Merlin, sous l'apparence qu'il avait eue à son arrivée à Carohaise, cheval brun, robe verte, barbe rousse, rejoignit Arthur alors que celui-ci galopait vers la bataille dont il se rappelait s'être éloigné pour poursuivre Frolle.
— Je ne sais plus d'où je viens ! dit Arthur. Je me suis battu contre Frolle. L'ai-je tué? Puisque j'ai son épée...
— Tu ne l'as pas tué, dit Merlin. Tu lui as crevé l'oeil, ôté la joue et fracassé l'épaule. Il a laissé tomber son épée, et a été emporté par son cheval, devenu fou parce que tu lui avais tranché l'oreille...
— Frolle m'a frappé à la tête avec sa masse de cuivre et arraché les cheveux avec la peau, et j'étais ouvert au côté par la lance de Ponce Antoine. Je n'ai plus de blessure et ne sens plus rien!Est-ce toi qui m'as guéri?
— Ce n'est pas moi, dit Merlin.
Arthur brandit Marmiadoise, et tout le paysage en fut illuminé.
— L'ai-je gagnée loyalement ?
— Tu l'as bien gagnée, elle est à toi!...
— Ouaaahaaa!...
Poussant un cri de joie et de victoire, Arthur piqua des deux vers le combat, Marmiadoise dans sa main droite et Escalibur dans la gauche.
Mais tout était terminé. Le dernier ennemi avait fui, et sur le champ de bataille, comme un peuple de fourmis, grouillaient les paysans et les petites gens de la ville, occupés à soigner ou à achever les blessés selon leur camp, et à enterrer les morts vaincus après les avoir dépouillés de tout, y compris leur chemise. Plus d'un cheval de guerre devint de ce jour-là cheval de labour.
Les morts étaient peu nombreux du côté du roi Léaudagan, tant ses défenseurs avaient montré de fureur au combat. On les transportait dans la grande belle église de la ville, on les couchait côte à côte sur le sol, ils composaient un tapis d'héroïsme de l'autel jusqu'au porche. Mille cierges de cire brûlaient pour eux, les moines et les curés et l'évêque priaient et chantaient des psaumes, et les pierres de l'église chantaient avec eux. La foule agenouillée sur la place et dans les rues avoisinantes priait pour le salut de l'âme de ceux qui étaient morts sans confession.
Les amis d'Arthur, ne le voyant nulle part, étaient partis à sa recherche. Ce fut Gauvain qui, dans la forêt, trouva sa lance et des traces de sang. Fou d'inquiétude et de douleur, il hurla le nom d'Arthur aux quatre directions du vent et ne trouvant pas son corps, regagna Carohaise partagé entre l'espoir et le chagrin. Il avait vingt ans, il aimait tendrement Arthur et le considérait comme un jeune frère qu'il devait protéger. Il pouvait le faire, car il était fort et dur comme un chêne, et personne n'était capable de résister au choc de sa lance. Il était le neveu d'Arthur,fils de la demi-sœur de ce dernier, mais Arthur le nommait par amitié son cousin.
Gauvain retrouva Arthur au château du roi, et faillit lui briser les côtes tant il le serra contre sa poitrine. Tant que durèrent les aventures, Arthur n'eut jamais de meilleur ami que Gauvain. Si ce n'est Merlin.
Le roi Léaudagan était riche. C'était l'appât du pillage qui lui attirait tant d'ennemis. Il fit distribuer des cadeaux à tout le peuple et de grandes largesses aux chevaliers. Mais il tenait à honorer particulièrement les quarante et un dont il ne savait toujours pas qui ils étaient. Il les invita à souper et coucher dans son château.
La reine elle-même et sa fille Guenièvre, et les dames et les demoiselles de la cour, les désarmèrent, les dévêtirent et les baignèrent dans de grands baquets de bois de frêne pleins d'eau chaude aromatisée d'herbes propres à effacer la fatigue et les meurtrissures. Puis les vêtirent de riches robes de fourrure et les conduisirent aux tables qui venaient d'être dressées. Le roi fit asseoir Arthur à sa droite et Merlin à sa gauche, et Guenièvre, qui avait revêtu ses plus beaux atours, vint s'agenouiller devant Arthur pour lui présenter à boire dans la coupe du roi. Elle était très belle, blanche et rose de teint, avec de très grands yeux bleus, de longs cheveux tressés couleur de blé mur, sur lesquels reposait une petite couronne d'or signifiant qu'elle était l'héritière du royaume, les autres enfants du roi étant morts. Et un collier de précieuses pierres de la couleur de ses yeux enserrait son cou trois fois avant de descendre sur le haut de sa robe que tendaient ses seins ronds et durs comme des pommes de septembre.
Dans ses yeux se lisait toute son admiration pour le chevalier qu'elle servait, et celui-ci, de son côté, la regardait avec beaucoup de plaisir.
Cet attrait réciproque satisfit Merlin qui vit là l'occasion d'engager Arthur sur la voie droite de la vertu conjugale. Il fallait qu'il fût chaste pour la quête du Graal, et le sacrement du mariage place l'œuvre de chair hors du péché.
— Votre fille est belle, dit Merlin au roi Léaudagan, comment se fait-il qu'elle ne soit pas encore mariée ?
— Elle n'a pas quinze ans, dit le roi, elle a le temps...
— Si elle a le temps, vous ne l'avez plus guère, dit Merlin. Il serait bon que vous pensiez à vous choisir un gendre capable de défendre votre peuple et vos biens.
— Il m'en faudrait un qui ressemblât au chevalier qui les a défendus aujourd'hui, dit le roi. Bien que je ne sache qui il est, s'il veut ma fille, je la lui donne, et mon royaume sera le sien.
Et il se tourna franchement vers celui dont il venait de parler.
— Le roi attend ta réponse, dit Merlin à Arthur. Et voici la façon dont celui-ci répondit : il se leva, fit le tour des tables, s'approcha de Guenièvre toujours agenouillée, la releva, et à son tour s'agenouilla devanl elle, en lui tenant les mains.
Merlin dit alors au roi Léaudagan :
— Sire, quels que soient votre rang et vos honneurs, sachez que vous venez de donner votre fille à plus haut que vous. Celui qui a sauvé aujourd'hui votre royaume est Arthur, roi du royaume de Logres, à qui vous devez allégeance. Et voici son cousin Gauvain et ses frères, fils du roi Lot, et voici Ban, roi de Bénoïc, et Bohor roi de Gannes, et Sagremor, fils de l'empereur de Constantinople...
Et il nomma à Léaudagan tous les rois et fils de rois qui s'étaient si bien battus pour lui, et qui se comportaient maintenant si vaillamment devant ses viandes.
La joie du vieux roi fut telle qu'il faillit en mourir. Mais il avait une solide carcasse, il l'avait bien montré, lui aussi, au combat. Il plia le genou devant son suzerain qui le releva aussitôt et lui donna l'embrassade.
Guenièvre croyait rêver. Alors que le matin elle craignait la mort pour son père et un sort pire pour elle, voilà qu'elle se trouvait fiancée au plus grand roi de Bretagne, qui était aussi le plus vaillant et le plus beau. Tout cela était-il vrai ? N'était-ce pas un enchantement de l'homme à la robe verte?
Mais elle était déjà assez femme pour savoir bien séparer la réalité des mirages, même si ceux-ci sont parfois nécessaires pour faire accepter celle-là. Et quand elle posa ses deux mains sur son cœur si bien protégé par son sein parfait, elle sut que Dieu venait de donner à l'un et à l'autre un maître pour la vie.
En quoi elle se trompait. Et Merlin se trompait aussi. Croyant avoir engagé Arthur dans une voie de sécurité, il venait de semer pour l'avenir la graine des pires désastres. Il avait des pouvoirs sur le monde matériel, mais il ne pouvait rien sur les sentiments des hommes et des femmes, pas même sur les siens...
Le lendemain furent célébrées les fiançailles, et, le même jour, les funérailles des héros. L'évêque bénit les morts et les vivants. Les chevaliers furent inhumés sous les dalles de l'église, et les pieds des générations de fidèles allaient effacer peu à peu leurs noms gravés.
Le mariage ne pouvait avoir lieu aussitôt, le roi Arthur devant aller défendre ses terres que les Saines commençaient d'assaillir par le nord et par l'est. Léaudagan offrit à Arthur la moitié de son armée, et les chevaliers s'en furent, toujours sous les armes, l'enseigne du roi déployée.
Chacun était suivi par son écuyer, ses valets et ses chevaux de bagage. Ce fut une longue procession qui disparut lentement au loin, derrière la poussière qu'elle avait soulevée. Guenièvre la regarda s'éloigner du haut de la muraille, le cœur à la fois plein de chagrin et de joie. C'était la première fois qu'Arthur la quittait et ce ne serait pas la dernière, elle le savait, la femme d'un chevalier reste souvent seule, et plus encore celle d'un roi.
Merlin avait décidé de ne pas accompagner Arthur. Fiancé, vainqueur, entouré de son armée, le jeune roi, pensait-il, protégé à tous les niveaux, n'avait pas besoin de lui jusqu'aux prochains combats. Il se trompait. Le Diable ne dort jamais.
