Il levait la tête. Une tache rouge sur le tapis de la Savonnerie, à l’endroit où son front reposait. Une lueur ironique dans ses yeux bleu pervenche (les mêmes que ceux de Saint-Georges). De mépris plutôt. On peut mourir pour ses idées. Le Khédive le giflait trois fois de suite. Il ne baissait pas les yeux. Violette Morris lui jetait une coupe de Champagne au visage. — Monsieur, s’il vous plaît, susurrait le mage Ivanoff, voulez-vous me montrer votre main gauche ? On peut mourir pour ses idées. Le lieutenant me répétait sans cesse : « Nous sommes tous prêts à mourir pour nos idées. Vous aussi, Lamballe ? » Je n’osais pas lui avouer que moi, si je devais mourir, ce serait de maladie, de peur ou de chagrin. — Attrape ! hurlait Zieff, et il recevait la bouteille de cognac en plein front. — Votre main, votre main gauche, suppliait le mage Ivanoff. — Il va parler, soupirait Frau Sultana, il va parler, je vous le dis, et elle dénudait ses épaules avec un sourire enjôleur. — Tout ce sang… balbutiait la baronne Lydia Stahl. Son front reposait de nouveau contre le tapis de la Savonnerie. Danos le soulevait et le traînait hors du salon. Quelques minutes plus tard, Tony Breton annonçait d’une voix sourde : « Il est mort, il est mort sans parler. » Frau Sultana se détournait en haussant les épaules. Ivanoff rêvait, les yeux perdus au plafond. — Il y a quand même des types gonflés, remarquait Pols de Helder. — Des types butés, tu veux dire, rétorquait le « comte » Baruzzi. — J’en ai presque de l’admiration, déclarait Monsieur Philibert. C’est le premier que je vois résister si bien. Le Khédive : « Des garçons de ce genre-là, Pierre, SABOTENT notre travail. » Minuit. Une sorte de langueur les prenait. Ils s’asseyaient sur les sofas, les poufs, les bergères. Simone Bouquereau retouchait son maquillage devant le grand miroir de Venise. Ivanoff examinait gravement la main gauche de la baronne Lydia Stahl. Les autres se répandaient en menus propos. Vers cette heure-là, le Khédive m’entraînait dans l’embrasure de la fenêtre pour parler de son titre de « préfet de police » qu’il obtiendrait certainement. Il y songeait depuis toujours. Enfant, à la colonie pénitentiaire d’Eysses. Puis au bat’ d’Af’ et à la prison de Fresnes. Désignant le portrait de Monsieur de Bel-Respiro il m’énumérait toutes les médailles que l’on pouvait voir sur la poitrine de cet homme. « Il suffira de remplacer sa tête par la mienne. Trouvez-moi un peintre habile. À partir d’aujourd’hui, je m’appelle Henri de Bel-Respiro. » Il répétait, émerveillé : « Monsieur le Préfet de police Henri de Bel-Respiro. » Une telle soif de respectabilité me bouleversait car je l’avais déjà remarquée chez mon père, Alexandre Stavisky. Je garde sur moi la lettre qu’il écrivit à maman avant de se suicider : « Ce que je te demande surtout, c’est d’élever notre fils dans le sentiment de l’honneur et de la probité ; et, lorsqu’il aura atteint l’âge ingrat de la quinzième année, de surveiller ses fréquentations pour qu’il soit bien guidé dans la vie et qu’il devienne un honnête homme. » Lui-même, je crois, aurait aimé finir ses jours dans une petite ville de province. Trouver le calme et le silence après des années de tumulte, vertiges, mirages, tourbillons éperdus. Mon pauvre père ! « Vous verrez. Quand je serai préfet de police, tout s’arrangera. » Les autres devisaient à voix basse. L’un des frères Chapochnikoff apportait un plateau d’orangeades. N’étaient la tache de sang au milieu du salon et leurs costumes bigarrés on aurait pu se croire en très bonne compagnie. Monsieur