait Lustig, consistait à offenser aussi peu de gens que possible. Et c’est pourquoi il tournait vers l’univers un visage peu disposé à se compromettre et conservait ses sarcasmes, y compris ceux qui lui venaient à l’esprit assez vite pour qu’il puisse les placer dans la conversation, enfermés parmi ses arrière-pensées.
Allumant sa torche électrique pourvue d’un filtre rouge, Lustig jeta un coup d’œil à sa montre.
— Une demi-heure avant le réveil. Merde, les minutes traînent vraiment la patte. Qu’est-ce qu’il y a d’autre sur le planning d’aujourd’hui ?
— La note habituelle de notre second du temps jadis sur la nécessité d’emporter les tasses à café du mess. Il est en pleine escalade. Celle-ci dit, je cite : « les personnels qui n’obtempéreraient pas et seraient pris seront tenus pour responsables », fin de citation. Après quoi il met une note entre parenthèses, je cite : « cela signifie qu’ils seront dirigés sur l’officier des fournitures pour deux heures de corvée supplémentaires », fin de citation. Avez-vous jamais remarqué qu’une phrase sur deux qui sortent de la bouche du second est enveloppée de parenthèses. Avec lui, les parenthèses sont presque un style de vie.
Lustig n’avait pas la moindre idée de ce dont Joyce parlait, mais il hocha la tête d’un air conciliant.
— D’autres joyeusetés sur le planning de la journée ? demanda-t-il.
— L’examen de seconde classe est prévu pour mercredi prochain. Et voilà encore les parenthèses. Note à la ligne : « l’officier chargé de l’orientation tiendra une séance d’information sur l’orientation dans le carré arrière pour tous les intéressés à 1630 ». Jésus, Marie, Joseph, c’est moi l’officier chargé de l’orientation, et je suis de nouveau de quart à 1545. Le second ne lit donc pas la liste de quart avant de prévoir…
Une explosion de parasites en provenance de l’interphone résonna et le voyant rouge clignota près de l’inscription « CIC ». Lustig abattit le levier et poussa un braillement :
— Je ne distingue pas un mot de ce que vous dites dans ce bidule. Utilisez le tube acoustique.
Un instant plus tard une voix, métallique et étonnamment nette, monta en flottant du tuyau.
— Lieutenant, je crois que nous avons la terre au radar, site 310, gisement dans les quarante-cinq kilomètres à peu près.
Lustig, d’un déclic de son propre radar, passa à une portée plus grande. Au balayage suivant, la silhouette d’une masse de terre ferme – des milliers de têtes d’épingles électroniques qui s’illuminaient puis s’obscurcissaient tandis que le faisceau les balayait – apparut dans le coin supérieur gauche de l’écran.
— J’imagine que voilà l’ennemi, dit Lustig.
Le tube acoustique parla de nouveau.
— Lieutenant, vous savez, le salopard que nous avons suivi toute la nuit au radar, sur une trajectoire parallèle ? Eh bien, il a changé de direction, maintenant.
— Changé de direction ? Vers où ?
— Pour tout dire, il a l’air de faire route droit sur nous.
TEVEPAUGH ÉVEILLE LE COMMANDANT
Tevepaugh descendit les marches deux par deux et frappa doucement à la porte du capitaine, un pont en dessous de la passerelle.
— Entrez.
Tevepaugh ouvrit la porte, avança d’un pas et prit la parole dans l’obscurité.
— L’officier de pont vous envoie ses respects, mon capitaine. Il a la côte coco au radar à quarante-cinq kilomètres.
— Quarante-cinq kilomètres, hein ? Quel site ?
— Quel site ? répéta Tevepaugh.
— C’est exact, quel est le site, c’est-à-dire dans quelle direction le littoral ennemi est-il apparu à quarante-cinq kilomètres ?
— Le lieutenant Lustig m’a pas causé du site, Commandant.
— Le lieutenant Lustig ne vous a pas dit, hein ?
— Non, Commandant, le lieutenant Lustig a pas causé du site. Il m’a juste dit de vous dire que l’officier de pont vous envoie ses respects et dit qu’il a la côte coco à quarante-cinq kilomètres.
Le capitaine Jones alluma sa lampe de lecture nocturne et se souleva sur un coude. Juste au-dessus de sa tête sur la cloison se trouvait une devise encadrée : « Donnez-moi un navire rapide car je vais à la rencontre des périls. » Sous la devise se trouvait la signature : « John Paul Jones. »
— C’est tout ce qu’il a dit – la côte coco au radar à quarante-cinq kilomètres ?
— Aussi qu’il y a un salopard faisant route parallèlement qui fait plus route parallèlement mais qui se dirige droit sur nous.
— À quelle distance est ce salopard ?
— Le lieutenant Lustig m’a pas dit ça non plus, Commandant, dit Tevepaugh d’une voix basse.
— Très bien, fiston. À présent, remonte sur la passerelle au pas de gymnastique et dis au lieutenant Lustig que le commandant lui envoie ses respects. Dis-lui d’appeler aux postes de combat sur le navire si le salopard est à moins de quinze kilomètres de nous. Tu as compris ?
— Oui, Commandant, postes de combat si le salopard est à moins de quinze kilomètres.
Comme Tevepaugh se détournait pour partir, le capitaine intervint encore :
— Je te connais – tu es Taylor, le guitariste.
— Non, Commandant, je suis Tevepaugh le guitariste.
— Ah oui. Tevepaugh. Eh bien, en selle, Tevepaugh le guitariste.
L’EBERSOLE SONNE
AUX POSTES DE COMBAT
Dix minutes plus tard Lustig traversa à grands pas le poste de pilotage en direction des trois systèmes d’alerte codés selon leur couleur sur la cloison (rouge pour générale, jaune pour chimique, vert pour collision) et poussa vers le bas la poignée rouge. Instantanément un DONG DONG DONG DONG DONG DONG DONG DONG d’une persistance électrisante résonna à travers L’Ebersole. Comme le son diminuait, Ohm plaça sa bouche si près du micro de l’interphone général qu’il paraissait vouloir mordre dedans et hurla :
— Ceci n’est pas un exercice. Ceci n’est pas un exercice. Tous les personnels, rejoignez vos postes de combat. Établissez l’état d’alerte numéro un Able sur tout le navire.
L’Eugene F. Ebersole, relique d’un autre âge et d’une autre guerre, émergea de sa catalepsie. Les hommes empoignèrent chaussures et combinaisons et se ruèrent en courant vers leurs postes de combat. Les portes, dont certaines étaient sans doute encore étanches après plus de deux décennies de service à la mer, se fermèrent avec fracas, leurs dents mordant les cloisons comme quelque herse moyenâgeuse. Dans le carré, Doc Shapley, infirmier de seconde classe qui avait tendance à tomber en faiblesse à la vue du sang, étala sur la table des repas, recouverte de feutre vert, des paquets d’instruments chirurgicaux et de bandages, puis s’étendit sur la couche et somnola. L’aumônier Rodgers pénétra dans le carré, poussa de côté les instruments chirurgicaux et se mit à faire une patience. À chacune des pièces de 125 mm, des matelots en tenue de combat – le casque sur la tête, le bas des combinaisons de toile fourré dans les chaussettes, le col de chemise boutonné – abaissèrent les canons et sortirent les tampons qui étaient vissés, comme des bouchons, dans l’extrémité des tubes pour empêcher l’eau de mer d’entier. Sur la passerelle Lustig fut relevé par le quart suivant et remplacé par l’officier-ingénieur du navire, un diplômé de l’École navale, nasillard et aux lèvres minces, nommé Moore.
— Nous faisons route au 290, vitesse 10 nœuds, les quatre chaudières en ligne avec réchauffage, mais comme c’est toi qui t’occupes de la ligne des chaudières, tu en sais plus long que moi là-dessus. (Lustig sourit de sa propre plaisanterie.) Tu saisis, John ?
— J’ai saisi, Larry, dit l’aspirant Moore, qui n’aimait pas être de quart sur la passerelle et n’était pas censé se trouver là-haut pendant les postes de combat, sauf que L’Ebersole manquait tellement d’hommes que personne d’autre n’était disponible pour faire le boulot. D’une voix sonore et formaliste, Moore suivit le rituel qui présidait au changement de quart : – Très bien, Lieutenant, je vous relève, entonna-t-il.
L’homme de barre Carr et le second-maître Ohm dégringolèrent en courant l’échelle bâbord dès qu’ils virent arriver la relève. Angry Pettis, chargé des signaux, resta en place assez longtemps pour claquer avec âme la paume de son successeur noir, comme s’il passait le relais dans une course à pied. Puis il commença de descendre les échelons – juste comme un matelot blanc commençait à les monter. Tous deux s’arrêtèrent et se fixèrent sans mot dire, puis le Blanc réfléchit et rétrograda lentement. Angry Pettis eut un mouvement de menton très cool et poursuivit gaiement son chemin.
Quatre minutes après qu’eut sonné l’alerte générale, le capitaine Jones prit pied sur la passerelle. Ses talonnettes Adler non réglementaires étaient astiquées à la salive jusqu’à posséder un fini de miroir. Son pantalon kaki et sa chemise kaki avaient des plis à tous les endroits autorisés. Les feuilles de chêne en argent de son col et l’écusson d’or sur sa casquette de base-ball bleue (avec dessus l’emblème « Rapide et fiable ») luisaient. Même son double menton fraîchement rasé et rose, miroitait. Mis à part un petit bout de papier hygiénique aidant à coaguler le sang d’une égratignure de rasage, J. P. Horatio Jones avait l’air d’un produit de sa propre imagination militaire.
— Le commandant est à présent sur la passerelle, hurla Tevepaugh dans le système de haut-parleurs du bord.
Une fraction de seconde, Jones se tint sur le seuil du poste de pilotage, savourant l’instant. Il avait rêvé pendant trente ans de commander un navire. Maintenant le rêve était devenu réalité. Jones ferma hermétiquement les yeux et se vit debout près de la barre d’un navire de ligne de cinquante canons, se vit lançant un coup d’œil plein d’expérience sur l’agencement des voiles, se vit commander au second une légère altération de la voile haubanée de la flèche de misaine, lequel second aboya à l’adresse de Lustig, qui porta un mégaphone à ses lèvres et envoya les matelots demi-nus se bousculer en galopant dans les drisses.
C’est le second qui fit brusquement sortir le capitaine de sa rêverie.
— Six minutes vingt secondes, dit-il en martelant un chronomètre quand l’officier de pont claqua la porte intérieure du poste et mit les dents en place d’une rotation de la manette. Pas mal, chef. (Son chronomètre à la main, souriant largement, le second aurait pu passer pour un cosmonaute – bien brossé, en brosse, brillant. À présent il portait une tenue de travail kaki, mais dans son uniforme blanc amidonné il avait l’air d’une voile qui attendrait de voir d’où va souffler le vent.)
— Pas mal, approuva le capitaine.
— Pas mal du tout, flûta Lustig de l’autre côté de la dunette où il avait pris son poste de combat en tant qu’officier canonnier. (« On aurait pu minuter ça avec un calendrier », inventa-t-il plus tard.)
Brusquement, il y eut un coup sonore à la porte de la cloison qui s’ouvrait sur l’escalier intérieur accédant au poste de pilotage.
— Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça, nom de nom ? demanda le second.
— Il semblerait, XO, que le navire n’est pas prêt à l’action, somme toute, dit sèchement le capitaine. Je suggère que quelqu’un ouvre.
Tevepaugh, qui était messager du quart aussi pendant les postes de combat, bondit à la porte et manœuvra la manette, dégageant les dents de la cloison. Puis il tira à lui la lourde porte.
Entra Wally (dit le Psy) Wallowitch. Il était vêtu de bottes de cow-boy, d’un short effiloché et d’un sweater de tennis, et portait un sabre accroché à la taille par une courroie. Marmonnant qu’il était « impossible de fermer l’œil dans cet hôtel », Wallowitch dépassa le capitaine et grimpa jusqu’à son poste de combat au télépointage.
CURRICULUM VTTAE DE WALLOWITCH
— Je jure devant Dieu que je croyais qu’elle avait dit « des bites », s’exclama le Psy, dont le sobriquet provenait du fait qu’à peu près tout le temps où il n’était pas de quart, on pouvait le trouver allongé de tout son long sur la couche du carré.
— Tu me bourres le mou, dit le Poète.
— Non, non, je te jure, vraiment. Écoute, c’était une erreur toute naturelle. On était là sur le porche de derrière de l’association de jeunes femmes. En train de se blottir l’un contre l’autre pour se tenir chaud, en quelque sorte, tu vois ? Et elle, qui était en terminale de sciences politiques, entreprend de définir la chose la plus importante entre toutes que le capitalisme et le communisme ont en commun. « Dans les deux cas, l’ordre des bites ». dit-elle. Bon, moi, forcément j’ai pensé qu’il s’agissait d’une de ces nouvelles théories sexuelles tortillées, mais juste pour être sûr je dis : « bite comme dans braquemard ? » « Pas des bites », elle me dit, toute rouge, « l’ordre débite des mensonges ». Comme j’ai dit, c’était une erreur bien naturelle. N’importe comment qu’il en soit, ça a brisé la glace.
Le Poète eut un rire appréciateur.
— Psy, tu es un homme sans conscience.
Wallowitch jeta les bras au-dessus de sa tête.
— La conscience, c’est de la merde, dit-il avec excitation. Tu sais ce que Mencken a dit de la conscience ? « La conscience est cette vieille petite voix intérieure qui nous avertit que quelqu’un regarde. » Seulement moi, j’leur donne quelque chose à regarder.
Sur ce, Wallowitch se lança dans l’habituel numéro de spasmes qui avait presque réussi, il le jurait, à le faire sortir de la Marine – il recourba ses poignets en arrière aussi loin qu’il put de façon que ses mains parussent déformées, il allongea le cou, une de ses oreilles remua, sa lèvre inférieure pendit, flasque, jusqu’à ce que de la salive dégouline sur son menton.
Étendu sur la couche du carré, ses bottes de cow-boy soutenues par quelques livres pour que continue la circulation du sang dans sa tête (une de ses théories médicales était que cela augmentait la puissance virile), Wallowitch campait une silhouette ridicule. Il avait un grand nez bulbeux, une pomme d’Adam proéminente qui gigotait quand il parlait, une odeur corporelle, des cheveux en désordre et un uniforme trop grand qui ressemblait à du décrochez-moi-ça issu d’une autre guerre. C’est seulement bien plus tard, quand le Poète souligna le fait, que tout le monde se rendit compte que le constant flux de plaisanteries formait autour de Wallowitch un fossé qui tenait chacun à distance. Personne ne pouvait dire avec certitude ce que le Psy pensait de quoi ou de quiconque que ce soit ; il était le clown du carré et vivait dans la terreur d’être surpris à commettre une conversation sérieuse.
Dès l’instant où il s’était présenté à bord de L’Ebersole (et selon la légende, il avait alors fait le tour du pont rouillé et déposé aussitôt une demande officielle pour être transféré « sur un navire »), le Psy avait sans cesse dégouliné dans un puits d’humour apparemment inépuisable. Il commença très tôt à fabriquer de toutes pièces des noms de nœuds ; « donne un tour sur cette bitte d’amarrage », commandait-il à tel ou tel matelot, « avec un double retroussis semi-serré double-mou demi-bourre, d’acc ? » Lors d’une de ses sorties parmi les moins excentriques, provoqué par une bande de jeunes aspirants, il aiguisa comme une lame de rasoir son sabre d’apparat et se rasa avec sur le gaillard d’arrière, en pleine vue de la moitié des destroyers de la flotte atlantique. Une autre fois, il compromit l’aumônier Rodgers dans une discussion théologique.
— Dieu a-t-il du sperme ? demanda innocemment le Psy.
— Il me semble que ça se pourrait, dit l’aumônier, pensivement.
— Et s’il a du sperme, pensez-vous qu’il se branle ? poursuivit Wallowitch.
— Allons, arrête, Psy, ce n’est pas drôle du tout.
— Mais, Aumônier, la question a de sérieuses implications. S’il a du sperme et un instinct sexuel et s’il se branle, nous n’avons pas à nous en faire. Mais s’il ne soulage pas la tension d’une façon ou d’une autre, ça va s’accumuler jusqu’au moment où nous aurons encore une immaculée conception. Et nous savons tous combien la première a causé d’ennuis.
Puis il y eut la fois où Keys Quinn perdit le bout de son majeur à Iskenderun : il fut proprement tranché quand une amarre se tendit comme un coup de fouet alors que L’Ebersole s’amarrait côte à côte au pétrolier en feu. Tandis que tous ceux qui étaient présents contemplaient la scène, les yeux écarquillés d’horreur, Quinn s’éloigna paisiblement pour chercher le toubib. À cet instant Wallowitch ramassa la phalange et courut sur le pont à la suite de Quinn. « Hé, Keys, hurla-t-il, ne laissons pas des affaires personnelles traîner sur le pont. »
De temps en temps, une des saillies du Psy l’amenait à deux doigts d’une collision avec le commandant. La première fois que cela se produisit, ce fut quand Otto Rummler était à bord de L’Ebersole pendant un exercice anti-sous-marin dans la mer des Caraïbes. Rummler, autrefois pacha d’un U-boot allemand et qui allait incessamment devenir commandant d’un destroyer que les Américains avaient offert à la Marine ouest-allemande, plaisait extrêmement à J. P. Jones, qui le considérait comme un professionnel faisant les choses à fond, « le genre d’homme sur qui une nation peut compter quand il s’agit d’abattre les cartes ».
