6.
Contrairement à la propriété que possédait Kain
sur la côte est, Paritutu longeait un océan plus sauvage, plus
désert aussi. Aucune île, aucun bateau, ne venait briser la ligne
d’horizon, et de grandes vagues se déroulaient sur le croissant de
sable noir cuivré à une cadence quasi militaire, déversant sur la
grève un tumulte d’écume d’une blancheur éclatante.
– Que veut dire Paritutu ? demanda
Sofia, désireuse de rompre le silence.
– Pari signifie
falaise et tutu dressé. Je traduirais
ça par : « à-pic de la falaise ».
Il fit un geste en direction de la péninsule
recouverte de pierres et de rochers.
– Les Maoris avaient baptisé la côte ouest la
« côte des guerriers » parce qu’elle est sauvage, déserte
et accidentée. Autrefois, il fallait être sur le qui-vive en
permanence pour survivre dans cette région austère, que ce soit en
mer ou sur le continent.
– Et la côte est ? demanda Sofia avec
intérêt.
– Avec ses nombreux estuaires, ses îles et
ses longues péninsules luxuriantes, ses eaux poissonneuses et ses
plages pleines de fruits de mer, elle était pour eux la côte
féminine, répondit Kain d’une voix suave.
– Encore un peuple misogyne, répliqua Sofia,
espérant ainsi masquer le trouble qui l’avait envahie en entendant
l’explication de Kain.
Ce dernier rit avant de démarrer la voiture. La
route descendait en serpentant vers un bâtiment à moitié dissimulé
par les arbres et les buissons.
Sofia s’efforça de se concentrer sur la beauté du
paysage.
– Avant l’arrivée des Européens, les Maoris
pensaient en effet que l’homme et la femme tenaient chacun un rôle
différent dans la société, reprit Kain. Comme les Européens à la
même époque, d’ailleurs. Cela dit, les Maoris respectaient tout
autant les femmes guerrières que celles qui leur prodiguaient des
conseils ou qui étaient attachées à des tâches plus
traditionnellement féminines.
Piquée dans sa curiosité, Sofia ne put s’empêcher
de se tourner vers lui.
– Avez-vous des ancêtres
maoris ?
– Disons que mes ancêtres étaient originaires
des îles du Pacifique. Le premier de la lignée était
français ; de passage à Tahiti, il s’est épris de la fille
d’un grand chef de tribu ; comme la belle était déjà promise à
un autre chef, les deux tourtereaux se sont enfuis en
Nouvelle-Zélande. Là, ils se sont installés à Totara
Bay.
Du coin de l’œil, Sofia admira ses cheveux noir de
jais et les traits purs et arrogants de son
visage – ainsi donc, cet homme incroyablement séduisant,
viril et sensuel était le fruit d’une passion amoureuse entre un
Français et une Polynésienne ; rien de bien étonnant, au fond…
Tout à coup, elle se souvint d’un tableau qui avait retenu son
attention l’autre jour, lorsqu’il lui avait fait visiter la
propriété familiale. On y voyait une jeune femme à la peau brune,
vêtue d’une robe de style victorien qui semblait entraver son corps
souple et longiligne. De longs cheveux noirs et brillants comme la
soie encadraient son visage aux traits à la fois délicats et
volontaires.
Captivée malgré elle, elle
demanda :
– Est–ce son portrait qui est accroché dans
le hall d’entrée de Totara Bay ?
– Oui. La légende raconte qu’ils passaient
leur temps à se chamailler… mais la pauvre est morte en mettant au
monde leur enfant et il ne s’est jamais remarié.
– Qui s’est occupé du bébé ?
– Sa sœur, qu’il a fait venir de France.
C’était une religieuse ; sévère mais juste et aimante,
semble-t–il. Elle a passé quinze ans ici avant de regagner son
couvent.
Il freina brusquement pour éviter une nuée
d’oiseaux, qui prirent leur envol en piaillant.
– L’habitation d’origine – une
espèce de cabane rustique – existe toujours derrière
la maison principale. Si ça vous intéresse, je vous la montrerai
quand nous rentrerons à Totara Bay.
– Je veux bien, merci.
– Vous aimez l’histoire ?
Sofia hocha timidement la tête.
– Surtout les histoires familiales,
avoua-t–elle.
Sans doute parce qu’elle ne savait pratiquement
rien de sa propre famille ; pour une raison qu’elle ignorait,
son père ne lui avait jamais parlé de sa famille ni de celle de sa
mère.
