Le grand cerf blanc sortit d'un fourré d'aubépines sans déranger la moindre fleur. Son poil était pareil à de la neige fraîchement tombée et tandis qu'il traversait la clairière sa ramure se balançait comme la voilure d'un vaisseau.
Merlin aimait prendre cette apparence quand il se déplaçait dans la forêt. Il s'arrêta sans bruit au débouché du sentier qui menait à la source de l'Œil, ainsi nommée parce que, par les beaux jours, le ciel se reflétait à la surface de la vasque qu'elle s'était creusée dans le sable et le fin gravier, et elle prenait alors la ressemblance d'un grand œil bleu entre des cils de menthe et de myosotis.
Une fille était en train de s'y baigner, blonde et nue. Le cerf la voyait à travers le feuillage. Elle était très jeune, douze ans, treize ans peut-être. Dans l'eau jusqu'aux genoux, elle y puisait avec ses mains en coupe, et s'en éclaboussait. Elle riait pour ne pas frissonner, poussait des exclamations, chantait des bribes d'air sans paroles. Le soleil jouait sur ses courts cheveux dansants et sur les perles d'eau qui roulaient sur sa peau rose et dorée. Ses seins qui hésitaient à s'arrondir devenaient pointus sous la provocation de l'eau fraîche. Quand elle riait, l'éclat de ses dents était blanc comme la chair des amandes nouvelles. Ses longues cuisses n'étaient plus les tiges maigres de la fillette qui pousse, et pas encore les branches galbées de la jeune fille. Esquisses exquises, promesses qui seraient tenues, ses courbes légères en mouvement annonçaient la perfection du plus grand chef-d'œuvre de la Création : le corps que Dieu a fait à la femme, de ses mains, avec un morceau d'homme.
Et là source riait avec elle, couvrait ses pieds de sable frais, faisait éclater des bulles entre ses orteils. Une salamandre vert et or qui nageait autour de ses chevilles sortit de l'eau et lui tira la langue. Une merlette couleur d'écorce se posa sur sa tête et réussit à chanter comme un merle. Dans le soleil et dans l'eau, ses mains fines dansaient comme deux fleurs animées par le vent.
Dans le corps du cerf blanc, le cœur de Merlin tremblait. Il savait qu'il ne la reverrait plus telle qu'elle était en cet instant. Demain, tout à l'heure, elle serait déjà différente. Elle avait la beauté déchirante de ce qui change si vite qu'on ne peut jamais le retrouver. Plus tard, en souvenir de cette rencontre, il créa une rose dont la forme et la couleur varient d'heure en heure et qui ne vit qu'une journée. Elle fleurit encore en Angleterre. Les Anglais la nomment Yesterday : Hier... Car son présent est déjà le passé.
La forêt n'était que silence et chants d'oiseaux, chant de la source et de la fille, chant des feuilles et des rameaux qui s'étirent dans les bras de l'air tiède. Rien ne parvenait jusque-là du fracas de la bataille qui se déroulait dans la plaine devant Carohaise. Merlin l'avait quittée au moment où elle tournait à l'avantage des défenseurs de la petite cité, et où ceux-ci n'avaient plus besoin de lui. La voix de son père l'avait prévenu que le roi Arthur allait courir un nouveau danger. Elle avait résonné dans sa tête au milieu du combat, grinçante, narquoise, comme à l'accoutumée.
— Pauvre fils idiot, disait-elle, te voilà tout occupé à assister ce jeune niais contre les Saines, les Romains et les Alémans, mais l'adversaire qui l'attend près de l'Œil est autrement dangereux pour lui...
Et la voix s'était tue, dans un grand rire de ferraille.
Merlin s'était aussitôt transporté dans la forêt pour voir qui était cet adversaire inconnu qui allait se dresser devant le jeune roi Arthur.
Et en découvrant cette enfant miraculeuse il avait compris que c'était pour lui que son père avait disposé ce piège, le pire qu'il lui eût jamais tendu. Il s'y était jeté tout droit, et il se demandait s'il pourrait jamais s'en libérer.
Son père était le Diable.
Merlin était créature de Dieu, et tout entier à son service, mais le Diable l'avait engendré, et ne désespérait pas de le reprendre en son pouvoir. Il profitait de toutes les occasions qui se présentaient pour essayer de le faire trébucher. Et quand elles ne se présentaient pas, il les créait.
Il n'avait pas créé cette fille, mais tissé la trame de sa rencontre avec Merlin, et sans doute avec Arthur. L'Enchanteur voulut savoir qui elle était, et il le sut. Elle se nommait Viviane, elle était la fille d'un petit gentilhomme presque sans terres, mais de très haut lignage puisqu'il descendait de Diane à qui cette forêt avait appartenu. Dans les veines de Viviane, dans la fraîcheur éclatante de son innocence, coulaient le sang et la puissance de l'ancienne reine de la forêt, disparue du monde. Si l'enfant magique s'intéressait à Arthur, celui-ci serait perdu pour le Graal...
Merlin avait pris en main la destinée d'Arthur avant même sa naissance. Il voulait qu'il devînt le meilleur chevalier du monde, capable de retrouver le Graal dont l'absence causait le malheur des hommes. Il aidait Arthur autant qu'il pouvait. Cela ne consistait pas à supprimer les obstacles devant ses pas, mais au contraire à en susciter de plus en plus difficiles à surmonter, pour obliger Arthur à grandir. Le garçon était vaillant, clair, gai, plein d'amitié, il se battait sans haine, avec la force d'un taureau d'Espagne, et n'avait jamais trouvé son maître. Il venait, dans cette journée, d'abattre le chef des Romains Ponce Antoine en le perçant de part en part, la moitié de sa lance sortie dans son dos. Et, de son épée, il s'était taillé un chemin de sang vers le duc Frolle, chef des Alémans, qui, abandonné par ses hommes en débandade, avait tourné bride et quitté le champ de bataille.
Arthur allait avoir dix-sept ans dans trois jours. A seize ans il était monté sur le trône du royaume de Logres. Il avait vaincu les chevaliers les plus forts et les plus adroits, battu les chefs de guerre les plus sauvages. Le temps était venu de le lancer dans l'Aventure. Merlin ne vit qu'une façon d'empêcher le Diable et Viviane de le faire trébucher.
La Bretagne, c'était la moitié sud de ce qu'on appelle aujourd'hui Angleterre, plus l'île mère d'Irlande et ses innombrables enfants îles, plus la Bretagne française qu'on nommait alors Petite Bretagne.
Les chevaliers, les rois, les armées, les envahisseurs allaient d'une Bretagne à l'autre sur de grands ou petits vaisseaux. Parfois arrivait ou partait une barque sans voile ni rameurs, elle naviguait sur les fleuves ou au large sur le grand océan, transportant des chevaliers vivants ou morts, ou une épée qui flamboyait.
Merlin vivait à la fois dans les trois Bretagnes. Il semble qu 'il soit né en Irlande, ou en Galles, mais il y a aussi des raisons de penser qu'il naquit en Armorique. Cela n'a aucune importance. Il était partout où il devait être.
Il fut d'abord avec les Druides et peut-être, avant les Druides, avec ceux dont le nom s'est usé et a disparu au long des siècles. Après les Druides il fut avec les moines chrétiens, et mit fin lui-même à sa présence parmi nous quand se termina l'Aventure qu'il avait déclenchée et, autant qu'il avait pu, dirigée.
Des rumeurs venues des temps perdus laisseraient supposer qu'avant l'Aventure de la Table Ronde, Merlin avait déjà plusieurs fois envoyé les hommes à la recherche du Graal. Car si nul ne sait ce que contient le Graal, du moins est-on assuré que lorsque les hommes s'en détournent, ils perdent la joie d'exister, car ils ne savent plus ce qu'ils sont, ni pourquoi ils sont. Ils cessent d'être vivants : ils sont seulement en vie.
Alors un prophète ou un enchanteur relance les hommes à la recherche du trésor égaré. Mais il est très difficile à retrouver, et en son absence les malheurs jaillissent de la Terre et du Ciel.
La bataille avait commencé au plein jour levé. Frolle, duc des Alémans, Ponce Antoine qui commandait les Romains, et Claudas, roi de la Terre Déserte, ne doutaient pas d'enlever facilement la petite cité fortifiée, dernière place forte du vieux Léaudagan, roi de Carmélide, dont ils avaient ravagé les terres. Leurs troupes coalisées couvraient la plaine à l'ouest de Carohaise. Derrière les murailles, dans les cours et ruelles, campaient les paysans réfugiés, avec leurs cochons et leurs volailles, tout ce qu'ils avaient pu pousser devant eux. Sur l'esplanade, au pied du château, l'armée de Léaudagan attendait le moment de l'action. Elle était dix fois moins nombreuse que les assaillants, mais composée d'hommes fidèles, prêts à mourir.