Un soir, au carré, Rummler discourait poliment de « la krante avirmazion américaine – comme quoi fous déteztez la guerre et fous combattez mit contrecœur ».
— En refanche, poursuivit Rummler, noussotres Allemands nous bassons bour afides de nous battre, réputazion que nous ne méritons guère si l’on conzidère la répugnanze de l’état-major à suivre Hitler en Tchécoslovaquie en drente-neuf. Ach, mein friends, le monte se fait une fausse idée de noussotres Allemands ; nous ne zommes bas des criminels de guerre mais des carriérizdes, de burs et zimples carriérizdes. Elle est pien ponne.
Rummler exhala un nuage de fumée de cigarette, qui arriva dans la figure de Wallowitch et le fit tousser. Wallowitch contracta son visage comme s’il portait un monocle et, énonçant chaque mot avec précision, déclara :
— Comme tout le monte zait, la blaisanterie allemande n’offre bas matière à rire.
Le capitaine Jones eut instantanément le sentiment que le Psy avait insulté son hôte et il exigea que Wallowitch s’excuse sur-le-champ, ce que Wallowitch fit.
— C’était sans indenzion, marmonna-t-il.
— C’est ce que j’avais gompris, fit vivement Rummler.
Hystérique à l’idée que Rummler rapporterait néanmoins l’incident, Jones renouvela ses excuses ultérieurement et Rummler, comme toujours charmant, lui déclara qu’en ce qui le concernait, l’affaire était close, et d’ailleurs les Allemands devaient tout le temps faire face à ce genre de chose et quant à lui, Rummler, il y était habitué.
La colère du chef était presque retombée quand Wallowitch récidiva. L’Ebersole avait fait route à toute vitesse de Rhodes vers Iskenderun quand un pétrolier construit par l’Italie, assuré par l’Angleterre, propriété de l’Allemagne, battant pavillon panaméen et loué par l’Amérique, plein de carburant pour réacteurs à destination de la base de l’US Air Force d’Adonna (Turquie), prit feu. L’équipage gréco-hispano-turc avait depuis longtemps abandonné le navire en flammes quand L’Ebersole arriva sur les lieux. C’était tard dans la nuit et les flammes du pétrolier fournissaient à Iskenderun un fanal visible à trente milles marins.
Peu après que L’Ebersole se fut ancré dans la baie, le capitaine rassembla les officiers dans le carré pour discuter de la situation. Le sous-lieutenant Moore, officier ingénieur, de retour d’un trajet en chaloupe autour du pétrolier en feu, rapporta que les ponts étaient par endroits portés au rouge et que le bâtiment pouvait exploser à chaque instant.
Jones frissonna, pris d’un spasme d’indécision. Mordant et mâchant l’intérieur de sa joue, il médita longuement le texte du message qui commandait à L’Ebersole de se rendre sur les lieux, l’expliquant tel un poème, fouillant entre les lignes et dessus et dessous à la recherche de quelque nuance qui lui indiquerait si ses supérieurs de Washington attendaient bel et bien de lui qu’il range L’Ebersole le long du brasier pour le combattre, ou qu’il se tienne à quelques kilomètres de distance et en décrive le développement. (Comme il était habituel en de telles occurrences, les ordres avaient été soigneusement formulés de façon que les amiraux puissent affirmer qu’ils signifiaient l’une ou l’autre des solutions.) Le capitaine prit même l’opinion des officiers, chose qu’il n’avait jamais faite auparavant. Seule, l’enseigne de Bovenkamp vota pour qu’on aille bord à bord. Tous les autres (sauf le second qui semblait voter « oui » et « non » en même temps, et Lustig qui ne se compromettait pas) prirent position contre toute mesure impétueuse.
— Mais, et cette formule : « vous donnerez toute l’assistance possible » ? dit le capitaine.
Torturé, il relut le message, et le relut encore ; tantôt l’accent semblait être mis sur « toute », tantôt sur « possible ». Finalement, il fit claquer sa paume sur le dos de son autre main comme s’il jouait à pile ou face avec une pièce invisible :
— Ma foi, merde, dit-il, qu’avons-nous à perdre, hein ?
La décision stupéfia tout le monde sauf de Bovenkamp, qui se dégagea comme en bondissant du groupe amassé dans le carré et lança un « bon Dieu de bois », et Wallowitch, qui flûta une réflexion qu’on entendit dans tout le navire.
— Dieu bon, murmura-t-il, je n’ai qu’une vie à donner pour l’avancement de mon capitaine !
Les sourcils de Jones s’élevèrent d’un coup.
— J’ai entendu cette phrase, Monsieur Wallowitch, cria-t-il en secouant son doigt à l’adresse du Psy. Je l’ai entendue et je ne l’oublierai pas non plus.
WALLOWITCH COLLE UN PRUNEAU
DANS LES TROUS DE NEZ DU SALOPARD
— Je ne trouve pas ça drôle, hurla le capitaine Jones à l’adresse de Wallowitch comme celui-ci – son sabre bringuebalant contre les étançons et les cloisons – gagnait son poste de combat au central de tir.
Une fois là, ses jambes velues et son sabre se balançant du haut du siège mobile, Wallowitch approcha son œil de la lunette de visée. Scrutant la pénombre brumeuse qui précédait l’aube, le Psy annonça qu’il distinguait assez nettement la cible.
— Ça m’a l’air d’une jonque, Larry, dit-il à Lustig par l’interphone acoustique.
— Wallowitch dit que ça a l’air d’une jonque, Commandant, annonça Lustig à Jones qui se tenait sur la passerelle extérieure.
— C’est un peu long pour une jonque, dit le capitaine, examinant intensément le salopard à la jumelle. Et on ne voit pas la moindre voile, hein ? À mon avis, ça pourrait bien être… Je parie que le fils de pute est un patrouilleur coco. Qu’est-ce que vous en pensez, XO ?
— Le fils de pute m’a tout l’air d’un patrouilleur, Commandant. Je crois que nous allons avoir droit à un peu d’action, voilà ce que je pense.
— Ça m’étonnerait vachement que vous ayez tort, approuva le Pacha, en mordillant ses cuticules. Il se déplace sans doute lentement comme ça pour nous faire croire que c’est une espèce de jonque ou un truc de ce genre. Mais je ne marche pas. Lieutenant Lustig, envoyez-lui un pruneau dans les trous de nez, hein ? S’il met en panne c’est que c’est une jonque, et nous l’inspecterons pour voir si elle fait de la contrebande ; s’il fait demi-tour et fiche le camp, cela voudra dire que c’est un patrouilleur et nous le flanquerons en l’air.
— Bien pensé, Commandant, dit le second.
— Hé, Psy, le capitaine pense que ça pourrait être un patrouilleur. Il veut que tu lui envoies un pruneau dans les trous de nez.
— Un pruneau dans les trous de nez, ça marche ! dit Wallowitch.
Il tira son sabre et le pointa dans la direction de la cible comme s’il s’apprêtait à charger.
— Pièce 51, paré à bâbord, je répète paré à bâbord, ordonna Lustig.
— Pièce 51, canon tribord chargé et paré à tirer, annonça McTigue à travers le haut-parleur.
— J’ai dit canon bâbord, Chef.
— Bon Dieu de merde, Lieutenant, le treuil bâbord fait des espèces de grincements, alors je passe sur le canon tribord. Ça fait pas de différence, non ?
Lustig haussa les épaules.
Une voix se fit entendre dans le tube acoustique :
— Passerelle, ici Combat Info, cible pile au niveau de l’eau.
— Hé Larry, appela Wallowitch, je viens de penser à une chose… Je sais pas comment on envoie un pruneau dans les trous de nez de quelqu’un. On n’apprend plus ce genre de choses à l’école d’artillerie.
— Écoute, Psy, c’est juste une formule, dit Lustig. La cible est pile au niveau de l’eau, tu piges ? Donc tout ce que tu as à faire, c’est de repérer le site et le gisement de sa proue, pivoter d’un poil sur l’avant et tirer, compris ?
— Tu veux dire que le pruneau doit lui arriver devant les trous de nez, pas vraiment dedans ? demanda Wallowitch.
— Ouais, c’est ça, devant.
— Alors comment ça se fait qu’on nous dit toujours d’envoyer un pruneau dans les trous de nez ?
— Écoute, Psy, c’est juste une façon de parler. Fais-le, c’est tout, hein, avant que le Pacha se foute en rogne.
— Je peux tirer maintenant ? demanda Wallowitch.
— Tu peux tirer quand tu veux, dit Lustig.
Wallowitch posa son sabre, revérifia le site et le gisement de la cible, pivota d’un poil sur l’avant et saisit la détente télécommandée.
Sur la passerelle extérieure, la voix de Combat Info s’éleva du tube.
— Passerelle, c’est encore moi. Attendez un instant, hein. Quelqu’un a oublié de brancher le calcul de dérive. La cible a l’air de se déplacer à la vitesse de… oh, disons huit nœuds.
— Huit… Seigneur ! Hé Psy, attends…
Le canon tribord de la pièce 51 fit feu et recula. La douille de cuivre, assez brûlante pour arracher la peau d’une main d’homme, rebondit sur le pont et alla rouler contre le bastingage. Pareille à une publicité pour cigarettes, une sphère parfaite de fumée orange s’échappa de l’extrémité du canon. Trois mille mètres plus loin, la cible vint à la rencontre de l’obus antipersonnel à fragmentation, s’enflamma comme si quelqu’un avait mis le feu à une boîte d’allumettes et se désintégra.
Il était exactement 0713.
Pendant le temps d’une longue inspiration, il n’y eut sur L’Ebersole d’autre bruit que le clapotement du sillage contre les flancs de la coque. Puis, comme si la dernière phrase d’une histoire drôle avait fait effet dans son esprit, le second éclata en longs roulements d’un rire caquetant. La tête de Tevepaugh jaillit du poste de pilotage pour demander à Lustig :
— Maintenant, vous croyez qu’on peut dire qu’on a vu le feu ?
LUSTIG TROUVE UN FILON
— Ça, c’était du tir, mon garçon, dit Jones en frappant Wallowitch dans le dos de son pull de tennis lorsqu’il émergea du central de tir. – Du beau tir. Je crois que je vais demander à tous mes officiers de porter des armes au côté, à partir de maintenant, quand ils seront aux postes de combat, hein ? Ça crée l’ambiance qu’il faut, pas vrai, XO ?
— Bien jeté, Wally, dit le second en tendant le bras pour pomper la main du Psy.
— Appelez-moi Œil-de-Lynx, fit Wallowitch d’une voix tremblante.
Comme le soleil pointait à l’horizon, L’Ebersole fit un circuit dans le secteur à la recherche de survivants. Il ne découvrit que des morceaux de bois éclaté, une ceinture de liège enveloppant un tronc sans bras, sans tête et sans jambes et une boîte de carton vide portant l’inscription « Matériel Prophylactique – Fourni par le Gouvernement des USA ».
Jones expédia un rapport de combat au contre-amiral Haydens, commandant la Task Force dont le DD 722 faisait partie ; il annonçait que L’Ebersole avait été attaqué par un patrouilleur ennemi qui avait coulé dans l’échange de coups de canon qui avait suivi. Quand vint l’heure du petit déjeuner, un matelot qui avait été artiste tatoueur dans le civil était en train de faire l’encoche dans la crosse du revolver – autrement dit, il peignait sur le flanc de la pièce 51 la silhouette d’un patrouilleur en train de couler. Et Jones était courbé sur une machine à écrire portative, se recommandant lui-même pour la Silver Star, troisième décoration militaire nationale. (Dans la zone de guerre, la médaille était décernée sur la base d’un pourcentage fixe. Peu après l’arrivée de L’Ebersole à Yankee Station, il avait reçu un message de routine de l’amiral Haydens, sollicitant des destroyers qu’ils recommandent des hommes pour la décoration. Haydens faisait des pieds et des mains pour devenir chef des opérations navales et il n’était que trop heureux de décerner des médailles puisque cela lui donnait à lui une apparence de bonté.) La version finale du message, que le second et Lustig signèrent et expédièrent plus tard, ce jour-là, contenait des formules telles que c donner un exemple de bravoure et de résolution », et c avec un évident mépris de sa sécurité personnelle ».
Lustig porta la proposition au poste radio pour qu’elle soit transmise au porte-avions. Comme il sortait, Ohm le saisit par la boutonnière dans la coursive.
— Félicitations, dit-il en tendant à Lustig cinquante-cinq billets d’un dollar. Le treize a gagné le pot.
ANGRY PETTIS REPÈRE
UN RADIS BLANC DANS L’EAU
Quelques instants avant que le second maître appelle au déjeuner avec son sifflet, alors que le plumitif du bord était en train de sortir une édition spéciale de L’Ebersole Eagle avec le texte du télégramme de félicitations de l’amiral Haydens, Angry Pettis repéra un gros radis blanc qui dérivait le long du navire.
— Hé Messié Moore, hurla-t-il à l’officier de pont, regardez voir… y’a un radis blanc dans l’eau. Attrapons-le et mettons-le au menu.
Ce n’était pas un radis mais un cadavre flottant sur le ventre, que le séjour dans l’eau avait boursouflé et rendu blanc comme de la craie.
— Mettez une chaloupe à la mer et voyez si c’est un Oriental ou un Blanc, ordonna Jones lorsque Moore descendit lui faire part de ce qu’on avait trouvé. Si c’est un Oriental, notez-le sur le journal de bord et laissez-le ; si c’est un Blanc, récupérez-le.
— La chaloupe à la mer, grommela Ohm dans l’interphone général.
Wallowitch, qui était l’officier chargé de la chaloupe, se mit à son poste à l’avant et guida l’homme de barre vers le cadavre.
— Il va falloir que nous le retournions, dit Wallowitch lorsqu’ils furent tout près. Passez-moi la gaffe.
Le Psy se pencha en avant avec la gaffe et essaya de faire basculer le corps d’un seul coup, mais la pointe en cuivre émoussée perfora la carcasse et la déchira comme du papier de soie détrempé. Wallowitch se détourna et vomit. Les hommes parvinrent finalement à amener le corps contre la chaloupe et le retournèrent, mais ils ne purent déterminer s’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Oriental car il n’avait pas de figure.
Tandis qu’il remontait en trébuchant à bord de L’Ebersole, Wallowitch frissonnait, il était en état de choc.
— Je n’avais pas l’intention de le blesser, dit-il doucement. Je jure devant Dieu que je n’avais pas l’intention de le blesser.
Et il vomit encore et encore et encore jusqu’à ce qu’il n’y eût plus rien au-dedans de lui qu’il pût rendre.
L’inépuisable puits d’humour du Psy était à sec.
LE CAPITAINE RÉUNIT
UN CONSEIL DE GUERRE
— Nous haïssons tous la violence, moi autant que chaque homme présent dans ce carré, commença le capitaine Jones.
Ses doigts fins crispés sur le dossier du fauteuil à l’extrémité de la table, se balançant rythmiquement sur les talons de ses Adler astiquées à la salive, l’officier commandant L’Ebersole s’échauffait à mesure qu’il attaquait le sujet de son discours. C’était un bon orateur, à la fois puissant et désinvolte, attentif à laisser sa voix normalement monocorde parcourir une demi-octave dans les deux sens, utilisant généreusement les silences.
— Relisez vos livres d’histoire, Messieurs, poursuivit le capitaine Jones, hochant la tête et dressant un sourcil pour indiquer qu’il soulignait un point important. Contrairement à ce que ces journalistes de salon voudraient nous faire croire, l’essence de la tradition américaine est un sain dégoût de la violence. Mais quelque part le long du chemin quelqu’un doit se dresser vivement, quelqu’un doit tracer une ligne dans la poussière avec son gros orteil et dire : « Jusqu’ici, mais pas plus loin. »
Jones rentra son ventre qui avait tendance à déborder par-dessus son ceinturon de toile.
— Eh bien, Messieurs, nous sommes juste sur cette ligne, cette frontière de la liberté (il hocha de nouveau la tête, un autre point important !) – sur cette étendue d’eau oubliée de Dieu. Et ils ont franchi la ligne. Moralité, ils vont avoir affaire au vaisseau le plus combatif de l’US Navy, L’Eugene F. Ebersole, hein ?
Le conseil de guerre (comme le chef aimait l’appeler) avait été convoqué dans le carré avant, immédiatement après le déjeuner. Seuls, Wallowitch, qui s’était retiré sur sa couchette après l’affaire du cadavre flottant et Moore, qui était de quart de pont, étaient absents. Le reste des officiers, conscients et un peu gênés de la présence des automatiques 45 qui se balançaient à leur ceinture, étaient entrés à la queue-leu-leu, ironiques, mais curieux.
— Est-ce que l’artillerie va faire partie de l’uniforme quotidien à partir de maintenant ? demanda Ralph Richardson, le diplômé de l’École Supérieure de Commerce de Harvard qui faisait deux ans en tant qu’officier des fournitures.
— L’artillerie, comme vous dites, est nécessaire pour les conseils de guerre et le quart de pont pendant les postes de combat, avait expliqué le capitaine. Je veux créer une ambiance raisonnablement guerrière sur ce navire.
Ne sachant pas très bien où fourrer les armes lorsqu’ils s’assirent, les officiers avaient pris place autour de la longue table recouverte de feutre. Pour accentuer le sérieux de la circonstance, Angry Pettis avait été posté à l’extérieur devant la porte, avec une carabine M-l chargée.