L'Enchanteur se transporta au cœur de la forêt de Brocéliande et s'assit sur son pommier, dans son château d'arbres que les gens de la région connaissaient et nommaient l'espluméor, sans connaître le sens de ce mot, et personne ne la connaît encore aujourd'hui.
Il s'était construit ce refuge pendant son enfance, lorsque le Diable furieux se démenait en lui et lui déchirait l'esprit pour essayer de l'arracher à Dieu.
Submergé de douleur, secoué, tordu, écorché, lacéré au-dedans et au-dehors, quand il se sentait sur le point tic sombrer dans la folie, il allait se jeter dans la source toute proche qu'on nomme fontaine de Baranton, et y trouvait soulagement. C'est une source dont l'eau bout bien qu'elle soit froide. Si on y plonge la tête d'un limnme devenu fou, il y retrouve le bon sens, à condition qu'il l'ait eu auparavant, ce qui n'est pas courant. Merlin s'y plongeait tout entier, le Diable enragé donnait à l'eau la véritable chaleur de l'eau bouillante, mais pour Merlin elle restait fraîche et il en sortait apaisé, avec des forces renouvelées pour se défendre. Aujourd'hui, en souvenir du secours que la source apporta à l'enfant « surdoué », le village le plus proche se nomme Folle Pensée, ce qui est une déformation de Fol Pansé, c'est-à-dire « fou guéri ».
Cette fois encore, Merlin alla demander aide à la source, mais il en sortit aussi fou qu'il y avait pénétré, car sa folie était celle de l'amour, contre laquelle rien ne peut, que soi-même.
Il eut recours alors à la dangereuse conjuration de l'oubli, qu'il n'avait jusqu'à ce moment jamais utilisée. Près de la fontaine était couchée une lourde pierre rectangulaire qui aurait pu lui servir de couvercle, et qui l'était peut-être, et à côté de la pierre se dressait un arbre qui n'était pas de Bretagne mais des pays de la mer Méditerranée, un pin parasol au tronc rose dont les branches, très hautes, s'étendaient à l'horizontale sur toute la clairière. L'arbre était aussi vieux que la source, une chaîne d'or ceinturait son tronc puissant et se prolongeait jusqu'à la dalle de pierre. A son extrémité était fixé un gobelet d'or marqué de signes et de lettres que même les moines savants ne savaient pas lire. Merlin savait. Il plongea le gobelet dans la source, et répandit l'eau sur la dalle, en prononçant les mots inscrits dans l'épaisseur de l'or.
Aussitôt dix mille éclairs éclatèrent à la fois, formant un dôme de feu au-dessus de la forêt, dans un fracas ininterrompu, terrifiant.
Les bûcherons et les charbonniers s'enfuirent en courant, les paysans s'enfermèrent avec leurs animaux dans les étables sombres, le prieur du couvent de Saint-Dénoué fit sonner à la volée toutes les cloches, les bêtes de la forêt se tassèrent au fond de leurs tanières, l'eau de la source se mit à bouillir à gros bouillons et à projeter dans l'air des tourbillons de neige.
Merlin étendit son corps nu sur le sol, entre l'eau, la pierre et l'arbre, ferma les yeux et enfonça dans l'herbe ses mains aux doigts écartés.
Alors la pluie se mit à tomber, verticale, drue, claire, lourde, épaisse comme un bloc. Les éclairs s'arrêtèrent, il y eut encore dans l'air un sourd grondement qui peu à peu se tut, laissant la place au seul, immense bruit de la pluie. Elle tomba pendant des heures, peut-être des jours, c'était le temps de Merlin et il n'a pas la même durée que celui des humains ordinaires. Elle se fit moins drue, moins lourde, et le bruit de sa longue chute devint comme une chanson.
Le corps de Merlin avait disparu. Il s'était fondu dans la forêt, confondu avec elle, il était devenu bois vif, écorces, racines, feuilles vertes et feuilles mortes, graines germées, sèves montantes, odeurs mouillées, couleurs lavées que le soleil revenu chauffait et caressait. Il était dans tous les arbres, de tous âges et de loutes tailles, dans leurs branches et leurs feuilles, leurs fruits et leurs bourgeons. La bienveillance tranquille de la forêt et sa force sans limites l'emplissaient, et il emplissait la forêt de sa compréhension, de sa gratitude et de son amour.
A regret, il se retira d'elle et se retrouva près de fontaine. Ce qu'il avait risqué, c'était de ne plus retrouver son apparence humaine et de rester absorbé dans la chair de la forêt. Il y aurait trouvé la paix immense et sereine, mais la paix n'était pas son destin.
Le Merlin qui réapparut entre la pierre et l'arbre fut l'enfant aux boucles folles et aux yeux tout neufs. Il sut dès qu'il se retrouva, que son attachement à Viviane n'avait pas été délié et ne pouvait pas l'être, et qu'il allait en souffrir comme bois dans le feu, mais qu'il était bon qu'il en fût ainsi.
II sut en même temps ce qui était arrivé à Arthur. Il se transporta aussitôt près de lui, trop tard.
Arthur, voulant faire plaisir à ses « cousins » Gauvain, Agravain, Guerrehès et Gaheriet, infléchit légèrement la marche de son armée de façon à faire étape en Orcanie qui était le royaume de leur père, le roi Lot. Mais lorsqu'ils arrivèrent en son château, le roi venait de partir avec la moitié de sa garnison pour se porter au secours d'une de ses places fortes attaquée par les Saines. Arthur décida d'aller dès le lendemain l'assister avec toutes ses forces. Gauvain et ses frères, sans prendre le temps de se reposer, volèrent à la rescousse de leur père.
L'armée bivouaqua hors des murs, les chevaliers reçurent l'hospitalité chez les seigneurs et les vavas-seurs de la cité, et la reine reçut Arthur, Ban, Bohor et Sagremor dans sa demeure.
Le Conte de Bretagne est pareil à un fleuve qui rassemble les eaux d'une quantité d'affluents : ses personnages. Les uns sont impétueux, d'autres calmes et forts, certains sinueux, tous venant s'ajouter à son courant pour suivre la pente unique de la Quête. Au bout de l'Aventure se trouve l'Océan, la Coupe, le Graal...
Si on remonte l'un quelconque de ces cours d'eau, on le voit composé lui aussi de rivières et torrents, né de rencontres, d'alliances accidentelles ou voulues, parfois secrètes, toutes finalement ayant des conséquences sur les méandres ou les rapides du fleuve. Ainsi en est-il d'Arthur. En remontant le courant de sa vie avant qu'il fût roi, et même avant qu'il fût né, nous débusquerions des péripéties qui expliqueraient une partie de son comportement dans son présent et son avenir. Il ne sait que depuis peu d'années qu'il est le fils d'Uter Pandragon et d'Ygerne. Et il ignore les conditions étranges dans lesquelles il fut conçu. Nous ne les dévoilerons pas ici, car il nous faudrait nous embarquer pour une trop longue croisière. Il nous suffit de savoir ce qu'il sait, ce qu'il a appris en même temps que les noms de ses parents.
Il sait que la reine d'Orcanie, chez qui il vient d'arriver, est sa demi-sœur. Elle ne connut Arthur que lorsque celui-ci, adolescent hardi, triompha de l'épreuve qui fit de lui le roi de Logres. Elle avait été, dès cet instant, très troublée par lui. Le fait qu'il fût son demi-frère ne lui apparaissait pas comme une évidence. Il avait surgi dans sa vie comme un inconnu. Elle ne l'avait pas revu depuis, et lorsqu'elle se trouva en face du garçon superbe qu'il était devenu, elle en fut bouleversée. Il arrivait précédé par la gloire, accompagné de l'odeur des chevaux et des hommes en sueur, et de cette émanation non perceptible, à laquelle sont cependant si sensibles les femmes ayant atteint un heureux épanouissement : celle d'un homme brûlant et vierge.
Ses hôtes ayant été traités à grand honneur et grande liesse, la reine les fit conduire par ses demoiselles aux chambres qui leur convenaient. Pour honorer Arthur, elle le fit coucher dans la chambre du roi son époux, qui touchait la sienne. Alors qu'elle l'y accompagnait, et déposait près du lit le flambeau à six mèches d'huile, il continuait de lui conter la bataille de Carohaise, avec de grands gestes et des éclats de rire, car il ne voulait pas se vanter de ses faits d'arme, et les transformait en épisodes divertissants.
Elle restait debout près de lui et l'écoutait sans mot dire, et il se rendit compte, à la lueur des mèches parfumées, qu'elle tremblait, et devenait rouge, et qu'elle semblait attendre de lui autre chose que des récits héroïques. Peu à peu son débit se ralentit, il cessa de faire des gestes. Ses bras pendaient le long de son corps, une grande chaleur l'envahissait, il ne savait plus du tout ce qu'il devait dire, et moins encore ce qu'il devait faire.