Quelques minutes plus tard, une maison
d’architecte, toute de bois et d’acier, se matérialisa devant
eux.
– Vous m’aviez parlé d’un bungalow !
s’écria-t–elle d’un ton mi-réprobateur, mi-admiratif. Nous n’avons
décidément pas le même vocabulaire !
D’architecture résolument moderne, le fameux
« bungalow » se fondait à merveille dans la nature
environnante faite de rochers escarpés, de forêt vierge et de
vagues rugissantes – une habitation qui contrastait de
manière saisissante avec la demeure victorienne de Totara Bay,
pleine de grâce et de charme désuet.
– Est–ce vous qui avez construit cette
maison ?
Il acquiesça d’un bref signe de tête.
– Oui. Je l’ai dessinée avec un ami
architecte, expliqua-t–il en citant le nom d’un designer célèbre
dans le monde entier.
Sofia se tut, soudain consciente que cette maison
et l’endroit où il avait choisi de la construire révélaient de
nouvelles facettes de sa personnalité complexe. Contrairement au
domaine familial de Totara Bay, cette maison reflétait ses goûts et
ses aspirations les plus intimes.
Alors, pourquoi avait–il décidé de l’amener
ici ?
Dans un silence tendu, il remonta l’allée jusqu’au
garage et appuya sur un bouton. La porte coulissa sans heurt pour
les laisser entrer puis se referma sur eux. Dans la pénombre, Sofia
frissonna légèrement.
– Nous voici arrivés, fit Kain en sortant de
la voiture.
Sofia eut soudain l’impression qu’il regrettait de
l’avoir amenée ici. C’était son refuge, la maison de ses rêves et
l’endroit où il venait se ressourcer. Et voilà qu’il se retrouvait
dans l’obligation de partager tout cela avec une femme qu’il
méprisait.
Jusqu’où était–il prêt à aller pour protéger son
cousin ?
Serrant les dents, elle ouvrit la portière avant
qu’il ait le temps de le faire et sortit de la voiture en
s’efforçant d’afficher une expression neutre.
Kain sortit son sac à dos du coffre.
– Vous me suivez ?
– Ai-je le choix ?
L’intérieur de la maison était tout aussi
spectaculaire. Kain la conduisit dans un vaste salon dont les baies
vitrées ouvraient sur une grande terrasse de bois avec vue sur les
dunes et la plage.
Il posa leurs affaires sur le sofa et alla ouvrir
les baies vitrées. Le paysage s’invita aussitôt à l’intérieur.
Grisée par l’air iodé qui envahissait la pièce, Sofia sortit sur la
terrasse et inspira profondément. D’une beauté sauvage, la nature
environnante eut sur elle un effet euphorisant ; elle expira
lentement, fascinée par le panorama.
Avec une régularité de métronome, les vagues
venaient s’écraser sur le sable d’ébène, produisant un voile de
brume aérien et scintillant.
La voix de Kain s’éleva dans son dos.
– Vous savez nager,
j’imagine ?
– Très bien, oui. Même si cela fait une
éternité que je n’ai pas nagé dans une mer aussi
agitée.
– Cela vous fait peur ?
Sofia secoua la tête. Ce n’étaient pas les vagues
qui lui faisaient peur…
– Non, mais je ferai attention.
– Ne vous inquiétez pas, tout ira bien. Et
puis je suis là, de toute façon.
Il lui tendit son sac à dos et pointa le menton en
direction d’une porte.
– Les chambres se trouvent de ce côté-ci. La
mienne est la première à droite. Choisissez celle qui vous plaît,
je ferai votre lit ensuite.
– Non ! protesta Sofia, étonnée qu’il
soit disposé à accomplir ce genre de tâche domestique. Dites-moi où
se trouvent les draps et je m’en chargerai.
Il arqua les sourcils d’un air
moqueur.
– Enfin résignée, Sofia ?
Dans sa bouche, son prénom ressemblait à une
invitation sensuelle, terriblement tentante. Elle releva vivement
le menton.
– Pas le moins du monde, dit–elle sèchement
avant de se diriger vers la porte qu’il lui avait
indiquée.
Des quatre chambres, elle se retint de choisir la
plus éloignée de celle de Kain et choisit de s’installer dans
l’avant–dernière.
Une fois seule, elle ouvrit la baie vitrée et
sortit sur la terrasse. La chambre offrait une vue superbe sur les
dômes feuillus des pohutukawas qui ourlaient la pointe rocheuse de
la plage. Elle venait de poser son sac sur une chaise lorsque Kain
la rejoignit avec une pile de draps et de serviettes de toilette
qu’il déposa sur le grand lit.