— Aucun con de sa mère, noir ou blanc, ne rentre tant que le capitaine est pas sorti, dit-il à True Love2, le steward le moins ancien affecté au carré, un nègre incroyablement niais mais immensément candide dont le véritable nom était Truman Love.
À l’intérieur du carré, les luxes de la vie civile (une télé couleurs 61 cm, un philodendron en plastique, un magnétophone) avaient été enlevés. Le décor avait été réduit aux éléments que le capitaine jugeait essentiels : le ballon de basket doré que de Bovenkamp avait pris au commandant des Destroyers de l’Atlantique ; une photographie de feu le lieutenant Eugene F. Ebersole décoré à titre posthume, commandant joufflu d’un sous-marin coulé dans des circonstances héroïques par des charges japonaises, au cours de la Seconde Guerre mondiale ; la carte annuelle de Noël de la veuve d’Ebersole (remariée depuis longtemps) collée à la cloison avec un morceau de scotch ; une édition reliée et gravée au fer chaud du Code de Conduite concernant les officiers de la Marine ; une maquette de L’Eugene Ebersole dans une bouteille.
— Je veux vous complimenter, disait le capitaine, pour le bon départ que nous avons pris ce matin. Tout particulièrement Monsieur Wallowitch qui malheureusement est souffrant. (Le capitaine s’éclaircit la voix.) C’était comme de tirer sur une pièce de monnaie, je peux vous le dire. Et je ne suis pas le seul de cet avis. Comme nous disons dans la Marine, oyez !
Jones sortit de sa poche un message collé et en donna lecture :
— « Bravo Ebersole. Votre exploit face à l’ennemi ce matin est dans la meilleure tradition de la marine de guerre. Suis heureux d’avoir une boîte à conserve aussi capable que Coudée Franche à Yankee Station. Terminé. » Et c’est signé contre-amiral Winthrop G. Haydens.
Le Poète et Richardson échangèrent un coup d’œil. L’aumônier et Lustig contemplaient fixement la table. Les officiers les moins anciens autour de la table du carré rendaient son regard au capitaine dans un silence embarrassé. Seuls, le second (qui commençait à prendre le vent) et l’enseigne de Bovenkamp (une ex-vedette du basket-ball universitaire qui réagit instinctivement à l’ambiance de ce discours d’encouragement) marquèrent ce que le capitaine souhaitait que ses officiers marquassent : satisfaction et modestie devant les compliments, fierté de faire partie de l’équipage de L’Ebersole, hâte souriante de se retrouver dans le feu de l’action.
Le capitaine Jones jeta un regard incertain autour de la pièce.
— Je ne doute pas que certains d’entre vous ressentent un malaise (il se racla de nouveau la gorge), un malaise, parce que des humains asiatiques ont été tués au cours de rengagement de ce matin.
Le capitaine tira son fauteuil et s’assit. Il se mit à parler sur un ton qu’il jugeait paternel – un ton grave, confidentiel – afin d’indiquer qu’il était capable de comprendre les faiblesses et de les pardonner.
— Je respecte ce sentiment. Je respecte le fait que vous le ressentiez. C’est ce que je disais avant : à quel point nous haïssons tous la violence. Mais regardons les choses en face, messieurs, aussi banal que cela puisse paraître, la guerre, eh bien, la guerre c’est l’enfer. (Jones prononça ces mots lentement, comme si c’était un phrase digne d’être citée.) N’est-il pas vrai, lieutenant Lustig ?
Les yeux de Lustig étaient fixés sur le capitaine mais son esprit vagabondait.
— Pourriez-vous répéter la question, Monsieur ?
— Je vous ai demandé : N’est-il pas vrai que la guerre c’est l’enfer ? (Jones était manifestement agacé.)
— Oui, Commandant, oui assurément, répondit Lustig d’un air résolu. Quiconque a jamais participé à une guerre sait au moins cela.
(« La guerre n’est pas l’enfer, du moins pas pour nous, Chef », s’entendit dire Lustig lorsqu’il revécut la scène, plus tard dans la journée, « Si la guerre n’est pas l’enfer, eh bien, que diable est-ce donc ? » rageait le capitaine, furieux d’être contredit en public. À quoi Lustig répliquait avec une suprême assurance : « La guerre n’est pas l’enfer… C’est une occasion de faire carrière. »)
— La plupart d’entre vous, jeunes gens, était en train de dire le capitaine, la plupart des hommes de ce navire sont trop jeunes pour en savoir beaucoup sur la Seconde Guerre mondiale ou même sur la guerre de Corée. Je ne haïssais pas les Japs. Je ne haïssais pas les Nord-Coréens. Je ne hais pas les Viets ni les Chinetoques, ni même les Ruskofs si on va par là. Mais je combats les ennemis de ma patrie.
— En d’autres termes, ma patrie pour le meilleur et pour le pire, intervint le Poète, faisant de grands efforts pour qu’aucune ironie ne transparaisse dans sa voix.
— Exactement, s’exclama le second, approuvant vigoureusement du chef. C’est exactement ça. Aussi éculé que ça paraisse, c’est le cœur même du problème, n’est-ce pas Commandant ? Ma patrie pour le meilleur et pour le pire.
— Il faut bien que quelqu’un soit avec la patrie pour le meilleur ou pour le pire, dit le capitaine.
Il n’était pas tout à fait certain de savoir de quel côté se rangeait le Poète.
UN MESSAGE DU GAI SAVOIR
Jones fit une pause pour rassembler ses idées.
— En ce qui concerne ces tracts… dit-il finalement.
Tous les officiers autour de la table se penchèrent en avant. À deux mains, le capitaine aplatit le papier (qui avait été enroulé dans son rond de serviette et servi avec le petit déjeuner par True Love, ce matin-là). Chaque fois qu’il soulevait la paume, le tract s’enroulait sur lui-même comme un store. Il posa aux quatre coins de la feuille une salière et un poivrier, un bol de sucre et un cendrier « Rapide et Fiable ».
On avait découvert jusqu’ici quatre exemplaires du tract. Outre celui qui avait été servi au capitaine pour le petit déjeuner, un second avait été trouvé fixé au tableau d’affichage du mess, le troisième collé à la photographie d’Eugène Ebersole dans le carré (« Sacrilège ! » avait fulminé le second en l’arrachant) et un quatrième (entre-temps, la chasse avait commencé) scotché au taxiphone de la coursive centrale.
Le tract, tapé en simple interligne et en retrait, commençait ainsi :
Camarades de combat,
(— Nous utilisions constamment l’expression « camarades de combat », pendant la guerre, avait remarqué Jones d’un air songeur lorsqu’il avait commencé à discuter du tract avec le second dans la matinée. J’imagine que les types du Kremlin ont gâché ça.)
Aujourd’hui, les officiers et les hommes de
L’Ebersole qui, pour toutes sortes de raisons pratiques, est un
navire où règne la ségrégation raciale – recevront de notre cochon
raciste de capitaine dont la marotte est de collectionner du fil de
fer de camp de cond concentration l’ordre de tuer des hommes, des
femmes et des enfants icc innocents, de les tuer aussi sûrement que
si un cochon de sadique Nazi leur appuyait une carabine contre la
tête et expédiait leur cervelle dans la boue. NE LES LAISSEZ PAS
FAIRE DE NOUS DES TUEURS !!!
Ne faites pas la guerre à des hommes, des femmes et des enfants
innocents.
Pendant vingt ans l’Amerike s’est comportée comme si la paix était
un complot communiste.
Que la paix s’instaure aujourd’hui sur L’Ebersole quand les armes
se tairont. Vous pouvez faire quelque chose pour cela en laissant
l’équipement se détériorer. Si L’Ebersole ne peut aller au feu, si
les armes ne marchent pas, on ne peut pas nous forcer à TUER.
Rappelez-vous : Personne ne peut vous forcer à appuyer sur une
détente !
La Voix du Gai Savoir.
— En ce qui concerne ces tracts, disait le capitaine. (Il changeait de rythme à présent, parlant d’un ton paisible et vif, avec les intonations graves d’un homme à qui on a porté tort, faisant tenir le plus de sincérité possible entre les mots.) Il y a une chose qui doit être parfaitement claire : Je suis profondément blessé par l’insinuation selon laquelle je manifesterais personnellement des sentiments racistes, ou que je commanderais un navire à bord duquel règne la ségrégation raciale. Je fais partie de la Marine depuis avant même la naissance de certains d’entre vous ; j’ai servi à la fois comme matelot et comme officier, et je n’ai jamais traité un matelot de couleur autrement qu’un matelot blanc, jamais, absolument jamais. Quant à l’insinuation selon laquelle L’Ebersole est un navire sur lequel règne la ségrégation, depuis cette affaire au mess à Norfolk, quelques-uns de nos hommes d’équipage de couleur ont choisi – en toute liberté et conformément à leurs désirs, notez-le – de se rassembler d’un côté du mess. Mais insinuer que cela constitue de la ségrégation, eh bien…
Jones leva les bras largement écartés, comme pour indiquer que l’accusation était si ridicule qu’il était inutile de la réfuter plus longuement.
ENCORE UNE FOIS
SUR LA BAGARRE DU MESS
La bagarre du mess s’était déroulée alors que le navire était à quai à la base des destroyers de Norfolk. Après le repas du soir, Jones, le second et la plupart des officiers étaient descendus à terre boire au Club des Officiers, et Ohm avait allumé la télé noir et blanc et pris l’émission des Beverly Hillbillies. Angry Pettis avait insisté pour regarder un show James Brown, Soul Brother Numéro Un. On commença par échanger des noms d’oiseaux. Un instant plus tard, le désaccord explosait en une tumultueuse bagarre de bar, des marins faisant irruption des compartiments voisins dans le mess, et coups de poing et chopes à café volant dans toutes les directions.
En dépit d’une grande quantité de braillements, Lustig (qui était l’officier de service en l’absence du capitaine) avait été incapable d’arrêter la bataille. Ce fut de Bovenkamp qui résolut le problème immédiat en donnant l’ordre d’apporter la télévision en couleurs du salon de première classe et de l’installer à l’autre extrémité du mess. Sur quoi les deux camps, se jetant des regards mauvais par-dessus l’épaule, s’étaient installés pour regarder leur émission respective. Le lendemain matin au petit déjeuner, tous les Noirs du navire s’étaient assis du côté James Brown du mess, tandis que les Blancs se rassemblaient côté Beverly Hillbillies.
Le capitaine avait pris en riant les rapports faisant état de bagarre raciale.
— Si vous voulez mon avis, c’est tout simplement une manifestation de fougue.
Au mess, l’arrangement séparé mais égalitaire se figea rapidement en un statu quo.
ENCORE UNE FOIS
SUR LE FIL BARBELÉ
— Quant à l’affaire du fil de fer barbelé, disait le capitaine (il prononçait barblé), c’est un exemple parfait de la façon dont quelque chose peut être complètement déformé et démesurément grossi. Certains d’entre vous ont pu remarquer le fil de fer exposé dans ma cabine. Je suis né et j’ai grandi à La Crosse, Kansas, qui se trouve être la capitale mondiale du fil de fer barbelé. Vous n’êtes probablement pas au courant, et il n’y a aucune raison pour que vous le soyez, mais le fait est qu’il existe des centaines de types de fil de fer barbelé, et non un seul fil de fer pour tous les usages. Lorsque j’étais jeune homme – les yeux du capitaine brillèrent et se firent lointains – Seigneur, je participais tous les ans au concours de tressage. Une année, j’ai fait onze secondes et je me suis retrouvé avec le deuxième prix contre des adversaires venus de tous les coins de l’État.
Jones chassa les souvenirs de son esprit.
— Mais là n’est pas la question. Le fait est que je collectionne le fil de fer comme d’autres gens collectionnent les timbres. Ce qui est exposé sur ma cloison fait partie de ma collection. Le brin du centre, celui qui est entouré d’un galon doré, se trouve être une pièce de collection. Ça vaut facilement cinq cents dollars. C’est un authentique brin de fil de fer fabriqué à La Crosse en 1862 et utilisé pour clôturer les réserves indiennes. Les pointes sont à l’intérieur de façon à ne pas blesser le bétail de l’extérieur. Maintenant, voir là un rapport avec les camps de concentration, eh bien, c’est parfaitement malveillant. Il n’y a rien à redire au fil de fer en soi. Entre les mains des Américains, il a servi à ouvrir l’Ouest à la civilisation et à créer une lucrative industrie du bétail. Entre les mains des nazis, bien sûr, c’est autre chose.
— Commandant, flûta le second après un instant d’hésitation, je crois parler au nom de tous les officiers et de tous les hommes à bord de ce navire si je dis qu’il ne fait aucun doute que les insinuations faites contre vous personnellement sont de la calomnie pure et simple.
— Il ne m’est jamais venu à l’esprit que vous verriez la chose différemment, Messieurs, fit généreusement Jones. Et je ne crains pas de vous avouer que sans votre merveilleux soutien, ce genre de choses pourrait donner un complexe à un commandant.
(Plus tard, Lustig pensa : « Vous avez déjà un complexe, un complexe militaire-industriel. »)
— Néanmoins, poursuivit Jones avec fougue, je voulais mettre les choses parfaitement au point, pour ainsi dire. Ce qui nous amène au sujet principal. (Jones hocha de nouveau la tête pour souligner la question qui suivit.) Qui, Messieurs, qui est le Gai Savoir ?
Le capitaine donna à la question le temps de s’enfoncer dans les esprits. Puis, laissant son regard parcourir la tablée, il ajouta :
— Voyons les choses en face. Nous avons affaire à une cochonnerie de saleté de pomme pourrie de la cinquième colonne. Et nous devons écraser cette pomme pourrie avant qu’elle ne contamine les autres pommes du tonneau qui pourraient être faibles. Mais nous devons faire cela en douceur – nous ne devons taler aucune des bonnes pommes qui se trouvent dans le voisinage de la mauvaise.
— Ça va être une intervention chirurgicale, fit le second.
— Exactement, approuva le capitaine.
Ses muscles faciaux frémirent et il porta la main à sa joue pour rétablir l’ordre.
— Commandant, avec tout le respect que je vous dois, avez-vous envisagé les autres éventualités ? demanda le Poète. Il y a toujours la possibilité que ce soit une plaisanterie, n’est-ce pas ?
— Monsieur Joyce, la personne qui signe le Gai Savoir a invité les officiers et les hommes de ce navire à commettre des sabotages et à se mutiner. Ce n’est pas là une plaisanterie. Nous avons affaire à une pomme pourrie, et je compte la crucifier. Avant que nous puissions le faire, cependant, il nous faut trouver cet homme. J’attends vos suggestions, hé ?
L’enseigne de Bovenkamp leva la main.
— Vous n’avez pas besoin de lever la main ici, Monsieur de Bovenkamp, fit le capitaine d’une voix bienveillante. Vous n’avez qu’à parler, mon garçon.
— Proper, dit de Bovenkamp, sa mâchoire œuvrant sur un chewing-gum. Si l’on mettait Proper sur l’affaire, Commandant ?
LE CURRICULUM VITAE DE PROPER
Le troisième opérateur de sonar Proper était manifestement l’homme de la situation. C’était un matelot courtaud, noueux, avec des sourcils de coléoptère et des cheveux plantés anormalement bas sur le front. Il avait fait partie de la police de Chicago pendant deux ans avant de s’engager dans la Marine (peu importe qu’il ait été agent de la circulation). Proper quitta la police et prit la mer pour respirer un air pur et dépourvu de pollens ; il était atteint de rhume des foins, de rhume des roses et était allergique à la poussière, aux fruits frais, au maïs, à la mayonnaise, aux chats, aux chiens et à la laine. Malheureusement, il se trouva être allergique aux oreillers de plume fournis par la Marine ainsi qu’aux matelas, dure réalité qui le forçait à circuler constamment armé d’un inhalateur Benzedrex.
L’expérience acquise par Proper en tant que flic de Chicago avait déjà été bien utile à Carthagène lorsque l’aumônier Rodgers avait découvert que sept cent cinquante-trois hommes des différents navires de la Marine des États-Unis se trouvaient à terre, mais qu’on n’en voyait que quatorze en train de siroter des sodas avec d’honnêtes pailles espagnoles sur le quai principal.
— Il y a sept cent trente-neuf marins dont je ne trouve pas trace, annonça l’aumônier, frénétiquement et par radio, au capitaine Jones qui était chargé ce jour-là de commander la patrouille à terre.
— Trouvez ces sept cent trente-neuf hommes, Proper, avait ordonné le Pacha, et en un rien de temps l’ex-flic de Chicago avait résolu le problème.
Tous les sept cent trente-neuf, découvrit-on, se trouvaient sur la Colline, un quartier labyrinthe au sommet de la ville, aux rues étroites et boueuses, empestant l’urine et où des centaines de gamins dépenaillés et pieds nus s’affairaient à rameuter des clients pour les maisons de passe.
— Regardez-moi tous ces enculés de marins ! s’exclama Proper lorsqu’il se trouva devant ce spectacle.
— Eh bien, que je sois damné, marmonna l’aumônier lorsque Proper retourna sur la Colline en le remorquant derrière lui.