Alors elle franchit la porte qui la séparait de sa propre chambre, et il fit ce qu'il n'aurait pas dû faire : il la suivit.
Elle gagna son lit. Il la suivit encore. L'habitude de coucher nu facilite les rapports humains. Les mains maladroites d'Arthur, rugueuses d'avoir tant serré les armes, trouvèrent des merveilles à explorer, et le firent avec délicatesse et une curiosité infinie.
Et le Diable, qui avait chaudement préparé tout cela, lui fit oublier, ainsi qu'à la reine, qui ils étaient el quels liens de sang les unissaient. Ils se réjouirent sans honte et sans crainte. Il fut d'abord maladroit et rapide, mais elle eut tôt fait de l'enseigner.
Arthur partit à l'aube avec son armée pour aller secourir le roi Lot. Afin d'éviter la poussière soulevée par les chevaux, il avait pris de l'avance et chevauchait seul, à une bonne lieue en avant. Parfois un de ses compagnons, ou son écuyer Girflet, fils de Do, arrivait au galop jusqu'à sa hauteur, s'inquiétant des dangers sa solitude alors qu'on approchait de l'ennemi. Mais Arthur renvoyait tout le monde. Il n'aurait pu supporter d'échanger des propos avec quiconque, il fut à la fois tourmenté et heureux, il avait besoin de réfléchir. Mais plus il réfléchissait, moins il savait comment il devait se juger. Ce qu'il avait fait cette nuit était condamnable, mais il n'arrivait pas à le regretter, il y pensait au contraire en souriant, il eût volontiers recommencé...
Mais elle était mariée! Et elle était sa sœur maternelle!... II avait commis un double péché très grave.
Au diable le remords! Il se confesserait, et ne mit plus les pieds en Orcanie, et il ne lui resterait de cette nuit qu'un plaisant souvenir. Après tout, il n'avait causé de tort à personne...
A peine s'était-il accordé cette indulgence qu'il vit surgir d'un vallon devant lui un chevalier en long haubert de mailles rouges, coiffé d'un heaume empanaché de plumes rouges, ganté de fer rouge et qui arrivait sur lui au grand galop d'un cheval rouge. Ses bras étaient disposés à la façon dont il aurait tenu la lance et l'écu, mais il n'avait ni l'un ni l'autre, et pas davantage d'épée. Il fonça sur Arthur dans la position du combat en criant :
— Garde-toi, roi Arthur !
Arthur commença de tirer Marmiadoise, mais la renfonça dans son fourreau, ne voulant pas s'armer contre un adversaire sans arme, et qui lui paraissait fou. Pour éviter une collision, il fit faire un écart à son cheval, mais le chevalier rouge, en passant près de lui comme la foudre, le frappa d'un tel coup de poing à la poitrine qu'il fut projeté par-dessus le croupe de sa monture et se retrouva étendu sur le dos, la tête ébranlée et les poumons vidés par le choc.
Son adversaire avait sauté à terre et le bourrait de coups de pied en criant :
— Défends-toi, roi Arthur ! Arme-toi ! Te laisseras-tu rosser comme un porcher ?
Arthur se releva d'un bond, courut à son cheval, d'un seul geste tira Escalibur et en frappa au cou le chevalier rouge, qui l'avait suivi. Le coup aurait dû lui faire voler la tête. Mais l'homme avait saisi la lame tranchante à pleine main, arrachait l'épée à Arthur et la projetait contre un arbre dans lequel elle se planta en chantant.
Stupéfait, un instant immobile, Arthur se jeta avec ses deux poings nus contre son adversaire. Celui-ci le repoussa comme une plume et une fois de plus il frappa le sol de son dos.
L'homme lui mit un pied sur la poitrine, et il lui sembla qu'il était écrasé sous le poids d'une montagne.
— Tu étais plus vaillant la nuit dernière ! dit le chevalier rouge.
Il ôta son pied. Arthur ne bougea plus, sachant maintenant qu'il n'avait pas affaire à un adversaire ordinaire. Etait-ce un ange guerrier envoyé par Dieu pour le punir ? Son cœur tremblait.
— Qui es-tu ? demanda-t-il.
— Et toi? Qui es-tu?... Es-tu un roi ou un chien, qui se laisse entraîner par le premier élan du dard qui lui pointe au ventre? Que peut-on faire de toi si c'est ton ventre qui commande?
Il y eut un court silence puis le chevalier rouge soupira et répéta à voix basse, avec, semblait-il, une grande tristesse :
— Que peut-on faire de toi?...
Il remonta sur son cheval, repartit au pas dans la direction d'où il était venu et disparut dans le vallon d'où il était sorti.
Arthur, profondément ébranlé par cette rencontre, après avoir à grand-peine récupéré Escalibur, remonta tout endolori sur son cheval, et, la nuit suivante, alors que l'armée dormait, se rendit dans la forêt proche où se trouvait un ermitage. Il se confessa à l'ermite et resta jusqu'à l'aube étendu les bras en croix à plat ventre devant l'autel, se repentant et pleurant dans la poussière. Il prenait conscience de sa faute et se rendait compte que, plus qu'une faute, c'était une chute. C'était ce que le chevalier rouge lui avait fait comprendre en le jetant à bas de son cheval. Et en faisant de lui, pour la première fois de sa vie, un vaincu. Il avait été vaincu par lui-même. Il s'était amputé d'une partie de sa maîtrise et de sa droiture. Il ne serait plus jamais le même.
Le chevalier rouge était Merlin.
Il avait voulu, sans se faire connaître, donner une leçon à arthur, comme un père sévère et droit corrige son fils dont la conduite s'est égarée.
Cette leçon fut utile au jeune roi qui, pour se racheter à ses propres yeux, redoubla de vaillance et de loyauté, au combat aussi bien que dans la direction des affaires du royaume.
Mais pour Merlin, tout était à recommencer. Il lui fallait trouver un autre chevalier qui pût devenir le meilleur chevalier du royaume, sans la moindre faiblesse. C'est à ce moment que lui vint l'idée de créer la Table Ronde, qui susciterait l'émulation entre les meilleurs chevaliers de Bretagne et ferait surgir le meilleur des meilleurs.
Il lui fallait pour cela qu'ils fussent disponibles, qu'ils n'aient plus à se battre constamment contre les inscursions des envahisseurs.Avec l'aide de Merlin, Arthur leur livra rapidement bataille. Les Alémans et les Romains se rembarquèrent pour ne plus revenir, les uns se retirèrent vers le nord, et l'horrible Claudas lui-même, roi de la Terre Déserte, quitta la Grande Bretagne avec ce qui lui restait de troupes.
Arthur, par son courage et sa générosité, s'était assuré la fidélité de ses vassaux. Pour son peuple, il était en train de devenir un héros de légende. Pour lui-même, il était toujours celui qui avait été vaincu par un chevalier sans armes, et il y avait gagné la véritable humilité, qui est la base de toutes les vertus.
Merlin l'aimait beaucoup et ne lui marchanda jamais son aide. Quand le royaume fut enfin en paix, il lui rappela qu'il
avait une fiancée qui l'attendait en Carmélide, et qu'il était temps qu'il se mariât.
— Tic ! Tic ! Tic ! fit le merlet. Posé près du visage de Viviane endormie, il lui picotait le bord de l'oreille en prenant soin de ne pas appuyer ses coups, car il avait le bec si fin et si pointu qu'il était capable d'attraper un moustique par une jambe.
— Sale bête! Grogna Viviane en ouvrant un oeil. Qu'est-ce qui te prend? Tu ne peux pas me laisser dormir?
Mais elle ouvrit tout à coup ses deux yeux tout grand : l'arbre bleu était dans sa chambre!
Pour pouvoir y entrer il s'était réduit à la taille d'un rosier, et avait pris racine dans son lit, près de ses pieds. Il luisait doucement dans la nuit.
— Merlin ! cria Viviane.
Elle l'avait attendu si longtemps, jour après jour, sans le voir revenir ! Cela faisait maintenant plus de deux ans, et elle commençait à perdre espoir. Merlin !
Elle jaillit de son lit vers la fenêtre, et elle le vit à la lumière des étoiles, assis sur la bordure du puits, en train de l'attendre. Il se dressa, tendit les bras vers elle et dit : «Viens! », et elle fut contre lui...
Elle sanglotait de joie et lui frappait la poitrine de ses petits poings avec colère.
— Pourquoi ? Pourquoi es-tu resté si longtemps ?
Il n'expliquait pas, il lui caressait le visage, il murmurait seulement : « Viviane... Viviane... », comme un chant de bonheur. Et elle était si heureuse qu'elle se mit à rire.