Au ras de la porte, impatient de sortir, piaffait le groupe des quarante et un, arrivé trois jours plus tôt. Arthur, que personne encore ne connaissait en carmélide, chevauchait à leur tête. Il avait demandé pour eux loisir de franchir l'enceinte et de se présenter au roi. En leur nom il offrit à celui-ci de se battre pour lui jusqu'au dernier sang, à condition qu'il ne leur demandât pas qui ils étaient.
Le vieux roi avait accepté, sur leur mine franche. Mais il ne comptait guère sur cette poignée de combattants dont le plus âgé n'avait sûrement pas vingt ans.
Si le vieux roi avait connu qui ils étaient, son cœur s'en fût trouvé conforté, car il n'y avait là que des rois et des fils de rois, la fleur de la jeune Bretagne, venus simplement pour le défendre parce qu'il était en péril. Mais Merlin leur avait dit qu'ils devaient se faire connaître non par leurs noms mais par leurs exploits.
Sans qu'on sût comment il était venu, il se trouva au milieu d'eux quand le soleil se leva, éclairant de rouge la plaine qui allait voir couler tant de sang. Vêtu d'une robe verte et coiffé de feuilles de houx, il chevauchait un cheval d'Arabie couleur de terre brûlée. Il était sans arme, ne portait pas une once de fer sur son corps mais brandissait une enseigne de soie dorée sur laquelle était brodé un petit dragon vert à la queue fourchue, qui crachait des flammes peintes.
Arthur et ses cousins et ses amis, Gauvain, Agravain, Gaheriet, Galessin, Ban et Bohor, Guerrehès, Sagremor et tous les autres, firent un accueil joyeux à Merlin qui sourit et leur dit :
— Maintenant vous allez montrer ce que vous valez ! On y va!...
Il fit un geste de son enseigne vers les portes qui s'ouvrirent en ébranlant les murailles, et les quarante et un, écu dressé et lance haute, se lancèrent au galop dans la direction de l'ennemi.
Arthur portait un haubert de mailles confectionné par le fèvre le plus habile de Bretagne. Ses compagnons portaient pour la plupart des cottes de cuir sur lesquelles étaient fixées de petites plaques d'acier ou de cuivre dur, qui s'imbriquaient et se recouvraient comme les écailles d'un poisson. Au galop des chevaux, les écailles se soulevaient, retombaient, s'entrechoquaient, et l'ensemble des quarante et un composait un chant de fer terrible. Ils filaient comme un javelot vers l'armée immobile dans la plaine.
Les trois rois envahisseurs, voyant venir cette poignée d'hommes, se mirent à rire et levèrent leurs enseignes pour indiquer le commencement du combat.
Merlin porta à ses lèvres le sifflet, taillé dans un rameau de saule, qu'il portait au col, et siffla.
Le vent, son ami, lui répondit en gémissant :
— Qu'est-ce que tu veux encore? Je dormais!...
Merlin siffla :
— Réveille-toi, grosse barrique ! Enfle-toi ! Gonfle-toi et souffle! Souffle! Souffle!...
Alors le vent s'étira et craqua et gronda et hurla, devint énorme et se roula sur la plaine, arrachant la poussière et les cailloux, emportant les meules de foin, les poules oubliées et les toits des chaumières, et se jeta sur l'armée ennemie qu'il aveugla. Derrière lui, Arthur et ses compagnons, baissant leurs lances et piquant des deux, arrivèrent comme l'ouragan.
L'armée de Léaudagan les suivait, divisée en deux corps, l'un commandé par le vieux roi, l'autre par son sénéchal Cléodalis. Elle entra à son tour dans la mêlée furieuse. Dans le nuage de poussière, le dragon de Merlin était devenu grand comme une vache et ses flammes brûlaient les enseignes ennemies.
Les femmes, les filles et les enfants, montés sur la muraille pour assister au combat dont leur sort dépendait, ne virent d'abord qu'un brouillard roux et mouvant, creusé de tourbillons, d'où sortaient le fracas des armes et les cris des combattants taillés ou transpercés, et ceux des chevaux furieux. Puis le vent se rendormit dans un long soupir et la bataille se révéla à la lumière du soleil. Le centre de la plaine, où s'était produit le choc, était jonché de corps d'hommes et de chevaux blessés ou morts. Des centaines de petits combats se déroulaient tout autour. Les chevaliers désarçonnés continuaient à se battre à terre.
Guenièvre, la dernière fille du roi Léaudagan, chercha avec anxiété la silhouette de son père, craignant qu'il fût couché parmi les victimes. Elle poussa un cri de joie et de crainte en le reconnaissant dans son haubert de cuivre rouge et d'or. Entouré d'ennemis, le vieux roi se battait comme un lion.
Il allait cependant succomber quand trois chevaliers, prévenus par Merlin, accoururent comme la foudre. C'était trois jeunes rois : Arthur de Logres, Bohor de Gannes, et Ban de Bénoïc. Ils taillèrent dans la meute comme moissonneurs à la faucille, et Guenièvre, en haut de la muraille, battit des mains de bonheur.
Tant que dura la bataille, Guenièvre ne quitta plus des yeux le chevalier de mailles dont la vaillance dépassait toutes les autres. Lui et ses compagnons décidèrent du sort des armes. Au milieu de l'après-midi, Ponce Antoine était mort, Claudas se retirait vers le sud avec les débris de l'armée de la Déserte, et les Alémans dispersés ou détruits, le duc Frolle tournait le dos à Carohaise et s'enfonçait au galop dans la forêt.
Guenièvre vit Arthur, dont elle ne connaissait pas le nom, partir à sa poursuite sur un cheval frais. Il s'enfonça dans l'ombre des arbres et disparut.
Quand Eve s'éveilla, toute neuve, au jardin d'Eden, nue et sans honte, elle vit étendu près d'elle Adam, encore plongé dans le sommeil que Dieu avait fait tomber sur lui afin de pouvoir lui ouvrir la poitrine pour en tirer la côte dont il allait façonner sa compagne. Sa plaie était encore ouverte et saignait. Eve confectionna une coupe avec une poignée de glaise, et y recueillit le sang d'Adam. La glaise but le sang du blessé, et la blessure se ferma. La glaise était du sol du jardin, la même que Dieu avait utilisée pour façonner le premier homme.
Cette coupe est celle du Graal. Eve, bienheureusement ignorante, l'utilisa comme écuelle, pour puiser l'eau de la source fraîche ou récolter les cerises et les amandes, les framboises et les pissenlits. Et les pommes aussi, bien sûr...
Quand Adam et Eve quittèrent le jardin, Eve emportait la Coupe. Mais l'ange que Dieu avait placé à la porte pour empêcher les humains d'y entrer de nouveau frappa la Coupe de son épée flamboyante et elle se brisa en sept morceaux que le coup dispersa.
Au cours des âges il arriva que les morceaux se ressoudèrent et que, de nouveau, elle servît. Les archives de l'histoire humaine sont pleines de trous. Si on cherchait attentivement, pourtant, dans ce qui en reste, on retrouverait trace de son passage. Elle est toujours associée avec le sang et la plaie, qui sont la douleur du monde dont elle est le remède.
Jésus l'avait. Il s'en servit aux noces de Cana, pour changer l'eau en vin. C'est elle qu'il tendit à ses disciples, à son dernier repas, en leur disant : buvez, ceci est mon sang. C'est dans la même coupe que Joseph d'Arimathie recueillit le sang de Jésus blessé d'un coup de lance pendant son agonie en croix. Fuyant les persécutions, Joseph d'Arimathie, la précieuse Coupe serrée contre lui, arriva au bord du grand océan avec toute sa famille, mais ne put aller plus loin car il n'avait pas de vaisseau.
Alors il étendit sur l'eau sa chemise, qui flotta. Il invita son père à y monter, ce que le vieil homme fit hardiment, et la chemise ne s'enfonça pas. Sa mère et sa femme, ses fils et ses filles, ses frères, sœurs et neveux et nièces, tout le monde s'y embarqua, et la chemise fut obligée de s'agrandir, car la famille comptait cent cinquante personnes. Joseph monta le dernier avec la Coupe. Alors la chemise se mit à voguer et aborda peu après sur une côte non loin de laquelle se dressait un château. C'est ainsi que le Graal arriva en Bretagne.
Il y fut mal reçu, et Joseph, puis ses descendants, s'enfermèrent avec lui dans le Château Aventureux. Un de ceux qui le gardèrent fut le Roi Blessé, qui saignait d'une blessure à la cuisse, due à sa curiosité impie, et dont il ne pouvait ni guérir ni mourir, depuis des siècles.
