CHAPITRE X
La jolie rousse n’était plus rousse. Juliette – adieu, La Tasse, adieu ! – était jolie, brune et ne parlait plus argot. La vente des Aggroulés était conclue. Juliette avait donné les salades et les radis de son jardin aux lapins et aux poules.
Goubi lui avait parlé de Lerche et de sa femme :
— C’est mon ami, Lerche. Il dort avec moi dans la cave, on va aux champignons ensemble, et il commence à en trouver quelques-uns.
— Amène-les-moi. S’ils font l’affaire, on les prendra, pourquoi pas ?
Lerche avait donc convoqué sa femme, qui le pensait mort, se lamentait en conséquence, et ils étaient là tous les quatre, ce soir, dans le studio de Juliette.
— C’est Juliette ! fit Goubi.
— Je vous présente Louise, ma femme, fit Lerche.
— Tu vois, Goubi, c’est comme ça qu’il faut dire, remontra la future Mme Goubi, on braille pas : « C’est Juliette ! »
— Ah, bon…
Elle examina le couple.
— Vous aussi, madame, vous êtes disposée à venir vivre à la campagne ?
— Je veux vivre avec Marcel.
— Vous ne répondez pas à ma question.
— Où Lerche se plaira, je me plairai. Même en HLM. Même au fond d’une mine.
— C’est mieux, murmura Juliette en détaillant cette petite bonne femme pâlie à l’ombre, qui n’avait pourtant rien de gigantesque, de son mari. « Elle ne me dévergondera pas Goubi, ni personne », songea-t-elle, avant de poursuivre :
— A choisir, vous préférez quand même la ferme au fond de la mine ?
Louise Lerche sourit :
— Je ne dis pas que la ville ne me manquera pas, des fois. J’y suis née.
— Louise ! cria Lerche affolé.
— Laissez parler votre femme, trancha Juliette. Elle est honnête. Vous avez raison, madame. Nous irons au cinéma à Moulins et dans les boutiques, de temps en temps. Nous nous occuperons principalement de l’élevage de poulets, vous et moi.
— C’est un travail que j’aimerais, fit Louise radieuse, qui avait dû s’imaginer que la vie des ruraux consistait à errer dans les champs et la boue une bêche sur l’épaule. Elle interrogea à son tour, timide :
— Que faisiez-vous comme travail, si ce n’est pas indiscret ?
— Pas du tout. Je vendais de la laine sur les marchés.
Ceci fut assené avec un tel naturel que Goubi, par la suite, oublia pour tout de bon la rue des Lombards et eût juré sur tous les saints du paradis avoir découvert sa femme sous une montagne de pelotes de laine.
Juliette reprit, à l’intention du couple cette fois :
— A part Goubi, qu’il nous faudra écouter comme le Messie, nous n’entendons apparemment donc rien ou pas grand-chose à ce métier qui nous attend. Ce sera sans doute difficile. Il nous faudra beaucoup de courage, tous les trois. Je ne puis vous promettre un salaire. Tout dépendra de l’exploitation.
— Ne parlons pas d’argent, coupa Lerche avec énergie, alors que je suis d’avance votre débiteur à vie. Nous travaillerons, soyez tranquille de ce côté-là. Je ne vous demande que la permission de pouvoir chanter après dix heures du soir, ou de remuer une assiette.
— Moi, je te la donne, rigola Goubi. A dix heures, tu dormiras, t’y verras ce que c’est que d’y remuer la terre.
— Il y aura des alouettes au-dessus de ma tête, au moins. Il n’y a pas d’alouettes pour les magasiniers.
Goubi le comprit d’autant mieux qu’il les saluait toujours, les alouettes, d’un coup de casquette, et qu’il n’aimait pas que les chasseurs leur fassent du mal.
— Nous aurons des fleurs, aussi ? rêva Louise.
— Beaucoup, rêva Juliette.
— Et du lait, rêva Lerche.
— Et un sacré tas de fumier, rêva Goubi.
Le couple Lerche regagna L’Haÿ-les-Roses pour y attendre le jour du départ. Rasséréné, Lerche tenait à revoir son HLM pour, affirmait-il, s’en pénétrer d’horreur à tout jamais et mesurer avec précision la vie larvaire qu’il y avait menée. Juliette et Louise s’étaient entendues pour expédier leurs mobiliers par le train. Le reste, les valises, le chat, les pots de fleurs, serait chargé dans le camion de Quetouffe. C’était également à bord du camion que, tous les quatre, ils entreraient aux Aggroulés. Juliette tenait à ce symbole. Lerche avait applaudi. Louise et Goubi suivaient le mouvement, moins à cheval sur les choses de la poésie.