PROPER FLAIRE LES PISTES
— Plusieurs choses sont déjà apparentes, déclara Proper dans son rapport préliminaire au capitaine Jones, une heure après le conseil de guerre. Grand A : True Love n’est certainement pas notre Gai Savoir. Je l’ai interrogé très soigneusement. Il jure que le tract était déjà enroulé dans votre rond de serviette lorsqu’il a pris le plateau du petit déjeuner à la cuisine pour le monter. Il a cru que c’était le planning du jour. Les autres stewards ont dit la même chose. Et je les crois. (Proper prononça ces paroles comme si le fait que lui les croyait ne laissait à personne la possibilité de douter d’eux.) S’ils étaient coupables, Commandant, ils n’auraient pas laissé le tract en question dans un endroit de nature à attirer les soupçons sur eux, vous me suivez ? Ce qui signifie que quelqu’un s’est glissé pendant la nuit et a placé ce tract dans votre rond de serviette.
— Mais je croyais que la cuisine était fermée à clé pendant la nuit ?
— Elle l’est, Commandant, mais la clé reste sous le tapis de caoutchouc devant la porte parce que le steward qui ferme à clé le soir n’est pas le même que celui qui ouvre le matin et qu’il n’y a qu’une seule clé.
— Je vois, fit le capitaine en hochant la tête. (Il était impressionné par la façon dont Proper envisageait tout à fond.) Continuez, continuez.
Jones se mordit l’intérieur de la joue tandis que Proper poursuivait :
— Grand B : Le Gai Savoir a une mauvaise orthographe.
— Une mauvaise orthographe, hé ?
— Oui, Commandant, une mauvaise orthographe. Vous remarquerez qu’il écrit Amérike avec un K. Ce n’est pas une faute de frappe, car le K ne se trouve pas à côté du C sur une machine à écrire. Vous me suivez3 ?
— Oui, je crois que je vous suis. Et les empreintes digitales ?
— C’est le point C, Commandant. Grand C : Il serait inutile de faire des pulvérisations sur la pièce à conviction car trop de gens ont déjà manipulé la marchandise, si vous voyez ce que je veux dire. Et il y a de bonnes chances pour que le coupable ait pris soin d’ôter ses empreintes de toute façon.
Le capitaine commençait à s’impatienter.
— Vous ne paraissez guère avoir d’espoir, Proper.
— Au contraire, Commandant. J’ai toutes les raisons de croire que je pourrai identifier notre Gai Savoir dès cette nuit.
— Eh bien, voilà une bonne nouvelle ! Et comment ?
— Commandant, n’avez-vous rien remarqué au sujet de ces quatre tracts ?
Proper les étala sur le bureau, posant des poids aux coins de celui qui s’enroulait comme un store pour l’aplatir.
Jones étudia attentivement les tracts pendant quelques instants.
— Seulement qu’ils sont l’œuvre d’une satanée pomme pourrie, dit-il enfin.
— Avec tout le respect que je vous dois, Commandant, il vous faut considérer ceci d’un œil détaché, si vous voyez ce que je veux dire. Voilà : la première chose que je remarque quand j’observe ces quatre tracts, c’est qu’ils ont été tapés sur la même machine à écrire. Celui du rond de serviette est l’original ; les trois autres sont des copies carbone. Vous voyez comme ils sont de plus en plus pâles ?
— Par le Dieu tout-puissant, vous avez raison !
— J’ai essayé de taper sur du papier de la même épaisseur (à propos, on en vend au magasin du bord) et j’ai découvert que je pouvais faire un original et cinq copies lisibles si j’utilisais des carbones neufs, et quatre copies lisibles si les carbones sont usés. Vous me suivez ?
— Continuez, Proper, continuez, mon garçon, fit le capitaine avec impatience.
— Il y a probablement un ou deux exemplaires de ce tract séditieux qui circulent encore sur le navire, si mes suppositions sont exactes.
— Tout ceci est très intéressant, mon garçon, mais en quoi cela vous aidera-t-il à découvrir le Gai Savoir ?
— Oh, c’est simple. Je vais vérifier la frappe de toutes les machines à écrire du bord jusqu’à ce que je découvre celle sur laquelle le tract a été tapé. Le matelot qui possède cette machine ou qui y a accès est votre Gai Savoir.
LE CAPITAINE CHOPE UN PIGEON
Lustig, qui était officier de pont, et le second, qui essayait d’améliorer son bronzage, bavardaient sur le côté de la passerelle. L’Ebersole, chargé de la protection des avions d’un porte-avions, naviguait par le travers bâbord d’un bâtiment géant qui filait dans le vent et récupérait ses chasseurs à réaction, de retour d’une attaque contre le littoral.
— C’est ce qui ne va pas avec des gens comme ça, disait le second. Gai Savoir, mon cul. Ils ne voient que le mauvais côté, jamais le bon. C’est forcé qu’un pays aussi grand que le nôtre fasse des erreurs. Mais c’est un endroit où un type peut commencer avec rien et se propulser au sommet en s’accrochant à ses bretelles. Seigneur, c’est un pays où n’importe qui peut devenir président !
(« N’importe qui l’est devenu », songea Lustig – trop tard pour intégrer harmonieusement sa phrase à la conversation.)
— Le Gai Savoir, poursuivit le second en secouant lugubrement la tête, il est vraiment mal nommé.
Sans s’engager, comme toujours, Lustig fit un relevé sur la superstructure du porte-avions saillant comme un appartement surélevé, et découvrit que L’Ebersole avait légèrement dévié.
— Homme de barre, gouvernez à trois – un – sept, ordonna-t-il à l’adresse du poste de pilotage.
Ohm apparut à la porte du poste, agitant une feuille de papier que le planton venait juste d’apporter de la cabine du capitaine.
— Permission de passer le message ? demanda-t-il.
— Permission accordée, Ohm.
Ohm brancha le système de haut-parleurs général.
— Que toutes les équipes disposant de… (Il étudia le mot suivant comme s’il ne pouvait y croire.)… machines à écrire se rassemblent dans le carré arrière avec lesdites.
La voix d’Ohm retentissait encore à travers le navire lorsque le chasseur à réaction s’écrasa à cinq cents mètres de L’Ebersole, rebondissant deux fois comme une pierre plate qui fait des ricochets sur un étang, et retomba sur la mer.
Tandis qu’un grand arc d’écume traversé d’un arc-en-ciel se déployait doucement autour de l’avion, une agitation infernale s’empara de L’Ebersole.
— La barre à gauche toute, les machines en avant toute, s’écria Lustig, son pouls battant follement. Dites au capitaine de monter.
— Le capitaine à la passerelle, hurla Ohm dans l’interphone général, et il écouta les mots se répercuter d’un haut-parleur à l’autre jusqu’au pont inférieur :
— Le capitaine à la passerelle, à la passerelle, passerelle.
Jones arriva en bondissant sur l’échelle tandis que L’Ebersole abattait brutalement sur bâbord.
La voix de quelqu’un qui se prenait pour un annonceur de radio, suprêmement calme et suave, retentit sur le réseau tactique primaire du porte-avions :
— Coudée Franche, Coudée Franche, ici Caméra Isolée. L’un de nos pigeons est à l’eau. Terminé.
— Bien compris, Coudée Franche en route, terminé, répondit Lustig au porte-avions.
— Je l’ai chopé, cria le capitaine. (Il aligna l’avion abattu dans le croisillon du viseur télescopique.) Revenez, nom de Dieu ! Revenez à 2 – 4 – 7, hurla-t-il à Carr, l’homme de barre.
— Personne m’a donné un cap à suivre, marmonna Carr à l’intention de quiconque se trouvait à portée de voix, et il ajouta : Une maison de fous, foutue maison de fous.
Il poussa le gouvernail et se maintint sur 247.
— Le cap au deux – quatre – sept, annonça-t-il.
Le capitaine ne lui prêta pas la moindre attention.
— Dites au contrôle principal de se tenir prêt à faire marche arrière et stoppez-moi tout, hurla-t-il à l’intention de Lustig.
— Mais, Commandant, les réchauffeurs sont en marche, dit Lustig. Il faut dix ou douze minutes pour ramener les réchauffeurs au point où le contrôle principal pourrait arrêter les machines en toute sécurité et sans endommager définitivement les chaudières.
— Pourquoi avons-nous ces foutus réchauffeurs ? vociféra Jones.
Il bondissait sur place et tapotait la rambarde du plat de la main.
— Vous avez donné l’ordre de les mettre en marche, répondit Lustig.
— Eh bien, arrêtez-les !
La proue de L’Ebersole fendait l’eau en direction du chasseur abattu, à quatre cents mètres de là.
— Arrière toute, hurla le capitaine.
La distance diminuait rapidement.
— En arrière, procédure d’urgence, glapit Jones. Donnez-moi toute la puissance que vous pouvez.
L’homme de barre sous le vent déclencha la sonnerie pour signaler en arrière toute. L’Ebersole se mit à perdre rapidement de la vitesse.
— Vous feriez mieux de faire sonner alternativement en avant et en arrière. Patron, ou bien nous allons reculer par rapport à l’épave, souffla le second par-dessus l’épaule du capitaine.
— Vous croyez, hein ? fit Jones sans se retourner. Les machines en avant un tiers, ordonna-t-il à l’homme de barre sous le vent.
La proue de L’Ebersole, avec une équipe de secours postée là prête à plonger et à sauver le pilote, fendait l’eau en direction de l’avion. On aurait dit que le destroyer avait stoppé net à environ vingt mètres de l’épave quand la sonnerie en-avant-un-tiers commença d’avoir un résultat.
— En arrière, en arrière. Seigneur ! En arrière toute ! cria le capitaine – trop tard.
La proue monta sur la crête d’une vague et descendit comme un couperet, tranchant le chasseur en arrière du cockpit. Les plongeurs de L’Ebersole, de longues cordes de sauvetage nouées à la taille, sautèrent dans la mer sur le sommet de l’avion. L’eau pénétrait dans la brèche du fuselage et le chasseur commençait à sombrer. L’un des plongeurs, le troisième signaleur Jefferson Waterman, tira sur la canopée, mais elle avait été coincée par le choc avec L’Ebersole. L’appareil s’enfonça dans la mer, et les plongeurs qui se tenaient dessus furent bientôt dans l’eau jusqu’aux épaules. Waterman fit une dernière tentative, raclant et martelant le cockpit de ses poings nus, tapant, tirant et griffant, jusqu’à ce que le sang jaillisse de ses mains. Puis il remonta, suffoquant, cherchant l’air et pleurant comme un bébé.
Le chasseur en train de couler était encore visible pour les hommes sur la passerelle, magnifié et étincelant sous six mètres d’eau claire et bleue. Le casque de vol jaune du pilote, décoré d’une décalcomanie d’aigle hurlant, gisait tordu selon un angle bizarre, et rebondissait doucement de haut en bas dans le cockpit plein d’eau.
— De toute façon, il était sans doute mort, dit le capitaine. Probable qu’il était mort, non ?
JONES PRONONCE UNE ORAISON FUNÈBRE
— Il ne fait pas de doute qu’il était mort quand l’avion est tombé, Commandant, assura le second, plus tard dans l’après-midi. (Ils étaient assis tous les deux dans la cabine du capitaine, attendant la réunion des chefs de section.) L’amiral Haydens a dû arriver à la même conclusion. Remarquez la façon dont il a rédigé ce câble. Seigneur, il n’y a rien d’ironique là-dedans : « Bravo Coudée Franche. Sommes fortement impressionnés par les qualités de commandement nécessaires pour faire accomplir à un destroyer vétéran une performance de cette classe. Terminé. »
— C’est vrai, il n’y a pas un mot sur le fait que nous nous soyons approchés trop près, de l’avion, j’entends, n’est-ce pas ? fit songeusement le capitaine.
— Pas un mot, Patron, approuva le second. D’ailleurs, qu’est-ce que cela veut dire, trop près ? Selon le règlement, vous êtes censé déposer vos plongeurs aussi près que possible dans le plus court délai possible. Pour autant que je sache, c’est exactement ce que vous avez fait. C’est la mal chance qui a voulu que l’avion coule avant qu’ils puissent en sortir le pilote, c’est tout.
— Je donnerais n’importe quoi pour savoir qui est le fils de pute qui m’a conseillé de faire marcher cette sonnerie en-avant-un-tiers.
Jones se lécha les lèvres distraitement, s’efforçant d’identifier la voix qui lui était parvenue, flottant par-dessus son épaule, au beau milieu de l’excitation générale.
— Vous êtes sûr que ce n’était pas Lustig, hein ? C’était peut-être le Gai Savoir ?
— Je doute fort que ce soit le Gai Savoir, Commandant.
— Qui d’autre se trouvait sur la passerelle, à part Lustig ?
— Wallowitch et Joyce étaient là-haut Et aussi de Bovenkamp et Richardson. Moore aussi, je crois. On peut dire que tout le monde est monté quand le zinc s’est crashé. Vous voulez que je furète un peu, Patron – discrètement, bien entendu ?
Un instant Jones évalua la proposition.
— Négatif, dit-il finalement, essayant toujours de reconstituer la scène. Négatif. Puisque tout s’est arrangé pour le mieux, laissons tomber ça, hein ? Mais je veux que vous interdisiez la passerelle à tous les foutus touristes, XO. Faites un mémo à cet effet dans le planning de la journée, hein ?
JONES RÉUNIT LES CHEFS DE SECTION
— C’était vraiment pas de chance, heurter l’avion à la dernière minute. Commandant, fit Richardson avec sollicitude, tandis que les chefs de section (Lustig pour l’artillerie, Moore pour les machines, le second pour les opérations et Richardson pour les fournitures) tiraient des sièges autour du bureau du capitaine.
— J’ignorais que nous avions heurté l’appareil, Monsieur Richardson, répliqua froidement le capitaine. L’objectif d’un exercice comme celui-ci est de se porter près de l’avion abattu aussi rapidement que possible. Et c’est ce que nous avons fait. Vous faites un magnifique travail dans les fournitures, Monsieur Richardson, mais il me semble que vous auriez tout intérêt à laisser juges des questions de navigation ceux d’entre nous qui ont une expérience considérable en ces matières, hé ?
Et Jones hocha la tête pour souligner le point que son intonation avait déjà souligné.
— C’était sans intention, Commandant, dit faiblement Richardson.
— Il n’y a pas d’offense, mon garçon, pas d’offense, répondit le pacha.
Jones enfila quelques longs moments de silence pour créer l’état d’esprit propice à ce qui allait suivre. Lustig se tortillait sur son siège, mal à l’aise. Les autres, chacun craignant que sa respiration ne soit la plus bruyante de la pièce, retenaient leur souffle.
— J’ai convoqué cette réunion, commença le capitaine – et les chefs de section expirèrent. – J’ai convoqué cette réunion pour discuter de l’aptitude opérationnelle de ce navire. J’ai les rapports d’hier, huit heures (chaque jour, à vingt heures zéro zéro, les chefs de section dressaient une liste des équipements « hors service » et l’envoyaient au capitaine) et je les trouve tout simplement ridicules. S’il en transpirait quelque chose à l’extérieur, L’Ebersole serait retiré de la zone de feu dans l’heure qui suivrait. Et, Messieurs, vous êtes conscients, j’en suis sûr, de ce que cela signifierait pour vos carrières.
La liste de l’équipement « hors service » était impressionnante, d’autant plus qu’on avait généralement tendance à omettre des équipements d’importance secondaire ou sur le point d’être réparés. Le MC 21, système de communication interne, était encore trop plein de parasites pour fonctionner depuis le poste de commandement ou le contrôle central. Il y avait des fils qui pendaient du radar antiaérien SPA 6, dans le poste de commandement. Le sonar SQS 40 chauffait de nouveau ; de Bovenkamp avait essayé d’y ventiler de l’air à partir d’une bouche proche par l’intermédiaire d’un tuyau de toile, mais ça n’avait servi à rien. La vitesse des navires ne tenait pas en mémoire dans le système de mise à feu du sonar Mark 5 modèle 5, ce qui rendait tout calcul impossible. Moore avait arrêté la chaudière numéro deux pour vérifier la tuyauterie à la suite d’un hypothétique incident dû au manque d’eau ; le chauffeur chargé de surveiller le cadran s’était endormi pendant son boulot. Le réducteur de vitesse de la turbine bâbord avait été stoppé lorsque le chef des sous-officiers avait détecté un léger poum-poum. « Problème de mise en place », avait noté Moore sur la liste, en regard du nom de l’équipement. Le générateur numéro un, un vieux cheval de labour qui tombait régulièrement en panne, était en carafe. L’entrée principale du condenseur d’eau de mer était de nouveau bouchée, probablement par du poisson. Deux transmetteurs TED et un récepteur RED avaient été démontés pour qu’on en remplace les tubes. Le récepteur LORAN était schwartz. Le radar directeur Mark 25 avait été mis hors service pour « entretien préventif de routine », expression utilisée par Lustig pour dire que ça ne fonctionnait pas et qu’il ne savait pas ce qui clochait. Le calculateur électronique MARK 56, qui contrôlait les deux canons de 75 arrière, était totalement mort ; les gens du contrôle de feu pensaient que l’avarie avait quelque chose à voir avec l’entrée des données relatives aux parallaxes, mais ils n’en étaient pas sûrs. Le treuil de l’ancre tribord était coincé. Dans la timonerie, le levier de télécommande du grenadage anti-sous-marin était en panne ; il avait cessé de fonctionner avant même que le capitaine Jones ait pris le commandement de L’Ebersole, mais personne ne semblait capable de repérer la cause de la panne. Le treuil de nettoyage bâbord de la pièce 51 fonctionnait. mais avec un tel grincement que le chef McTigue avait donné l’ordre de le démonter pour une révision. La chasse d’eau refusait de fonctionner dans deux ou trois latrines des quartiers arrière de l’équipage, quelque chose à voir avec une chute de pression de l’eau à l’arrière.