Philibert rangeait ses fiches et s’asseyait au piano. Il époussetait le clavier avec son mouchoir, ouvrait une partition. Il jouait l’adagio de la Sonate au clair de lune. « Mélomane, chuchotait le Khédive. Artiste jusqu’au bout des ongles. Je me demande ce qu’il fait parmi nous. Un garçon d’une telle valeur. Écoutez ! » Je sentais mes yeux s’agrandir démesurément sous l’effet d’un chagrin qui avait épuisé toutes les larmes, d’une si grande fatigue qu’elle me tenait éveillé. Il me semblait que depuis toujours je marchais dans la nuit au rythme de cette musique douloureuse et obstinée. Des ombres agrippaient les revers de ma veste, me tiraillaient des deux côtés, m’appelaient tantôt « Lamballe », tantôt « Swing Troubadour », me poussaient de Passy en Sèvres-Lecourbe et de Sèvres-Lecourbe en Passy sans que je comprisse rien à leurs histoires. Le monde, décidément, était plein de bruit et de fureur. Aucune importance. Je passais au milieu de cette agitation, raide comme un somnambule. Les yeux grands ouverts. Tout finirait par se calmer. La musique lente que jouait Philibert imprégnerait peu à peu les êtres et les choses. Ça, j’en étais sur. Ils avaient quitté le salon. Un mot du Khédive sur la console : « Tâchez de livrer Lamballe le plus vite possible. Il nous le faut. » Le bruit de leurs automobiles décroissait. Alors, devant le miroir de Venise, j’articulais distinctement : JE SUIS LA PRINCESSE DE LAM-BAL-LE. Je me regardais droit dans les yeux, appuyais mon front contre la glace : je suis la princesse de Lamballe. Des assassins vous cherchent dans le noir. Ils tâtonnent, vous frôlent, trébuchent contre les meubles. Les secondes semblent interminables. Vous retenez votre souffle. Trouveront-ils le commutateur ? Qu’on en finisse. Je ne résisterai plus longtemps au vertige, marcherai vers le Khédive, les yeux grands ouverts et collerai mon visage au sien : JE SUIS LA PRIN-CES-SE DE LAM-BAL-LE, le chef du R.C.O. À moins que le lieutenant Dominique ne se lève brusquement. D’une voix grave : Il y a un mouchard parmi nous. Un dénommé Swing Troubadour — C’est MOI, mon lieutenant. » Je levai la tête. Un papillon de nuit voletait d’un lustre à l’autre et pour qu’il évitât de se brûler les ailes j’éteignais la lumière. Personne n’aurait jamais une aussi délicate attention à mon égard. Il fallait me débrouiller tout seul. Maman se trouvait Loin d’ici, à Lausanne. Fort heureusement. Mon pauvre père, Alexandre Stavisky, était mort. Lili Marlene m’oubliait. Seul. Je n’avais ma place nulle part. Pas plus rue Boisrobert que square Cimarosa. Rive gauche je cachais aux braves petits gars du R.C.O. mon activité d’indic ; Rive droite, le titre de « Princesse de Lamballe » m’exposait à de sérieux ennuis. Qui étais-je au juste ? Mes papiers ? Un faux passeport Nansen. Indésirable partout. Cette situation précaire m’empêchait de dormir. Aucune importance. Outre mon travail annexe de « récupérateur » en objets précieux, j’exerçais au 3 bis la fonction de veilleur de nuit. Après le départ de Monsieur Philibert, du Khédive et de leurs hôtes, j’aurais pu me retirer dans la chambre de Monsieur de Bel-Respiro mais je demeurais au salon. La lampe à abat-jour mauve laissait autour de moi de grandes zones de pénombre. J’ouvrais un livre : Les Mystères du chevalier d’Éon. Au bout de quelques minutes, il me tombait des mains. Une certitude venait de m’éblouir : je ne sortirais pas vivant de toute cette histoire. Les accords tristes de l’adagio résonnaient dans ma tête. Les fleurs du salon perdaient leurs pétales et je vieillissais à une