Quand j’avais quinze ans, on m’en aurait donné dix-neuf. Et même vingt. Je ne m’appelais pas Louki mais Jacqueline. J’étais encore plus jeune la première fois que j’ai profité de l’absence de ma mère pour sortir. Elle allait à son travail vers neuf heures du soir et elle ne rentrait pas avant deux heures du matin. Cette première fois, j’avais préparé un mensonge au cas où le concierge me surprendrait dans l’escalier. Je lui aurais dit que je devais acheter un médicament à la pharmacie de la place Blanche.

Je n’étais plus retournée dans le quartier jusqu’au soir où Roland m’a emmenée en taxi chez cet ami de Guy de Vere. Nous y avions rendez-vous avec tous ceux qui assistaient d’habitude aux réunions. Nous venions à peine de nous connaître, Roland et moi, et je n’ai rien osé lui dire quand il a fait arrêter le taxi place Blanche. Il voulait que nous marchions. Il n’a peut-être pas remarqué comme je lui ai serré le bras. J’étais prise de vertige. J’avais l’impression que si je traversais la place, je tomberais dans les pommes. J’avais peur. Lui qui me parle souvent de l’Éternel Retour, il aurait compris. Oui, tout recommençait pour moi, comme si le rendez-vous avec ces gens n’était qu’un prétexte et qu’on avait chargé Roland de me ramener en douceur au bercail.

J’ai été soulagée que nous ne passions pas devant le Moulin-Rouge. Pourtant, ma mère était morte depuis quatre ans et je n’avais plus rien à craindre. Chaque fois que je m’échappais de l’appartement la nuit, en son absence, je marchais sur l’autre trottoir du boulevard, celui du IXe arrondissement. Aucune lumière sur ce trottoir-là. Le bâtiment sombre du lycée Jules-Ferry, puis des façades d’immeubles dont les fenêtres étaient éteintes, un restaurant, mais on aurait dit que la salle était toujours dans la pénombre. Et, chaque fois, je ne pouvais m’empêcher de jeter un regard de l’autre côté du terre-plein, sur le Moulin-Rouge. Quand j’étais arrivée à la hauteur du café des Palmiers et que je débouchais place Blanche, je n’étais pas très rassurée. Les lumières, de nouveau. Une nuit que je passais devant la pharmacie, j’avais vu ma mère avec d’autres clients, derrière la vitre. Je m’étais dit qu’elle avait fini son travail plus tôt que d’habitude et qu’elle rentrerait à l’appartement. Si je courais, j’arriverais avant elle. Je m’étais postée au coin de la rue de Bruxelles pour savoir le chemin qu’elle prendrait. Mais elle avait traverse-la place et elle était retournée au Moulin-Rouge.

Souvent, j’avais peur et pour me rassurer je serais volontiers allée retrouver ma mère, mais je l’aurais dérangée dans son travail. Aujourd’hui, je suis sûre qu’elle ne m’aurait pas grondée, puisque la nuit où elle est venue me chercher au commissariat des Grandes-Carrières, elle ne m’a fait aucun reproche, aucune menace, aucune leçon de morale. Nous marchions en silence. Au milieu du pont Caulaincourt, je l’ai entendue dire d’une voix détachée : « ma pauvre petite », mais je me demandais si elle s’adressait à moi ou à elle-même. Elle a attendu que je me déshabille et que je me mette au lit pour entrer dans ma chambre. Elle s’est assise au pied du lit et elle restait silencieuse. Moi aussi. Elle a fini par sourire. Elle m’a dit : « Nous ne sommes pas très bavardes… », et elle me regardait droit dans les yeux. C’était la première fois que son regard restait aussi longtemps fixé sur moi et la première fois que je remarquais combien ses yeux étaient clairs, gris, ou d’un bleu délavé. Gris-bleu. Elle s’est penchée et m’a embrassée sur la joue, ou plutôt j’ai senti ses lèvres de manière furtive. Et toujours ce regard fixé sur moi, ce regard clair et absent. Elle a éteint la lumière et avant de refermer la porte elle m’a dit : « Tâche de ne plus recommencer. » Je crois que c’est la seule fois qu’un contact s’est établi entre nous, si bref, si maladroit et pourtant si fort que je regrette de n’avoir pas eu, les mois suivants, un élan vers elle qui aurait encore provoqué ce contact. Mais nous n’étions ni l’une ni l’autre des personnes très démonstratives. Peut-être vis-à-vis de moi avait-elle cette attitude en apparence indifférente parce qu’elle ne se faisait aucune illusion sur mon compte. Elle se disait sans doute qu’il n’y avait pas grand-chose à espérer puisque je lui ressemblais.