— Et je tiens de bonne source, ajouta le capitaine, que la fente du taxiphone de la coursive centrale est bloquée par du chewing-gum.
LE CURRICULUM VTTAE
DE L’EUGENE F. EBERSOLE
La liste dans la main du commandant était le sommet de l’iceberg – la partie visible de la vieillesse et de l’infirmité de L’Ebersole. Dans les compartiments étroits et les sombres réduits, dans les minces espaces entre les cloisons et les ponts, dans les coins et recoins que personne n’avait inspectés depuis des années, le bateau fuyait – eau de mer, eau douce, vapeur, mazout, lubrifiant, fluide hydraulique, graisse, air comprimé, eaux d’égout, eaux de fond de cale, fumée.
Les chaudières, tenez. Il y en avait quatre sur L’Ebersole, quatre fourneaux géants qui convertissaient l’eau douce en vapeur puis comprimaient la vapeur dans les tuyaux pour faire tourner les turbines qui entraînaient l’arbre de propulsion principal, lequel faisait tourner les deux énormes hélices qui poussaient le navire dans l’eau. C’était censé être un circuit fermé, de ceux qui reconvertissent la vapeur en eau à la fin du cycle, puis qui recommencent tout. Mais les fuites d’eau et de vapeur étaient si nombreuses tout au long du circuit que L’Ebersole devait faire fonctionner plus que de raison ses condenseurs (qui fabriquaient de l’eau douce à partir de l’eau de mer) rien que pour alimenter les chaudières. De sorte que l’eau était fabuleusement rare pour des choses comme se laver et faire la lessive.
L’Ebersole était un vieux marin qui vivait d’heures supplémentaires et d’expédients perpétuels. Il était si vieux qu’Otto Rummler, l’ex-commandant d’un U-boot allemand qui avait coulé en son temps 200 000 tonnes de navires alliés, était stupéfait qu’il puisse encore aller d’un point à un autre.
— Mein Gott, dit-il au capitaine Jones un soir à dîner, je ne foudrais pas fous offenzer, mais je grois qu’il y a davantage d’eau à l’intérieur de L’Ebersole qu’à l’exdérieur, ya.
L’Ebersole, DD722 dans la terminologie de la Marine, avait reçu le nom d’Eugene F. Ebersole, un insignifiant enseigne de vaisseau sorti 348e de sa classe de 362 de l’Académie navale, après quoi il avait gagné par erreur la Médaille d’Honneur du Congrès. Alors qu’il commandait l’U.S.S. Snakefish croisant en eaux japonaises vers la fin de la guerre, il expédia une série de torpilles sur une coque à l’horizon (qui se révéla être du brouillard) puis envoya son fameux message : « Faisons frire fascistes. » Les Japonais localisèrent le message radio et firent sauter le Snakefish à la surface à coups de grenades sous-marines, sur quoi Ebersole annonça par radio : « Reddition ». À Washington, un brillant amiral qui avait le sens des public-relations ajouta une virgule et le mot « jamais » et transmit le message à la presse. Le sous-marin périt corps et biens, mais son jeune commandant devint du jour au lendemain un héros. Lorsque le gouvernement eut à choisir un nom pour le prochain destroyer à lancer de Staten Island, il décida d’honorer la mémoire de feu Eugene F. Ebersole.
À l’origine, L’Ebersole avait été l’un des cinquante-huit destroyers de la classe Allen M. Sumner, terminée au plus fort de la Seconde Guerre mondiale. Vers le milieu des années soixante, seize des cinquante-huit bâtiments étaient encore opérationnels – quinze d’entre eux en tant que navires de réserve et d’entraînement qui stationnaient près des ports d’attache, et où l’on donnait la becquée à des guerriers du dimanche venus accumuler de l’ancienneté en vue de leur retraite. Seul L’Ebersole naviguait encore avec la flotte, nostalgique épave grise soufflant sa vapeur loin derrière les destroyers et porte-avions géants à armement nucléaire.
L’Ebersole n’aurait jamais abouti à la zone des combats sans les hasards de la guerre et un lapsus calami. Lorsque le président donna ordre à l’aviation de bombarder l’ennemi, la Marine – impatiente d’entrer dans la danse – dépêcha une formation de destroyers de la Méditerranée pour renforcer la flotte à Yankee Station. L’Ebersole, qui était enfin sur le point d’être affecté au programme d’entraînement et de réserve, reçut l’ordre de combler la brèche en Méditerranée. Quelques mois plus tard, deux destroyers en patrouille à Yankee Station entrèrent en collision dans un épais brouillard, ce qui força l’un d’eux à rentrer en boitillant au pays pour des réparations de charpente. Au Pentagone, un vieil amiral qui avait été discrètement relevé de son commandement à la mer lorsqu’on avait découvert qu’il recevait régulièrement des prostituées mineures sur son navire amiral, examina la liste des remplacements disponibles. Remarquant un E signifiant « excellent état technique » devant le nom de L’Ebersole (E inscrit là par un gratte-papier distrait qui croyait écrire dans la colonne DD 732), l’amiral donna ordre au DD 722 de gagner la zone de guerre.
LE CURRICULUM VITAE
DU CAPITAINE J. P. HORATIO JONES
Pour le capitaine Jones, l’ordre de rejoindre la flotte au large de la côte ennemie arriva avec un petit post-scriptum tacite : « C’est la chance de ta vie. » À quarante-sept ans, Jones était vieux pour un commandant de destroyer, plus vieux que tous les autres, une poignée de trois galons mis à part, sur les listes de promotion de la Marine, et dangereusement près de la fin d’une carrière pleinement médiocre. On avait déjà négligé à deux reprises de lui donner son quatrième galon ; encore une fois, et il serait en passe de quitter le service, de se retirer dans quelque colonie d’ex-marins qui encombrent leurs maisonnettes de bateaux dans des bouteilles et de gravures représentant des frégates anglaises toutes voiles dehors.
Jones avait débuté dans la Marine comme matelot de deuxième classe à dix-sept ans, gamin débrouillard plein de dynamisme et doué pour l’exagération. Mettant en œuvre ces deux qualités, il avait gagné un grade et fait son chemin à travers les fourrés bureaucratiques de la Marine de l’après-guerre – pas aussi rapidement que ses contemporains, mais toujours dans les temps. Jones n’était jamais ce que les comités de sélection considéraient comme un « homme qui monte » ; c’était plutôt un grimpeur besogneux qui obtenait galons et affectations en faisant la queue et en attendant son tour. La Marine décernait soigneusement un certain nombre de promotions à des hommes comme Jones afin que ses semblables ne perdent pas courage et n’abandonnent pas, ce qui aurait laissé à la Marine une grande quantité de chefs mais peu de subalternes.
Le Vietnam pouvait changer tout cela. Une action d’éclat, un coup de chance, même une phrase bien tournée (quelque allitération comme « Assaisonnons sous-marin signalé ») qui tire l’œil d’un rédacteur de gros titres, pourraient le projeter en tête de la file d’attente. Pour J. P. Horatio Jones (J. P. signifiait Jerry Pierce, mais Jones tenait aux initiales pour le cas où quelqu’un les prendrait pour les initiales de John Paul ; quant à Horatio, c’était l’idée que son père se faisait d’une plaisanterie), la guerre pouvait signifier un quatrième galon ou même l’insigne d’amiral – en forme d’œufs brouillés – sur sa casquette.
Bien des choses, évidemment, dépendaient de L’Ebersole et de la façon dont il se comportait. Jones avait pris ses fonctions à bord de L’Ebersole – son premier commandement en mer et sa première affectation à bord d’un destroyer – avec quelque chose de l’idée romantique qu’on se fait d’un destroyer, rapide et fiable lévrier de la mer, plongeant avec insouciance dans les vagues, à trente et un nœuds, filant vers la bataille. Longtemps, après avoir découvert que L’Ebersole n’était ni rapide ni fiable. Joncs avait pris soin de se présenter à ses supérieurs comme un homme capable, un capitaine qui en voulait. C’est dans ce but qu’il ne lavait jamais son linge sale en public. Depuis qu’il avait pris son commandement, il n’y avait eu ni cours martiales (toutes les sanctions étaient prises au rapport du capitaine), aucune information faisant état de frictions raciales sur le navire, ni aucune mention du fait que les matelots fumaient du haschisch. (Une fois, au cours d’un exercice de la flotte au large de Norfolk, le capitaine avait fait une visite surprise au centre d’information de combat, un compartiment sombre de l’entrepont qui abritait les écrans radar de relais. En franchissant le seuil, Jones capta une bouffée de l’odeur parfaitement reconnaissable du hasch – et ne réagit pas. Mais à partir de ce jour, il prit soin de ne jamais plus faire de visite surprise dans les compartiments. Et puisqu’il ne sentait plus jamais l’odeur du hasch, il lui semblait juste de supposer qu’il n’y en avait pas à bord de son navire.)
Surtout, Jones était quasiment prêt à n’importe quoi pour s’assurer que L’Ebersole respectait ses impératifs opérationnels, même lorsque le matériel nécessaire pour respecter ces impératifs n’était pas en état de marche. L’Ebersole « guida » des avions sur un parcours de recherche systématique alors que le radar aérien de recherche était en réparation (le capitaine donnait tout simplement un cap aux avions, comptait jusqu’à cinquante et les faisait revenir). Faisant équipe avec un autre destroyer, le DD 722 chassa des sous-marins cibles au large de Guantanamo, la base navale de Cuba, pendant que le sonar était en réparation (Jones prit le contact sonar de l’autre destroyer, le déplaça d’une centaine de mètres et attaqua le point ainsi défini). Le navire détecta même des bâtiments de surface « ennemis », au cours d’un exercice de contre-mesures électroniques, alors que l’équipement CME était en réparation (ce coup-là, le capitaine avait jeté un coup d’œil subreptice sur les ordres d’opération des navires cibles et savait donc où ils devaient se trouver).
Il y avait d’autres petits trucs de métier que Jones avait appris au contact de commandants ambitieux au cours de sa carrière navale. Par exemple, L’Ebersole faisait toujours une sous-estimation du nombre et de l’assortiment des pièces de rechange qu’il avait à bord, pour en recevoir davantage avant d’en avoir besoin. En mer, Jones mentait encore lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait à son bord, de façon à ne pas partager ses pièces de rechange avec d’autres destroyers qui n’avaient pas stocké.
Du point de vue du capitaine Jones, tous ces efforts avaient porté leurs fruits sous la forme d’une affectation à Yankee Station.
— En route, trente et un nœuds, signala-t-il par radio à ses supérieurs, faisant écho au célèbre message de bataille d’Arleigh Burke annonçant que ses destroyers, inférieurs en nombre et en artillerie, se ruaient à l’assaut de la flotte japonaise. L’Ebersole passa le cap de Bonne-Espérance sur deux chaudières (les deux autres étaient « hors service » pour réparations) et fit route sans radar (les supports de l’antenne avaient grillé) à travers l’océan Indien pour rejoindre la Task Force 77 à Yankee Station. À son arrivée, L’Ebersole se ravitailla en mer auprès de l’U.S.S. Taluga (qui portait sur sa coque l’inscription « On donne des bons-primes ») et remplit ses soutes à munitions auprès de l’U.S.S. Virgo (qui portait sur ses superstructures une banderole proclamant : « Bienvenue sur la frontière de la liberté »). Puis Jones s’enferma dans sa cabine durant deux heures, essayant de composer à l’intention de l’amiral Haydens un message adéquat lui annonçant que L’Ebersole se tenait prêt à partir en guerre. Le résultat final fut le suivant : « Cent pour cent de mazout, cent pour cent de munitions, cent pour cent d’ardeur à faire ce pour quoi le navire a été construit et ce pour quoi nous avons été entraînés : rejoindre la bataille et vaincre les ennemis de la liberté et de la justice où qu’ils soient. J. P. Horatio Jones, Commandant, USN. »
La première journée à Yankee Station s’était passée étonnamment bien. Patrouillant au large de la côte dans l’obscurité qui précède l’aube, L’Ebersole avait – selon le rapport que fit Jones de l’action – « été attaqué par un patrouilleur nord-vietnamien qui fut coulé au cours de l’échange d’artillerie subséquent ». Plus tard, L’Ebersole se distingua dans sa tentative pour sauver le pilote abattu. À présent, si Jones pouvait inscrire à son tableau de chasse quelques succès supplémentaires, sa carrière serait assurée. Mais tout reposait sur la capacité de maintenir L’Ebersole sur la ligne de feu.
JONES LÉGIFÈRE
— Notre pays compte sur nous pour maintenir L’Ebersole dans la zone de combat, Messieurs, était en train de dire Jones aux chefs de section rassemblés dans sa cabine. Et cela, encore une fois, me ramène tout droit au Gai Savoir.
Le capitaine était assis les jambes largement écartées, penché en avant, les avant-bras reposant sur ses cuisses.
— Avoir eu jusqu’ici un matériel hors d’usage, c’est une chose ; ce navire est vieux, et sur un vieux navire, peu importe le nombre d’heures qu’on passe à l’entretenir, les choses se détériorent. Mais à partir de maintenant, Messieurs – les sourcils de Jones saillirent – l’éventualité qu’un ou deux matelots dévoyés puissent répondre à l’appel au sabotage du Gai Savoir doit nous tenir en alerte, hé ? C’est pourquoi je vous ai rassemblés cet après-midi. Dorénavant, je veux un rapport complet, écrit, des chefs de section sur toute partie de l’équipement qui tombe en panne. Je veux savoir si la panne est suspecte, si quoi que ce soit a été trafiqué, etc., etc. Et je veux que l’équipage sache que nous vérifions ; de cette façon, quiconque serait tenté de suivre le conseil du Gai Savoir et de saboter une pièce de matériel y réfléchira à deux fois. Me suis-je bien fait comprendre, Messieurs ?
— Une question, Commandant, dit Lustig.
— Allez-y.
Jones était tout efficacité.
— Quand cela prend-il effet ? Je veux dire, si j’ai quelque chose de détraqué aujourd’hui midi, voulez-vous un rapport ?
— Disons que tout ce qui n’a pas été mis sur la liste d’hier soir huit heures tombe sous le coup de ce nouvel ordre. D’accord ?
Lustig resta penaud.
— Eh bien, Commandant, je suppose que je ferais mieux de vous mettre au courant pour la pièce 52, dans ce cas.
— La pièce 52 ? Qu’est-ce qu’il y a avec la pièce 52, hein ?
— Elle ne marche plus, c’est tout, Commandant, dit Lustig.
— Pourquoi ? s’enquit le capitaine. Qu’est-ce qu’elle a ?
— Le chef de tourelle ne sait pas au juste, Commandant.
— Quels sont les symptômes, lieutenant Lustig ? (Jones s’efforçait à la patience.)
— Eh bien, en fait, je ne sais pas exactement. Commandant. À ce stade, tout ce que je peux dire avec certitude est que la pièce ne marche pas.
— Qui est le chef de tourelle ? demanda Jones exaspéré.
— Keys Quinn, Commandant, premier artilleur. C’est le seul qui soit sur L’Ebersole depuis qu’il a été armé, aussi le sabotage est-il hors de question.
— Faites-le monter ici, lieutenant Lustig. C’est pour moi une bonne occasion de vous montrer, Messieurs, de quelle façon je veux que ces enquêtes soient menées.
— Maintenant ? demanda Lustig, les yeux agrandis dans son visage rond.
— Maintenant.
KEYS QUINN SUR LA SELLETTE
— Premier artilleur Quinn au rapport, à vos ordres, Commandant, jappa Quinn.
Il se tenait sur le seuil de la cabine du capitaine, son calot dans une main, saluant de l’autre.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans la Marine, Quinn ? demanda doucement le capitaine.
— Vingt-six ans dans un mois, Commandant.
— Et jamais durant tout ce temps, Quinn, on ne vous a dit que les marins de la Marine des États-Unis ne saluent pas quand ils ont la tête nue, hein ?
La main de Quinn se rabattit sur le côté.
— C’était sans intention, dit-il.
— À présent, qu’est-ce que c’est que cette histoire de pièce 52, Quinn ?
Quinn se tenait au garde-à-vous, faisant passer son poids d’un pied sur l’autre, douloureusement embarrassé. Les clés passées dans un anneau accroché à sa ceinture cliquetaient musicalement. Lorsqu’il commença à parler, sa voix était presque inaudible.
— Plus fort, Quinn, je n’entends pas un mot de ce que vous dites, aboya le capitaine, élevant lui-même la voix.
— Je disais que la 52 ne marche pas, Commandant.
Jones se laissa aller en arrière dans son fauteuil et croisa les jambes.
— Il dit que la pièce 52 ne marche pas, Monsieur Lustig, dit paisiblement le capitaine. Puis il ajouta d’une voix dure : Je suis parfaitement au courant du fait que la 52 ne marche pas, Quinn. Pourquoi diable croyez-vous que vous êtes ici ? (Jones reprit le registre calme.) Qu’est-ce – si je peux avoir l’audace de le demander – qu’est-ce qui fait que la pièce 52 ne marche pas ?
— Je ne sais pas encore, Commandant.