vitesse accélérée. Me plaçant une dernière fois devant le miroir de Venise j’y rencontrais le visage de Philippe Pétain. Je lui trouvais l’œil beaucoup trop vif, la peau trop rose et finissais par me métamorphoser en roi Lear. Rien de plus naturel. J’avais accumulé depuis l’enfance une grande réserve de larmes. Pleurer —parait-il — soulage et, en dépit de mes efforts quotidiens, je ne connaissais pas ce bonheur-là. Alors, les larmes m’ont rongé de l’intérieur, comme un acide, ce qui explique mon vieillissement instantané. Le médecin m’avait prévenu : À vingt ans, vous serez déjà le sosie du roi Lear. J’aurais voulu me présenter sous un aspect plus fringant. Est-ce ma faute ? Je possédais au départ une belle santé, un moral de bronze, mais j’ai éprouvé de gros chagrins. Si vivaces qu’ils m’en ont fait perdre le sommeil. À force de rester ouverts, mes yeux se sont démesurément agrandis. Ils descendent jusqu’à mes mâchoires. Autre chose : Il suffit que je regarde, que je touche un objet pour qu’il tombe en poussière. Dans le salon, les fleurs se fanaient. Les coupes de Champagne, éparses sur la console, le bureau, la cheminée, évoquaient une fête très ancienne. Peut-être la redoute donnée le 20 juin 1896 par Monsieur de Bel-Respiro en l’honneur de Camille du Gast, danseuse de cake-walk. Une ombrelle oubliée, des mégots de cigarettes turques, un verre d’orangeade à moitié bu. Était-ce Philibert qui jouait du piano tout à l’heure ? Ou Mademoiselle Mylo d’Arcille, morte voilà soixante ans ? La tache de sang me ramenait à des préoccupations plus contemporaines. J’ignorais le nom de ce malheureux. Il ressemblait à Saint-Georges. Pendant qu’on le passait à tabac, il avait perdu un stylo et un mouchoir marqué des initiales C.F. : les seules traces de son séjour sur la terre…
J’ouvrais la fenêtre. Une nuit d’été si bleue, si tiède qu’elle paraissait sans lendemain et que les mots « rendre l’âme » « exhaler un dernier soupir » me venaient aussitôt à l’esprit. Le monde mourait de consomption. Une très douce, très lente agonie. Les sirènes, pour annoncer un bombardement, sanglotaient. Ensuite, je ne percevais qu’un roulement de tambour étouffé. Cela durait deux ou trois heures. Des bombes au phosphore. Paris à l’aube serait recouvert de décombres. Tant pis.
Tout ce que j’aimais dans ma ville n’existait plus depuis longtemps : la petite ceinture, le ballon des Ternes, la villa Pompéienne et les Bains chinois. On finit par trouver naturelle la disparition des choses. Les escadrilles n’épargneraient rien. J’alignais sur le bureau les figurines d’un jeu de mah-jong qui appartenait au fils de la maison. Les murs tremblaient. Ils s’écrouleraient d’un instant à l’autre. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. De ma vieillesse et de ma solitude quelque chose allait éclore, comme une bulle à la pointe d’une paille. J’attendais. Cela prenait forme tout à coup : un géant roux, aveugle certainement puisqu’il portait des lunettes noires. Une petite fille au visage ridé. Je les appelais Coco Lacour et Esmeralda. Misérables. Infirmes. Toujours silencieux. Un souffle, un geste aurait suffi pour les briser. Que seraient-ils devenus sans moi ? Je trouvais enfin une excellente raison de vivre. Je les aimais, mes pauvres monstres. Je veillerais sur eux… Personne ne pourrait leur faire de mal. Grâce à l’argent que je gagnais square Cimarosa, en qualité d’indic et de pillard, je leur assurerais tout le confort possible. Coco Lacour. Esmeralda. Je choisissais les deux êtres les plus démunis de la terre mais il n’y avait aucune