Mais cela, je n’y ai jamais réfléchi sur le moment. Je vivais au présent sans me poser de questions. Tout a changé le soir où Roland m’a fait revenir dans ce quartier que j’évitais. Je n’y avais pas mis les pieds depuis la mort de ma mère. Le taxi s’est engagé rue de la Chaussée-d’Antin et j’ai vu, tout au fond, la masse noire de l’église de la Trinité, comme un aigle gigantesque qui montait la garde. Je me sentais mal. Nous approchions de la frontière. Je me suis dit qu’il y avait un espoir. Nous allions peut-être bifurquer vers la droite. Mais non. Nous roulions tout droit, nous dépassions le square de la Trinité, nous montions la pente. Au feu rouge, avant d’arriver sur la place de Clichy, j’ai failli ouvrir la portière et m’échapper. Mais je ne pouvais pas lui faire ça.

C’est plus tard, quand nous suivions à pied la rue des Abbesses vers l’immeuble où nous avions rendez-vous, que j’ai recouvré mon calme. Heureusement, Roland ne s’était aperçu de rien. Alors, j’ai regretté que nous ne marchions pas plus longtemps, tous les deux, dans le quartier. J’aurais voulu le lui faire visiter et lui montrer l’endroit où j’habitais voilà à peine six ans et c’était si loin, dans une autre vie… Après la mort de ma mère, un seul lien me rattachait à cette période, un certain Guy Lavigne, l’ami de ma mère. J’avais compris que c’était lui qui payait le loyer de l’appartement. Je le vois encore, de temps en temps. Il travaille dans un garage, à Auteuil. Mais nous ne parlons presque jamais du passé. Il est aussi peu bavard que ma mère. Quand ils m’ont emmenée au commissariat, ils m’ont posé des questions auxquelles j’étais bien obligée de répondre mais, au début, je le faisais avec une telle réticence qu’ils m’ont dit : « Toi, tu n’es pas bavarde », comme ils l’auraient dit à ma mère et à Guy Lavigne si jamais tous deux avaient été entre leurs mains. Je n’avais pas l’habitude qu’on me pose des questions. J’étais même étonnée qu’ils s’intéressent à mon cas. La seconde fois, au commissariat des Grandes-Carrières, j’étais tombée sur un flic plus gentil que le précédent et je prenais goût à sa manière de me poser des questions. Ainsi, il était permis de se confier, de parler de soi, et quelqu’un en face de vous s’intéressait à vos faits et gestes. J’avais si peu l’habitude de cette situation que je ne trouvais pas les mots pour répondre. Sauf pour les questions précises. Par exemple : Quelle a été votre scolarité ? Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul de la rue Caulaincourt et l’école communale de la rue Antoinette. J’avais honte de lui dire qu’on ne m’avait pas acceptée au lycée Jules-Ferry, mais j’ai respiré un grand coup et je lui ai fait cet aveu. Il s’est penché vers moi et il m’a dit d’une voix douce, comme s’il voulait me consoler : « Tant pis pour le lycée Jules-Ferry… » Et cela m’a tellement surprise que j’ai d’abord eu envie de rire. Il me souriait et me regardait dans les yeux, un regard aussi clair que celui de ma mère, mais plus tendre, plus attentif. Il m’a demandé aussi quelle était ma situation familiale. Je me sentais en confiance et j’ai réussi à lui communiquer quelques maigres renseignements : ma mère était originaire d’un village de Sologne, là où un M. Foucret, directeur du Moulin-Rouge, avait une propriété. Et c’était à cause de cela qu’elle avait obtenu très jeune, quand elle était montée à Paris, un emploi dans cet établissement. Je ne savais pas qui était mon père. J’étais née là-bas en Sologne, mais nous n’y étions jamais retournées. Voilà pourquoi ma mère me répétait souvent : « Nous n’avons plus de charpente… » Il m’écoutait et prenait quelquefois des notes. Et moi, j’éprouvais une sensation nouvelle : à mesure que je lui donnais tous ces pauvres détails, j’étais débarrassée d’un poids. Cela ne me concernait plus, je parlais de quelqu’un d’autre et j’étais soulagée de voir qu’il prenait des notes. Si tout était écrit noir sur blanc, cela voulait dire que c’était fini, comme sur les tombes où sont gravés des noms et des dates. Et je parlais de plus en plus vite, les mots se bousculaient : Moulin-Rouge, ma mère, Guy Lavigne, lycée Jules-Ferry, la Sologne… Je n’avais jamais pu parler à personne. Quelle délivrance tandis que tous ces mots sortaient de ma bouche… Une partie de ma vie s’achevait, une vie qui m’avait été imposée. Désormais, ce serait moi qui déciderais de mon sort. Tout commencerait à partir d’aujourd’hui, et pour bien prendre mon élan, j’aurais préféré qu’il raye ce qu’il venait d’écrire. J’étais prête à lui donner d’autres détails et d’autres noms et à lui parler d’une famille imaginaire, une famille telle que je l’aurais rêvée.