Du regard, Quinn quémanda l’aide de Lustig. Lustig regardait fixement le bout de ses doigts.
— Vous ne savez pas. (Toujours dans le registre calme.) Vous ne savez pas. (Puis, d’un ton froid, comme s’il mordait dans chaque mot, Jones répéta la phrase.) Vous-ne-savez-pas ! Nous sommes là, en patrouille devant la côte ennemie, nous attendant à tout instant à combattre, et vous ne savez pas. Où va la Marine si le chef de la pièce 52 ignore pourquoi sa pièce ne fonctionne pas ? Il va falloir trouver une meilleure réponse, Quinn.
— À vos ordres, Commandant, fit Quinn d’une voix faible.
— Peut-être puis-je vous aider, Quinn.
Jones avait été un jour affecté comme officier d’artillerie, par erreur, à l’un des nouveaux porte-avions dépourvus d’artillerie, et il s’imaginait être une sorte d’expert en la matière.
— Avez-vous vérifié les circuits d’allumage pour vous assurer qu’ils sont bien alimentés en quatre cent quarante volts ?
— Oui, Commandant, dit Quinn. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé.
— Avez-vous vérifié la pression dans le circuit hydraulique ?
— Bien sûr. Commandant… pas de problème là non plus.
— Et le… heu… l’électro-servo-coupleur ?
— L’électro-servo-coupleur ? fit Quinn, abasourdi. Commandant, il n’y a pas d’électro-servo-coupleur dans la pièce 52.
Il y eut un silence complet dans la cabine du capitaine. Jones se pencha de nouveau en avant.
— Est-ce que vous me traitez de menteur, Quinn ? demanda-t-il d’une voix sourde et rauque.
— Commandant ?
— Je dis : est-ce que vous me traitez de menteur ?
— Non, Commandant. (Quinn secoua la tête avec véhémence.)
— Dans ce cas, retournez à votre pièce et vérifiez l’électro-servo-coupleur.
Quinn demeura rivé au sol, une expression de souffrance atroce sur le visage. Des larmes de frustration lui montaient aux yeux.
— Qu’est-ce qui se passe, Quinn ? Vous ne savez pas reconnaître un ordre quand vous en entendez un ?
— Commandant, je ne sais vraiment pas quoi faire, dit Quinn.
Il regarda autour de lui dans la pièce, cherchant de l’aide. Peine perdue.
— En vérité, c’est très simple, Quinn. Tournez-vous, ouvrez la porte, allez jusqu’à la pièce d’artillerie 52 et vérifiez l’électro-servo-coupleur pour voir s’il contribue au mauvais fonctionnement de votre pièce.
— Mais il n’y a pas d’électro-servo-coupleur, Commandant, il n’y en a vraiment pas.
Jones se tourna brusquement vers le second :
— Emmenez cet homme hors d’ici avant que je perde patience, dit-il en mordillant ses cuticules.
— Ce sera tout, Quinn, fit le second avec rudesse.
Il ne voulait pas que le capitaine ait des doutes sur le camp auquel il se ralliait.
Quinn n’était pas encore en état de se détourner et de prendre la fuite.
— À vos ordres, Commandant, répéta-t-il. Mais que dois-je faire au sujet de l’électro-servo-coupleur ?
Le commandant se précipita avec jubilation.
— Ainsi, il y a bien un électro-servo-coupleur, en fin de compte, hein ?
— Non, Monsieur, il n’y a rien de ce genre. Je connais chaque écrou et chaque boulon dans ces canons. Je le saurais, s’il y en avait un. Et je jure sur la Bible que je vous le dirais, Commandant, je jure par Dieu que je le ferais.
Ce fut Lustig qui tira finalement Quinn de son désarroi.
— À cheval, Quinn, sortez. C’est tout. Allez.
Complètement bouleversé, souhaitant désespérément qu’il existe un électro-servo-coupleur qu’il pourrait vérifier, Quinn sortit à reculons de la cabine du capitaine, se heurta au chambranle et ferma la porte doucement de peur que le bruit du loquet perturbe l’équilibre du capitaine et fasse resurgir les démons.
À l’intérieur, Jones avait la mine de quelqu’un qui vient de tirer un lapin d’un chapeau.
— Et cela, Messieurs, dit-il, cela sera notre réponse au Gai Savoir, hé ?
LE CURRICULUM VITAE DE QUINN
Courtaud, massif, les cuisses épaisses, la peau semblable au cuir d’un éléphant mâle, Quinn était le doyen à bord de L’Ebersole, en termes de service actif. Il avait embarqué en 1944, deux jours après que le navire eut été armé et l’avait suivi depuis – à travers les attaques des kamikazes à Okinawa durant la Seconde Guerre mondiale, à travers la guerre de Corée, à travers l’invasion de Beyrouth, à travers quinze voyages en Méditerranée et une dizaine de révisions dans les chantiers navals, sous les ordres d’une douzaine de commandants et d’une centaine de sous-officiers-en-chef. Le lendemain du jour où il perdit son doigt à Iskenderun, Quinn avait présenté une demande, pour lui de pure routine, afin d’obtenir la prolongation de son affectation à bord de L’Ebersole, laquelle touchait presque à sa fin. Il avait découvert depuis longtemps que la vie est un unique et long combat pour appartenir à quelque chose. Entrer dans un lieu auquel il n’appartenait pas était pour Quinn atrocement pénible. Quand il avait commencé à se sentir chez lui à bord de L’Ebersole, quand il avait commencé à se détendre dans sa familiarité quasi matricielle avec le navire, il s’était mis en tête de ne plus jamais le quitter. Il projetait d’y demeurer à jamais si on voulait bien le lui permettre.
Le symbole ultime de l’appartenance de Quinn était les quatre-vingt-huit clés qui tintaient sur un gros anneau de métal accroché à sa ceinture réglementaire. Il y avait des carrés et des clés de verrou, des clés rouillées et d’étincelantes clés d’argent, des clés de toutes les formes et de toutes les tailles. Au milieu de toutes ces clés, il y en avait une qui pouvait ouvrir presque toutes les portes de L’Ebersole. En fait, c’était plus ou moins une tradition à bord de L’Ebersole que le sous-officier de service dans un secteur remette une clé de secours à Quinn :
— Dis, Keys, tu veux me rendre un service et garder ça au cas où je perdrais l’original ?
Et Quinn, uniquement pour rendre service au sous-officier, notez bien, rajoutait la clé à son énorme trousseau.
De temps en temps, quelqu’un perdait effectivement une clé. Alors le quartier-maître du quart lançait un appel sur les haut-parleurs du navire :
— Quinn-Les-Clés4, à la coursive centrale au pas de course.
Éprouvant plus que jamais un sentiment d’« appartenance », Quinn enfilait la coursive, ses clés tintinnabulant sur l’anneau, les yeux brillant de l’éclat que donne le sentiment d’être nécessaire.
Deux heures après la confrontation dans la cabine à propos de l’électro-servo-coupleur, sa demande pour rempiler à bord de L’Ebersole revint. Quinn eut un premier pressentiment que quelque chose n’allait pas lorsque le second le dépassa dans la coursive en disant :
— Le capitaine estime que c’est une violation des règlements de la Marine qu’un seul homme détienne les clés de tous ces compartiments – il va falloir rendre votre trousseau.
Et le second tendit la main.
Privé de ses clés, le tintement habituel n’accompagnant plus sa marche, Quinn s’en retourna vers le bureau du navire et força l’employé aux écritures, que tout le monde tenait pour un pédé, à sortir des dossiers sa demande de rembarquement.
« Demande de prolongation de service à bord de L’Ebersole repoussée », avait inscrit le capitaine dans un griffonnage presque illisible, « conformément à l’instruction BuPers Bravo 3756 Romeo du 21 mai 1953 qui stipule que les officiers subalternes doivent changer de fonction en mer par roulement tous les deux ans, à moins que a) ce roulement nuise à l’aptitude à combattre du bâtiment ou b) en cas de circonstances exceptionnelles ».
Quinn laissa éclater sa rage.
— Le con de sa mère, hurla-t-il. Je lui couperai les couilles, je le tuerai !
— Dieu de merde, calme-toi, dit McTigue à Quinn. Peut-être qu’il ne comprend pas que tu es ici depuis l’armement du navire. Je vais parler au second. Il verra les choses autrement.
La perspective que McTigue, le plus ancien des sous-officiers dans le département de l’artillerie, allait intercéder pour lui calma Quinn pour le moment.
— Il ferait mieux de changer cette note, dit-il. Il ferait foutrement mieux.
PROPER DÉCOUVRE UN SUSPECT
— Mais vous avez clairement dit ce soir, Proper, fulminait le capitaine Jones.
Il était assis sur la couchette de sa cabine de pont en arrière du poste de pilotage, polissant à la salive ses talonnettes Adler. La lampe de lecture de nuit, au-dessus de sa tête, emplissait la petite pièce nue d’ombres anguleuses. Une torche électrique et un Mickey Spillane défraîchi en édition de poche traînaient sur le pont à portée de la main.
— Vous m’avez laissé tomber, Proper, vous m’avez nettement laissé tomber.
— Je suis désolé, Commandant, mais l’affaire de la machine à écrire ne s’est pas arrangée comme je l’aurais cru. Je les ai toutes vérifiées à bord : deux à la machinerie, trois aux opérations, trois aux fournitures, deux à l’artillerie, celle du second, ça fait onze, plus treize portatives personnelles. Ça fait vingt-quatre en tout. Pas-z-une ne colle avec les caractères du tract fatal, pas-z-une.
— Le Gai Savoir doit avoir caché sa machine à écrire, alors.
— C’est une possibilité, bien sûr, mais je commence à penser que votre Gai Savoir peut avoir tapé ces tracts séditieux avant que nous levions l’ancre à Norfolk.
— Mais nous ne savions pas que nous allions dans la zone de guerre, quand nous avons quitté Norfolk.
Le capitaine trouva une certaine satisfaction à relever une bourde de Proper.
— Un bon point, Commandant, concéda Proper. Vous avez certainement raison là-dessus. Correction : il les a probablement tapés dans un port quelconque avant que nous arrivions dans la zone de guerre. Et si c’est le cas, ce peut être une affaire qui ne se renouvellera pas.
Jones parut soulagé… et déçu.
— Je peux vous le dire, Proper, cela me tracasse de penser que le Gai Savoir peut s’en tirer comme ça, qu’il peut s’en sortir blanc comme neige. Ce n’est pas que je veuille que d’autres choses de ce genre circulent, vous me comprenez, mais ça me chiffonne foutrement.
— Commandant, il y a une chose que j’aimerais vous dire mais je ne sais pas exactement comment commencer, dit Proper.
Il enfonça ses mains dans les poches de sa vareuse de gros temps et rentra la tête dans le cou, comme une tortue.
— Eh bien, parlez, Proper, ne vous tourmentez pas, mon garçon. Tout ce que vous dites ici restera entre nous.
— Eh bien, Commandant, j’ai une personne… c’est-à-dire, j’ai un suspect qui…
— Un suspect ? Un matelot que vous soupçonnez d’être le Gai Savoir ? Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?
— Pas un matelot, Commandant.
— Pas un matelot ! Qu’est-ce que vous me racontez, bon sang, Proper ?
— Mon suspect est un officier, Commandant.
Jones regarda fixement Proper.
— Un officier, dites-vous. (Il joua avec cette idée comme on joue avec une dent branlante.) Seigneur, je n’ai jamais pensé à faire le lien entre un officier et le Gai Savoir, dit-il plutôt pour lui-même. – Jones se tourna vers Proper et demanda : – O.K., finissons-en avec ça, mon garçon, qui est-ce ?
— Je voudrais souligner que ce n’est qu’un suspect, Commandant. Innocent tant que la culpabilité n’a pas été prouvée et toute cette sorte de choses, vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, oui, je comprends. À présent, qui est-ce ?
Proper baissa la voix jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un chuchotement.
— Le Poète, Commandant.
— Le Poète ?
— C’est-à-dire l’enseigne de vaisseau Joyce, Commandant. Tout le monde l’appelle le Poète, même en sa présence. C’est lui.
— Qu’est-ce qui vous fait le soupçonner, Proper ?
— Eh bien, Commandant, il y a deux choses. Tout d’abord, j’ai découvert que l’enseigne Joyce est très ami avec Boeth…
— Quoi de suspect là-dedans ?
— Boeth est un simple matelot, Commandant. On dit que lui et Boeth sont allés tous les deux à New York à Noël dernier. Et je sais qu’ils passent beaucoup de temps ensemble dans la salle principale.
— Que croyez-vous au juste qu’ils font là-dedans ? demanda Jones, des visions d’homosexuels dansant dans sa tête.
— Je sais ce qu’ils font, Commandant. Ils restent assis et ils écoutent de la musique classique.
Jones parut dubitatif.
— Faire amitié avec un matelot est certainement signe de peu de discernement, mais je ne vois pas…
— Il y a encore autre chose, dit Proper. Pendant que je vérifiais les machines à écrire dans le carré arrière, j’ai eu l’occasion de passer à côté de la couchette de l’enseigne Joyce. Commandant, il a au-dessus de son lit une cloison entièrement couverte de photos subversives !
LE POÈTE RECONNAÎT SON ERREUR
— Est-ce que je vous comprends bien. Commandant ? Vous voulez que je m’explique au sujet des photographies que j’ai au-dessus de ma couchette ?
Joyce était assis tout raide sur la chaise de bois au dossier droit près du lavabo. Les ombres de la pièce faisaient paraître son long visage maigre plus long et plus maigre encore.
Le capitaine et lui avaient déjà évoqué la question de son amitié avec Boeth.
— Savez-vous pourquoi je ne me permets pas de faire amitié avec des matelots, ou avec quiconque d’ailleurs ? avait demandé Jones. Je vais vous le dire. Il est tout à fait possible que nous subissions un jour ou l’autre une attaque atomique. Vous vous rappelez peut-être que, lorsqu’un navire se trouve soumis à une attaque atomique, tout le monde évacue les ponts extérieurs pour se protéger de la contamination radioactive. Eh bien, enseigne Joyce, laissez-moi vous dire… Que se passerait-il si tout le monde était à l’intérieur et que soudain le navire subisse une attaque aérienne de la part de l’ennemi ? Il se passerait que j’enverrais des hommes en haut pour servir les batteries antiaériennes, voilà ce qui se passerait. Je donnerais à ces hommes l’ordre de s’exposer à des doses radioactives mortelles, et je le ferais sans un battement de cil. En ce moment, cela doit vous sembler impitoyable, enseigne Joyce, mais je ne veux pas courir le risque d’hésiter à envoyer un homme à une mort certaine simplement parce qu’il était mon ami. Aussi, je garde mes distances. (Les sourcils du capitaine saillirent pour souligner la chose.) Et vous feriez bien de prendre modèle sur moi.
Mais manifestement, l’amitié de Joyce et de Boeth n’intéressait pas le capitaine autant que les photos au-dessus de la couchette du Poète.
— Vous m’avez bien compris, enseigne Joyce, déclara Jones, et il étendit ses jambes sur le bureau de façon à faire face au Poète. Entre autres choses, je suis responsable du moral de ce navire…
— Me permettrez-vous de vous demander qui vous a parlé de ces photographies, Commandant ?
— Cela n’a rien à voir, enseigne Joyce.
— C’est Proper, n’est-ce pas ?
— J’ai dit que cela n’avait rien à voir, enseigne Joyce. Ce qui est important, ce sont ces photos. Eh bien ?
— C’est vraiment très simple, Commandant. Certains collectionnent les timbres, d’autres collectionnent les presse-papiers, d’autres le fil de fer barbelé. Je collectionne les photographies de gens en train de se faire tuer. J’en ai une d’un soldat qu’on abat pendant la guerre civile espagnole. Son corps est projeté en arrière sous l’impact de la balle qui le traverse. J’en ai une autre d’un chef de la police sud-vietnamienne appuyant un pistolet contre la tête d’un suspect et lui faisant sauter la cervelle dans les rues de Saigon. J’ai une photo de nazis en train de pendre des partisans en Yougoslavie. Il y a la photo d’un soldat cambodgien rayonnant, brandissant deux têtes coupées. Et une autre de deux petits enfants dans un village sud-vietnamien appelé My Lai juste avant qu’ils soient fusillés par des soldats américains. Il y en a une autre que je considère comme une pièce de collection…
— Je crois que j’ai saisi, enseigne Joyce.
— Vraiment, Commandant ?
— Les morts vous excitent.
— Non, Commandant, ce n’est pas ça du tout. Les morts me terrifient. Lorsque mon père est mort, je ne suis même pas allé à l’enterrement parce que je ne pouvais pas supporter de le voir comme ça, couché dans un cercueil avec les mains croisées et un œillet en plastique à son revers. Vous savez, Commandant, je n’avais même jamais vu de cadavre de ma vie jusqu’à ce que Wally essaye de retirer de la mer celui de ce marin.
— Dans ce cas, je crois que je ne comprends pas, enseigne Joyce. Si vous essayez d’éviter la vue des morts, je vois pourquoi vous préférez la Marine à l’Armée. Mais alors, pourquoi toutes ces photos ?
— Mais c’est précisément cela, Commandant.
Le Poète se pencha en avant, désireux d’expliquer.