Le duc Frolle était un colosse. Une toise de haut, trois cents livres d'os et de muscles sous une cotte chargée de plaques de fer épaisses d'un doigt, pesaient sur le dos de Wolke, son énorme cheval couleur d'orage. Ni l'homme ni la bête n'étaient fatigués. Frolle ne fuyait pas, il s'en allait. Armé de sa masse de cuivre de vingt livres et de son épée Marmiadoise il avait taillé ou fracassé tous ses adversaires. Mais ses hommes ne le valaient pas. Il en restait peu de vivants. Quand il fut dans le couvert de la forêt, Frolle se mit au trot. Arthur, au galop, n'eut pas de peine à le rejoindre. L'entendant s'approcher, Frolle s'arrêta et fit face, satisfait à la pensée d'occire un ennemi de plus, si c'en était un.
Il reconnut le chevalier qui avait causé tant de dommage à ses gens et tué Ponce Antoine. Il rugit de contentement à l'idée de la revanche qu'il allait en tirer.
Arthur s'arrêta et les deux cavaliers, à quelques pas l'un de l'autre, se regardèrent et se jaugèrent.
Frolle était coiffe d'un heaume pointu à nasal. Forgé d'une seule pièce, on aurait pu y donner à boire à trois chevaux. Ses longs cheveux d'un blond pâle, épais et plats, rejoignaient sa barbe foisonnante, mêlée de mèches grises et tachée de sang. De sa main droite il étreignait le manche de sa masse de cuivre et de la gauche dressait devant lui son écu taillé dans le dos d'un oliphant d'Afrique, cette bête monstrueuse qui a une queue à la place du nez et le cuir plus dur que la pierre.
Arthur avait depuis longtemps perdu son heaume. Ses boucles dorées entouraient sa tête d'une lumière. Son visage ne portait pas plus de barbe que celui d'un enfant, mais sa carrure était d'un homme et ses muscles durs comme le fer. Voyant que l'Aléman n'avait plus de lance, il jeta la sienne et saisit son épée Escalibur, qui avait fait tant d'ouvrage depuis le matin.
— Qui es-tu ? cria Frolle. Dis-moi ton nom, que je le fasse dessiner sur ta tombe !
— Je suis le fils d'Uter Pandragon, cria Arthur, et sur ta tombe je ferai semer du chanvre, c'est tout ce que mérite un païen !
— Ah ! Tu es le petit roi Arthur ? Eh bien, tu ne vas plus régner bien longtemps !
Il se rua vers Arthur, et frappa de sa masse. L'épée d'Arthur trancha le manche de la masse qui alla se perdre en tourbillonnant. Mais au passage elle heurta la tête du jeune roi, lui arrachant un grand morceau de peau avec les cheveux, et fêlant l'os du crâne.
Arthur secoua la tête comme à une piqûre de guêpe et frappa de nouveau, alors que Frolle sortait son épée du fourreau.
Escalibur fendit l'écu d'oliphant, creva l'oeil droit de l'Aléman, lui ôta la joue jusqu'aux dents, lui ouvrit l'épaule et trancha l'os, et, en se retirant, coupa l'oreille du cheval Wolke. La main droite de Frolle s'ouvrit, laissant tomber son épée, tandis que l'énorme cheval, hennissant de surprise et de douleur, se cabrait puis s'emportait, disparaissant dans la forêt avec son cavalier qui mugissait comme un taureau.
Ce fut le silence et la paix. Arthur remit son épée au fourreau. Il porta sa main à sa tête et le sang coula sur la manche de son haubert. Il cligna des yeux : il voyait une lueur dans l'herbe. Quand il rouvrit grand ses paupières la lueur était toujours là. Il poussa un cri de joie en en reconnaissant la cause : c'était la lame de l'épée Marmiadoise qui flamboyait...
Il descendit de cheval, saisit l'épée fameuse, la releva, et la brandit vers les hautes branches, en hommage et en merci à Dieu. Sa poignée était faite d'un os du dragon qui gardait la Toison d'Or. Jason avait tué le dragon, mais la poignée de son épée s'étant rompue, il l'avait remplacée par un os de la bête fantastique, celui qui se trouve dans son cœur et lui donne son courage et sa fureur.
Arthur remonta à cheval, tira Escalibur de son fourreau et montra les deux épées l'une à l'autre afin qu'elles se connaissent et s'aiment et ne s'affrontent jamais. Une épée dans chaque main, il riait de bonheur. Le sang chaud de sa tête lui coulait dans le cou. La forêt tournait autour de lui, son cheval oscillait comme un navire, des sons étranges lui emplissaient les oreilles. Il ne savait plus où il était.
Le cheval, qui avait soif, se mit en marche vers l'odeur de l'eau.
Viviane s'était étendue sur l'herbe à côté de la source, pour se sécher au soleil, et avait sombré d'un seul coup dans le sommeil, comme un petit enfant. Pour ne pas la réveiller, le cerf blanc avait cessé de respirer et de peser sur les graminées. En un geste de modestie, Viviane, en fermant les yeux, avait posé sa main droite au bas de son ventre, et son autre bras en travers de sa menue poitrine. Mais dans son sommeil ses bras avaient glissé, et il ne demeurait de son double geste que l'intention et la grâce.
Merlin, ravi, fit éclore à la pointe de ses petits seins deux marguerites, posa une branche de menthe sur ses yeux, une prunelle sur ses lèvres et sur le minuscule demi-sourire rose de son sexe un rouge-gorge endormi.
Il la regarda ainsi quelques instants, puis sourit et la déshabilla de cette fantaisie. Elle n'avait besoin d'aucun artifice. Elle était plus parfaite que la fleur et que l'oiseau, et pareille à eux dans l'innocence de sa nudité. Merlin remercia Dieu, puisque c'était elle qui allait peut-être changer son destin, de l'avoir faite si belle entre toutes les beautés de Sa Création.
Il s'apprêtait à lui faire don d'un rêve de joie, un de ces rêves qui font, au réveil, trouver la vie légère et savoureuse, quand il entendit, dans l'épaisseur de la forêt, s'approcher à pas lourds le cheval qui portait Arthur.
Alors le cerf se transforma en mur de silence. Il ne fallait pas que Viviane s'effrayât et s'enfuît. Elle devait affronter cette épreuve, et Arthur avec elle, et Merlin avec eux. Très doucement, il souffla le sommeil hors de son corps.
Elle s'étira, bâilla, rit de contentement, et se leva d'un bond en poussant un cri. Dans un silence total surgissait lentement d'entre les broussailles une apparition fantastique : un grand cheval roux portant un chevalier aux cheveux d'or et de sang qui étreignait une épée dans chaque main, lame pointée vers le ciel.
Elle voulait saisir sa robe qui gisait sur l'herbe à trois pas et s'enfuir loin de ce fantôme effrayant, qui était encore plus effrayant s'il n'était pas fantôme, et en même temps elle voulait rester, pour en voir davantage. Sa curiosité fut plus forte que sa peur, et les deux mêlées la pétrifièrent sur place après qu'elle se fut, par bonne manière, mise en position de modestie.
Un brouillard rouge emplissait les yeux du jeune roi. Au centre de ce brouillard il voyait une créature céleste, immobile, qui le regardait.
Etait-ce vraiment un ange, ou un démon qui en avait pris l'apparence ? Arthur prit Marmiadoise entre ses dents, saisit Escalibur par la lame et en tendit la garde, en forme de croix, en direction de l'apparition. La créature ne disparut pas. Elle sembla rassurée, et sourit.
Le cheval pencha la tête pour boire. Ce qui restait de conscience à Arthur s'évanouit. Il glissa sur le cou de sa monture et tomba aux pieds de Viviane, dans un bruissement de fer. Sa tête plongea dans l'eau et y demeura.
Viviane comprit que s'il n'était déjà mort il allait mourir noyé. Elle lui saisit une main et, tirant de toutes ses forces, ses petits talons enfoncés dans l'herbe, réussit à lui sortir le visage de la source. Puis elle se vêtit en hâte et courut vers le château de son père pour y chercher secours.
Arthur avait été blessé au début de la bataille par une lance qui avait brisé les mailles de son haubert, pénétré dans sa chair, glissé sur une côte et ouvert une plaie longue mais peu profonde. Elle ne l'avait pas empêché de se battre, mais elle recommençait à saigner et le jeune roi perdait son sang vif par la tête et par le flanc. Il lui fallait être secouru très vite.
Merlin avait décidé d'arrêter Viviane dans sa course. Cela ne causerait aucun dommage au blessé, car il arrêterait du même geste le temps.
Depuis qu'il avait vu Viviane, il savait qu'elle pouvait être pour Arthur, sur le chemin du Graal, un obstacle plus haut que les montagnes du pays des Saines dont le sommet gratte la plante des pieds de saint Pierre à la porte du Paradis.