sensiblerie dans mon amour. J’aurais fracassé les mâchoires de quiconque se serait permis la moindre réflexion désobligeante à leur égard. Rien que d’y penser, je me sentais pris d’une rage meurtrière. Des gerbes d’étincelles rouges me brûlaient les yeux. Je suffoquais. On ne toucherait pas à mes deux enfants. Le chagrin que j’avais, contenu jusque-là se répandait en cataractes et mon amour y puisait sa force. Personne ne résistait à cette érosion. Un amour si dévastateur que les rois, les foudres de guerre, les « grands hommes » devenaient, sous mes yeux, des enfants malades. Attila, Bonaparte, Tamerlan, Gengis, Haroun al-Rachid, d’autres encore dont on m’avait vanté les mérites fabuleux. Ils me semblaient bien minuscules, bien pitoyables, ces prétendus « titans ». Absolument inoffensifs. Au point que, me penchant sur le visage d’Esmeralda, je me demandais si ce n’était pas Hitler que je voyais là. Une toute petite fille abandonnée. Elle faisait des bulles de savon avec un appareil que je venais de lui offrir. Coco Lacour allumait son cigare. Depuis que je les connaissais, ils n’avaient jamais dit un mot. Muets, certainement. Esmeralda regardait bouche bée les bulles éclater contre le lustre. Coco Lacour s’absorbait dans la confection de ronds de fumée. Des plaisirs modestes. Je les aimais, mes débiles. Je me plaisais en leur compagnie. Non pas que je trouvasse ces deux êtres plus émouvants, plus vulnérables que la majorité des hommes, TOUS m’inspiraient une pitié maternelle et désolée. Mais Coco Lacour et Esmeralda, eux, au moins, se taisaient. Ils ne bougeaient pas. Le silence, l’immobilité après avoir enduré tant de vociférations et gesticulations inutiles. Je n’éprouvais pas le besoin de leur parler. À quoi bon ? Ils étaient sourds. Et cela valait mieux. Si je confiais ma peine à l’un de mes semblables, il me quitterait aussitôt. Je le comprends. Et puis mon apparence physique décourage les « âmes sœurs ». Un centenaire barbu, avec des yeux qui lui mangent le visage. Qui pourrait consoler le roi Lear ? Aucune importance. Ce qui comptait : Coco Lacour et Esmeralda. Nous menions, square Cimarosa, une vie de famille. J’oubliais le Khédive et le lieutenant. Gangsters ou héros, ils m’avaient bien fatigué, ces petits bonshommes. Je n’étais jamais parvenu à m’intéresser à leurs histoires. Je faisais des projets d’avenir. Esmeralda suivrait des cours de piano, Coco Lacour jouerait avec moi au mah-jong et apprendrait à danser le swing. Je voulais les gâter, mes deux gazelles, mes sourds-muets. Leur donner une très bonne éducation. Je ne cessais de les regarder. Mon amour ressemblait à celui que j’éprouvais pour maman. De toute façon, maman se trouvait à l’abri : LAUSANNE. Quant à Coco Lacour et Esmeralda, je les protégeais. Nous habitions une maison rassurante. Elle m’appartenait depuis toujours. Mes papiers ? Je m’appelai Maxime de Bel-Respiro. Devant moi l’autoportrait de mon père. Et puis : Des souvenirs
au fond de chaque tiroir
des parfums
dans tes placards…
Nous n’avions vraiment rien à craindre. Le tumulte, la férocité du monde mouraient devant le perron du 3 bis. Les heures passaient, silencieuses. Coco Lacour et Esmeralda montaient se coucher. Ils s’endormiraient très vite. De toutes les bulles qu’Esmeralda avait soufflées, il en restait encore une qui flottait dans l’air. Elle s’élevait vers le plafond, incertaine. Je retenais mon souffle. Elle se brisait contre le lustre. Alors tout était bien fini. Coco Lacour et Esmeralda n’avaient jamais existé. Je demeurais seul au salon à écouter la pluie de