Quetouffe, consulté le lendemain par Goubi, souscrirait d’enthousiasme à cette arrivée spectaculaire.
« T’en cause point à Jaligny, hein ? » lui recommanderait vingt fois Goubi.
« Bien sûr que non, ça serait tout y gâcher ! »
Juliette embrassa Goubi.
— Je crois que c’est une bonne idée, les Lerche, soliloqua-t-elle pendant qu’il poursuivait avec entrain une mouche, je l’ai vu sur leurs figures : ils sont comme moi, ils en ont marre.
Elle corrigea :
— Enfin, ils en ont assez. Ils seront très bien. Lerche travaillera comme un fou plutôt que de retourner d’où il vient. Louise, elle, pourvu qu’elle soit avec Lerche, elle sera heureuse. Ce sera peut-être mon amie, Louise. Moi non plus, je n’ai jamais eu d’amie, rien que des copines. Goubi ! Ne cours pas après cette mouche comme un idiot ! Tu n’es plus idiot mais chef de culture, et un chef de culture laisse les mouches tranquilles !
Goubi abandonna sa proie non sans un brin de regret et, s’approchant de Juliette, l’embrassa hardiment dans le cou.
Quetouffe savait peut-être la vérité sur la fiancée de Goubi. On ne sut jamais s’il la savait ou non car jamais il n’en souffla mot. Il attendait ce matin-là Goubi dans son camion rangé rue du Grenier-Saint-Lazare.
Goubi jeta un dernier coup d’œil sur la cave. Enfermé dans un panier, le chat miaulait sans soupçonner que l’attendait un paradis de sauterelles, de graminées, de musaraignes. Goubi n’était pas homme à prononcer des discours impérissables genre « J’ai vécu ici dans l’incertitude, etc. » Il fit : « Salut ! », éteignit la bougie et la fourra dans sa poche. Il attrapa d’une main le cintre soutenant ses beaux habits, de l’autre le panier et prit congé. C’était le déménagement le plus succinct de l’histoire du déménagement à travers les âges.
Goubi salua de même Bidesque allongé comme il l’avait connu, face au passage Molière.
— Tu t’en vas, Goupille ? grogna le petit clochard entre deux bâillements.
— Je m’en vas, Bidesque. C’est pour te dire que t’as été ben aimable avec moi quand j’étais dans les ennuis.
— D’accord, on lui dira.
— Eh bien… à bientôt, pour mon mariage.
— Arrête tes vannes, furent les derniers mots de Bidesque avant d’enfouir sa tête dans sa musette pour fuir la lumière du jour.
— Il y verra si c’est pas vrai, s’enchantait Goubi en se hâtant vers le camion, y va en faire une bille quand M. Dessertine viendra le chercher pour la cérémonie.
Après lui avoir serré la main, il monta aux côtés de Quetouffe. Quetouffe était de son pays, il pouvait de lui exiger toute la vérité.
— Dis-moi voir, Quetouffe. Dis-y bien franchement, avant qu’on roule. Est-ce que je suis aussi bredin qu’avant ?
Quetouffe le dévisagea avec tendresse :
— Dès l’instant que tu y demandes, c’est que tu l’es moins, forcément, et je vas t’y dire pourquoi. Les bredins, chez nous, on fait rien pour les empêcher d’être bredins. Au contraire, pour s’amuser avec, on les fait enrager comme des malheureux, on leur fait toutes les misères, et les femmes sont pas les dernières, qui les rendent pires, que fous. Maintenant que t’en as une qui t’aime bien et qui empêchera le monde de te faire des blagues, ça ira mieux, dans ta tête, et de mieux en mieux, t’y verras de tes deux yeux. Je te dis pas que tu vas te mettre à inventer la poudre, mais y en a pas beaucoup qui l’ont inventée, je peux t’y assurer.
Goubi en était rouge de contentement. Le camion s’ébranla. Bourru, Quetouffe bougonna :
— J’espère que tu viendras me voir, à Saint-Pourçain, avec ta bourgeoise. Y a du bon vin, par chez nous.
— On ira, Quetouffe. C’est pas parce que je vas avoir du bien au soleil que j’y oublierai les ceux qui m’ont donné la main quand j’en avais besoin. Toi aussi, hein, tu passeras te faire payer un canon à Jaligny.
Quetouffe lui tapa sur une cuisse et brailla, embrassant la ville de sa main gauche déployée :
— Voilà, Goubi ! Regarde ! T’as voulu y venir, à Paris, eh bien, dis-y au revoir !