Il ne pouvait pas le détourner d'elle, puisqu'elle était une étape de son chemin, mais il pouvait essayer de la détourner de lui, empêcher qu'elle en tombât amoureuse par la pitié maternelle qu'éprouvent les filles même les plus jeunes en soignant les blessés que leur faiblesse livre entre leurs mains. Pour que cela n'arrivât pas, qu'elle ne s'obstinât pas ensuite à rester dans sa vie, pour qu'Arthur puisse oublier un épisode sans importance, il fallait que le cœur de la fillette fût déjà, quand elle se pencherait sur lui, empli d'un autre intérêt. C'est pourquoi Merlin avait décidé de se montrer à elle tel que ni le roi Arthur, ni personne ne l'avait jamais vu. Sauf sa mère. Sous son vrai visage. Tel qu'il était.
Viviane courait, courait, plus légère qu'une chèvre. Le sentier était d'herbe courte que perçaient les yeux blancs des pâquerettes et les fleurs jaunes de la salade sauvage qu'on nomme dans la Grande Bretagne « dendelion », et au pays de Loire « pissenlit ». Et tout à coup elle se trouva devant un arbre bleu. En réalité sa couleur était verte. Mais ce vert était bleu. Et cet arbre se dressait au bord du sentier, au croisement du Chemin des mules, à l'endroit même où aurait dû se trouver la touffe de genêt qui poussait déjà là avant même que Viviane fût née, et qui était en fleur depuis huit jours. Viviane, d'ailleurs, en sentait le parfum. L'odeur du genêt était toujours là, mais le genêt n'y était plus. Et à sa place s'élevait cet arbre inconnu aussi haut que le toit du château de son père.
Appuyé avec nonchalance contre le tronc de l'arbre, un homme jeune, vêtu comme un prince, la regardait avec bienveillance, en souriant de sa surprise.
— N'aie pas peur, Viviane, dit-il.
Sa voix était grave et douce et caressait le cœur. Elle protesta.
— Je n'ai pas peur!...
Elle était bien trop curieuse pour être effrayée. Et son père était un seigneur, bien que de petite terre. Elle avait été élevée dans l'aisance des manières, et la compagnie de la forêt, de la source, des oiseaux et des fleurs lui avait déjà appris que le monde est plein de merveilles inattendues.
Elle s'inclina légèrement en pinçant les deux bords de sa robette de lin couleur de lait, par politesse, et demanda en se redressant :
— Quel est le nom de cet arbre si beau ?
— C'est un cèdre, dit Merlin. Je l'ai fait venir du pays d'orient où il poussait, pour te le montrer et pour que tu saches désormais, quand tu le verras quelque part, que je n'en suis pas loin.
— Comment est-il venu ? Et comment pourrait-il se trouver quelque part ailleurs, puisqu'il est ici ?
— Comme ceci, dit Merlin.
Il leva sa main gauche et fit un signe à l'arbre avec son petit doigt. Et tout à coup le cèdre fut de l'autre côté du chemin, le genêt éclatant ayant repris sa place.
Viviane, ravie, battit des mains.
— Oh! Tu es l'Enchanteur! dit-elle.
— Oui, dit Merlin.
En un instant, elle avait oublié pourquoi elle courait, et le chevalier blessé qui trempait dans la source. Parce qu'elle était encore un enfant, et qu'un enfant ne résiste pas à l'attrait des merveilles. Parce qu'elle allait être une femme, et qu'aucune femme ne pouvait rester insensible à la beauté de Merlin, qui était ce qu'on pouvait voir de plus beau au monde sous les traits d'un homme à la fleur de son âge.
Il était vêtu d'une longue robe en soie de Chine couleur du cœur des marguerites, parsemée de feuilles de houx brodées en or vert, serrée aux poignets et au col par un ruban d'or. A la taille, une large ceinture nonchalante de soie verte rassemblait les plis lourds de la robe qui tombait jusqu'à terre et d'où sortait juste la pointe d'un pied nu.
Ses cheveux, par mèches et par ondes, avaient toutes les teintes allant du marron chaud au blond éclatant, mêlées et cependant distinctes. Une mince couronne d'or piquée de pierres vertes en faisait le tour. Ils lui couvraient les oreilles de courtes vagues et descendaient jusqu'au milieu du front. Ses sourcils étaient bien nets et foncés, et ses longs cils presque noirs s'ouvraient sur de grands yeux verts lumineux et rieurs. Sa bouche, ni grande ni trop petite, bien ourlée, était rouge et fraîche comme si elle venait d'être faite. Viviane, extasiée, joignit les mains.
— Que tu es beau ! dit-elle. Mon père t'a vu l'an dernier, il est allé te demander conseil dans la forêt de Brocéliande, pour ses vaches qui crevaient. Il m'a dit que tu étais un vieil homme gris assis sur un pommier !
— Chacun me voit à sa façon...
Je lui ai dit : « Il était assis dans un pommier, pas sur un pommier ! ». Il m'a dit : « Si ! Sur un pommier ! »
— C'est exact, dit Merlin.
— Comment peut-on
s'asseoir sur un
pommier?
Merlin se mit à rire.
— C'est un pommier un peu particulier!... Il s'adapte à moi et je m'adapte à lui. Il est mon ami.
— Oh ! Tu me montreras comment tu fais ?
— Oui, si ça t'amuse...
— Je pourrai le faire aussi ?
— Peut-être...
Elle accepta cette promesse en hochant doucement la tête, et devint très grave. Elle le regarda dans les yeux, regarda ses cheveux, sa bouche, et dit doucement :
— Tu es plus beau que mon père, plus beau que le chevalier blessé, tu es plus beau que tout!...
Elle joignit de nouveau ses mains, et ajouta :
— Je crois que je ne
t'oublierai jamais...
Merlin à son tour devint grave.
— C'est bien ce que je crains, dit-il. Et ce que j'espère...
Il savait, maintenant, qu'il n'avait plus rien à craindre pour Arthur, mais qu'il avait tout à craindre pour lui même. Quelque chose d'ineffable et de terrible venait de naître en lui. Il allait beaucoup gagner et beaucoup perdre. Il demanda :
Et comment vont les vaches de ton père ?
— Elles ne crèvent plus...
— Il suffit de ne pas leur laisser manger de la luzerne mouillée. Ce n'est pas sorcier. Les gens de ton père aurait dû savoir ça.
Mais Viviane ne l'écoutait pas.
— Oh, apprends-moi un de tes trucs ! dit-elle.
— Quels trucs ? Je n'ai pas de « trucs » ! J'ai des pouvoirs, qui m'ont été donnés par mon père noir. Mais je ne peux les enseigner à personne.
— Oh !... Tu ne veux pas!
— Non !... Je ne peux pas... Mais toi... Fais voir... Donne-moi tes mains...
Il prit dans ses longues mains fines les mains de l'enfant, qui ressemblaient aux siennes en plus menu, et l'un et l'autre sentirent, à cet instant, que quelque chose venait de se joindre par leurs mains et de passer de l'un à l'autre et de demeurer entier en eux deux et en chacun d'eux.
Viviane en fut bouleversée.
— Qu'est-ce que tu m'as fait? demanda-t-elle.
— Moi, rien, dit-il doucement. Ce qui se fait n'est pas toujours voulu...
Il savait que son père venait de les lier ensemble, mais il ne s'était pas dérobé, il avait fait lui-même le geste d'offrande et de possession. Il n'avait plus la possibilité de reculer. La seule issue, pour lui et pour elle, était maintenant en avant.
Ces petites mains qu'il avait prises dans les siennes, il les ouvrit et en offrit le cœur à la lumière bleue du ciel. Il ne prit pas la peine de les lire, il savait déjà ce qui était écrit.
— Tu n'as pas besoin de mes pouvoirs, dit-il. Tu as les tiens, ceux de Diane, ton ancêtre, qui courent dans tes veines...
— C'est vrai ? dit Viviane extasiée.
— Oui...
— Mais alors pourquoi je peux pas... je peux pas... ?
— Tu ne peux pas quoi ?
— Tout !... Voler ! Changer l'arbre en rivière ! Faire venir un oliphant dans la fontaine ! Je peux pas !... Je peux pas !...
Elle avait libéré ses mains des mains de Merlin et les agitait en tous sens, trépignait, se mettait en colère.
— Calme-toi, dit Merlin. Tu as les pouvoirs, mais pour t'en faire obéir tu dois connaître le nom et le signe de chacun. Comment veux-tu qu'il t'obéisse si tu ne l'appelles pas par son nom ?
— Mais je ne les connais pas ! gémit-elle, désolée.
— Je te les apprendrai...
— Tu les connais?
— Bien sûr!...
— Oh, apprends-moi ! Apprends-les-moi ! Apprends-moi tout ! Maintenant !
— Non, dit Merlin. Il faut du temps, et il faut que tu prennes du poids... Si tu essayais d'utiliser certains pouvoirs maintenant, c'est eux qui seraient les maîtres et t'utiliseraient... Je vais t'en nommer un qui est sans danger. Ecoute et répète...