phosphore. Une dernière pensée émue pour les quais de la Seine, la gare d’Orsay et la Petite Ceinture. Et puis je me retrouvais tout au bout de la vieillesse dans une région de Sibérie qui se nomme le Kamtchatka. Aucune végétation n’y pousse. Un climat froid et sec. Des nuits si profondes qu’elles sont blanches. On ne peut pas vivre sous de telles latitudes et les biologistes ont observé que le corps humain s’y désintègre en mille éclats de rire, aigus, tranchants comme des tessons de bouteille. Voici pourquoi : au milieu de cette désolation polaire vous vous sentez libéré des derniers liens qui vous retenaient encore au monde. Il ne vous reste plus qu’à mourir. De rire. Cinq heures du matin. Ou peut-être le crépuscule. Une couche de cendre recouvrait les meubles du salon. Je regardais le kiosque du square et la statue de Toussaint-Louverture. Il me semblait avoir sous les yeux un daguerréotype. Ensuite, je visitais la maison étage par étage. Des valises éparpillées dans les chambres. On n’avait pas eu le temps de les fermer. L’une d’elles contenait un chapeau Kronstadt, un costume de cheviotte ardoise, le programme jauni d’un spectacle au théâtre Ventadour, une photo dédicacée des patineurs Goodrich et Curtis, deux keepsakes, quelques vieux jouets. Je n’osais pas fouiller les autres. Elles se multipliaient autour de moi : en fer, en osier, en verre, en cuir de Russie. Plusieurs malles-armoires étaient empilées le long du corridor. Le 3 bis devenait une gigantesque consigne de gare. Oubliée. Ces bagages n’intéressaient personne. Ils renfermaient bien des choses mortes : deux ou trois promenades avec Lili Marlene du côté des Batignolles, un kaléidoscope dont on m’avait fait cadeau pour mon septième anniversaire, une tasse de verveine que maman me tendait un soir de je ne sais plus quelle année… Tous les petits détails d’une vie. J’aurais voulu en dresser une liste complète et circonstanciée. À quoi bon ?
Le temps passe très vite
et les années nous quittent…
un jour…
Je m’appelais Marcel Petiot. Seul au milieu de tous ces bagages. Inutile d’attendre. Le train ne viendrait pas. J’étais un garçon sans avenir. Qu’avais-je fait de ma jeunesse ? Les jours succédaient aux jours et je les entassais dans le plus grand désordre. De quoi remplir une cinquantaine de valises. Elles dégageaient une odeur aigre-douce qui me donnait la nausée. Je les laisserai ici. Elles moisiront sur place. Quitter le plus vite possible cet hôtel particulier. Déjà les murs se lézardent et l’autoportrait de Monsieur de Bel-Respiro tombe en poussière. De diligentes araignées tissent leurs toiles autour des lustres, une fumée monte de la cave. Quelques débris humains y brûlent sans doute. Qui suis-je ? Petiot ? Landru ? Dans le corridor, une buée verte imprègne les malles-armoires. Partir. Je vais me mettre au volant de la Bentley que j’ai garée hier soir devant le perron. Un dernier regard sur la façade du 3 bis. L’une de ces maisons où l’on rêve de se reposer. Malheureusement, je m’y étais introduit par effraction. Je n’y avais pas ma place. Aucune importance. Je tourne le bouton de la radio.
Pauvre Swing Troubadour…
Avenue de Malakoff. Le moteur ne fait aucun bruit. Je glisse sur une mer étale. Les feuillages bruissent. Pour la première fois de ma vie, je me sens en état de complète apesanteur.
Ton destin, Swing Troubadour…
Je m’arrête à l’angle de la place Victor-Hugo et de la rue Copernic, Je sors de ma poche intérieure le pistolet à crosse d’ivoire serti d’émeraudes que j’ai découvert dans la table de nuit de Madame de Bel-Respiro.