– La salle de bains se trouve derrière cette
porte, déclara-t–il. Rassurez-vous, chaque chambre possède la
sienne : vous ne serez donc pas obligée de la partager avec
moi.
– Cette nouvelle me réjouit, répliqua Sofia
d’un ton doucereux alors même qu’une image infiniment troublante
venait de germer dans son esprit – l’image de Kain sous
la douche, son corps mat et musclé ruisselant d’eau…
Un sourire enjôleur joua sur les lèvres de Kain et
elle rougit comme une écolière. Etait–elle à ce point transparente
ou bien avait–il un don pour lire dans les pensées des
autres ?
– A présent, j’aimerais faire mon lit et
ranger mes affaires, si ça ne vous dérange pas.
Il inclina la tête.
– Retrouvons-nous dans le salon dans une
demi-heure.
Après son départ, Sofia jeta un coup d’œil à sa
montre. Elle aurait même le temps de prendre une douche si elle ne
traînait pas. Avec des gestes rapides et sûrs, elle commença par
faire son lit puis rangea ses quelques vêtements dans la grande
armoire. Après avoir ramassé les serviettes de toilette, elle se
dirigea vers la salle de bains attenante et s’immobilisa sur le
seuil, le souffle coupé.
Là aussi, une baie vitrée occupait tout un pan de
mur. Intriguée, elle traversa la pièce et jeta un coup d’œil par la
fenêtre. Elle découvrit un endroit totalement protégé des regards
indiscrets, sans terrasse ni vis-à-vis, qui offrait une vue
imprenable sur les rochers de la péninsule déserte et l’océan
sombre, majestueux.
Fascinée par cette nature à l’état brut, Sofia se
laissa envahir par une vague de plénitude.
Etait–ce pour cette raison que Kain avait bâti sa
maison à cet endroit précis ? Pour profiter de l’incroyable
fluide énergétique que dégageaient les lieux ?
– Non, dit–elle à voix haute en se
détournant.
Impossible. Cela aurait signifié qu’ils avaient
des points communs, tous les deux, et Sofia savait pertinemment
qu’il n’en était rien. Kain et elle ne partageaient rien : ils
n’avaient ni les mêmes valeurs, ni les mêmes croyances, ni les
mêmes aspirations, songea-t–elle en se déshabillant.
Dix minutes plus tard, douchée, vêtue d’un jean et
d’une marinière à rayures, elle se posta devant le miroir et noua
ses cheveux en une simple queue-de-cheval. Puis elle se maquilla
légèrement – un voile de poudre, une touche de mascara,
un soupçon de gloss – et se prépara mentalement à
affronter l’homme qui l’attendait dans la pièce
voisine.
Mue par un regain de détermination, elle quitta la
chambre et longea le couloir d’un pas décidé.
La porte du salon était grande ouverte. Après une
brève hésitation, elle releva la tête et entra dans la
pièce.
– Pile à l’heure, fit Kain d’une voix suave
en levant les yeux du plateau qu’il était en train de préparer.
Désirez-vous un verre de vin ? Ou quelque chose sans
alcool ?
– Je prendrais volontiers un peu de vin,
merci, répondit Sofia en se forçant à le regarder.
Vêtu d’un jean délavé et d’un T–shirt blanc qui
mettait en valeur ses épaules puissantes et son teint cuivré, il
lui sembla plus séduisant que jamais.
Le cœur battant à coups redoublés, Sofia battit en
retraite sur la terrasse. C’était comme si le salon et la terrasse
de bois ne formaient qu’un immense espace protégé du vent, ouvert
sur la nature merveilleusement sauvage.
– J’espère que ce vin vous plaira, déclara
Kain en la rejoignant. Il provient d’un cépage cultivé depuis peu
en Nouvelle-Zélande, le viognier. Je ne
suis pas sûr qu’on sache le travailler correctement, mais le
résultat est plutôt agréable.
– Merci, fit Sofia en acceptant le verre
qu’il lui tendait.
Une conversation anodine, c’était exactement ce
qu’il lui fallait ! songea-t–elle avant de prendre une gorgée
du liquide pourpre.
– Vous avez raison, il est très agréable, à
la fois fruité et léger. Est–ce le fruit de votre
vignoble ?
– De l’un d’entre eux, oui.
Elle s’empourpra et Kain se maudit
aussitôt.