— Il prononça un mot d'une langue ancienne et le lui fit répéter pendant plusieurs minutes. Il était difficile à articuler. Il fallait à la fois le dire, le souffler et le siffler un peu. Cela ressemblait à « sfulsfsuli... » Mais ça ne peut pas s'écrire...
— Bon ! Bien ! dit Merlin souriant. Ça va à peu près. Il comprendra !... Maintenant, dis-le en touchant en même temps ton nez et ton menton... Comme ça...
— Et qu'est-ce qui va se passer ?
— Tu verras bien!... Allez!...
Elle mit le bout de son index sur le bout de son nez et son pouce sur son menton et dit-siffla-souffla « sfsulsfsuli... »
Alors naquirent dans l'air un, puis deux, cinq, vingt, puis un peu partout autour d'elle, une foule d'oiseaux multicolores, comme elle n'en avait jamais vus ni même imaginés, de couleurs éclatantes ou exquises, pépiant et chantant et tournant autour d'elle tandis que dans l'herbe poussaient et s'épanouissaient les fleurs de tous les printemps du monde, d'où s'envolaient des papillons.
— Oh!... Oh!... Oh!...
Elle ne savait rien dire d'autre, elle était submergée par la joie de ce qu'elle voyait et de ce qu'elle sentait dans tout son corps, qui lui semblait habité partout par des oiseaux volants en train de chanter.
Elle se jeta contre Merlin, le serra dans ses bras, se souleva sur les orteils pour l'embrasser.
— Merci ! Merci !
Elle s'écarta de lui avec autant de vivacité, et leva ses deux bras vers les oiseaux qui tourbillonnèrent autour de ses mains et s'y posèrent en bouquets.
— Tu n'as pas à me
remercier, dit Merlin, tout cela était dans toi. Quand tu voudras
que cela cesse, tu
penseras « fini ! », et ce sera
fini.
Elle le pensa, et les fleurs se replièrent, les papillons se fermèrent, les oiseaux devinrent transparents comme des vitraux envolés, et en un instant tout devint pâle et disparut.
— C'était un enfantillage, dit Merlin... Bien que tu sois encore très fragile, il faut que je te nomme maintenant un autre de tes pouvoirs, grave, important, que tu vas devoir utiliser tout de suite. Il va te prendre beaucoup de forces, dangereusement. Mais quelqu'un a besoin de toi...
Le temps arrêté reprit son cours, et le sang recommença à couler de la tête fendue du roi Arthur et de son flanc déchiré. Viviane s'agenouilla près de lui et promena ses mains au-dessus de ses blessures, en murmurant un nom ancien.
Le sang cessa de couler, les blessures se fermèrent, les os fendus se ressoudèrent et les cheveux repoussèrent. Le sang répandu sur l'herbe disparut, la source redevint bleue. Arthur, sans rouvrir les yeux, s'allongea sur le dos, soupira d'aise et s'endormit.
Viviane tremblait. Elle se sentait pareille à un sac vide. Elle s'écroula en travers du corps d'Arthur, s'en retira péniblement, s'allongea près de lui et s'endormit à son tour. Le cheval broutait l'herbe tendre.
Arthur se réveilla presque aussitôt. Il avait retrouvé toutes ses forces. Il se sentait aussi frais qu'au début du jour. Il se leva, regarda autour de lui avec étonnement, ne se souvenant de rien, ne comprenant rien. Que faisait-il en ce lieu ? Comment y était-il venu ? Qui était cette enfant endormie dans l'herbe? Il se pencha vers elle, vit qu'elle était très belle et très lasse et sentit une grande envie de la prendre dans ses bras pour la hcrcer et lui dire des paroles douces.
Mais une vive lumière détourna son attention. Tournant la tête, il vit, au profond de la source, couchées sur un lit de sable, ses deux épées qui l'attendaient. L'une d'elles étincelait. Il la reconnut, et le souvenir de son combat contre le géant lui revint d'un seul coup. Il se mit à rire de joie, puis redevint grave. Où en était la bataille? Que s'était-il passé pendant que par faiblesse et lâcheté il s'était endormi ?
Il plongea ses bras dans l'eau, saisit ses deux épées, baisa leurs lames fraîches, remonta sur le cheval et s'en fut au galop.
Devant Merlin, le cèdre trembla et devint rouge. A une lieue à la ronde, tous les oiseaux s'envolèrent en piaillant.
— Ah! Ah!... ricana la voix du Diable, contrairement à ce que tu crois, tu ne l'as pas sauvé !... Et toi tu t'es perdu!... N'insiste pas dans cette Quête stupide! Reviens avec moi, mon fils !...
Merlin coupa deux brins d'herbe, les disposa en croix, et les tenant entre le pouce et l'index, tendit droit sa main dans la direction du cèdre.
Le Diable poussa un hurlement, comme si on lui avait fendu la peau du ventre avec un tesson de verre. Sa voix décrut et s'éteignit, et le cèdre disparut.
Quand Viviane, réveillée par le tumulte des oiseaux, arriva en courant au carrefour des mules, Merlin n'était plus là.
Il est temps d'expliquer comment Merlin naquit. Du moins cette fois.
En ce temps-là...
— Qu 'est-ce que ça veut dire « ce temps-là ? » Quel temps-là?...
Ça veut dire il y a plus de mille ans, nettement plus. Il est difficile d'être précis, et d'ailleurs inutile. C'était en ce temps-là...
Les anciens dieux n'étaient pas morts, ils vivaient dans les forêts, les lacs et les sources, les hommes les connaissaient, les rencontraient parfois, ne les craignaient guère. En échange d'une aide, d'une faveur ils leur faisaient des cadeaux, un pigeon, des fleurs, une poupée, un plat de pois au lard, à la mesure de leurs moyens, qui étaient minces. Les dieux ne se montraient pas exigeants. Ils étaient pauvres et modestes, comme eux.
Mais dans ce bout du continent qui avait encore des noms changeants, un dieu nouveau s'avançait, venu de Jérusalem, où il était mort et ressuscité, en même temps qu'il régnait en permanence dans les cieux.
Il balaya devant lui les autres dieux. Ce n'était pas qu'il refusât le partage : il n'en avait même pas l'idée.
Il était l'Unique, il occupait la totalité de l'espace et du temps, qu'il avait créés. Il eût, malgré cela, bien toléré les autres dieux, ils ne le gênaient pas, ils étaient éparpillés, minuscules, ils ne se différenciaient pas essentiellement de lui, ils étaient son propre reflet émiette par les miroirs de la vie. Mais une armée de prêtres et de moines intolérants ratissaient en son nom les campagnes, proclamant qu'il était un dieu jaloux, ce qui était faux, à son niveau on ne peut être ni jaloux,ni vengeur, ni justicier. La justice se fait d'elle-même dans le cœur des vivants.
Les prêtres et les moines, les uns sincères, les autres calculateurs, tous dans l'erreur, promettaient et menaçaient en Son Nom, promettaient à ceux qui L'ado-raient et Lui obéissaient les délices d'une moelleuse vie éternelle et menaçaient les mécréants des souffrances abominables de l'Enfer.
C'est ainsi que, par leurs sermons et leurs vociféracions, ils coupèrent l'Unique en deux.
Dans l'esprit des croyants alléchés et épouvantés, il y eut désormais en haut le Dieu blanc, dispensateur de la félicité, et en bas le Dieu noir aux dents sanglantes et aux mains de feu, qui guettait leurs défaillances. C'est ainsi que le Diable, puisqu'ils croyaient en son existence, exista.
En peu de temps — deux ou trois siècles — moines et prêtres conquérants occupèrent le Continent et les îles, au nom de l'Unique, et avec l'aide de la crainte qu'inspirait Son Ombre. Les anciens dieux s'étaient réfugiés dans le fond des sources ou les racines des arbres, dans l'attente d'un temps meilleur où il leur serait de nouveau permis de se montrer et d'aider les humains, dans la limite de leurs pouvoirs et dans l'immense bienveillance de l'Unique père de tout.
Les humains, jeunes et vieux, mâles et femelles, continuaient de vivre avec Dieu et le Diable comme leurs anciens l'avaient fait avec les anciens dieux, c'est-à-dire dans une familiarité de tous les instants. Dieu était là, avec eux, quand ils mangeaient la soupe, récoltaient les fèves, tissaient le lin, forgeaient la charrue, bottaient le cul du porc qui s'en prenait aux navets au lieu de se contenter des glands sous le chêne. Dieu ne les quittait jamais, Il accompagnait tous leurs gestes, écoutait toutes leurs paroles, dont beaucoup s'adressaient à Lui. Ils Lui parlaient, moins pour Lui demander ses faveurs ou son aide que simplement parce qu'il était là, familier, écoutant amicalement tout ce qu'on Lui racontait. Cette présence était merveilleusement réconfortante, c'était une cuirasse de duvet autour de l'existence. On n'était jamais seul, jamais abandonné. Dieu était là.