Elle prit le temps de le regarder, et s'aperçut qu'il avait changé. Lui-même ne s'était pas rendu compte que pour la rejoindre et mieux se rapprocher d'elle il s'était laissé glisser dans l'apparence de ses quinze ans. Il était si beau qu'elle recommença à pleurer. Et il baisa ses larmes, et ils s'embrassèrent et se serrèrent l'un contre l'autre, ils s'aimaient et le savaient et n'avaient pas besoin de le dire. Mais Viviane s'étouffait, c'était trop grand, trop fort, trop léger en elle, cela grandissait dans son corps et voulait le faire éclater, il fallait qu'elle le dise, et elle le lui dit et l'embrassa sur les lèvres. « Oh je t'aime tant!... » Elle avait fermé les yeux et elle appuyait sa joue contre sa poitrine et continuait de murmurer : «je t'aime, je t'aime, je t'aime... »
Elle avait sauté nue de son lit, elle était nue dans ses bras et elle ne s'en souciait pas, mais pour la préserva de la fraîcheur de la nuit, et pour se préserver de la brûlure de son corps, d'un geste de la main il l'habilla avec une robe de voile de laine aussi léger qu'une fumée.
— Pourquoi, pourquoi es-tu resté si longtemps sans revenir ?
— Je ne voulais plus revenir du tout, je ne voulais plus te revoir jamais... Mais je n'ai pas pu...
Stupéfaite, elle répéta :
— Pourquoi?... Pourquoi?...
— Parce que je t'apporte la souffrance... Pas le malheur, mais la souffrance. Il y aura la même pour moi, mais si j'ai le droit de me l'infliger et de l'accepter, je n'ai pas celui de te la faire partager. Je ne voulais pas revenir, je ne voulais pas !... Et me voilà...
Il avait repris l'apparence de ses trente ans, et lerrant contre lui l'enfant bien-aimée il baisait doucement ses cheveux qui sentaient le foin coupé dont était empli son oreiller de dentelles. Elle avait grandi, elle était maintenant une vraie femme toute fraîche, et il savait qu'elle serait de plus en plus belle à mesure que pisseraient les années.
Elle leva les yeux vers lui et vit la forme de son visage se découper parmi les étoiles. Elle lui dit à voix basse :
— Quelle souffrance ? Quelle qu'elle soit, je l'accepte, pour être avec toi...
— Ecoute : plus nous serons ensemble, plus nous nous aimerons, plus nous serons malheureux... Pour une raison simple et terrible : tu es vierge, je le suis aussi, et nous devons le rester, sous peine de perdre nos pouvoirs...
Viviane frappa la mousse de son pied nu, dans un geste de colère, et cria :
— Les pouvoirs, je m'en moque!...
La lune de Diane se coucha.
Viviane avait dit : « les pouvoirs je m'en moque ! », mais ce n'était pas vrai. Elle s'en rendit compte très vite, dès que Merlin lui eut révélé quelques autres des possibilités qui dormaient en elle. Ce n'était pas qu'elle attachât beaucoup de prix à chacune. Faire apparaître sur elle des vêtements splendides et des bijoux somptueux, déplacer un arbre ou une maison, transformer une prairie en désert ou en fleuve, marcher sur l'eau, voler, faire d'un cheval une vache ou un tonneau, se déplacer instantanément d'un lieu à un autre, c'était autant de jeux, mais rien de plus. Ce qui était important, c'était le changement que cela apportait en elle. Disposant de plus en plus, de mieux en mieux, de la matière, de l'espace et du temps, elle s'élevait au-dessus de la condition humaine ordinaire, elle montait dans l'échelle des êtres. Il serait très dur de renoncer à cette ascension. Et elle n'était pas sûre d'en avoir le droit.
Elle sentait vivre en elle encore une multitude de possibilités, qui se bousculaient pour qu'elle les connût et les utilisât. Elle voulait les savoir toutes ! Elle harcela Merlin à chaque minute de la semaine qu'il resta auprès d'elle. Il s'en allait le soir, il ne voulait pas passer la nuit avec elle dans son lit, comme elle le lui demanda : elle aurait été si heureuse de dormir dans ses bras... Sa jeunesse lui permettait de n'être pas encore tourmentée par l'interdiction qui leur était faite d'accomplir totalement leur amour. Malgré son corps épanoui, elle n'était pas tout à fait sortie de son enfance, et ne désirait rien de plus, pour l'instant, que l'immense bonheur de se blottir contre celui qu'elle aimait. Ou même simplement d'être près de lui, de l'écouter, de lui parler, de le regarder sans fin.
Mais pour Merlin le lit de Viviane aurait été un brasier de supplice. Il avait pu, jusqu'alors, se garder de l'amour et du désir, grâce à sa connaissance instantanée et totale des êtres qu'il approchait. Si beau, si bon, si parfait soit un être humain homme ou femme, il cache toujours au fond de son cœura quelques grouillements de crapauds qu'il veut ignorer ou qu'il combat et maîtrise. Il finit par n'en plus tenir compte, il les tient enfermés cadenassés domptés, mais ils sont li Quand Merlin se sentait attiré par une femme, il lui millisait de chercher et il les découvrait. Aussitôt, glacé, il retrouvait sa distance.
Cette connaissance des êtres humains, de leurs faiblesses secrètes, des infirmités qu'ils cachaient ou ignoraient, inspirait à Merlin une compassion infinie et était à la base de son dévouement à leur cause.
Il n'y avait rien de tel en Viviane. Elle était comme la source dans laquelle il l'avait vue pour la première fois.Elle était l'eau limpide de la terre, la pluie neuvedu ciel, la feuille transparente sortant du bourgeon, les yeux des étoiles. Elle ne lui fournissait aucune arme pour se défendre contre elle et il en était arrivé au point où il ne le voulait plus.
Il lui révéla beaucoup d'elle-même. C'était sans fin. Elle était comme un trésor dont on a percé la voûte, et on en tire à pleines mains les diamants, les perles, les lourds colliers, les écus d'or. C'était inépuisable. Il savait qu'il n'en viendrait pas à bout. Elle était riche comme la nature elle-même. Il savait qu'elle n'utiliserait jamais ses pouvoirs pour faire le mal. Elle rayonnait. Et le mal vient de l'obscur. Les mauvais sont mauvais parce qu'ils sont stupides, gris, sans lumière.
Mais il ne lui donna pas la clé universelle, le mot de trois lettres qui est au commencement de chaque chose, le premier Verbe qui servit à la Création, et qui lui aurait permis de faire dès maintenant tout ce qu'elle aurait voulu. Il fallait qu'elle apprît à se connaître peu à peu, en restant plus forte que ses propres forces. Elle était comme un poulain qui vient de naître. Elle devait apprendre à se tenir sur ses jambes avant de se mettre à gambader et à sauter par dessus les haies.
Et peut-être, aussi, malgré sa confiance et son amour, voulait-il garder une dernière défense contre elle. Et contre lui.
Il l'emmena au mariage d'Arthur et Guenièvre. Il l'avait transformée en garçon, et la présenta comme son écuyer, du nom de Vivien. Lui-même avait repris sa robe verte et sa barbe rousse, et Viviane pouffait en le regardant. Elle avait une folle envie de planter ses deux mains dans sa barbe et d'y faire un nid. Ses oiseaux l'accompagnaient, et picoraient par-ci par-là dans les plats qui attendaient les convives. Les serviteurs n'osaient rien dire, car ils pensaient que le bul-bul et le guit-guit appartenaient à l'Enchanteur. Ils n'en avaient jamais vu de pareils. Quant aux hochequeues ce sont des oiseaux aimés des bergers et des laboureurs, personne n'eût voulu leur faire du mal. Le merlet s'était creusé une place dans les cheveux de Merlin, entre les feuilles de houx. Seule dépassait l'aiguille jaune de son bec, qu'il ouvrait de temps en temps pour gober un moucheron volant, si petit qu'on ne pouvait le voir.
Les fiancés furent conduits l'un à l'autre dans la grande salle du château, jonchée de fleurs coupées et de brassées d'herbe verte. Dans l'odeur du printemps, Guenièvre fut amenée à Arthur par son père Léaudagan, et quand Viviane la vit elle fut bouleversée d'admiration et de compassion.
— C'est la plus belle femme du monde ! dit-elle. Et elle sera la plus malheureuse...
— Et la plus heureuse, dit Merlin.
Elle était vêtue d'une robe d'or battu dont la traîne, de plus d'une demi-toise, était tenue par deux fillettes qui avaient peine à la soutenir. Ses cheveux, en deux longues nattes tressées d'or tombaient sur ses épaules et sa poitrine. Leur couleur était juste un peu plus pâle que celle de sa robe mais ils brillaient autant qu'elle. Sur sa tête, elle portait un cercle d'or orné de pierres qui valaient trois royaumes. Ses chevaliers jurés, qui marchaient derrière elle, étaient les jeunes rois Bohor et Ban, ce même roi Ban qui, en mourant, allait sans le vouloir jouer un rôle si important dans sa vie.
Arthur tendit les bras vers Guenièvre qui lui donna ses mains et ils s'embrassèrent bouche à bouche puis prirent, main dans la main, la tête du cortège pour se rendre à l'église. Ils étaient beaux, fiers, graves et heureux.
— La malheureuse ! dit Viviane. Je sens un énorme malheur rouge et noir sur elle ! Que va-t-il lui arriver ?
— Je ne sais pas, dit Merlin.