Vers deux heures du matin, ma mère est venue me chercher. Il lui a dit que ce n’était pas très grave. Il me fixait toujours de son regard attentif. Vagabondage de mineure, voilà ce qui était écrit dans leur registre. Dehors, le taxi attendait. Quand il m’avait posé des questions sur ma scolarité, j’avais oublié de lui dire que, pendant quelques mois, j’avais fréquenté une école un peu plus loin sur le même trottoir que le commissariat. Je restais à la cantine et ma mère venait me chercher en fin d’après-midi. Parfois, elle arrivait en retard et je l’attendais, assise sur un banc du terre-plein. C’est là que j’avais remarqué que, de chaque côté, la rue portait un nom différent. Et cette nuit-là, elle était aussi venue me chercher, tout près de l’école, mais cette fois-ci au commissariat. Drôle de rue qui portait deux noms et qui semblait vouloir jouer un rôle dans ma vie…

Ma mère jetait, de temps en temps, un regard inquiet sur le compteur du taxi. Elle a dit au chauffeur de s’arrêter au coin de la rue Caulaincourt, et lorsqu’elle a sorti de son portefeuille les pièces de monnaie, j’ai compris qu’elle avait juste de quoi payer la course. Nous avons fait le reste du chemin à pied. Je marchais plus vite qu’elle et je la laissais derrière moi. Puis je m’arrêtais pour qu’elle me rejoigne. Sur le pont qui domine le cimetière et d’où l’on peut voir notre immeuble en contrebas, nous nous sommes arrêtées longtemps et j’avais l’impression qu’elle reprenait son souffle. « Tu marches trop vite », m’a-t-elle dit. Aujourd’hui, il me vient une pensée. J’essayais peut-être de l’entraîner un peu plus loin que cette vie étroite qui était la sienne. Si elle n’était pas morte, je crois que j’aurais réussi à lui faire connaître d’autres horizons.

Les trois ou quatre années qui ont suivi, c’était souvent les mêmes itinéraires, les mêmes rues, et pourtant j’allais de plus en plus loin. Les premiers temps, je ne marchais même pas jusqu’à la place Blanche. À peine si je faisais le tour du pâté de maisons… D’abord ce tout petit cinéma, au coin du boulevard à quelques mètres de l’immeuble, où la séance commençait à dix heures du soir. La salle était vide, sauf le samedi. Les films se passaient dans des pays lointains, comme le Mexique et l’Arizona. Je ne prêtais aucune attention à l’intrigue, seuls les paysages m’intéressaient. À la sortie, il se faisait un curieux mélange dans ma tête entre l’Arizona et le boulevard de Clichy. Les couleurs des enseignes lumineuses et des néons étaient les mêmes que celles du film : orange, vert émeraude, bleu nuit, jaune sable, des couleurs trop violentes qui me donnaient la sensation d’être toujours dans le film ou dans un rêve. Un rêve ou un cauchemar, cela dépendait. Au début, un cauchemar parce que j’avais peur et que je n’osais pas aller beaucoup plus loin. Et ce n’était pas à cause de ma mère. Si elle m’avait surprise toute seule sur le boulevard, à minuit, elle aurait eu à peine un mot de reproche. Elle m’aurait dit de rentrer à l’appartement, de sa voix calme, comme si elle ne s’étonnait pas de me voir dehors à cette heure tardive. Je crois que je marchais sur l’autre trottoir, celui de l’ombre, parce que je sentais que ma mère ne pouvait plus rien pour moi.