Le Diable aussi, bien sûr. Un peu plus loin, à l'écart, mais veillant et surveillant, l'oeil vif comme l'hameçon, partout, dans les coins d'ombre, sous les lits, dans le grand soleil paresseux, au dernier rayon du placard, au fond de la bourse, guettant les défaillances, ses griffes ouvertes prêtes à se refermer plus vite que l'éclair.
Les humains le craignaient beaucoup, mais faisaient confiance à Dieu pour les protéger, et à Son fils, pour leur pardonner s'ils fautaient.
Ainsi vivaient-ils en compagnie permanente et familière avec Dieu bienveillant et le Diable furieux. Cela donnait à leur vie signification et plénitude.
Furieux, le Diable l'était de plus en plus, car malgré l'aide des moines et des prêtres qui allongeaient bénitier. Il se retint de hurler, lâcha sa semence diabolique, et s'enfuit.
— Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Mais qu'est-ce qui
m'arrive ? se demandait l'innocente en son sommeil.
Elle s'éveilla et se rendit compte qu'effectivement il lui était arrivé quelque chose, et n'y comprit rien du tout, la porte de sa chambrette étant maintenue de l'intérieur par le dossier d'une chaise qui se trouvait toujours en place, et le fenestron à peine assez large pour laisser passer le chat...
Quand le jour fut levé, elle courut tout raconter à son confesseur, qui comprit qu'il y avait là un exploit diabolique, et alerta Dieu aussitôt.
Naturellement, Celui-ci était au courant. Rien ne Lui échappe. Il savait donc aussi qu'un petit enfant mâle avait été conçu de l'œuvre du démon. Il était déjà gros comme la moitié d'une lentille.
— Dieu l'appela :
— Tu m'entends, petit.
— Oui, Dieu.
— Tu sais qui t'a fait ?
— Oui, Dieu.
— As-tu l'intention d'obéir à ton père ?
— Je ferai comme Vous voudrez, Dieu.
— Brave petit!... Tu as la bonne nature de ta mère... Je te laisse donc tous les pouvoirs que ton père t'a donnés, mais tu les utiliseras pour le bien au lieu de les employer à faire le mal.
— Oui, Dieu.
— Es-tu satisfait?
— Oui, Dieu.
— Bon !... Veille sur ta maman, elle va avoir besoin de toi.
On se rend compte, par ce dialogue, que le futur enfant ne disposait pas encore d'un grand vocabulaire. Mais le lendemain il savait le latin, le grec, l'araméen et le chaldéen, et le jour d'après tous les mots du chinois. Aucun Chinois n'en sait autant. Dans les domaines des diverses connaissances il fit des progrès aussi rapides. Quand il sut tout, il décida de sortir de cet abri tiède et confortable, où il commençait à s'ennuyer. Il naquit sept mois et deux jours après sa conception.
Il se trouva au sommet d'une tour dans laquelle sa mère avait été enfermée. Ayant conçu hors du mariage et n'ayant pu désigner le père de son enfant, elle aurait dû, selon l'usage, devenir une prostituée. Elle refusa. Alors, toujours selon l'usage, elle fut condamnée à être brûlée sur un bûcher. Mais l'enfant qu'elle portait étant tout à fait innocent, sursis lui fut accordé jusqu'à son accouchement, pour que l'enfant pût être sauvé, et en tout cas baptisé. En attendant, on l'enferma, avec deux femmes chargées de veiller sur elle, dans une tour dont la porte fut murée. Elles recevaient leur nourriture dans un panier qu'elles descendaient au bout d'une corde. Il y avait à l'intérieur de la tour un puits dont elles utilisaient l'eau pour boire et se baigner. Les eaux usées s'écoulaient dehors par un trou du mur, avec tous les déchets, ce qui faisait pousser l'ortie. L'hiver fut très froid mais elles n'eurent pas besoin de faire du feu : il faisait chaud à l'intérieur de la tour, sans qu'elles pussent s'expliquer pourquoi. Il est évident que là où se trouve le fils du Diable il ne peut pas faire froid.
Les deux surveillantes de la jeune mère, qui étaient devenues ses amies, poussèrent des cris d'horreur en voyant surgir le nouveau-né, car il était couvert de poils comme un enfant sanglier. Mais sa mère le trouva très beau et adorable. Aux yeux de son amour, la rude toison n'était qu'un léger duvet à peine visible. Elle le nomma Merlin. Ce nom lui avait été inspiré par Dieu. Il signifie « tu es mortel ». C'était pour rappeler à celui qui allait le porter son humaine condition, et l'empêcher de se prendre pour la cinquième cuisse de Jupiter. En tant que fils du Diable il aurait pu prétendre à l'immortalité, mais Dieu la lui refusait. Certes il vivrait longtemps, très très longtemps, mais il devait savoir qu'il aurait à mourir, quand le temps viendrait.
Sa mère, le serrant sur son cœur et le baisotant de mille baisers, l'arrosait en même temps de ses larmes.
— Hélas, beau fils, disait-elle, je vais devoir te quitter!... Maintenant que te voilà né, ils vont venir me chercher pour me brûler sur un bûcher...
— Ne t'inquiète pas, mère, lui dit le nouveau-né d'une bonne grosse voix. Je ne permettrai pas que le moindre mal t'arrive à cause de moi. Porte-moi chez ce taré de juge et je vais arranger ça vite fait !
On voit que l'enfant avait fait de gros progrès dans le domaine du vocabulaire. Sa mère trouva tout naturel que son fils tout neuf sût déjà parler et raisonner, mais ses deux gardiennes en furent à la fois effrayées et émerveillées. Elles tombèrent à genoux et se signèrent, et de cet instant virent le bébé tel qu'il était, c'est-à-dire sans l'affreuse toison, avec une peau douce et dorée comme celle d'une pêche.
La jeune mère comparut de nouveau devant le juge, avec son enfant dans les bras. Celui-ci n'eut pas de peine à démontrer qu'elle était pure et innocente. Il le fit avec tant d'efficacité et de malice que tous les assistants s'extasièrent d'autant plus qu'il n'était alors âgé que de trois jours.
Le juge, ému, déclara à la mère :
— Puisque vous êtes innocente, au lieu de vous brûler vive, nous vous ferons bénéficier, avant le bûcher, d'une mort douce par le fer ou le poison.
— Vieillard stupide ! rugit le nourrisson, comment pouvez-vous condamner à mourir celle qui n'a rien fait ? Sentez-vous le remords qui vous agite ?
Tout le monde put voir le juge gigoter en tous sens sur son fauteuil, claquer des mâchoires et cogner des genoux. On eût dit un mulot secoué par un chien ratier. Il parvint à balbutier qu'il s'était trompé, et ordonna que la jeune femme fût mise en liberté.
Très éprouvée par ce qui lui était arrivé en moins d'un an, celle-ci se retira dans un couvent, où elle devint l'égale d'une sainte. Parfois, dans son lit, elle se souvenait de la visite qu'elle avait reçue pendant une nuit d'août, et cela la troublait. Dieu ne lui en voulait pas, il comprend parfaitement les tourments des femmes seules, et il lui envoyait des rêves apaisants.
On ne sait pas grand-chose de l'enfance de Merlin. Sans doute fut-il mis en nourrice et occupa-t-il son jeune corps à téter, ramper, marcher puis courir, tandis que son esprit faisait l'inventaire de ses pouvoirs et apprenait à les maîtriser. Il put certainement se libérer très vite de l'esclavage du temps, car c'est de cette époque que date le souvenir de sa folie, dont l'image le représente comme un vieil homme tordu, alors que d'après le temps banal il était encore un enfant.
Sa folie, c'était sa bataille contre le Diable. Celui-ci, frustré, volé, ridiculisé à ses propres yeux, s'était mis à haïr ce fils sur lequel il avait tant compté pour peupler sa Maison vide. Et il décida de le détruire.
Sa première attaque, qui aurait dû être définitive, fut comme l'éclatement d'une bombe dans la tête de Merlin. Sa mère avait fait à celui-ci un crâne solide, et. par le seul fragment infinitésimal de son cerveau qui ne fut pas réduit en bouillie, il en reconstitua instantanément tout le reste. Mais il avait été projeté contre les murs avant de se mettre à tourner comme une toupie et de s'écrouler à terre plus plat qu'un tapis, à la grande stupéfaction et terreur de sa nourrice paysanne.
Il la rassura d'un mot, sortit de la chaumière et se transporta au cœur de la forêt de Brocéliande, afin de mener son combat sans effrayer personne.