— Ici sur un navire, ou sur un bombardier, à quinze kilomètres de la cible, il est facile d’oublier que des gens sont tués lorsque nous tirons. Tout est si mécanique, si impersonnel. Les calculateurs visent des coordonnées sur une carte. Il est facile de faire la guerre de cette façon, car on ne voit jamais la guerre. Il n’y a pas de problème moral direct. Ce n’est qu’un jeu. Tout le monde prend un certain plaisir à bien jouer – se débrouiller avec les mathématiques et la mécanique que cela implique, et frapper une cible que l’on ne voit jamais. Mais je veux me souvenir à tout moment qu’il y a des gens à l’autre extrémité du jeu et que nous les tuons. Je veux sentir mon estomac se soulever chaque fois que j’entends la détonation d’une arme.
— Est-ce que cela les aidera le moins du monde, ou est-ce seulement que vous vous sentirez mieux, hé ?
Les deux hommes se dévisagèrent par-dessus un vaste gouffre. Jones se pencha et souleva la torche électrique qu’il alluma d’un coup de pouce. Pouvoir atteindre quelque chose à travers la petite pièce avec le rayon de lumière lui donnait un sentiment de puissance.
— Commandant, je ne me suis pas très bien exprimé, il me semble. Peut-être puis-je vous raconter une histoire qui expliquera ce que je ressens ?
Jouant distraitement avec le rayon de lumière, Jones acquiesça.
— Allez-y, mon garçon. J’ai entendu un tas de choses dans ma vie. J’imagine que je peux entendre une de vos… hum… histoires.
— Je me souviens, commença le Poète avec ardeur et d’une voix rapide, je me souviens qu’un jour j’étais en pique-nique avec des amis. Nous étions en train de manger lorsque cette petite fille est arrivée avec sa mère. Elles se tenaient par la main, et la mère était très fâchée. Je me souviens qu’elle a dit à la petite fille – je suppose que c’était sa fille – elle lui a dit : « Ce n’est vraiment pas une façon de traiter un papillon » – quelque chose comme ça : « Ce n’est pas une façon de traiter un papillon. » Je me souviens que j’ai passé tout l’après-midi à imaginer ce que la petite fille avait fait au papillon – si elle lui avait arraché les ailes ou si elle l’avait écrasé sous son pied, si elle l’avait attrapé en l’air dans sa main ou enfoncé dans la terre avec une épingle à cheveux. – Joyce relâcha un peu la vapeur. – Est-ce que cela vous dit quelque chose ?
— Franchement, je ne comprends pas un traître mot de tout ce que vous dites, enseigne Joyce. Je suggère que vous oubliiez vos histoires de papillons et que vous vous concentriez sur ce pour quoi vous avez été envoyé ici.
— Sans poser de question, c’est bien ça, Commandant ?
Jones approuva de la tête.
— Sans poser de questions. Sans se soulager la conscience.
Joyce haussa les épaules.
— Je ne discuterai pas avec vous, Commandant. Je reconnais mon erreur – peut-être que je soulage ma conscience. Mais au moins, je n’appuie pas sur la détente. J’aurai cela pour moi.
— Mais vous transmettez n’est-ce pas, enseigne Joyce ?
Le capitaine était soudain très furieux.
— Je transmets ?
— Vous m’avez bien entendu. Vous transmettez. En tant qu’officier des transmissions, vous transmettez pour ce navire, n’est-ce pas ? Et vous le faites même efficacement. Vous n’appuyez pas sur la détente, ni ne donnez les ordres, c’est moi qui les donne. Ce que vous faites c’est annoncer que vous avez une conscience, en accrochant des photographies au-dessus de votre couchette. Et lorsque vous retournerez à la vie civile, vous vous vanterez de n’avoir pas appuyé sur la détente. Vous laissez le sale boulot à des gens comme moi qui se sont toujours trouvés là où leur pays avait besoin d’eux. En fait, vous êtes un truqueur, enseigne Joyce. Vous recevez et décodez les messages nous indiquant les cibles à atteindre, et vous vous assurez que je lis ces messages. Vous faites partie du système et il est temps que vous vous en rendiez compte. Savez-vous pourquoi je vous ai fait monter ici ? Parce que j’ai vraiment cru un moment que vous étiez le Gai Savoir. Mais vous n’avez pas assez de nerf pour être le Gai Savoir, enseigne Joyce. Vous ne vous souciez pas des gens qui se trouvent sur le rivage ; tout ce qui vous soucie, c’est ce que les autres penseront de vous.
Jones agita la main vers la porte.
— Ce sera tout, enseigne Joyce. Faites en sorte de continuer à transmettre. Une chose encore. Enlevez-moi ces foutus cadavres de votre mur et mettez-y quelques bonnes photos bien saines, des photos de nichons, hé ? Vous pouvez considérer cela comme un ordre, enseigne Joyce.
BOETH ÉPLUCHE
UNE OU DEUX COQUILLES
— Des photos de nichons ?
— Des photos de nichons. Il était là, en train de jouer avec sa torche phallique et il m’a donné l’ordre d’accrocher des photos de nichons.
— Seigneur, c’est incroyable, dit Boeth, et il secoua la tête en signe de sympathie puis revint aux œufs durs que le Poète avaient raflés au garde-manger des officiers.
Il fit rouler le premier contre la paroi du calculateur jusqu’à ce que la coquille soit complètement craquelée. Puis il commença à l’éplucher avec l’ongle de son pouce. Il étalait soigneusement sur le pont les éclats et les morceaux de coquille qui se détachaient de l’œuf – quasiment comme s’il avait l’intention de reprendre les choses là où les hommes du roi et les cavaliers du roi avaient laissé tomber5.
Derrière eux, l’allegro d’un Concerto brandebourgeois de Bach montait doucement à travers la petite chambre ; il provenait du magnétophone de Boeth.
— Tu devrais peut-être te sentir flatté, dit Boeth, plus absorbé par son œuf que par la conversation.
— Qu’est-ce que tu veux dire, flatté ? demanda Joyce sur un ton de défi.
Manifestement d’humeur sombre, il était assis le dos contre une console de contrôle de feu, ses épaules tombantes penchées en avant, ses jambes calées devant lui.
— Ce John Paul Jones nouvelle manière m’insulte et tu penses que je devrais être flatté. Drôle de logique.
Boeth haussa les épaules.
— Tu ne me comprends pas.
Le haussement d’épaules était sa façon de lâcher pied dans une conversation. C’était quelque chose qu’il faisait à contrecœur, mais son amitié pour Joyce était ce qui rendait supportable la vie à bord de L’Ebersole.
— Il essaye de dépister le seul homme à bord de ce navire qui ait une conscience et tu es le premier suspect qu’il découvre. C’est pourquoi tu devrais te sentir flatté. C’est tout ce que je voulais dire.
Joyce ramena ses genoux sous son menton, découvrant des chevilles minces et dépourvues de poils. Il se pencha vivement et remonta ses chaussettes, qui étaient vertes.
— Wallowitch dit que la conscience est une voix intérieure qui te prévient quand quelqu’un te regarde. Ici, en tout cas – le Poète fit un geste qui englobait tout Yankee Station – personne ne regarde, et il n’y a donc rien qui ressemble à une conscience.
Boeth termina l’épluchage de son œuf. Il le mit de côté, prit le second et le fit rouler contre la paroi du calculateur.
— Tu sais, Poète, plus je te connais et plus je découvre à quel point tu es naïf.
Des rides se formèrent autour des yeux froncés de Joyce. Il se rappelait que Mariana l’avait aussi accusé d’être naïf – bien qu’elle ait dit cela dans un contexte sexuel.
Boeth vit que le Poète était contrarié et il haussa les épaules.
— Je ne dis pas que la naïveté est quelque chose dont on doit avoir honte. Je ne dis pas cela. C’est seulement que tout le monde assimile naïveté et profondeur, et tu le fais, toi aussi. Mais la naïveté est sans profondeur. Elle ne répond pas aux complexités de la vie par une complexité de la pensée.
— Mais tu ne m’as pas dit pourquoi tu me mets dans cette catégorie. En quoi suis-je naïf ?
Boeth leva les yeux de son œuf.
— C’était sans intention, dit-il avec un sourire contraint.
— C’est bien ainsi que je l’avais pris, répondit Joyce en riant. – Il avait raconté que cette expression était constamment utilisée au carré et c’était devenu une plaisanterie entre eux. – Non, écoute-moi. Sérieusement, c’est une question directe. Dis ce que tu penses. En quoi suis-je naïf ?
— Eh bien, tout d’abord, tu as une conception très naïve de la morale. Tu penses que la morale consiste à prendre des positions morales, alors que ce que cela implique est de les défendre. Ce à quoi je veux en venir c’est que tu es fondamentalement un moraliste passif. Tu ne tuerais personne consciemment. Mais tu ne t’écarterais pas non plus de ta route pour éviter que quelqu’un soit tué.
Boeth pencha sa tête sur l’œuf et recommença à éplucher.
— Tu es un foutu jésuite, dit Joyce. Tu coupes les cheveux en quatre…
— Je ne coupe pas les cheveux en quatre…
— Tu m’attaques… (À présent, Joyce était tout agité.)
— Je ne t’attaque pas, protesta Boeth. Ne sois pas si foutrement susceptible.
— D’accord, tu me critiques. Est-ce mieux ? Tu me critiques parce que je renonce à utiliser la force comme moyen de persuasion…
— Comme moyen de défense de la morale…
— D’accord, je le reconnais, dit Joyce. Je le reconnais ouvertement. Je renonce à utiliser la force parce que je ne peux pas être sûr – personne ne peut être sûr – de la fin à laquelle elle peut être appliquée.
— Mais ne vois-tu pas que tu es naïf, là aussi, dit Boeth avec excitation. Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela du tout. Tu renonces à la force parce que tu penses que le monde est en ordre. – À présent, Boeth était penché en avant. – Réfléchis, Poète. Te souviens-tu de notre dernier contact avec le vaste monde, en dehors de L’Eugene Ebersole ?
— New York. Noël à New York.
— Et te souviens-tu de quelque chose qui n’était pas en ordre, ce Noël-là ?
— Je me rappelle l’égout – l’eau qui jaillissait et qui débordait dans la rue. Je me rappelle l’enseigne au néon qui brillait pendant la journée et qui s’est éteinte au crépuscule juste au moment où les autres enseignes se sont illuminées. Et le feu rouge. Je me rappelle le feu bloqué au vert, et toutes les voitures qui se bousculaient pour passer.
Boeth secoua la tête :
— Ce n’est pas à cela que je pensais, lorsque j’ai dit que le monde était en désordre. Je pensais à Mariana. – Boeth regarda intensément Joyce : – Tu te rappelles Mariana, non ?
Joyce se la rappelait très bien.
LE CURRICULUM VITAE
DE L’ENSEIGNE JOYCE
Elle avait une figure garçonnière qui paraissait belle dans l’ombre, mais pâle et bouffie en pleine lumière – et des cheveux noirs et courts qu’elle ne cessait d’ébouriffer avec ses doigts lorsqu’elle était nerveuse. Présentement, elle l’était.
— Je suis née un mardi, mais je suis une enfant du mercredi, déclara Mariana.
— Une enfant du mercredi ?
— L’enfant du mercredi est plein de chagrin. Je suis pleine de chagrin. Cela fait de moi une enfant du mercredi, expliqua-t-elle6.
— Tu vas te mettre à pleurer ? demanda-t-il.
— On est déjà passé par là, c’est fini, dit-elle, heurtée.
— Tu avais l’air prête à pleurer, insista-t-il.
Elle eut une grimace de douleur, appuya la main contre sa poitrine et déglutit péniblement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Joyce.
— Quelque chose qui ne passe pas.
— Quoi ?
— Comment diable le saurais-je – peut-être une émotion, dit-elle.
Ils s’assoupirent un moment, du moins Mariana ; le Poète resta étendu, contemplant le haut plafond, essayant de se rappeler comment cela avait été. Y penser lui causa une érection. Dans son sommeil, elle se retourna vers lui, sentit l’érection et replia sa main dessus.
Ils n’avaient pas réussi à la découvrir avant le soir de leur dernière journée à New York. Boeth avait passé son temps à téléphoner depuis leur arrivée, mais ça ne répondait pas. Une fois, il avait obtenu la sonnerie « occupé », mais, lorsqu’il refit le numéro, il n’y eut pas de réponse, et il supposa que quelqu’un d’autre avait appelé en même temps que lui. Puis, dans l’après-midi de leur quatrième journée à New York, elle avait décroché le combiné.
— C’est moi, avait-il dit et elle avait accepté de les rejoindre pour aller à un concert le soir même. Lorsqu’ils se retrouvèrent, la conversation se déroula surtout entre Boeth et Mariana ; le Poète les regardait, essayant de deviner s’il y avait quelque chose entre eux. En fin de compte, il n’en était pas sûr.
Au concert, elle s’assit près de Boeth, et Joyce dut s’installer deux rangs devant eux. Lorsqu’il se retourna, elle le regarda sans sourire, presque sans le reconnaître. En contrebas, assis seul au milieu d’une vaste scène, ses yeux écarquillés dans leurs orbites, mais les paupières fermées, une oreille en l’air, le violoniste écoutait sa propre musique pomme un aveugle. La seule tension visible se marquait autour de sa bouche ; ses lèvres étaient serrées l’une contre l’autre comme s’il n’y avait pas de dents entre elles. Des gouttes de sueur luisirent dans ses favoris pendant la sarabande.
Plus tard, Boeth, Joyce et Mariana burent de la bière dans un bar à quelques rues de son appartement, et elle leur parla de l’avortement. Il n’y eut pas de transition ; elle se mit simplement à en parler.
— Le pire, ç’a été les flics. Quand je leur ai dit que j’avais été violée, ils ont ricané et m’ont demandé si je m’étais débattue. Comment aurais-je pu me débattre avec un couteau à ressort appuyé sur mon ventre pendant tout le temps ? Les flics étaient plus écœurants que le type qui m’a violée. Ils m’ont posé tout un tas de questions. Ils voulaient tous les détails. Par exemple, si j’avais écarté les jambes ou s’il m’avait forcée à les ouvrir. Chaque fois que je répondais, ils se regardaient et ricanaient. Plus tard, l’un d’eux m’a demandé si je voulais sortir et aller prendre un verre avec lui – pour me dénouer. C’est ce qu’il a dit. Me dénouer.
Mariana but une gorgée de bière.
— Je suppose que je n’ai pas suffisamment résisté au violeur pour convaincre les bourres que j’avais été violée. Et puisque ce n’était pas un viol, je n’avais pas droit à un avortement légal gratuit. Ils allaient me faire avoir ce foutu bébé. Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre. J’ai entendu parler de ce médecin à Queens. Cinq cents tickets pour cinq minutes de travail. Vous savez ce qu’il a fait du fœtus ? Il l’a fait partir par les cabinets en tirant la chasse. Voilà ce qu’il en a fait.
Du bout des doigts, Mariana rassembla les gouttes sur son verre de bière et les frotta sur son front.
— J’ai encore suinté ce matin et gâché ma dernière culotte, bordel !
Au bout d’un moment, Boeth demanda :
— Où as-tu trouvé le blé pour l’avortement ?
— Prêt bancaire ; j’ai dit que c’était pour des aménagements intérieurs, dit-elle et cela les fit rire.
— Comment te sens-tu maintenant ? demanda Joyce.
— Vidée, dit-elle. Je me sens vidée. Comment crois-tu que je me sente ?
Joyce chercha le garçon des yeux, capta son attention et lui fit signe d’apporter trois autres bières. Puis il ramena son regard sur elle.
— Tu as dû beaucoup pleurer, dit-il.
Mariana le regarda d’un air étrange.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Je ne sais pas. Il est normal que les gens pleurent après un truc comme ça, c’est tout.
Il étudia les bulles qui montaient à la surface de sa bière.
— Eh bien, ce n’est pas normal pour moi. Je ne pleure pas.
— Pourquoi ? demanda le Poète. (Comme elle ne répondait pas tout de suite, il ajouta :) Qu’est-ce que tu as contre le fait de pleurer ?
— Bon sang, je n’ai rien contre le fait de pleurer. Je ne pleure pas pour la même raison que tous les gens qui ne pleurent pas ne pleurent pas : j’ai peur de ne pas pouvoir m’arrêter si je commence.
Ils traversèrent Saint Marks Place dans la neige à demi fondue, passèrent devant un orchestre de l’Armée du Salut entouré par un groupe de protestataires, et tournèrent à droite dans la Deuxième Avenue. Deux gamines, dont l’une portait un bébé appuyé contre son épaule, se tenaient au coin près d’un amas de neige pelletée et Joyce donna vingt-cinq cents à celle qui avait le bébé. Le feu de la Deuxième Avenue était bloqué au vert et les voitures et les piétons étaient pris dans un embouteillage au carrefour. Ils traversèrent en file indienne, Boeth en tête et Mariana en sandwich entre eux deux. Au milieu du pâté de maisons suivant, Mariana s’arrêta pour parler à deux hommes qui grelottaient sous un porche. Elle tendit à l’un d’eux quelques billets et il lui tendit une enveloppe. Lorsqu’elle revint près de Joyce et de Boeth, elle était de mauvaise humeur.
— Putain d’inflation, dit-elle.
Elle habitait un quatrième étage sans ascenseur dans un vieil immeuble de grès juste à côté de la Seconde Avenue. La porte de son appartement avait trois verrous. À l’intérieur, il y avait un living-room avec une kitchenette à un bout et une chambre. La salle de bains donnait dans la chambre. Boeth et Joyce se laissèrent tomber dans les fauteuils du living-room ; Mariana alla à la salle de bains puis revint mettre du Vivaldi.