Il ferma les yeux, essayant de voir l'avenir, mais celui-ci restait confus, et il eut la surprise d'y rencontrer son visage et celui de Viviane.
—Elle aura un bonheur
aussi grand que son
malheur... Il me semble que, sans le
vouloir, nous
allons lui préparer l'un et l'autre. Que
Dieu nous en
garde...
L'archevêque venu de Brice chanta la messe et unit les époux tandis que ceux-ci et leurs invités piétinaient les héros morts couchés sous les dalles. Après les réjouissances et les repas, Guenièvre et Arthur se retirèrent dans leur chambre tendue de tapisseries joyeuses, où les attendait un grand lit couvert de lourrures blanches et rousses. Trois demoiselles les deshabillèrent et les couchèrent, puis les laissèrent seuls. Et ils furent occupés toute la nuit.
-
— Je vais te quitter, dit Merlin. J'ai fait durer le temps plus que son temps, mais si long soit-il, il finit par s'écouler. Je dois retourner dans celui des hommes. Tu sais la tâche qui m'y attend...
— Elle peut attendre encore ! dit Viviane en gémissant.
— Je dois partir... Avant de te quitter, je vais te faire un cadeau. Viens...
Il lui prit la main, et s'avança avec elle vers la rive du lac. Ils avaient maintenant le même âge, celui de la jeunesse qui n'a pas de limites précises, seize ans, vingt ans, c'est la même chose. Il portait une robe couleur du soleil, elle était vêtue de blanc de lune. Sur la robe de Viviane, des feuilles et des fleurs grimpaient en guirlandes, jusqu'à ses cheveux, qu'elles couronnaient, Merlin, coiffé et ceinturé de houx, mâchonnait un brin d'herbe, et souriait. Sur la rive opposée du lac se dressait le château de Dyonis, où Viviane était née. Il était si loin que son gros donjon ne paraissait pas plus gros qu'un gland tombé. Au moment où ils atteignirent la limite de l'eau, le paysage changea. Le château de Dyonis avait disparu. Le lac n'était plus le même il paraissait à la fois plus intime et plus grand. A droite, il s'ouvrait sur un vaste horizon paisible de vallées et de collines, que traversait une rivière, et partout ailleurs il était bordé par une forêt qui s'avançait jusque dans l'eau, et l'eau pénétrait dans la forêt. Au milieu du lac un arbre immense surgissait de l'eau, un chêne qui paraissait vieux comme le monde, et robuste comme lui et dont la cime se perdait dans le ciel. Sous les pieds nus de Viviane et de Merlin, la mousse humide était fraîche et tiède, piquetée de courtes fleurs bleues. Merlin marchait à la droite de Viviane, lui tenait la main droite avec sa main gauche, et la conduisait doucement vers la rive, suivie par ses oiseaux. Au moment où ils furent entrés dans le lac jusqu'aux chevilles, il cueillit dans l'air une rose couleur de feu, et la lui donna.
Le sol s'enfonçait en pente douce, un sable fin avait succédé à la mousse et à l'herbe. Ils avançaient toujours, dans la direction du grand chêne. Quand sa bouche et son nez pénétrèrent dans l'eau, Viviane continua de respirer, et quand ce fut le tour de ses yeux, elle les garda ouverts pour regarder devant elle, vers le bas de la longue pente sur laquelle Merlin la guidait Et elle poussa un cri de bonheur et d'admiration
— C'est à toi, dit Merlin. C'est ta demeure...
Au milieu de la plaine, au fond du lac, s'élevait un château comme nul n'en avait jamais vu. Un rang de colonnes légères, se courbant pour s'unir par leurs sommets, remplaçait la muraille extérieure. Derrière elless'élevaient les diverses enceintes et les logis superposés, faits de pierre blanche éclatante percée de milles portes et fenêtres, ajourée comme de la dentelle. Quelques fines tours rondes, pointues, s'élançaient comme pour s'envoler. La plus haute se terminait par une terrasse au milieu de laquelle jaillissait une fontaine parmi des cerisiers fleuris... Derrière le château se dressait le tronc gigantesque du grand chêne. Un escalier de marbre blanc grimpait autour de lui, large mais sans rampe, jusqu'à une terrasse circulaire, très haut, juste au-dessous de légers nuages.
Autour du château, dans la campagne, les maisons des villageois se blottissaient dans des bosquets, des jardins et des champs qu'animaient des hommes et des femmes vêtus de couleurs vives, se livrant sans se presser à des tâches habituelles. Une fumée blanche, paresseuse, montait par-ci, par-là, de la cheminée d'une chaumière.
— Ceci est ton monde, dit Merlin. Tu peux y entrer et en sortir comme tu veux, mais personne ne peut le découvrir ni t'y rejoindre sans ton consentement. Tous ceux qui le tenteraient seraient noyés par l'eau du lac. Ceux à qui tu le permettras pourront venir sans crainte et sans dommage.
Une jument blanche sans selle, longue queue et longue crinière, s'approcha de Viviane au petit trot et vint frotter sa joue contre le haut de son bras. Viviane caressa ses douces lèvres de velours.
— Donne-lui un nom, dit Merlin.
— Elle a l'air si sage... Je la nommerai Folle!... La jument eut un petit rire et se mit à danser sur ses quatre pieds. Merlin la calma d'un claquement de langue.
— Va, dit-il à Viviane, tes gens t'attendent. Ton père est déjà là...
Elle se tourna vers lui, le prit dans ses bras et se serra contre lui de toutes ses forces. Elle aurait voulu se confondre avec lui et que rien ne puisse plus les séparer, jamais, jamais...
— Reste! Reste avec moi! Ici! C'est le Paradis!... Pourquoi partir encore ? Que veux-tu aller faire dans le monde ? Ils peuvent se passer de toi ! Je t'en prie, reste!...
Doucement, il l'écarta de lui et la regarda avec tant d'amour qu'elle ne trouva plus rien à dire. Elle leva les bras et lui piqua dans les cheveux la rose qu'il lui avait donnée. Cela le rendait comique, et elle put ainsi sourire et rire un peu, au lieu de pleurer. Il la souleva, la posa sur Folle, répéta à voix basse : « Va!... »
La jument hocha la tête, fit demi-tour et s'en alla au pas vers la demeure et le paysage si surprenants qu'ils firent un instant oublier à Viviane sa peine. Elle avait chaud au cœur bien qu'elle fût en train de s'éloigner de Merlin. Car c'était lui qui avait imaginé tout cela pour elle, cette merveille, et la lui avait donnée.
Le merlet se posa derrière elle, point noir sur la croupe blanche. La jument agacée le chassa d'un revers de queue. Le merlet protesta en sifflant, et vint se poser entre ses oreilles.
Viviane se retourna pour un dernier geste d'adieu. Merlin n'était plus là.
Il pleuvait sur Camaalot, au royaume de Logres. La pluie d'hiver de la Grande Bretagne, fine, froide, interminable, tombant d'un ciel gris uni. L'énorme château massif, accroupi comme un dogue sur sa butte, était tout luisant d'eau, et de la couleur du ciel.
Morgane enrageait. Le roi allait arriver, avec la reine toute neuve. Elle avait prévu de s'avancer à leur rencontre à la tête d'un cortège rassemblant les dames du château et tous les chevaliers présents. Chacun s'était paré de neuf pour faire honneur à la reine. Les chevaux portaient leurs somptueuses robes de tournoi tombant jusqu'aux sabots. Ils attendaient dans la cour de la deuxième enceinte, trempés. Les cavaliers et les dames attendaient au sec, dans la grande salle ronde de la troisième enceinte, au cœur du château. On pouvait y accéder à cheval, au grand galop, si les trois ponts étaient baissés et les trois portes ouvertes. Et si le roi voulait. Sinon, il était aussi impossible d'entrer dans Camaalot que dans un caillou. C'était le château préféré du roi Arthur, le plus sûr, et il avait l'habitude d'y demeurer.
Toutes les chandelles étaient allumées comme en pleine nuit. Morgane allait d'une fenêtre à l'autre, regardant le ciel à travers les étroits carreaux, regardant à l'ouest, à l'est, au nord, au sud, se demandant de quelle direction pourrait venir une éclaircie, mais on n'est sûr que d'une chose en ce pays, c'est que la pluie vient de partout. Morgane serrait les poings, frappait le sol du pied, furieuse. Mais à qui s'en prendre? Elle aurait tant voulu accueillir joyeusement Arthur et sa femme...
Elle était la plus jeune des trois demi-sœurs du roi. Elle était à peine plus âgée que lui. Elle venait juste d'avoir vingt ans, alors que lui allait en avoir dix-neuf. Et lorsqu'on les voyait l'un près de l'autre c'était elle qui paraissait la plus jeune, parce qu'elle était plus petite, plus mince, toujours en mouvement, et gardait ses cheveux noirs coupés court, ébouriffes en mèches raides de tous sens, ce qui lui donnait l'allure d'un garçon qui joue. Ses yeux sombres brûlaient d'un feu qui était celui de son corps. Elle avait déjà fait entrer dans son lit plus d'un homme, sans que son frère le sût. Elle était intelligente, habile, et ne désirait qu'une chose : la liberté de faire ce dont elle avait envie.