— J’y dis adieu. J’y retournerai point. J’y ai pris tout ce qu’il avait de beau, la tour Eiffel, et pis Juliette, et pis Minet. Tous ces gars-là, y vont trop vite pour moi. Et pis, hein, on les comprend pas tous. J’ai été dans des coins où que ça cause que le charabia. Dans dix ans, dans vingt ans, les Parisiens, quand y tiendront un Breton ou un Auvergnat, y le mettront au zoo pour que les gens y z’aillent voir comment que c’était fait.
Devant l’immeuble de Juliette, les fleurs faisaient le trottoir. Aidée de la concierge, elle avait descendu tous ses pots de pétunias.
— Ça vit, les fleurs, madame Bide, ça vit comme nous. J’ai pas le droit de les laisser mourir dans mon dos. C’est comme si je laissais là-haut mes lapins et mes poules. Madame Bide, vous les surveillerez, dites, ceux à qui j’ai loué le studio. Je ne veux pas avoir d’histoires de moralité avec le syndic des copropriétaires.
Quetouffe et Goubi se chargèrent des pots, des volailles, des valises. Juliette s’installa entre les deux hommes, et le camion prit la direction de L’Haÿ-les-Roses.
— Je ne fais pas trop parisienne, monsieur Quetouffe, interrogea Juliette. Dites-moi ce qui cloche, vous qui êtes du pays ? Je ne veux pas être remarquée.
Quetouffe eut son sourire de brave bougre :
— Y a rien qui cloche, ma petite dame. Après six mois de ferme, vous ressemblerez à ma femme, à la voisine, à l’épicière, à tout le monde.
Juliette, comme Goubi tout à l’heure, rosit de plaisir. Rien ne pouvait lui être plus agréable que l’anonymat qu’on lui promettait et dans lequel elle plongeait d’avance avec délices comme dans un bain régénérateur.
A L’Haÿ-les-Roses, leurs cœurs se serrèrent lorsque le camion s’engagea dans la zone des HLM. Autour d’un square mité où le gazon pelait sur une terre orangée qui ne ressemblait pas à de la terre, des bâtiments neufs déjà tachés par les traces de doigts des intempéries suintaient de mornes ennuis sous le ciel bleu. Les yeux torves des mille fenêtres étaient les yeux blancs des statues, qui ne fixent que le vide. A cette heure de la journée, rien ne bougeait dans les bâtisses. Quelques gosses pareils à des petits vieux regardaient l’herbe protégée par des grilles, l’herbe où, comme partout, nul ne devait marcher sous peine d’amende. Avec un peu de ciment et beaucoup d’angoisse, on avait perpétré là, sur l’emplacement de petits pavillons, un crime impuni – recommandé ! – contre des hommes. Des hommes qui ne pouvaient aller ailleurs puisque ailleurs il n’y avait plus rien.
— Ça fout le cafard, souffla Juliette.
— C’est pire que le régiment, fit Quetouffe, impressionné. On rigole, des fois, au régiment. Et puis, c’est pas pour la vie.
Quant à Goubi, il répétait :
— C’est pas Dieu possible, c’est pas Dieu possible.
Quetouffe l’approuva :
— T’as raison ! Sûr que le bon Dieu, s’il existe, il y fout jamais les pieds dans ces baraquements. Il s’y emmerderait trop.
Minuscules au pied d’un des blocs, Lerche et sa femme attendaient, entourés de leurs paquets, attendaient depuis sans doute une heure celle de leur délivrance.
Du plus loin qu’elle les aperçut, Juliette soupira :
— Les pauvres. Je les comprends, maintenant. Quel dommage que nous ne puissions pas emmener tout le monde avec nous, les gosses surtout. Dire qu’on se bat pour avoir un logement là-dedans ! Faites vite, monsieur Quetouffe, je manque d’air, ici.
— J’ai pas envie d’y moisir non plus. J’ai comme une trouille qu’on nous fasse prisonniers !
Le camion s’arrêta devant les Lerche, si émus qu’ils ne pouvaient parler.
Spontanément, Louise embrassa Juliette. Goubi, effaré par ces murs, sentait bouillir en lui des stupidités et refermait sa bouche sur elles pour éviter qu’elles ne s’échappent. Les trois hommes, fébriles, rangèrent les balluchons à l’intérieur du camion sous l’œil atone de quelques gamins de nationalités indéterminées, œil qui n’avait jamais vu un soleil se coucher sur un étang et qui, par ailleurs, avait vu tant de choses.
— Goubi et monsieur Lerche, vous vous mettrez dans la couchette, dit Quetouffe. Vous allez pas vous asseoir derrière sur les bagages.
Ils s’installèrent tous.