Il avait eu la chance de naître dans une famille
aisée et d’avoir des parents cultivés et équilibrés, veillant à lui
transmettre les valeurs auxquelles ils étaient
attachés – la franchise, l’honnêteté, le goût de l’effort
et le respect de l’autre.
Mais que serait–il devenu si on l’avait privé de
tels repères ?
Certes, l’alcoolisme de son père n’excusait pas
complètement les délits dont Sofia s’était rendue coupable, ni sa
cupidité, mais ne bénéficiait–elle pas de circonstances
atténuantes ?
« Prends garde de ne pas te faire piéger à
ton tour », lui souffla une petite
voix moqueuse qui le ramena brutalement à la réalité.
– J’ai la chance de posséder plusieurs
vignobles, reprit–il d’un ton dégagé.
Sofia prit une autre gorgée et ferma brièvement
les yeux, savourant les nuances subtiles de ce vin
délicat.
– La viticulture est le passe-temps préféré
des personnes fortunées, on dirait, fit–elle observer avec un
soupçon de provocation dans la voix.
Il haussa les épaules.
– Pas forcément. J’ai eu l’occasion de
rencontrer dans ce milieu-là quelques hommes passionnés qui se
lancent dans l’aventure sans filet. Certains d’entre eux
réussissent brillamment et produisent en petites quantités des crus
qui n’ont rien à envier à ceux des géants du secteur.
– Votre vin fait partie de ceux-là,
semble-t–il.
Il esquissa un sourire.
– Ils sont très appréciés, c’est vrai, au
point que mes maîtres de chai songent à augmenter la production.
Nous verrons bien ce que l’avenir nous réserve. Et vous, en dehors
de vos projets dans le secteur de l’événementiel, comment
voyez-vous votre avenir ? enchaîna-t–il sans
transition.
Sofia leva son verre comme pour porter un toast
silencieux.
– J’espère simplement éviter les ennuis de
toutes sortes, répondit–elle avant de regretter aussitôt ses
paroles empreintes d’insolence.
Il eut un sourire narquois.
– Rien de plus facile : il suffit pour
cela de résister à la tentation.
Elle le gratifia d’un sourire
mielleux.
– Rien de plus facile, en effet… Je ne vous
mettrai pas dans l’embarras, si c’est ce qui vous inquiète. Quelque
chose me chagrine cependant : comment être sûre que vous
n’allez pas me tenir rigueur d’une autre faute imaginaire pour
m’obliger à exécuter vos désirs ?
– Il n’y a que vous qui connaissez la réponse
à cette question, Sofia, fit–il observer froidement. Si vous
n’aviez jamais été soupçonnée de chantage, vous ne seriez pas dans
cette position délicate.
Il marqua une courte pause avant de demander d’un
ton faussement désinvolte :
– Comment avez-vous réussi à convaincre
Frensham de vous laisser rembourser les sommes que vous aviez
soustraites à ses clients ?
Sofia se pétrifia. Ainsi, il savait tout.
L’avait–il testée à dessein en mentionnant uniquement la
falsification de documents et l’usage de faux ?
Oui, bien sûr… quelle question ! Une bouffée
d’amertume et de rancœur mêlées la submergea. Comme une idiote,
elle était tombée dans le piège, s’abstenant de rectifier la vérité
pour préserver le peu d’amour-propre qu’il lui restait encore…
renforçant du même coup, sans le savoir, la piètre opinion qu’il
avait d’elle.
Comme le silence se prolongeait, il reprit la
parole :
– Je peux comprendre que grandir dans un
milieu défavorisé, avec pour seul référent un père qui se noyait
dans l’alcool tous les soirs…
– Vous ne savez rien de mon père, le
coupa-t–elle avec brusquerie. Oui, c’était un
alcoolique – il était très lucide sur son compte et se
traitait lui-même d’ivrogne –, mais il a tout fait pour
essayer de sortir de cet engrenage fatal, pour tenter d’être
l’homme qu’il voulait être.
Chaque échec le précipitait dans un abîme encore
plus profond, le plongeait dans une culpabilité insupportable. Dans
ce pathétique chaos, Sofia avait toujours été sûre d’une
chose : son père l’avait aimée de toutes ses forces, à sa
manière.
Furieuse de n’avoir pas su maîtriser ses émotions
et consciente du regard empreint de pitié de Kain, elle releva le
menton et reprit la parole d’une voix plus posée :
– Mon père n’a jamais volé de sa vie. C’était
l’homme le plus honnête que j’aie jamais rencontré.
– Quel dommage que vous n’ayez pas suivi son
exemple, rétorqua Kain très calmement.