La première fois qu’ils m’ont embarquée, c’était dans le IXe arrondissement, au début de la rue de Douai, dans cette boulangerie qui reste ouverte toute la nuit. Il était déjà une heure du matin. Je me tenais debout devant l’une des tables hautes et je mangeais un croissant. À partir de cette heure-là, on trouve toujours des gens bizarres dans cette boulangerie, et souvent ils viennent du café d’en face, Le Sans-Souci. Deux flics en civil sont entrés pour un contrôle d’identité. Je n’avais pas de papiers et ils ont voulu savoir mon âge. J’ai préféré leur dire la vérité. Ils m’ont fait monter dans le panier à salade avec un grand type blond qui portait une veste en mouton retourné. Il paraissait connaître les flics. Peut-être en était-il un. À un moment, il m’a offert une cigarette, mais l’un des flics en civil l’en a empêché : « Elle est trop jeune… c’est mauvais pour la santé. » Il me semble qu’ils le tutoyaient.

Dans le bureau du commissariat, ils m’ont demandé mon nom, mon prénom, ma date de naissance et mon adresse, et ils les ont notés sur un registre. Je leur ai expliqué que ma mère travaillait au Moulin-Rouge. « Alors, on va lui téléphoner », a dit l’un des deux flics en civil. Celui qui écrivait sur le registre lui a donné le numéro de téléphone du Moulin-Rouge. Il l’a composé en me fixant droit dans les yeux. J’étais gênée. Il a dit : « Pourrais-je parler à Mme Geneviève Delanque ? » Il me fixait toujours d’un regard dur et j’ai baissé les yeux. Et puis, j’ai entendu : « Non… Ne la dérangez pas… » Il a raccroché. Maintenant, il me souriait. Il avait voulu me faire peur. « Ça va pour cette fois, m’a-t-il dit, mais la prochaine, je serai obligé d’avertir votre mère. » Il s’est levé et nous sommes sortis du commissariat. Le blond à la veste de mouton retourné attendait sur le trottoir. Ils m’ont fait monter dans une voiture, à l’arrière. « Je te ramène chez toi », m’a dit le flic en civil. Maintenant il me tutoyait. Le blond au mouton retourné est descendu de la voiture place Blanche, devant la pharmacie. C’était bizarre de se retrouver seule sur la banquette arrière d’une voiture avec ce type au volant. Il s’est arrêté devant la porte de l’immeuble. « Allez dormir. Et ne recommencez plus. » Il me vouvoyait de nouveau. Je crois que j’ai bredouillé un « merci, monsieur ». J’ai marché vers la porte cochère et, au moment de l’ouvrir, je me suis retournée. Il avait coupé le moteur et il ne me quittait pas des yeux, comme s’il voulait s’assurer que je rentrais bien dans l’immeuble. J’ai regardé par la fenêtre de ma chambre. La voiture était toujours à l’arrêt. J’attendais, le front collé à la vitre, curieuse de savoir jusqu’à quand elle resterait là. J’ai entendu le bruit du moteur avant qu’elle tourne et disparaisse au coin de la rue. J’ai éprouvé cette sensation d’angoisse qui me prenait souvent la nuit et qui était encore plus forte que la peur – cette sensation d’être désormais livrée à moi-même sans aucun recours. Ni ma mère ni personne. J’aurais voulu qu’il reste toute la nuit en faction devant l’immeuble, toute la nuit et les nuits suivantes, comme une sentinelle, ou plutôt un ange gardien qui veillerait sur moi.