— On y va, plaisanta malgré tout le transporteur, bien vu ? Pas de regrets ?
Le camion vira, tourna le dos aux chefs-d’œuvre de la nouvelle renaissance, à la fine fleur de la civilisation, à l’ébauche d’un monde qui pouvait mieux faire et aller loin dans cette voie si les petits atomes ne le mangeaient pas en route.
Lerche, trop las encore pour manifester une joie quelconque, murmurait :
— On s’en est assez moqué des petites maisons de banlieue, les « Sam-Suffy », et les « Do-mi-si-la-do-ré » ! Elles l’étaient, adorées, au moins ! On les trouvait miteuses, laides, ridicules. Comme si les HLM c’était le château de Versailles, ma parole ! Il y a des anciens, dans les HLM, et qui parlent, vu qu’il n’y a plus qu’eux qui parlent. Les plus jeunes, ils rentrent, ils ne disent jamais un mot. Ils regrettent, les anciens, la bicoque en planches ou en briques, avec le fox et le rosier. Ils radotent, on leur conseille de crever, à tous ces vieux fourneaux, à ces retardataires. C’est ce qu’ils font, avec empressement…
— Ne pensez plus à ça, Marcel, c’est fini, fit gentiment Juliette.
— Oui, vous avez raison. C’est fini. Mais seulement pour nous.
— C’est le principal ! grogna Quetouffe en accélérant furieusement pour gagner au plus vite l’autoroute du Sud.
A Fontainebleau, Goubi salua la forêt où bientôt allaient éclore les saucissonneurs alignés en rangs d’oignons sur les bas-côtés pour profiter du grand air des pots d’échappement. L’appréhension des voyageurs avait disparu, Lerche chantait par dérision :
Je m’demande à quoi qu’on songe
En prolongeant la rue Monge,
A quoi qu’ça nous sert ?
et les deux femmes s’entretenaient de la teinte des rideaux qui orneraient les fenêtres des Aggroulés.
Goubi, lui, déclarait qu’il voulait prendre des leçons de saxophone. Propriétaire, considéré, on l’accepterait peut-être dans les rangs de la glorieuse fanfare de la Besbre, son rêve de toujours. Montargis, Cosne, Pouilly, où ils cassèrent une croûte, où le vin blanc leur mit l’avenir en arc-en-ciel, en marguerites, en rossignols.
Pougues, Nevers, Moulins enfin, où ils quittèrent la nationale pour des chemins de flânerie bordés de fermes, d’étangs, de bois, de champs où les vaches ravies mâchonnaient aux chevaux que Goubi était revenu, que le bredin de Jaligny remontait à ses sources.
Goubi ne tenait plus en place, eût fait des bonds dans la couchette s’il l’avait pu. Juliette, pour cette fois, lui laissait la bride sur le cou. Il avait perdu tout vocabulaire, ânonnait : « Ah ! vingt dieux, vingt dieux, vingt dieux », en extase, et tous partageaient cette énorme joie.
Les Aggroulés étaient situés dans un hameau de Jaligny, sur la route de Lapalisse, hameau curieusement dénommé « le bout du monde », et Lerche fut sensible à la symbolique du lieu-dit.
Déchaîné, Goubi faillit passer par-dessus bord pour hurler, par la vitre baissée, au père Toine qui fumait sa pipe devant son bistrot :
— Salut, père Toine, salut bien, je vas aux Aggroulés ! Je suis avec la patronne, et c’est moi le patron !
Sur l’indication de Juliette, Quetouffe engagea son camion dans l’allée qui menait à la ferme, allée bordée de haies étourdies de fleurs, et l’arrêta dans la cour de la propriété.
Le soleil avait tenu à être présent, chauffait les vieilles tuiles moussues, la vigne vierge, les croix de Saint-André de fer rivées aux murs comme des blasons, le puits, l’abreuvoir de pierre, les volets de bois, les clapiers. Trois pies s’envolèrent. Une charrette, dans un coin, levait les bras au ciel en signe de bienvenue. On apercevait, entreposés sous un hangar, les mobiliers des Lerche et de Juliette. Il y eut un instant de silence où fut pleinement goûtée une minute que nul n’oublierait.
Tous descendirent enfin du camion, firent quelques pas sur le gravier.
— Ça vous plaît ? murmura sourdement Juliette.
— C’est trop beau. C’est là que je mourrai, dit Lerche. Ça fait plaisir de savoir où mourir.
— Hé là ! Rien ne presse ! plaisanta Quetouffe.
— Je ne peux pas y croire, souffla Louise avant d’éclater en sanglots. Juliette se jeta dans ses bras, et les femmes pleurèrent.