Ils restèrent assis un long moment à rouler des joints et à fumer en écoutant des disques et en bavardant. Boeth, tout en caressant l’un des deux chats de Mariana, décrivit la bagarre raciale au mess. Il raconta les paris quotidiens de Ohm et que tout le monde fumait le hasch à bord et comment le capitaine J. P. Horatio Jones s’arrangeait pour ne pas le découvrir. Il décrivit McTigue, qui était son supérieur immédiat, et Lustig qui était le supérieur de McTigue, et il parla du boulanger de nuit dont il ignorait le nom, qui écoutait tout le temps des enregistrements de Nat King Cole, et de Tevepaugh l’homme-orchestre solitaire. Joyce demanda à Boeth s’il était au courant de l’histoire de Wallowitch arrivant à bord et réclamant son transfert sur un navire, et Boeth éclata de rire et répondit que non, il ne la connaissait pas. Puis Joyce parla de True Love qui mettait les balayures dans l’urinoir du second.
Mariana demanda s’ils aimaient la Marine et tous deux répondirent non, mais Boeth dit que les choses étaient en train de changer et qu’il avait entendu parler d’un capitaine de destroyer qui portait des pattes et permettait à ses hommes de se laisser pousser la barbe.
— Ben voyons ! dit Mariana. La force de l’Amérique c’est sa capacité d’intégrer tout ce qui n’est pas dans la ligne. Les gosses portent les cheveux longs et donc les officiers portent les cheveux longs et tout à coup on croit qu’il s’est produit un changement qualitatif. Est-ce que les canons d’un bateau sont plus humanitaires parce que les hommes qui tirent avec ont des cheveux longs ?
— Pas les canons, dit Joyce, mais la bureaucratie oui. Les favoris et les cheveux longs font quelque chose aux types qui les portent.
— Connerie ! dit Mariana. Un bureaucrate est et reste un bureaucrate. Le monde est une immense bureaucratie. S’il y restait seulement deux hommes, il y en aurait un qui demanderait à l’autre un travail dans l’administration.
Joyce dit :
— Nous n’aurions pas besoin de gouvernements si les gens s’aimaient les uns les autres – s’ils s’aimaient véritablement.
— Oh, nous nous aimons très bien les uns les autres, fit Mariana, mais pas en même temps. C’est ça l’ennui.
Il était près de deux heures du matin et Mariana bâilla :
— Il est tard, et je suis défoncée, dit-elle. (Elle regarda Joyce :) Tu veux baiser ?
Joyce regarda Boeth, qui eut un sourire contraint et agita la main en direction de la chambre.
— Profites-en.
— Mais je… dit Joyce. (Son visage devint rouge comme une betterave.) Je veux dire que je croyais… (Il était gêné par sa propre gêne.) Ce que je voulais dire c’est que je croyais que tu venais de te faire avorter.
Mariana éclata de rire et lui dit qu’il était naïf.
— Il y a d’autres orifices dans le corps féminin, dit-elle, et elle le conduisit par la main dans la chambre à coucher. Du living-room leur parvint le bruit exaspérant d’un saphir raclant les sillons d’un disque.
Après, elle disparut dans la salle de bains pendant un moment et Joyce l’entendit se brosser les dents. Lorsqu’elle revint dans la chambre, elle s’accota à des coussins. C’est à ce moment-là qu’elle lui dit qu’elle était une enfant du mercredi.
Un peu après quatre heures du matin, elle se rendit de nouveau à la salle de bains, le bruit de la chasse d’eau réveilla Joyce et ils bavardèrent un certain temps. À un moment, elle prit ses seins dans ses mains ; ils s’affaissaient plus qu’ils n’auraient dû pour une fille de son âge.
— Tu aimes mon corps ? demanda-t-elle.
Il dit que oui, il lui plaisait beaucoup, oui.
— Foutaise que tu l’aimes, fit-elle. Eh bien moi, j’aime mon corps. J’aime tout ce qui est biodégradable.
Joyce éclata de rire.
— Tout le monde aime son corps, dit-il, et pas parce qu’il est biodégradable.
— Tu es naïf, dit Mariana. Lui, il n’aime pas son corps.
Et elle fit un geste en direction de l’autre pièce où Boeth donnait étendu sur le canapé. Soudain Mariana vit que Joyce ne comprenait pas de quoi elle parlait.
— Je croyais que tu étais au courant, à son sujet, je veux dire. Je pensais que comme vous êtes amis et tout ça, il te l’aurait dit. Merde, c’est drôlement con de ma part…
— Tu pensais qu’il m’aurait dit quoi ?
— Qu’il t’aurait parlé de ça.
Elle agita de nouveau la tête en direction du living-room.
— Quoi ça ? De quoi est-ce que tu parles ?
— Merde alors, pourquoi crois-tu que tu es là et pas lui ? Parce qu’il ne peut pas. Voilà pourquoi. Tu comprends ? Il ne peut pas. Il est né avec une malformation du pénis. Il est allé d’hôpital en hôpital pour des greffes, jusqu’à la fin de sa croissance. Il est parfaitement normal physiquement, maintenant, mais il est persuadé que son pénis n’est pas normal, qu’il est horrible et déformé. Il va chez des psychiatres depuis dix ans, mais il n’a jamais bandé de sa vie.
— Bon Dieu, il ne m’avait jamais dit… Je ne savais pas…
— Peut-être que j’aurais pas dû non plus. Je m’en suis aperçue par hasard. Je l’ai rencontré à l’école. Il préparait une maîtrise de physique et moi une maîtrise d’histoire comparée. On s’est trimbalé ensemble un certain temps, tu sais comme c’est. J’étais vachement active politiquement, et il est en quelque sorte devenu actif aussi, plus ou moins pour me tenir compagnie. Un jour, pendant un sit-in devant le bureau du doyen – on protestait parce que l’Université acceptait les fonds de recherche du gouvernement – je lui ai demandé s’il voulait coucher avec moi. On n’en avait jamais parlé, mais je n’aurais pas pu imaginer que quelque chose n’allait pas. Toujours est-il que je lui ai demandé s’il voulait. Et tout d’un coup, il est devenu furieux et il m’a dit d’aller me faire foutre. Et puis il s’est levé et il a couru droit sur le premier flic qu’il a pu trouver et il lui a donné des coups de pied dans les tibias. Tu aurais dû voir ça. Il s’est juste précipité et a shooté. Houah ! Il y avait une photo dans les journaux, le lendemain ; on voyait deux flics le traîner. J’imagine que le service du recrutement a dû jeter un coup d’œil sur la photo et ça a été la fin de son sursis.
Mariana demanda à Joyce s’il avait envie d’un autre joint et comme il hocha la tête, elle en roula un, l’alluma, tira une bouffée et le lui passa. Ils fumèrent et bavardèrent longuement. Lorsque le joint fut fini, le Poète regarda la pièce autour de lui.
— C’est à qui, tout ça ? demanda-t-il en désignant le mobilier.
— Pas à moi. Je loue l’appartement meublé. Je louerai toujours des meublés. Je ne veux jamais posséder plus que les vêtements que j’ai sur le dos. La propriété c’est le vol. C’est de Proudhon.
— Eh bien moi, ça m’est égal de posséder des choses si elles sont belles. Une chose de beauté est une joie éternelle. C’est de Keats.
— Tu es un bébé perdu dans les bois, politiquement. Dans les sociétés industrielles ou dans leur progéniture, les sociétés post-industrielles, les choses ne sont pas censées être belles : la quantité est reine, non la qualité.
— Je ne sais pas, dit Joyce. On peut en arriver à un point où le changement quantitatif devient un changement qualitatif.
— Merde ! Est-ce que tu crois réellement ça ? C’est ce qui est connu comme le grand mensonge. Ils voudraient nous faire croire ça. Ils voudraient nous faire croire que si nous fabriquons suffisamment de télés pour veaux et de voitures, notre vie changera. Mais c’est pas comme ça que ça se passe. Tu sais comment s’appelle le dernier article de Lénine, la dernière chose qu’il ait écrite avant de mourir ? Ça s’appelle « Mieux vaut moins mais mieux ». Seigneur, tu as vraiment beaucoup à apprendre. Pas étonnant qu’ils aient fait de toi un officier dans leur Marine. Tu as le cerveau lavé, tu es intoxiqué par la propagande, tu fais partie du système, tu fais partie du problème. Peut-être que tu feras quelque chose un jour pour couper le cordon ombilical. Peut-être.
Et Mariana éteignit la lumière et s’endormit en tournant le dos au Poète.
Ils se réveillèrent une fois à l’aube quand deux vieilles dames dans un appartement de l’autre côté d’une arrière-cour commencèrent à échanger des criailleries.
— Les salopes, grommela Mariana, elles ne me laissent jamais dormir, et elle donna un coup de poing dans son oreiller, enfonça sa tête dans le creux et se rendormit.
Au matin, Mariana se leva la première et enfila son jean. À mi-hauteur, la fermeture à glissière se coinça dans ses poils pubiens. Elle tira en forçant pendant un moment, puis elle essaya de mettre du savon sur les dents de la fermeture et tira encore. Finalement, elle parvint à la remonter centimètre par centimètre. Elle traversa le living-room sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Boeth et prit un carton de lait dans le réfrigérateur pour nourrir les chats. Comme elle commençait à verser le lait, le fond du carton se fendit, et le lait se répandit sur ses pieds et sur le sol. Mariana regarda le lait et fondit en larmes. Ses pleurs réveillèrent Boeth, qui s’assit sur le canapé, et Joyce, qui entra dans la pièce en sous-vêtements.
— Pourquoi est-ce que tu pleures ? demanda Joyce.
— Je pleure (les mots sortaient, saccadés, entre ses sanglots), bordel, je pleure sur le lait renversé.
LE POÈTE GRIGNOTE
UN PEU DE NOURRITURE SPIRITUELLE
L’Ebersole s’inclina sèchement à bâbord et les deux jeunes hommes dans la salle centrale posèrent les mains à plat sur le pont pour garder leur équilibre. Le livre à feuillets mobiles et à reliure de métal qui contenait le Règlement de Combat glissa sur le haut du calculateur et vint heurter la cloison avec un bruit sourd. Puis le navire se stabilisa sur un nouveau cap et Joyce et Boeth s’assirent en silence, écoutant les bruits que fait un navire en mer et le Concerto brandebourgeois.
— Je voudrais, dit d’une voix douce le Poète qui semblait émotionnellement lessivé, je voudrais que nous puissions aller à New York maintenant. New York est une ville formidable au printemps. Dieu que j’aime le printemps. C’est la chose qui me manque le plus en mer.
— C’est la chose qui me manque le moins, dit Boeth. Je déteste le printemps.
— Tu détestes le printemps ? – Joyce était sincèrement abasourdi. – Je n’ai jamais rencontré personne qui déteste vraiment le printemps.
— Et voilà, tu recommences. C’est ce que j’entends par naïf. À t’entendre, on croirait que détester le printemps est une activité anti-américaine. Ce que tu veux dire c’est que tu n’as jamais rencontré quelqu’un qui reconnaisse détester le printemps ; bon Dieu, des milliers de gens détestent le printemps, mais ils ne se promènent pas en le proclamant partout parce que cela les ferait passer pour des détraqués ou quelque chose de ce genre.
— Pourquoi ? demanda le Poète. Pourquoi détestes-tu le printemps ?
Boeth baissa la tête et regarda le pont et les fragments de coquille d’œuf éparpillés sous sa main. Il se mit à jouer avec les morceaux, essayant distraitement de les rassembler comme les morceaux d’un puzzle.
— Je déteste le printemps à cause du vert. Le vert c’est la renaissance. Chaque chose et chaque être revient à la vie – sauf moi, et je hais cela.
— On dit qu’avril est le mois le plus cruel, dit Joyce. Tu connais le vers ?
— Je le connais, mais il est complètement faux. C’est août le mois le plus cruel.
— Pourquoi août ?
— C’est le moment où tous les psychanalystes sont en vacances, août, laissant leurs patients échoués pendant quatre semaines sans divan. C’est pourquoi, pour un tas de gens, août est le mois le plus cruel.
Et voilà, se dit le Poète, à présent il va m’en parler : les hôpitaux, les psychiatres, les cicatrices physiques qu’ils ont effacées et les cicatrices intérieures auxquelles ils n’ont rien pu faire. Mais Boeth se contenta de sourire amèrement et de secouer la tête. Il finit d’éplucher le deuxième œuf et le lança au Poète. Puis il ramassa le premier et le lui lança aussi.
— Pourquoi est-ce que tu les épluches si tu ne les manges pas ? demanda Joyce.
Boeth haussa les épaules.
— Je les épluche pour passer le temps. Pourquoi écris-tu des vers ?
— J’écris des vers parce que j’aime la poésie.
— Pourquoi aimes-tu la poésie ?
Cette fois, ce fut au tour du Poète de hausser les épaules.
— J’aime la poésie… Je l’aime parce que le tout vaut plus que la somme de ses parties.
Boeth éclata de rire nerveusement.
— J’aimerais écrire sur la guerre, mais je ne sais par où commencer. Dis-moi, Poète, comment fais-tu pour choisir le présent plutôt que le passé ?
— On doit ressentir la différence, expliqua Joyce. Lorsque tu utilises le présent : « Il entre dans la pièce et se tourne vers la fille » – il existe un vrai sens de l’immédiateté. Personne, ni le type qui entre dans la pièce ni celui qui écrit la phrase, personne ne sait ce qui va arriver ensuite. Mais quand tu utilises le passé : « Il entra dans la pièce et se tourna vers la fille » – il est évident que le narrateur sait, même s’il ne l’a pas encore dit, ce qui va arriver ensuite. Tu vois ?
— Quand tu écris sur la guerre, qu’est-ce que tu emploies ?
— Le passé. Cela crée le sentiment qu’il n’y a pas de surprises, que le narrateur sait ce qui va arriver.
Boeth était intéressé.
— Que sait donc le narrateur que nous autres ne sachions pas ?
Joyce réfléchit un instant.
— Je suppose que ce qu’il sait, c’est que quiconque participe à une guerre est une victime.
Au bout d’un moment, Joyce demanda d’un air détaché :
— Tu as des nouvelles de Mariana ?
— J’ai reçu une lettre quand nous nous sommes ravitaillés auprès du Taluga. Elle commençait par un titre en grosses lettres rouges : nourriture spirituelle, sous lequel elle énumérait une demi-douzaine de sujets. Par exemple, que les tombes des soldats inconnus glorifient la guerre. Méfie-toi de quiconque porte un uniforme, soldats, grooms, télégraphistes de la Western Union, disait une autre ligne. Et elle citait Henry James… disant qu’une « mentalité d’hôtel » était en train de naître en Amérique, qui ferait ressembler l’existence à la vie dans un hôtel de luxe, avec tous les choix laissés à la direction. Sauf pour le luxe, ça ressemble à une description de L’Eugene Ebersole, tu ne trouves pas ?
Le Poète secoua la tête.
— Elle ne se laisse jamais aller, hein ? N’avait-elle rien de personnel à dire – sur nous, sur New York, sur moi ?
Boeth tira de la poche arrière de son treillis une feuille de papier pliée et se mit à la relire pour lui.
— Si, elle dit qu’elle espère que tu vas bien. Elle dit…
La voix de Boeth s’éteignit.
— Vas-y, lis.
— Elle dit que tu la déroutes. Parfois tu poses toutes tes émotions sur la table comme un enfant qui étale ses cartes pour faire une patience. Et l’instant d’après tu reprends une part de toi-même comme si tu mettais de côté un bidon d’essence. Elle dit que lorsque tu parles politique tes phrases ont l’air d’être une réédition. (Boeth leva les yeux et haussa les épaules.) Voilà ce qu’elle dit.
Joyce évita son regard.
— Elle est…
— Très intuitive, compléta Boeth.
— Ce n’est pas ce que j’allais dire. J’allais dire…
Mais Boeth n’écoutait pas. Il était de nouveau à New York, faisant un geste de la main et disant : « Profites-en », et regardant Mariana et Joyce disparaître dans la chambre. Il était en train de lentement faire gratter l’aiguille de l’électrophone en travers des sillons, créant un son en accord avec ses émotions.
La cassette du Concerto brandebourgeois arriva à sa fin, et Boeth se leva et éteignit l’appareil.
— Que penses-tu de cette histoire de Gai Savoir ? demanda Joyce.
Boeth répondit trop vite, trop légèrement :
— Quoi qu’il soit en train de faire d’autre, il fait passer le temps plus vite sur cet antique dindon des mers.
— C’est ce que tu dis à propos de l’épluchage des œufs.
— Tu as une bonne mémoire, Poète. C’est l’un de mes critères pour mesurer les choses – les coquilles d’œufs, les tracts du Gai Savoir, n’importe quoi. Toute heure avalée est une heure de plus dont on n’aura plus à se soucier.
— Boeth jeta un coup d’œil à la pendule contre la cloison. Il était minuit moins cinq. – Parfois il semble que toute l’activité humaine a pour but de faire passer le temps plus vite.
— L’ennui avec le Gai Savoir, dit le Poète, c’est qu’il ne fait pas bien ce qu’il fait.
— As-tu jamais songé, Poète, dit Boeth, que si une chose mérite d’être faite, elle mérite peut-être d’être mal faite ?