…Plus de printemps, Swing Toubadour…
Je pose l’arme sur la banquette. J’attends. Les cafés de la place sont fermés. Pas un seul piéton. Une 11 CV légère de couleur noire, puis deux, puis trois, puis quatre descendent l’avenue Victor-Hugo. Mon cœur bat la chamade. Elles avancent vers moi, ralentissent. La première s’arrête le long de la Bentley. Le Khédive. Son visage est à quelques centimètres du mien, derrière la vitre. Il me fixe, les yeux doux. Alors j’ai l’impression que ma bouche se contracte dans un rictus épouvantable. Le vertige. J’articule très distinctement de manière qu’il puisse lire sur mes lèvres : JE SUIS LA PRIN-CES-SE DE LAM-BAL-LE. JE SUIS LA PRIN-CES-SE DE LAM-BAL-LE. Je saisis le pistolet, baisse la vitre. Il me considère en souriant comme s’il avait compris depuis toujours. Je presse la gâchette. Je l’ai blessé à l’épaule gauche. Maintenant, ils me suivent à distance mais je sais que je ne leur échapperai pas. Leurs quatre automobiles roulent de front. Dans l’une d’elles, se trouvent les hommes de main du square Cimarosa : Breton, Reocreux, Codébo, Robert le Pâle, Danos, Gouari… Vital-Léca conduit la 11 CV du Khédive. J’ai eu le temps de voir sur la banquette arrière Lionel de Zieff, Helder et Rosenheim. Je remonte l’avenue de Malakoff en direction du Trocadéro. De la rue Lauriston débouche une Talbot bleu cendré ; celle de Philibert, Puis la Delahaye Labourdette de l’ex-commandant Costantini. Ils sont tous au rendez-vous. La chasse à courre commence. Je roule très lentement. Ils respectent mon allure. On dirait un cortège funèbre. Je ne me fais aucune illusion : les agents doubles meurent un jour ou l’autre après avoir retardé l’échéance, grâce à mille allées et venues, astuces, mensonges et acrobaties. La fatigue vient très vite. Il ne reste plus qu’à se coucher par terre, essoufflé, et à attendre le règlement de comptes. On ne peut pas échapper aux hommes. Avenue Henri-Martin. Boulevard Lannes. Je conduis au hasard. Les autres suivent à une cinquantaine de mètres. Quels moyens emploieront-ils pour me supprimer ? Breton me passera-t-il à la magnéto ? Ils me considèrent comme une prise importante : la «Princesse de Lamballe », chef du R.C.O. D’ailleurs je viens de commettre un attentat contre le Khédive. Ma manière d’agir doit leur sembler bien curieuse : ne leur ai-je pas livré tous les « Chevaliers de l’Ombre » ? Il faudra que je m’explique là-dessus. En aurai-je la force ? Boulevard Pereire. Qui sait ? Un maniaque s’intéressera peut-être, dans quelques années, à cette histoire. Il se penchera sur la « période trouble » que nous avons vécue, consultera de vieux journaux. Il aura beaucoup de mal à définir ma personnalité. Quel était mon rôle, square Cimarosa, au sein de l’une des bandes les plus redoutables de la Gestapo française ? Et rue Boisrobert parmi les patriotes du R.C.O. ? Je l’ignore moi-même. Avenue de Wagram. La ville est comme un grand manège
dont chaque tour
nous vieillit un peu…
Je profitais de Paris pour la dernière fois. Chaque rue, chaque carrefour éveillait des souvenirs. Graff, où je rencontrai Lili Marlene. L’hôtel Claridge qu’habitait mon père avant sa fuite à Chamonix. Le bal Mabille où j’allais danser avec Rosita Sergent. Les autres me laissaient poursuivre mon périple. Quand décideraient-ils de m’assassiner ? Leurs automobiles demeuraient toujours à une cinquantaine de mètres derrière moi. Nous prenons les grands boulevards. Un soir d’été comme je n’en ai encore jamais connu. Par les fenêtres entrouvertes s’échappent des bouffées de musique. Les gens sont assis à la terrasse des cafés ou se promènent par groupes, nonchalamment. Les réverbères tremblent, s’allument. Mille lanternes vénitiennes brûlent sous les feuillages. Des éclats de rire fusent un peu partout. Confetti et valses musette. Vers l’est, un feu d’artifice éclate en gerbes roses et bleues. J’ai l’impression de vivre ces instants au passé. Nous longeons les quais de la Seine. Rive gauche, l’appartement où j’habitais avec ma mère. Les volets sont fermés.