Des bûcherons et des charbonniers l'aperçurent, vieil homme barbu et sale, vêtu de loques, se roulant à terre, hurlant, frappant les arbres de son bâton, sautant plus haut que les plus hautes branches ou bien restant immobile, assis au même endroit, pendant des jours et des semaines, sans boire ni manger, les yeux ouverts.
Malgré ce comportement étrange, ils n'avaient pas peur de lui. Car là où il se trouvait l'herbe poussait plus épaisse et plus verte, les feuilles des arbres se tournaient vers lui, et les oiseaux continuaient de chanter même lorsqu'il criait.
Ils pensèrent qu'il était un ancien dieu de la forêt revenu clandestinement, et qui avait peut-être, parfois, mal aux dents, ou des coliques, d'où ses crises. Dans ses périodes de calme, ils se hasardèrent à s'adresser à lui et il leur répondit avec amitié, ses yeux brillant de jeunesse dans son vieux visage fripé. Les paysans des alentours vinrent lui demander des conseils et des remèdes, pour eux ou leurs bestiaux. Il les donna, et ils furent efficaces. Mais il les donna au nom de Dieu et de Son Fils, qui ne sont qu'Un, avec le Saint-Esprit aussi. Ce qui rendait les paysans perplexes. Mais après tout, du moment que ça marchait...
Ce séjour en Brocéliande dura plusieurs années. Puis une nuit, à la veille de Pâques, il y eut au cœur de la forêt un tumulte épouvantable. Les paysans terrifiés virent de loin des flammes vert et rouge jaillir jusqu'aux nuages, des centaines d'arbres sauter en l'air avec leurs racines et retomber en braises, tandis que retentissaient les cris de mille démons écorchés, si effrayants que tous les porcs de la région se mirent à hurler comme lorsqu'on les égorge.
Tout redevint calme rapidement. Au matin, les parfums du printemps se répandirent hors de la forêt et quand des courageux se risquèrent à y pénétrer, ils ne virent aucune trace de ce qui s'était passé quelques heures auparavant. Les arbres verdoyaient leurs feuilles nouvelles et l'herbe fleurissait, et des petits lapins montraient le bout de leurs oreilles. Le vieil homme avait disparu.
Le Diable venait de livrer contre Merlin sa dernière bataille, et l'avait perdue. Il renonça de ce jour à détruire celui qu'il avait créé, mais non à le récupérer.
Merlin était retourné auprès de sa nourrice, qui ne se rappela pas qu'il se fût absenté. Il jouait au cheval-pentu avec des garnements de son âge quand il sut que s'approchaient les envoyés du roi Vortigern, qui cherchaient depuis des mois quelqu'un de bien difficile à trouver.Vortigern était un mauvais roi, qui avait usurpé son trône à Uter Pandragon. Il gouvernait si hargneusement que son peuple et ses vassaux le haïssaient, et il savait que personne ne voudrait le défendre quand Uter Pandragon, qui aurait dû être roi à sa place, aurait rassemblé une armée pour l'attaquer.
Il décida donc de se faire construire, au centre du royaume, une tour si haute et aux murs si épais que personne ne pourrait la prendre. La tour commença de s'élever de terre. Elle était à la fois ronde, carrée et hexagonale. C'était une tour extraordinaire, bâtie d'après les instructions de ses devins et astrologues. Qui essayait d'en chercher la porte ne la trouvait pas, et revenait toujours au même endroit. Mais le quatrième jour de la quatrième semaine, les murs tremblèrent et s'écroulèrent, aplatissant tous les maçons.
Le roi Vortigern, qui avait failli être aplati aussi, eut une grande colère, et fit recommencer et accélérer les travaux. Et le cinquième jour de la cinquième semaine, les murs tremblèrent et s'écroulèrent. Cette fois-ci, les maçons furent saufs, s'étant enfuis au premier frémissement.
Le roi s'obstina, et la tour s'écroula encore le sixième jour de la sixième semaine, et le septième jour de la septième.
Les devins, qui avaient essayé toutes leurs magies sans parvenir à empêcher la tour de se conduire de façon aussi saugrenue, virent dans sa dernière chute une raison de se réjouir.
— Sire, dit au roi l'un d'eux, tandis que les autres l'approuvaient en hochant la tête, la tour maintenant ne s'écroulera plus : une semaine n'ayant que sept jours, elle ne pourra pas se mettre à trembler le huitième jour de la huitième semaine! Elle restera donc debout !
— C'est logique ! dit le roi.
Il mit dix fois plus de maçons au travail. Les murs s'élevèrent à merveille. Une semaine passa, trois semaines, cinq semaines... A la septième semaine, la tour mesurait vingt toises de haut. La huitième semaine fut entamée. Un jour, cinq jours, six jours... A la fin de la dernière heure du septième jour, elle était toujours debout.
— Voyez, Sire, comme nous avions raison ! Dirent les devins.
Le roi se réjouit et fit servir aux maçons deux tonneaux de cidre aigre.
La tour s'écroula le premier jour de la neuvième semaine. Elle ne comptait pas à la façon du calendrier, mais le compte des jours y était.
Le roi ordonna qu'on pendît ses devins, l'un après l'autre dans l'espoir que les derniers, au spectacle de l'agonie des premiers, auraient enfin une idée efficace.
— Ce fut le douzième qui poussa un cri au moment de passer sa tête dans la corde :
— Sire ! Je sais ! Je connais le remède !
— Pas trop tôt ! grogna le roi. Pourquoi n'as-tu rien dit avant ?
— Je viens d'avoir comme une illumination, dit le devin.
— C'était vrai. Le Diable venait de l'inspirer, essayant une fois encore, par moyen indirect, de réussir ce à quoi il n'avait pu aboutir directement.
— Sire, dit le devin en se frottant le cou, pour que la tour demeure solide, il faut arroser ses fondations avec le sang d'un enfant sans père.
C'était une condition bien extravagante. Les enfants sans père ne sont pas communs. Les bâtards, oui. Mais sans père...
Le roi Vortigern, pourtant, ne douta pas que le devin eût dit la vérité. Il le fit pendre quand même, pour le cas où il se serait trompé, et envoya douze messagers dans six directions chercher l'enfant nécessaire à sa tour.
Quand Merlin sut que deux d'entre eux s'approchaient de son village, il se mit à gagner sans arrêt au cheval-pentu, si bien que les autres gamins, furieux, l'insultèrent et lui jetèrent des cailloux en le traitant d'enfant sans père.
Les deux envoyés de Vortigern les entendirent et s'approchèrent au petit pas de leurs grands chevaux fatigués.
— Lequel d'entre vous est un enfant sans père ? demandèrent-ils.
— C'est moi, dit Merlin. Je suis celui que vous cherchez. Vous devez m'emmener au roi Vortigern pour qu'il me fasse couper le cou au-dessus des fondations de sa tour.
— Comment sais-tu tout cela? demandèrent-ils, stupéfaits.
— Je sais bien d'autres choses ! dit Merlin en riant. Emmenez-moi !
Mais les deux hommes n'osaient s'emparer de lui. Il était si gai et si beau avec ses grands yeux verts et ses cheveux bouclés qu'ils ne pouvaient supporter l'idée de l'emporter vers le roi qui voulait le sacrifier.
— Ce n'est pas toi ! protesta l'un d'eux, tu es trop petit...
— Tu es trop grand, dit l'autre.
— J'ai sept ans, dit Merlin. N'est-ce pas l'âge qu'on vous a dit ?
— Si, hélas, si !...
Et les deux hommes se mirent à sangloter, leurs larmes trempant leurs barbes poussiéreuses.
— Ne pleurez pas, dit
Merlin gentiment, et n'ayez
pour moi aucune inquiétude!...
Pour les consoler, il les fit jouer avec lui et les enfants du village à cheval-fondu et à cheval-plumé. Ils oublièrent leur peine et gagnèrent chacun leur tour trois châtaignes. Réconfortés, ils se retrouvèrent sans savoir comment devant le roi Vortigern, avec Merlin qui riait.
— Roi, mauvais roi, dit Merlin, me voici ! Tu peux me faire couper la tête si tu veux, mais la tour continuera de s'écrouler, et personne ne pourra plus te dire pourquoi, car je suis le seul à le savoir.
— Mes devins...
— Tes devins sont des ânes, dit Merlin. Mais ce n'est pas leur faute s'ils se sont trompés, un âne ne sait que braire. Et le Malin s'en est mêlé...
— Alors, dis-moi la cause, et si tu dis vrai, tu auras la vie sauve.
— Ma vie ne dépend pas de toi, dit Merlin. Ta tour s'écroule parce que sous ses fondations se trouvent deux gros vers endormis. Chaque fois que l'un d'eux d'éveillé et se retourne, la terre tremble et la tour l'écroulé.
— Des vers ?
— Des vers !
— Si gros que ça !
— Encore bien plus gros !
— On va bien voir ! Qu'on creuse ! hurla le roi.