— Hé ben ! Hé ben ! grommela Quetouffe ému à son tour, en surveillant Goubi avec inquiétude. Le cerveau de l’innocent allait-il résister à une aussi forte commotion ? Goubi fixait la cour avec tant d’attention que Quetouffe le secoua :
— Ho ! Goubi !
Goubi lui présenta un visage parfaitement calme et prononça sur un ton égal :
— Y a du travail. T’as t’y vu toutes ces mauvaises herbes ? Je vas t’attraper un râteau sans tarder, moi.
Quetouffe ahuri ne put que soupirer :
— Ça alors…
Déjà Goubi ralliait son monde :
— Allez, vous autres, faut pas rester là comme des bredins les deux pieds dans le même sabot ! D’abord, viens là que je te biche, ma chtite Juliette. Sans toi, on serait pas là, faut bien qu’on s’y dise !
Elle lui donna ses deux mains, il l’embrassa sur les cheveux en lui disant tout bas qu’il l’aimait, qu’elle était la plus belle.
Après quoi, il monta dans le camion, en ressortit avec son panier, la cage des deux poules, le sac des trois lapins. Il libéra le chat qui sauta sur un sol où l’attendaient dix ans et plus de félicité. Il lâcha les poules qui se mirent à picorer sans barguigner, nullement étonnées, elles, de se trouver là. Puis il fourra les lapins dans un clapier, non sans avoir promis au plus gras la mort pour le lendemain matin, et un civet pour le midi aux trois recrues – quelque peu déboussolées – de la paysannerie française.
— Lerche, ordonna-t-il, suis-moi, on fait le tour du domaine. Je vas t’expliquer des choses qu’y faudra que t’écoutes. Tu viens, Quetouffe ?
— Non, je vas aider les femmes à sortir les paquets et à les rentrer. Tu sais, moi, la campagne, j’y connais.
Lerche, qui n’avait qu’un défaut, à savoir un sentimentalisme effréné, étreignit gravement Goubi dès qu’ils eurent quitté la cour :
— Goubi, mon vieux, tu as vu où je vivais. Ce que tu as fait pour moi, tu n’en sais rien toi-même. Tu m’as sauvé de la mort. Tu es plus que mon père et que ma mère, tu es mon frère.
Simple, Goubi conclut :
— Je suis bien content qu’on est bons amis. Mais crois pas que tu es venu pour t’amuser. On a un boulot du diable devant nous. Regarde-moi ce jardin, à quoi qu’y ressemble, à un accident de chemin de fer. Une vraie pitié. Et ces noyers qui sont mangés par le gui, c’est-y pas affreux d’y voir ?
Juliette et Louise ouvraient toutes grandes fenêtres et portes de la salle commune et des chambres, pour aérer. Le bon Quetouffe leur amenait paquets et valises quand soudain une auto arriva, d’où surgirent le maire Chavon et le père Catolle.
— Où qu’il est ? bramait celui-ci, qu’est-ce qu’il fout là au lieu de rentrer chez nous ?
— Bonjour, monsieur le Maire, dit Juliette avec un sourire. Sans sourire, elle désigna le père Catolle qui, dans tous ses états, furetait dans les coins à la recherche de son domestique :
— Qui est ce monsieur ? Je devrais dire ce malpoli ?
Chavon, qui avait des usages pour un rural, se montra urbain :
— Que voulez-vous, c’est le patron des Patouilloux, y cherche son bredin. C’est vous, Quetouffe, qui nous avez ramené Goubi ? Vous avez bien fait, ma foi.
De nouveau suave, elle se rapprocha de Chavon :
— Non, monsieur le Maire. C’est moi.
Catolle roula des yeux comme Rudolph Valentino dans le Fils du Cheik. Chavon haussa un sourcil, puis deux :
— Vous ?
— Goubi et moi, nous nous marions dans quinze jours.
Catolle et Chavon, foudroyés, roulèrent dans le gravier, un pied dans chaque main, en poussant des braiments de rire.
— Allons, intervint Quetouffe, sévère, ne faites pas les andouilles. C’est sérieux.
Ce dernier mot refroidit Catolle et Chavon qui se remirent sur leurs pieds. Le maire pouffait encore :
— Dites-moi que ce n’est pas vrai, au moins, madame.
— Non seulement c’est vrai, mais je vous prie de ne plus rire ou de prendre congé. Pour un maire, monsieur Chavon, je vous trouve bien léger.
Chavon et Catolle retirèrent en chœur leur casquette pour mieux se gratter la tête à pleines mains. Chavon murmura, interdit :
— Vous allez épouser ce… cet… Goubi ? Belle dame comme vous êtes ? Excusez, mais j’y comprends plus. C’est nous deux, Catolle et moi, qu’on va devenir bredins.