En l'absence du roi, nul ne pouvait l'en empêcher, mais ne voulant causer aucun scandale, elle agissait avec discrétion. Et quand il était là, elle n'avait pas à se gêner davantage. Il riait de ses manières et de son langage vifs. Elle avait tenu auprès de lui, en attendant qu'il fût marié, le rôle de la maîtresse du château. Il l'aimait beaucoup et elle le lui rendait bien.
Elle n'avait pas voulu se rendre à ses noces, prétextant qu'en leur double absence Camaalot sans maîtres s'écroulerait dans le désordre, le sénéchal Kou accompagnant le roi. En réalité, elle avait un nouvel amant, un jeune chevalier qui venait de Petite Bretagne et se nommait Guyomarc'h. Très amoureux, infatigable, il lui donnait de grands plaisirs, et elle n'avait pas voulu en perdre une nuit.
Dans une de ses allées et venues impatientes elle se heurta à un vieil homme courbé sous le poids d'un fagot, et dont les cheveux et la barbe emmêlés se confondaient avec les loques dont il était vêtu.
— Fais attention! dit-elle agacée. Qui es-tu? Que fais-tu ici ?
— J'apporte un fagot pour ton feu, dit l'homme. Tu ferais bien d'allumer une grande flambée : le roi arrive, il est à moins d'une lieue... Je parie qu'un peu de soleil te ferait plaisir !
Il jeta son fagot sur les braises d'une des quatre cheminées, des flammes joyeuses s'élevèrent en crépitant, et par les fenêtres de l'ouest un grand soleil lança des barres de lumière jusqu'au milieu de la salle.
— Merlin ! s'exclama Morgane.
Elle embrassa le vieil homme qui riait, et tout le monde lui fit fête. Le ciel s'était, d'un seul coup dégagé, et les chevaux séchés. On se mit en selle et le cortège sortit du château, Morgane en tête sur son étalon noir qu'elle nommait Barberousse. Il avait effectivement quatre poils au menton, comme une chèvre, et ils étaient roux. Elle était vêtue d'une longue robe de peau de renard dont les manches évasées laissaient voir ses bras gantés jusqu'aux coudes. Au-dessous de ses cheveux fous, un ruban de fourrure maintenait au sommet de son front une lourde pierre ovale couleur de sang, dans laquelle brillait parfois l'éclat du feu.
Déjà, au détour du bois de Sonberlan, apparaissait la tête du convoi royal. Morgane ne put se retenir et jeta son cri d'alerte à Barberousse, qui partit au grand galop. Le reste du cortège d'apparat suivit, d'abord en ordre puis de plus en plus dispersé, les robes des chevaux et des dames et les enseignes des chevaliers fleurissant la campagne comme un bouquet jeté dans le vent.
Barberousse, qui était lui aussi vêtu de renard, ralentit en arrivant à la hauteur de Lanréi, le cheval d'Arthur. Le roi sourit à Morgane et lui fit un geste affectueux de la main. Il chevauchait à droite d'une litière aux rideaux fermés, portée par deux mules. A gauche de la litière chevauchait Gauvain. Kou, le sénéchal, qui venait quelques pas derrière, fit signe au convoi de s'arrêter. Des chevaliers escortaient d'autres litières, celles des demoiselles et des dames de la suite de Guenièvre. Les écuyers suivaient leurs maîtres avec les chevaux de somme chargés des armes de rechange. Des mules tiraient des chariots à quatre roues bourrés de caisses, de malles et de colis divers. Puis venait la petite foule des serviteurs, et des servantes, montés sur des mulles ou sur des ânes, ou dormant dans des chariots. Un groupe de chevaliers fermaient la marche. Tous, depuis le roi, étaient sous les armes, un tel convoi attirant les brigands, et des bandes de Saines traînant encore dans le pays. Les armes des écuyers étaient des gourdins, les chevaliers seuls ayant le privilège d'utiliser la lance, et l'épée, l'arme sacrée.
Les visages étaient gris de fatigue, les chevaux crottés jusqu'au poitrail.
— Nous sommes heureux d'arriver, dit Arthur.
Morgane, habituée à des manières plus chaleureuses de la part de son frère, fut un instant décontenancée, puis se reprit et se mit à rire.
— Nous avons fait chauffer toute l'eau de la citerne ! dit-elle. De quoi vous baigner tous avec vos chevaux !
Le rideau de la litière glissa et le visage de Guenièvre apparut. Ce fut comme si un second soleil se levait sur la Bretagne. Morgane en eut le souffle coupé.
— Ma sœur Morgane, dit Arthur, en la désignant à Guenièvre.
Celle-ci lui sourit et la salua d'une aimable inclinaison de la tête. Ses tresses blondes encadraient son visage comme du blé mûr, et ses yeux avaient le bleu tout neuf du ciel dégagé.
« Dieu, qu'elle est belle ! » se dit Morgane, avec un petit pincement au cœur. Ce n'était pas de la jalousie, mais elle venait tout à coup de se rendre compte que cette enfant souriante, à la fois radieuse et grave, devant laquelle elle venait de mettre pied à terre pour lui rendre hommage, et qui allait prendre sa place au château de Camaalot, ce n'était pas seulement la femme de son frère : c'était la Reine.
A la demande de Merlin, Arthur fit savoir qu'il tiendrait sa cour le jour de Noël. Il y aurait un grand tournoi, et il armerait des chevaliers.
De toutes les seigneuries du royaume, ses vassaux se muent en marche vers Camaalot. Gauvain et ses frèresvinrent d'Orcanie, Galessin revint de Garlot, les deux Yvain de Gorre, et il en vint d'autres dont les noms n'ont pas été retenus parce qu'ils ne furent pas inscrits sur les sièges de la Table Ronde.
Ban ne vint pas, ni son frère Bohor. Ils avaient fort à faire à se défendre contre le sinistre Claudas, qui chassé de la Grande Bretagne par Arthur, avait rameuté ses troupes en Petite Bretagne, et brigandait leurs deux royaumes.
Arthur ignorait dans quelle situation se trouvaient ses deux fidèles compagnons de l'épopée des quarante et un. Merlin aurait pu le lui faire savoir mais il ne lui en dit rien. Il avait pour lui des projets plus urgents que la défense de deux lointains vassaux. Des royaumes qui changent de maîtres, cela se voyait tous les jours. La terre de Bretagne était sans cesse en ébullition. Bohor et Ban avaient montré qu'ils savaient se battre. Au plus vaillant la victoire des armes. C'était pour un combat bien plus important que Merlin allait mobiliser ceux qui seraient présents à la cour d'Arthur le jour de Noël.
Tous ceux qui devaient venir étaient déjà arrivés, el Arthur et ses vavasseurs les hébergeaient et les traitaient.
Tous, sauf un, qui n'avait pas été invité, et qui se hâtait vers Camaalot. Il venait de la Forêt Gastée, en Galles.
Il avait quinze ans. Il montait un maigre bidet de chasse couleur d'avoine qu'il maintenait au constant galop. Armé de trois javelots, dont un toujours prêt dans sa main droite, il était vêtu d'une robe et d'unr braie de chanvre et d'une cotte de cuir sur lesquelles il avait ficelé, pour se préserver du froid, la peau d'un loup tué par lui-même. Ses cheveux, noirs et lisses comme l'aile d'un corbeau, étaient coiffes d'un bonnet taillé dans la peau d'un daim. A vivre dans la forêt en presque totale liberté, il s'était fait des muscles et des os aussi durs que ceux d'une bête sauvage. Il n'avait jamais eu peur d'un sanglier ou d'une meute de loup», mais n'avait jamais affronté un homme.
Merlin souriait en pensant à lui. Il le voyait, prcssé d'arriver, pressant son cheval dans la campagne couverte de neige, riant d'excitation, mordant le vent de ses dents éclatantes, naïf, ignorant de tout, tout neuf... Il arriverait juste à temps.
Son nom était Perceval. C'est le nom sous lequel on l'a connu en Bretagne. Les Alémans l'ont nommé Parsifal.
Ses onze frères aînés avaient été tués en tournois. Sa mère le portait encore quand son père fut tué à son tour de la même façon. Désespérée, mais libre enfin il*
faire ce qu'elle voulait, elle se jura que, si c'était un garçon, elle le mettrait à l'abri des armes. Et elle s'y prit aussitôt. Elle fit charger dix charrettes de quelques avoirs et de provisions, et quitta son château, avec des chevaux, des vaches, des poules, des moutons, et dix familles de paysans pacifiques pour en prendre soin. Elle dit qu'elle partait en pèlerinage en Ecosse, pour attirer la protection de saint Brandan sur son douzième fils, si c'en était un, afin qu'il ne subisse pas le même sort que ses frères et son père. Et son départ parut ainsi tout naturel.
La meilleure façon d'éviter que son dernier fils ne périssât sous les armes, c'était, pensait-elle, de le garder dans l'ignorance totale des batailles, des tournois, de toute cette fureur qui lançait les uns contre les mitres les hommes vêtus de fer, pour la conquête, pour la gloire, et pour le plaisir.