Cent quatre-vingt-sept terrassiers se mirent à creuser avec pioches et pelles, et au bout de quelques heures l'un d'eux enfonça son pic dans quelque chose de mou. C'était le dos d'un ver qui, surpris, se retourna, renversant tous les terrassiers et faisant voler la terre. A côté de lui, un autre ver, réveillé par son mouvement, s'agitait à son tour, tandis que s'enfuyaient les hommes épouvantés. Les deux vers étaient grands et gros chacun comme le clocher d'une église. L'un était blanc, l'autre était noir.
Libérés de la terre qui pesait sur eux, ils se tortillèrent si bien qu'ils jaillirent à la surface du sol, se changèrent en dragons, s'envolèrent et se jetèrent l'un sur l'autre en hurlant et en crachant des flammes.
Après un bref combat, le dragon noir fut complètement consumé et réduit en une poignée de cendres que le vent emporta, tandis que le dragon blanc redescendait à terre, y prenait racines et se transformait en un chêne majestueux, au sommet duquel vint se poser une couronne d'or.
— Tu avais donc raison ! dit le roi quand il fut revenu de sa stupéfaction. Dis-moi quel est ton nom.
— Merlin, dit Merlin.
Et ce fut la première fois que
la Bretagne entendit son nom, car sa mère et lui l'avaient
jusque-là tenu secret.
— Et je vais te dire, ajouta l'enfant merveilleux, ce que signifie le combat des deux dragons : le dragon noir, c'est toi, le dragon blanc est Uter Pandragon dont tu as usurpé le trône et qui vient vers toi avec son armée pour le reconquérir. Il te battra et te tuera, et de lui naîtra un fils qui sera le plus grand roi du monde, et dont ce chêne te montre l'image.
— Qu'on abatte ce chêne ! hurla le roi Vortigern.
Mais quand les bûcherons arrivèrent avec leurs cognées, le chêne se changea en un grand cheval couleur de sable, qui s'en alla paisiblement vers l'horizon, banlançant sa tête couronnée d'or.
Et Vortigern fut battu et tué par Uter Pendragon, et de celui-ci naquit Arthur.
Viviane ne retrouva pas Merlin au carrefour des genêts, d'où l'arbre bleu avait également disparu. Pous s'assurer qu'elle n'avait pas rêvé, car en se réveillant près de la source elle n'avait retrouvé trace ni du chevalier ni du sang de ses blessures, et au carrefour rien ne rappelait qu'elle y eût vraiment rencontré l'Enchanteur, elle baissa la tête et murmura-souffla-siffla « sfsulsfsuli ! » en se touchant le nez et le menton. Aussitôt, des oiseaux se mirent à surgir de l'air, chantant et voletant en toutes couleurs. Rassurée, ravie, Viviane courut vers le château de son père.
Celui-ci, monté sans selle sur un gros cheval gris placide de la race du royaume de Perche, était en train de discuter avec un de ses bergers qui gardait une centaine de moutons dans la prairie devant le château. Au milieu de cette prairie se trouvait un rocher bas en forme de tombeau sur lequel semblait gravée la vague silhouette d'une femme aux yeux clos. Les paysans disaient que c'était le tombeau de l'ancienne déesse Diane, qui avait dû, comme les autres anciens dieux, se retirer devant l'offensive des combattants du Dieu Unique en trois Personnes, et qui en était morte d'ennui et de tristesse.
Mais les dieux ne meurent pas. Quand le temps de leur puissance s'achève, ils se retirent en des lieux secrets ou se transforment en des phénomènes naturels qui leur permettent d'être présents sans qu'on les reconnaisse. Diane n'était pas morte, et le rocher n'était pas son tombeau mais peut-être un des lieux où elle se reposait.
Viviane arriva en courant et bondissant de joie, suivie par une longue écharpe multicolore d'oiseaux chantants. Et chacun de ses pas semait des fleurs dans l'herbe. Elle s'arrêta devant son père, leva son visage vers lui et ouvrit ses bras pour lui offrir tout son bonheur. Les oiseaux, en piaillant comme des enfants qui jouent, enveloppèrent de leur ronde le père et la fille et le vieux berger. Celui-ci hochait la tête en souriant et marmonnant «Jolis oiseaux! Jolis oiseaux!... » Il était plus réjoui qu'étonné. C'était une époque où se produisaient fréquemment des événements inexplicables, et quand ils étaient agréables on en profitait sans en faire un problème. On ne croyait pas uniquement à ce qui était raisonnable. La raison rétrécit la vie, comme l'eau rétrécit les tricots de laine, si bien qu'on s'y sent coincé et on ne peut plus lever les bras.
Le père de Viviane se nommait Dyonis. C'est le nom breton de Dionysos, l'ancien dieu des forêts, de la terre, et des eaux, et du bonheur de vivre en amitié avec les amimaux et les arbres. Peut-être le sang de Dionysos coulait-il, avec celui de Diane, dans les veines de Dyonis. C'était un homme brun, grand, très fort, jeune encore, aux yeux noirs graves et doux. Il portait les cheveux courts, et la moustache, mais non la barbe. Lorsqu'il souriait, ses dents éclataient de blancheur.
Bien qu'il fût chevalier, il avait toujours refusé de s'armer pour la guerre ou le tournoi, mais personne ne doutait de son courage. Il élevait des bêtes et cultivait des fleurs nouvelles dans ses jardins où se promenaient avec orgueil des paons stupides et superbes qui portent toute leur gloire au derrière.
Ce jour-là, vêtu, comme un paysan, de grosse toile et d'un gilet de cuir qui laissait nus ses bras musclés, il était parti faire le tour de son petit domaine dont il aimait le moindre caillou, pour s'assurer que tout allait bien, et, si c'était nécessaire, intervenir et corriger.
Il fit un geste vers la prairie qui s'était couverte de fleurs, et vers les oiseaux qui se posaient sur les moutons et le berger et sur la tête de son cheval, tandis que d'autres naissaient dans les airs.
— Qui t'a donné tout ça, dit-il.
— L'Enchanteur!...
— Ah!... Tu l'as rencontré!... Comment était-il?
— Beau ! dit Viviane enjoignant ses mains. Il est si beau !...
— Dyonis sourit, heureux, un peu inquiet.
— Et tu vas les garder?
— Non !... Ils rentrent chez eux si je pense un mot... Elle pensa « fini », et les fleurs se fermèrent et les oiseaux devinrent transparents et disparurent, sauf quelques-uns qui l'accompagnèrent désormais partout où elle allait et dormaient dans sa chambre pour s'éveiller en même temps qu'elle. Il y avait une mésange jaune et noir, un guit-guit mauve et bleu, deux hochequeues qui vont toujours par deux, un bul-bul qui est gris avec le cul rouge et qui s'accroche aux branches la tête en bas, et, sans doute pour lui rappeler Merlin, un merlet de l'Ile Heureuse, qui est pareil à un merle de Bretagne, mais plus vif encore et pas plus gros qu'une prune.
Dyonis tendit sa main à sa fille qui s'y accrocha, et d'un élan la fit s'asseoir sur la croupe du cheval de Perche, qui était assez large pour y installer un bœuf. A pas lents et solides ils contournèrent le château jusqu'au bord du lac de Diane, qu'il dominait.
Venant du sud, un voile blanc grandit dans le bleu du ciel et descendit vers le bleu du lac, sur lequel il se posa. C'était un vol de cygnes qui se rendaient pour l'été en Bretagne d'Irlande.
— Es-tu content que j'aie rencontré Merlin? demanda Viviane.
Elle attachait beaucoup d'importance au jugement de son père. Elle l'aimait et l'admirait parce qu'il était son père, mais aussi parce qu'il était un sage et un savant. Il connaissait les lettres, savait les tracer avec un brin de roseau fendu, et les assembler en mots et en phrases, et il savait les lire. Il avait enseigné cet art à sa fille. Les moines du couvent de Saint-Dénoué, tout proche, l'accueillaient avec respect et amitié. Il passait de longues heures dans leur bibliothèque, déchiffrant les secrets des connaissances dans de lourds manuscrits reliés de cuir de veau, aux pages décorées d'images en couleurs.
— Je n'ai pas à être content ou pas, djt-il. La rencontre a eu lieu, je n'y peux plus rien. L'Enchanteur n'a jamais voulu le mal de personne, si ce n'est des gredins. Si tu l'as rencontré c'est qu'il l'a voulu. C'est de lui que dépendra maintenant ce qui va s'ensuivre.
Pivotant sur ses hanches, il prit dans son bras droit sa fille et la ramena devant lui contre sa poitrine où elle se blottit.
— Mais cela dépendra aussi de toi, dit-il : Un enchanteur n'est pas forcément plus fort qu'une femme, même si elle n'est qu'un petit bout de femme comme toi!...