Catolle surenchérit :
— Mais enfin… vous le connaissez ?… Si vous le connaissez, vous pouvez toujours ben pas le connaître comme moi. Des histoires de Goubi, je pourrais vous en raconter jusqu’à demain, que c’en est pas croyable. Pas vrai, Alphonse ?
— Ma foi, approuva Chavon.
Juliette sentit qu’il lui fallait jouer de charme et de diplomatie, comme autrefois lorsqu’il s’agissait de faire miroiter d’étranges paradis aux clients hésitants :
— Je suis ravie de vous voir, messieurs, car il m’apparaît que mon fiancé – ici Catolle se retourna et Chavon se mordit la lèvre – vous a laissé de bizarres souvenirs.
— Oh, y sont pas vieux, les souvenirs ! cria Catolle. Y a pas si longtemps qu’il était enceinte ! Oui, enceinte !
Juliette ne broncha pas :
— Je suis ravie de vous voir, disais-je, car j’ai besoin de vous, messieurs. Il me peinerait que mon époux soit la risée du pays comme il l’a sûrement été.
Chavon écarta les bras :
— Hé, madame, ou mademoiselle ! Le moyen de faire autrement avec un lascar qui prend Clemenceau pour son père ! C’est un bredin, c’est un bredin, quoi ! C’est pas sa faute, mais c’est comme ça et ça empêche d’ailleurs pas qu’on l’aime bien, allez ! A preuve, c’est que, quand le père Toine m’a téléphoné tout à l’heure je suis sauté dans la voiture et je suis été chercher Catolle. On en portait peine, nous, de Goubi. A quoi qu’y ressemble, maintenant ? On peut pas le voir ?
Quetouffe lança :
— Y va très bien. Seulement, vous allez sûr pas le reconnaître. Il a beaucoup changé.
— Tant que ça ? gouailla Catolle.
Il donna du coude à Chavon :
— On va voir arriver un docteur, Alphonse ! Tenons-nous bien !
Juliette s’adressa à Quetouffe :
— S’il vous plaît, allez le chercher.
Goubi, tout en inspectant le verger, donnait à Lerche sa première leçon d’arboriculture :
— Qui que c’est que cet arbre, Lerche ?
— Je ne sais pas.
— A Jaligny, on dit point « Je ne sais pas », on dit « J’y sais pas », d’abord. C’est un pêcher.
— Un pêcher, répéta Lerche, le front plissé par l’attention.
— Et ça ? T’y sais pas non plus. Quoi qu’y z’apprennent donc en ville ! Les numéros d’autobus, c’est ben tout. C’est un prunier.
— Un prunier.
— Et là, c’est des cerisiers.
— Des cerisiers. Et là-bas, la rivière au fond du pré ?
— C’est la Besbre, pardi.
— Il y a du poisson ?
— S’y en a ! Des tombereaux ! Mais j’ai jamais pêché.
— On essaiera de pêcher, tous les deux.
— Ça, j’y veux bien, mais seulement après le travail. On ira un moment le dimanche, des fois.
Quetouffe venait à eux, criait :
— Goubi ! Viens voir !
Goubi blêmit :
— Y a le feu ?
— Mais non ! Y a qu’y a le maire et ton patron Catolle qui sont là.
— Ah oui ?
— Alors, faut que t’ailles leur dire bonjour. Et attention ! Comme y vont courir répéter partout qu’y t’ont vu, tâche de pas faire l’idiot. Pense à ta future. Y vont en tomber sur les fesses, si tu leur causes sans faire le guignol.
Goubi mesura l’importance de sa démarche. De fait, s’il apparaissait excentrique aux deux Jalignois, tout Jaligny saurait dans l’heure que Goubi était toujours le même Goubi, et les contacts humains difficiles, voire impossibles, pour Juliette. Il se concentra et déclara :
— J’y vas !
Ils le suivirent, prêts à le soutenir pour son épreuve de vérité.
— Je suis plus bredin, je suis plus bredin, je suis plus bredin, grognait-il entre ses dents pour mieux s’en persuader.
Chavon et Catolle eurent un mouvement de surprise qui n’échappa pas à Juliette. Ce Goubi propret, rasé, vêtu d’une salopette qui n’était pas même recouverte de taches de graisse, leur était déjà étranger. Tout comme les ahurit le langage posé qu’il leur tint. Il parlait vite pour ne pas s’embrouiller dans la phrase qu’il avait préparée en chemin :
— Salut bien, monsieur le Maire, salut bien père Catolle et faites excuse pour votre jardin que j’ai pas fini de bêcher l’autre jour. J’espère que ça va comme vous voulez, chez vous ? Eh oui, me voilà de retour, et pas fâché ma foi. Juliette, faudra servir un canon à ces deux gars-là !