Mais, d’autres soirs, l’angoisse disparaissait et j’attendais impatiemment le départ de ma mère pour sortir. Je descendais l’escalier le cœur battant, comme si j’allais à un rendez-vous. Plus besoin de dire un mensonge au concierge, de trouver des excuses ou de demander des permissions. À qui ? Et pourquoi ? Je n’étais même pas sûre de revenir dans l’appartement. Dehors, je ne suivais pas le trottoir de l’ombre, mais celui du Moulin-Rouge. Les lumières me semblaient encore plus violentes que celles des films du Mexico. Une ivresse me prenait, si légère… J’en avais éprouvé une semblable le soir où j’avais bu une coupe de champagne au Sans-Souci. J’avais la vie devant moi. Comment avais-je pu me recroqueviller en rasant les murs ? Et de quoi avais-je peur ? J’allais faire des rencontres. Il suffisait d’entrer dans n’importe quel café.

J’ai connu une fille, un peu plus âgée que moi, qui s’appelait Jeannette Gaul. Une nuit que je souffrais d’une migraine, j’étais entrée dans la pharmacie de la place Blanche pour acheter de la Véganine et un flacon d’éther. Au moment de payer, je me suis aperçue que je n’avais pas d’argent. Cette fille blonde aux cheveux courts qui portait un imperméable et dont j’avais croisé le regard – des yeux verts – s’est avancée vers la caisse et a payé pour moi. J’étais gênée, je ne savais comment la remercier. Je lui ai proposé de l’emmener jusqu’à l’appartement pour la rembourser. J’avais toujours un peu d’argent dans ma table de nuit. Elle m’a dit : « Non… non… la prochaine fois. » Elle aussi habitait le quartier, mais plus bas. Elle me regardait en souriant de ses yeux verts. Elle m’a proposé de boire quelque chose avec elle, près de son domicile, et nous nous sommes retrouvées dans un café – ou plutôt un bar – de la rue de La Rochefoucauld. Pas du tout la même ambiance qu’au Condé. Les murs étaient en boiserie claire, comme le comptoir et les tables, et une sorte de vitrail donnait sur la rue. Des banquettes de velours rouge sombre. Une lumière tamisée. Derrière le bar se tenait une femme blonde d’une quarantaine d’années que cette Jeannette Gaul connaissait bien puisqu’elle l’appelait Suzanne en la tutoyant. Elle nous a servi deux Pim’s champagne.

« À votre santé », m’a dit Jeannette Gaul. Elle me souriait toujours et j’avais l’impression que ses yeux verts me scrutaient pour deviner ce qui se passait dans ma tête. Elle m’a demandé :

« Vous habitez dans le coin ?

— Oui. Un peu plus haut. »

Il existait des zones multiples dans le quartier dont je connaissais toutes les frontières, même invisibles. Comme j’étais intimidée et que je ne savais pas trop quoi lui dire, j’ai ajouté : « Oui, j’habite plus haut. Ici, nous ne sommes qu’aux premières pentes. » Elle a froncé les sourcils. « Les premières pentes ? » Ces deux mots l’intriguaient, mais elle n’avait pas perdu son sourire. Était-ce l’effet du Pim’s champagne ? Ma timidité avait fondu. Je lui ai expliqué ce que voulait dire « les premières pentes », cette expression que j’avais apprise comme tous les enfants des écoles du quartier. À partir du square de la Trinité commencent « les premières pentes ». Ça ne cesse de monter jusqu’au château des Brouillards et le cimetière Saint-Vincent, avant de redescendre vers l’arrière-pays de Clignancourt, tout au nord.

« Tu en sais des choses », m’a-t-elle dit. Et son sourire est devenu ironique. Elle m’avait tutoyée brusquement, mais cela me semblait naturel. Elle a commandé à la dénommée Suzanne deux autres coupes. Je n’avais pas l’habitude de l’alcool et une coupe c’était déjà trop pour moi. Mais je n’ai pas osé refuser. Pour en finir plus vite, j’ai avalé le champagne cul sec. Elle m’observait toujours, en silence.

« Tu fais des études ? »

J’ai hésité à répondre. J’avais toujours rêvé d’être étudiante, à cause du mot que je trouvais élégant. Mais ce rêve était devenu inaccessible pour moi le jour où l’on ne m’avait pas acceptée au lycée Jules-Ferry. Était-ce l’assurance que me donnait le champagne ? Je me suis penchée vers elle et, peut-être pour mieux la convaincre, j’ai rapproché mon visage du sien :

« Oui, je suis étudiante. »

Cette première fois, je n’ai pas remarqué les clients autour de nous. Rien à voir avec Le Condé. Si je ne craignais pas de retrouver certains fantômes, je retournerais volontiers une nuit dans cet endroit pour bien comprendre d’où je viens. Mais il faut être prudente. D’ailleurs je risquerais de trouver porte close. Changement de propriétaire. Tout cela n’avait pas beaucoup d’avenir.