Elle entra avec son charroi dans la Forêt Gastée, dont la mauvaise réputation éloignait tous les curieux et dans laquelle les chevaliers ne pénétraient jamais, et après cinq semaines de voyage difficile trouva, au cœur des bois, une large vallée riante avec une source qui donnait naissance à une rivière. Elle décida de s'établir. Et tandis que les paysans lui construisaient une maison de bois, elle accoucha d'un garçon. Elle lui donna le nom de Perceval, qui signifie « celui qui a perdu son domaine». Parce qu'effectivement, en se réfugiant dans la forêt elle avait abandonné tous ses biens, et son fils se trouvait aussi pauvre que les paysans qui l'avaient accompagnée.
Il fut élevé comme un enfant d'un autre monde, ignorant du permanent tumulte de bataille qui lançait les uns contre les autres les royaumes et lesguerriers de Bretagne. Il savait que son père était le frère d'un roi, mais il ne savait pas ce qu'était un roi. Il ne connaissait que la forêt sauvage et sa vallée fertile, et personne d'autre que les familles des paysans qui la cultivaient. Leurs enfants étaient ses compagnons. Il apprit en même temps qu'eux à biner la terre, à tanner une peau, à coudre le cuir, à façonner au marteau, sur l'enclume, le fer rougi au feu de bois. Mais il aimait surtout courir dans la forêt après les animaux qui y vivaient en grand nombre. Il commença à les chasser avec des pierres, puis se tailla des branches droites et pointues, auxquelles il eut l'idée de fixer des fers aigus qu'il forgea lui-même. Il devint d'une très grande habileté avec ses javelots.
Un jour, Merlin le vit abattre un sanglier qui courait à plus de dix toises, puis charger presque sans pcinr l'énorme bête sur son bidet jaune et la rapporter aia paysans du village. Car il courait les bêtes pour le plaisir mais ne tuait que pour la viande nécessaire.
Merlin lut dans son cœur qu'il était aussi innocent que le jour de sa naissance. Alors l'Enchanteur lit naître un brouillard autour de quatre chevaliers qui, à trois journées de là, s'en revenaient de Camaalot, C'était aux alentours de la Toussaint. Et il les égarait si bien qu'ils entrèrent sans s'en rendre compte dans la Forêt Gastée, et ne surent plus comment en sortir. Et ils rencontrèrent Perceval.
A celui-ci, sa mère avait dit : « Si tu rencontres des hommes vêtus de fer et coiffés de fer en train de chevaucher, enfuis-toi bien vite en faisant le signe de la croix, car ce sont des démons ! »
Mais quand Perceval les vit, le brouillard qui Ies enveloppait venait de se lever, et à travers les branches
que n'ornaient plus que quelques feuilles dorées, le soleil les baignait de sa lueur d'automne, faisant briller leurs heaumes et leurs hauberts encore humides. Sur leurs chevaux superbes ils resplendissaient comme une itpparition. Et Perceval pensa que ce ne pouvait pas être là des démons, mais plutôt le contraire. Il leur demanda :
— Etes-vous des anges ? Ils répondirent en riant qu'ils étaient seulement des chevaliers.
— Un chevalier, qu'est-ce que c'est ?
— C'est un homme qui se bat pour Dieu, pour les faibles, pour la justice, et pour l'honneur.
Perceval fut ébloui par ces paroles autant que par le soleil qui se plantait dans ses yeux. Il touchait le fourreau de l'épée, la chaussure de fer et l'éperon, choses qu'il n'avait jamais vues, faisant courir son bidet à l'aide de son fouet de cuir.
— Etes-vous né ainsi ? demanda-t-il en posant sa main sur le haubert
— Bien sûr que non ! dit le plus jeune en riant. Il me semble que tu as l'esprit bien neuf! Tel que tu me vois, je ne suis chevalier que depuis deux semaines. C'est le roi Arthur qui en a fait ainsi de moi, et donné les armes que tu es en train de toucher.
— Un autre chevalier ajouta, pour se moquer de lui : Si tu vas trouver le roi Arthur et si tu le lui demanders, il te fera sûrement chevalier toi aussi, et il te donneras des armes comme les nôtres!...
Lancée à ce garçon aux vêtements de serf et aux pieds nus, c'était une plaisanterie facile. Mais Perceval n'avait jamais dit un mensonge, il ne savait même pas qu'on pût dire autre chose que ce qui était vrai, et,en conséquence, il croyait tout ce qu'on lui disait.
A leur demande, il indiqua aux chevaliers la voie la plus courte pour atteindre la lisière de la forêt, puis partit au galop, fonçant dans les branches, sautant les arbres tombés, pour aller raconter à sa mère quelle merveilleuse rencontre il venait de faire, et lui dire qu'il voulait aller voir le roi Arthur pour être fait chevalier.
Sa mère poussa des gémissements de désolation et des cris de colère, et lui interdit de sortir de la forêt, et lui ordonna d'oublier ce qu'il avait vu.
Mais comment oublier ces êtres étincelants, et renoncer à l'espoir de devenir pareil à eux? Perceval, au contraire, ne pensait qu'à cela. Et il restait assis ài même le sol dans un coin de la pièce commune, ne mangeant plus et ne dormant plus, les yeux grands ouverts sur sa vision radieuse. Au bout d'une semaine il était devenu si maigre que sa mère, désespérée, comprit que d'une façon ou de l'autre elle allait perdre son dernier fils, et qu'il valait mieux lui laisser la joie d'accomplir son vrai destin que le faire périr de tristesse.
— Va ! lui dit-elle, puisque tu en as si grande envie ! Je ne te retiendrai plus, même si mon cœur doil se rompre!... Va trouver le roi Arthur!... Il te fera certainement chevalier quand tu lui diras le nom du frère de ton père...
Elle lui dit quels étaient les devoirs du chevalier : défendre les faibles, respecter les dames et les demoiselles, secourir les détresses, défendre la justice et servir Dieu. Elle y ajouta de nombreux conseils, fixa quelques provisions derrière la selle du bidet et accompagna jusqu'à la rivière son fils illuminé de joie
— comment trouverai-je le roi Arthur? lui demanda-t-il.
— Va vers le soleil levant, et renseigne-toi chaque jour...
— Haïiïï!. cria Perceval, en brandissant son javelot.
Il poussa sa monture dans le gué, et s'éloigna sans se retourner.
La mère tomba dans l'herbe, et mourut.
A la veille de Noël, les tables avaient été dressées pour le dîner dans la grande salle ronde du château de Camaalot. Il convient de se rappeler que le dîner était le repas de midi, auquel on mangeait des viandes. Le soir on mangeait les soupes, c'était le souper. Quant au déjeuner, c'est-à-dire la rupture du jeûne, c'était évidemment le repas du matin, qui consistait en omelettes, soupes de céréales, fruits cuits dans du miel, Ce repas est demeuré inchangé dans la Bretagne anglaise, sous le nom de breakfast. Sur le continent il est devenu « petit ». L'influence des barbares de l'est, habitués à se nourrir de vent et du lait de leurs juments, l'a réduit à un bol de lait coupé d'infusion d'orge grillée. Il fut café au lait quand le café arriva, Venue du sud, l'influence des vignerons méditerranéens se fit sentir plus tard, remplaçant souvent, aux premières heures de la journée, le café-crème par un canon de vin blanc...
Le roi avait pris place aux tables avec la reine et quelques dames et une douzaine de chevaliers. De grands feux brûlaient dans les cheminées, car le froid vif entrait par la porte. Tous les ponts étaient baissés et
les portes ouvertes, pour indiquer qu'on pouvait venir lans crainte et sans obstacle jusqu'au roi.
Merlin avait endormi Girflet, l'écuyer d'Arthur. I,'ayant laissé ronflant dans la paille, près des chevaux du roi, il avait pris son apparence et sa place, tranchait les viandes pour Arthur, et jamais celui-ci n'en avait fu sous la dent d'aussi tendres et aussi savoureuses.
La reine était à la droite du roi, et Morgane à sa gauche. A la gauche de Morgane avait pris place Gauvain, et à la droite de Guenièvre le sénéchal Kou. Celui-ci n'était pas un mauvais homme, mais il aimait se railler des uns et des autres, ce qui lui valait souvent des querelles que le roi apaisait, car il se sentait obligé • envers lui. Arthur avait été nourri au sein de la mère de Kou, les circonstances ayant empêché sa propre mère de lui donner le sien. Kou était, de ce fait, son frère de lait, et à cause de cela il lui pardonnait beaucoup. Perccval, sur son cheval maigre, arrivait enfin à Camaalot, après de nombreux jours de chevauchée, et de menues aventures dont certaines auraient pu tournel mal si sa grande naïveté, l'empêchant d'y prendre garde, ne l'en avait chaque fois tiré à temps. Perceval traversa les rues du village, puis la lice où la neige tombante rendait plus vives les couleurs des enseignes et des tentures qui garnissaient les tribunes du tournoi du lendemain, et parvint au château.