Le père Catolle, abasourdi, recula d’un pas, plus effaré que par la chute d’un Martien au milieu de la cour. Goubi poursuivait, sans se soucier des cerceaux qui roulaient dans les orbites de Chavon :
— Juliette vous y a peut-être dit, père Catolle, mais si elle vous y a pas dit, je vous y dis. Je suis obligé de vous lâcher, aux Patouilloux. Faut pas m’en vouloir, mais je suis à mon compte, à cette heure, et je me marie dans quinze jours, après, après…
— La publication des bans, souffla Quetouffe.
— C’est ça, lâcha enfin Goubi hors d’haleine.
Catolle balbutia :
— J’y comprends ben, Goubi, j’y comprends ben.
Mais… mais… alors… alors, ça serait-y vrai que tu serais plus bredin ?
Goubi prit un air matois pour insinuer :
— J’y suis encore, mais, ma foi, pas plus qu’un autre.
Catolle se pinçait. Il eût donné cher pour l’entendre vanter les mérites de Clemenceau son père. Cela l’eût rassuré sur bien des points, entre autres sa propre raison et l’équilibre de l’univers.
— C’est-y Dieu possible ? soupira-t-il, épuisé. Qui que t’en penses, toi, Alphonse ?
Chavon, plus philosophe, prenait son parti de la situation :
— J’en pense que faut s’y faire, voilà tout. Je suis bien content pour toi, Goubi.
Vieille France, il s’inclina devant Juliette :
— Où la débredinoire de Saint-Menoux n’a rien pu, vous avez pu quelque chose. Je vous félicite.
Elle n’en perdit pas pour autant ses esprits :
— Je vous remercie, monsieur le Maire. Il faudra revenir un jour où vous aurez davantage de temps. J’ai besoin de vos conseils. Je ne sais pas où m’adresser pour acheter un tracteur, dont je vous donnerai toutes les caractéristiques, et une 404.
Chavon vit luire au ciel la commission que ne manqueraient pas de lui ristourner les concessionnaires. Il assura Juliette avec chaleur de ses bons et loyaux services. Elle eut un sourire furtif et pria tous les assistants d’entrer dans la ferme pour y boire la coupe de champagne de bienvenue.
Catolle, qui ne lâchait pas Goubi et n’avait pas assez de ses yeux pour l’examiner, se lamentait :
— Tu vas nous manquer quand même, tu sais. Trente ans chez nous, c’était un bail. Enfin, tu seras patron, y a rien à dire à ça, c’est ben normal que t’y fasses plus le domestique. Patron !… Quand je pense que je suis que métayer…
Il mêla ses bravos au vibrant toast de bon accueil que portait Chavon à ses nouveaux administrés puis, regardant encore Goubi de la tête aux pieds :
— Je t’aurais même point reconnu, tiens ! Comment que t’y fais pour être si propre ?
Goubi lui confia sa recette :
— C’est point difficile. Je me rase et je me lave tous les jours.
— Tous les jours ! Tout ?
— Même les pieds. Même les dents.
Le père Catolle n’en était certes pas à ce point de raffinement. Assommé par ces révélations, il se perdit dans la contemplation de ses sabots.
— Et que faisiez-vous à Paris, si ce n’est pas indiscret ? demandait Chavon à Juliette, anxieux d’en savoir plus long.
Elle feutra de vertu son regard, ce terrible regard qui avait tant de fois fait grelotter de honte et de désir le collégien égaré dans la rue des Lombards.
— J’étais dans le commerce.
— Ah bien !
— Je m’occupais d’une affaire de lainages.
— Ah bien !
Les visiteurs prirent congé peu après.
Lorsque l’auto du maire eut disparu, Goubi s’écroula sur un banc. Juliette l’embrassa, tous le congratulèrent. Il avait été admirable, et pondéré comme un vieux prêtre.
— J’y dis pas, j’y dis pas, bégayait-il, exténué, mais si je continue comme ça à plus être bredin du tout, sûr et certain que je vas devenir fou !
Chavon et le père Catolle, surexcités, s’étaient rués sans s’amuser en route dans le bistrot de l’Aimée.
Flairant quelque événement, les commensaux habituels du lieu, le buraliste, le pharmacien et Chérot le marchand de vêtements les avaient rejoints au galop. On écouta bouche bée le récit des deux témoins, récit d’où il découlait, qu’on le voulût, qu’on le crût ou non, que Goubi le bredin n’était plus bredin !