Elle est partie
changement d’adresse…
Nous traversons la place du Châtelet. Je revois le lieutenant et Saint-Georges abattus. à l’angle de l’avenue Victoria. Je subirai le même sort avant la fin de la nuit. Chacun son tour. De l’autre côté de la Seine, une masse sombre : la gare d’Austerlitz. Les trains ne marchent plus depuis longtemps. Quai de la Râpée. Quai de Bercy. Nous nous engageons dans des quartiers bien déserts. Pourquoi n’en profitent-ils pas ? Tous ces entrepôts conviennent — me semble-t-il — à un règlement de comptes. Il fait un si beau clair de lune que nous décidons d’un commun accord de rouler, phares éteints. Charenton-le-Pont. Nous avons quitté Paris. Je verse quelques larmes. Je l’aimais, cette ville. Mon terroir. Mon enfer. Ma vieille maîtresse trop fardée. Champigny-sur-Marne. Quand donc se décideront-ils ? Je veux en finir, moi. Les visages de ceux que j’aimais défilent une dernière fois. Pernety : que sont devenus sa pipe et ses chaussures de cuir noir ? Corvisart : il m’émouvait, ce grand nigaud. Jasmin : un soir, nous traversions la place Adolphe-Chérioux et il me désigna une étoile dans le ciel : « C’est Bételgeuse. » Il m’avait prêté la biographie d’Henri de Bournazel. La feuilletant, j’y trouvai une vieille photo de lui en costume marin. Obligado : son regard triste. Il me lisait souvent des passages de son journal politique. Ces feuilles pourrissent maintenant au fond d’un tiroir. Picpus : sa fiancée ? Saint-Georges, Marbeuf et Pelleport. Leurs poignées de main franches et leurs regards loyaux. Les promenades à Vaugirard. Notre premier rendez-vous au pied de la statue de Jeanne d’Arc. La voix autoritaire du lieutenant. Nous venons de passer Villeneuve-le-Roi. D’autres visages m’apparaissent : mon père, Alexandre Stavisky. Il aurait honte de moi. Il voulait que je fasse Saint-Cyr. Maman. Elle se trouve à Lausanne et je peux la rejoindre. Un coup d’accélérateur. Je sème mes assassins. J’ai des billets de banque plein les poches. De quoi fermer les yeux des douaniers suisses les plus vigilants. Mais je suis beaucoup trop usé. J’aspire au repos. Le vrai. Lausanne ne me suffirait pas. Se décident-ils ? Je remarque dans le rétroviseur que la 11 CV du Khédive se rapproche, se rapproche. Non. Elle freine brusquement. Ils jouent au chat et à la souris. J’écoutais la radio pour passer le temps.
Je suis seul
ce soir
avec ma peine…
Coco Lacour et Esmeralda n’existaient pas. J’avais plaqué Lili Marlene Dénoncé les braves petits gars du R.C.O. On perd beaucoup de gens sur la route. Il fallait retenir tous ces visages, ne pas manquer les rendez-vous, être fidèle à ses promesses. Impossible. Je partais au bout d’un instant. Délit de fuite. À ce jeu-là, on finit par se perdre soi-même. De toute façon, je n’ai jamais su qui j’étais. Je donne à mon biographe l’autorisation de m’appeler simplement « un homme » et lui souhaite du courage. Je n’ai pas pu allonger mon pas, mon souffle et mes phrases. Il ne comprendra rien à cette histoire. Moi non plus. Nous sommes quittes.
L’Hay-Ies-Roses. Nous avons traversé d’autres localités. De temps en temps la 11 CV du Khédive me dépassait. L’ex-commandant Costantini et Philibert roulaient à mes côtés l’espace d’un kilomètre. Je croyais mon heure venue. Pas encore. Ils me laissaient gagner du terrain. Mon front bute contre le volant. La route est bordée de peupliers. Il suffirait d’un geste maladroit. Je continue d’avancer dans un demi-sommeil.