Le pont étant baissé, il s'y engagea, franchit la porte, traversa les cours et les défenses, franchit le deuxième pont et la deuxième porte, puis les troisièmes, et entra avec la plus grande simplicité dans la salle ronde dont les dalles résonnèrent sous les pieds de son cheval.
Tout le monde se tourna vers lui avec curiosité. Ses cheveux mouillés et ses yeux noirs brillaient sous son bonnet de cuir couronné de neige, une goutte d'eau tremblait au bout de son nez rouge comme ses oreilles, les flancs maigres de son bidet fumaient.
— Hou ! dit-il en regardant les convives, ça sent bon, ici!... Pourrai-je avoir à manger?... Mais je dois d'abord voir le roi. Il se nomme Arthur. Est-il là?
Les chevaliers commençaient à rire. Morgane trouvait ce garçon original et intéressant, et Arthur souriait. Ce jeune cavalier n'était pas sans ressembler un peu à ce qu'il était lui-même à pareil âge, il n'y avait pas si longtemps.
— Où est Arthur? reprit
Perceval. S'il est là, qu'il
se montre !
Merlin, agenouillé devant son tranchoir, se leva et le désigna.
— Voici le roi, dit-il.
— Ah ! Très bien !... Sire, je viens de loin pour que vous me donniez des armes et me fassiez chevalier ! Ma mère m'a assuré que vous ne refuseriez pas quand je vous aurais dit le nom du frère de mon père.
— Et quel est ce nom ? demanda Arthur.
— Mon oncle est le roi Pelles, le Riche Pêcheur.
Les rires cessèrent d'un seul coup. Ce nom inspirait plus que le respect : une sorte de crainte surnaturelle On savait que le roi Pelles, dit le Riche Pêcheur, était le gardien du Graal. Mais personne ne l'avait rencontré, ni ne savait où se dressait le Château Aventureux, dans lequel il demeurait.
Kou rompit le silence, à sa manière habituelle :
— Beau neveu de ton oncle, dit-il, tu veux des armes? C'est facile. Tu n'as qu'à prendre celles du
premier chevalier que tu rencontreras. Le roi te les donne !
— Grand merci ! cria Perceval.
Et, oubliant sa faim, il fit pivoter son bidet et partit au galop.
— Kou, tu as mal agi ! dit le roi. Ce garçon t'a cru. S'il se fait tuer, je t'en tiendrai pour responsable!
Merlin était ravi. Le neveu de Pelles s'était bien montré tel qu'il l'avait deviné : totalement pur du mensonge, n'en soupçonnant même pas l'existence. Savoir, maintenant, comment il allait se conduire en rencontrant un chevalier et en lui réclamant ses armes! La première épreuve avait démontré sa fraîcheur d'âme. La seconde mesurerait son courage. S'approchant de Camaalot arrivait un chevalier connu sous le nom de l'Orgueilleux. Bon guerrier, il avait obtenu de nombreuses victoires en tournoi ou au combat, mais l'opinion qu'il avait de lui-même était encore plus haute que sa vaillance. Pour bien montrer sa valeur, il avait fait dorer son heaume, ses jambières et les mailles de son haubert, et graver en grandes lettres d'or sur son écu : meilhor chevalier. La plupart de ses adversaires, ne sachant pas lire, n'étaient pas impressionnés. Son écuyer le précédait de conquante pas, et, en arrivant au débouché d'un chemin ou à un croisement, sonnait d'une trompe en corne de bouvillon, et criait : « Place au Meilleur Chevalier! »
L'Orgueilleux venait à Camaalot pour lancer un défi lui-même, qu'il détestait. Personne ne savait pourquoi, et lui non plus.
A la sortie du village, Perceval entendit le cri de l'écuyer, et vit venir son maître tout flambant d'or. Il pressa son cheval et s'arrêta pile à la hauteur del'Orgueilleux. Il savait lire les lettres, sa mère les lui avait apprises, et il se réjouit en lisant ce qui était écrit sur l'écu.
— Chevalier, dit-il, je suis heureux de vous avoir rencontré en premier ! Les armes du meilleur chevalier doivent être les meilleures. Elles me conviennent. Elles sont à moi, le roi me les a données. Je vous prie de me les remettre...
— Débarrasse mon chemin ! dit l'Orgueilleux, n'accordant que peu d'intérêt à ce manant à l'esprit dérangé. Et il fit avancer son destrier.
— Ces armes sont à moi ! Donnez-les-moi ! cria Perceval.
Et comme le chevalier passait à sa hauteur, il posa sa main sur le fourreau de l'épée, faisant résonner les clochettes dont l'Orgueilleux avait orné la poignée de celle-ci.
Le chevalier, furieux, frappa Perceval avec le bois de sa lance, d'un coup si vigoureux qu'il le jeta à terre
Perceval se releva comme un ressort, sauta sur son bidet, le fit pivoter et lui donna de grandes claques pour le mettre à son plus grand galop. Il rattrapa l'Orgueilleux, le dépassa, lui fit de nouveau face, et brandissant son javelot, cria :
— Donnez-moi mes armes, ou je vais les prendre!
— Pauvre fou ! dit le chevalier.
Il baissa sa lance, éperonna son cheval et fonça sur Perceval.
L'arme légère de ce dernier n'avait aucune chance de percer le haubert. Perceval visa l'œil et lança le javelot, qui pénétra entre le nasal et le frontal, et entra dans l'œil et dans la cervelle. Et l'Orgueilleux ne le fut plus...
Son écuyer, affolé, galopa jusqu'au château pour faire savoir ce qui venait d'arriver. Tout le monde fut ébahi, et Kou plus que les autres. Il se leva pour aller voir ce qu'il en était.
Ce garçon s'en est bien tiré, dit le roi. Amène-le-moi, il mérite qu'on s'occupe de lui.
Je m'en charge, dit Girflet-Merlin.
11 disparut de la salle ronde et se retrouva à côté de Perceval qui, accroupi près du chevalier mort essayait, sans y parvenir, de lui prendre ses vêtements de fer.
— Tout cela tient sur lui comme la carapace d'une
écrevisse, dit-il. Je vais allumer un grand feu et le mettre dedans. Quand l'intérieur sera réduit en cendre, je pourrai disposer de l'extérieur.
— 1 est bon d'être naïf, dit Merlin, mais non d'être idiot ! Regarde : le chapeau de fer se nomme le heaume. Il est attaché au haubert par des liens de cuir. Défais-les. Bien... Ote-le, va le laver au ruisseau... Maintenant, tire le haubert vers le haut par les bras : il se met et s'enlève comme une chemise...
— Merci, dit Perceval. Grâce à vous je vais pouvoir me vêtir et aller demander au roi de me faire chevalier.
— Il ne suffit pas de se glisser dans l'écorce de l'écrevisse pour en devenir une aussitôt... Sais-tu te servir de la lance?
— Non...
— De l'épée?
— Non...
— Vcux-tu apprendre?
— Oui!
— Et tout ce qui fait d'un homme un chevalier?
— Oui! Oui!...
— Alors tourne le dos au château, et va droit vers lesoleil couchant. Le troisième jour tu arriveras au bord d'un fleuve dont les eaux sont vertes. Tu en suivras le courant pendant deux jours encore, et tu verras un château sur un rocher, au bord du fleuve. Un homme très sage l'habite, qui connaît tout ce que tu ignores. Demande-lui de t'enseigner.
— Je le ferai ! dit Perceval. Ma mère m'a dit de bien écouter ce que disent les hommes sages !...
— Mais il faut d'abord modifier ces armes. Telles qu'elles sont, elles ne te conviennent pas...
— D'un geste, Merlin effaça l'inscription de l'écu, et fit disparaître les clochettes et les dorures.
— Voilà qui est net, et t'ira bien... Maintenant tu peux te vêtir.
— Oh! dit Perceval, vous êtes l'Enchanteur?
— Oui.
— Alors, apprenez-moi tout d'un seul coup ! Vous le pouvez !
— Je ne le ferai pas. Ce qui s'apprend sans peine ne vaut rien et ne demeure pas. Tu dois devenir ce que lu as l'ambition d'être en faisant transpirer ton corps et ton esprit. Il faut sept ans pour faire un guerrier. Tu devras tout apprendre en quelques mois. Je crois que tu en es capable si tu te donnes assez de peine. Si toi tu ne le crois pas, renonce dès maintenant...
— Jamais !
— Bon... Alors, habille-toi...
— Il lui montra comment mettre les habits de batailles.et lui laça le heaume. Mais quand il fut tout vêlu Perceval dit :
— Voilà la fatigue qui m'arrive... J'ai beaucoup galopé pour arriver jusqu'au roi. Ma mère m'a dit : « Quand tu es fatigué, dors... »
Il étendit sa peau de loup sur la neige, y posa la lance et l'épée, se coucha à côté d'elles dans ses habits de fer et s'endormit d'un seul bloc, un javelot dans une main, dans l'autre la bride du cheval qu'il avait conquis.