— Quand même ! grogna Chérot sceptique, faut garder la tête froide, j’y croirai quand j’y verrai, il est pas devenu savant tout d’un coup !
— Tu l’es, toi, savant ? tonna Chavon qui avait en horreur la contradiction et était prêt en la circonstance à en rajouter sur les facultés intellectuelles de Goubi, y a qu’il est changé cent pour cent, quoi ! Pas vrai, Catolle ?
— Pour tout vous dire, il est propre comme un sou neuf, notre Goubi, avoua le père Catolle accablé. Propre. Y se lave tous les jours, et même les pieds, et même les dents.
Un silence total, une stupeur profonde accueillirent cette troublante nouvelle. Ballon, le buraliste, murmura, timide :
— Et… y parle… y parle comment ?
— Y parle pas comme dans le poste, bien sûr. Mais y cause pas mal du tout, hein, Catolle ?
— J’y trouve qu’y causerait même plutôt mieux que moi, fit l’interpellé. Si c’est à Paris qu’il a appris tout ça, je ferais peut-être pas mal d’y aller faire un tour sans tarder.
Aimée rêveuse rêva tout haut :
— Moi je dis que pour épouser Goubi, elle doit pas être bien fine, la Parisienne !
Chavon se fâcha :
— C’est-y permis d’y entendre ! Une femme qu’était dans le commerce, et distinguée, et intelligente, et sérieuse, et belle comme le jour, et tout ! Une femme qui va acheter d’un seul coup un tracteur et une 404, eh ben, si elle est point fine, moi je veux bien aller à la messe tous les matins et sur les deux genoux, encore !
Il poursuivit, plus calme :
— D’accord, c’est pas un acteur de cinéma, Goubi. Mais il est sûr moins vilain que le vieux Biaise ou que le petit Chanfrenier qu’ont jamais pu avoir un chien de chasse à eux tellement qu’y lui faisaient peur et qu’y z’étaient mordus par lui.
Le pharmacien Margelle émit sagement et coup sur coup deux proverbes :
— La beauté se mange pas en salade. L’amour est aveugle.
Catolle, toujours prostré, rabâchait :
— D’abord, vous le verrez, hein, Goubi. Y se cache pas. Vous le verrez, et vous y verrez si on vous a raconté des menteries.
Serein, Chavon but son canon et se dressa en affirmant :
— Messieurs, le Goubi qu’on a connu existe plus. C’est le patron des Aggroulés, et faudra que tout le monde se mette bien ça dans la tête. J’ai pas envie d’avoir des histoires, moi, avec sa femme et ses employés. Je vas faire mon devoir de maire, de premier citoyen de cette commune. Primo, aller aux écoles apprendre la politesse aux gamins, les égards qu’ils doivent aux grandes personnes en général et à Goubi en particulier, maintenant que le voilà un monsieur comme les autres. Secundo, dire un peu partout que le premier qui l’emmerdera c’est à moi qu’il aura affaire !
Emporté par l’habitude des réunions, il déclara : « La séance est levée » et sortit d’un pas ferme.
Le père Catolle conclut, mélancolique :
— Comme tu dis, Chérot, faut le voir. Nous, on l’a vu. Ça peut pas se raconter. Faut y voir pour y croire.
Après avoir aidé les arrivants à ranger le mobilier dans la ferme, Quetouffe était rentré à Saint-Pourçain en promettant de revenir bientôt. Pendant que les deux femmes préparaient la soupe en chantant, Goubi et Lerche dressaient les lits dans les chambres.
— Çui-là, commentait Goubi, c’est çui de Juliette. Le mien, c’est dans la chambre à côté. Oui, mon loulou, on couche pas ensemble. On a de la morale, nous autres deux Juliette et moi. Pas de pelotage avant le mariage !
Par la fenêtre ouverte, ils voyaient, là-bas, la brume s’élever sur la Besbre, au lieu-dit des Payots. Au-dessus d’eux, dans le grenier, le chat bondissait et rebondissait sur des souris qui avaient un goût de blé. Lerche avait posé sa main sur l’épaule de Goubi. Celui-ci divaguait encore, mais pour la bonne cause cette fois. Il voyait les champs se couvrir de moissons, il voyait le tracteur circuler avec sur le siège un Goubi en chapeau de paille, il voyait Juliette en robe blanche porter sous le soleil le pain, le vin, le saucisson aux travailleurs, il voyait…
La lune se montra, falote, ombre de lune, ancienne lune des Patouilloux, et Goubi dit :
— Ah te voilà, toi !