« Étudiante en quoi ? »

Elle me prenait de court. La candeur de son regard m’a encouragée. Elle ne pouvait certainement pas penser que je mentais.

« En langues orientales. »

Elle paraissait impressionnée. Elle ne m’a jamais demandé par la suite des détails sur mes études en langues orientales, ni les horaires des cours, ni l’emplacement de l’école. Elle aurait dû se rendre compte que je ne fréquentais aucune école. Mais à mon avis c’était pour elle – et pour moi aussi – une sorte de titre de noblesse que je portais, et que l’on hérite sans avoir besoin de rien faire. À ceux qui fréquentaient le bar de la rue de La Rochefoucauld, elle me présentait comme « l’Étudiante » et peut-être s’en souvient-on encore, là-bas.

Cette nuit-là, elle m’a raccompagnée jusque chez moi. À mon tour, j’ai voulu savoir ce qu’elle faisait dans la vie. Elle m’a dit qu’elle avait été danseuse, mais qu’à la suite d’un accident elle avait dû interrompre ce métier. Danseuse classique ? Non, pas tout à fait, et pourtant elle avait eu une formation de danseuse classique. Aujourd’hui, je me pose une question qui ne me serait jamais venue à l’esprit sur le moment : Avait-elle été autant danseuse que moi étudiante ? Nous suivions la rue Fontaine en direction de la place Blanche. Elle m’a expliqué que « pour le moment » elle était « associée » avec la dénommée Suzanne, une vieille amie à elle et un peu sa « grande sœur ». Elles s’occupaient toutes les deux de l’endroit où elle m’avait emmenée ce soir-là et qui était aussi un restaurant.

Elle m’a demandé si j’habitais seule. Oui, seule avec ma mère. Elle a voulu savoir quel métier exerçait ma mère. Je n’ai pas prononcé le mot « Moulin-Rouge ». Je lui ai répondu d’un ton sec : « Expert-comptable. » Après tout, ma mère aurait pu être expert-comptable. Elle en avait le sérieux et la discrétion.

Nous nous sommes quittées devant la porte cochère. Ce n’était pas de gaieté de cœur que je retournais chaque nuit dans cet appartement. Je savais qu’un jour ou l’autre je le quitterais définitivement. Je comptais beaucoup sur les rencontres que j’allais faire et qui mettraient un terme à ma solitude. Cette fille était ma première rencontre et peut-être m’aiderait-elle à prendre le large.

« On se voit demain ? » Elle a paru étonnée par ma question. Je la lui avais posée d’une manière trop brusque, sans parvenir à cacher mon inquiétude.

« Bien sûr. Quand tu veux… »

Elle m’a lancé son sourire tendre et ironique, le même que tout à l’heure, au moment où je lui expliquais ce que voulait dire « les premières pentes ».

J’ai des trous de mémoire. Ou plutôt certains détails me reviennent dans le désordre. Depuis cinq ans, je ne voulais plus penser à tout ça. Et il a suffi que le taxi monte la rue et que je retrouve les enseignes lumineuses – Aux Noctambules, Aux Pierrots… Je ne sais plus comment s’appelait l’endroit de la rue de La Rochefoucauld. Le Rouge Cloître ? Chez Dante ? Le Canter ? Oui, Le Canter. Aucun client du Condé n’aurait fréquenté Le Canter. Il existe des frontières infranchissables dans la vie. Et pourtant j’ai été très surprise les premières fois que j’allais au Condé de reconnaître un client que j’avais vu au Canter, le type qui s’appelle Maurice Raphaël et que l’on surnomme le Jaguar… Je ne pouvais vraiment pas deviner que cet homme était écrivain… Rien ne le distinguait de ceux qui jouaient aux cartes et à d’autres jeux dans la petite salle du fond, derrière la grille en fer forgé… Je l’ai reconnu. Lui, j’ai senti que mon visage ne lui rappelait rien. Tant mieux. Quel soulagement…

Je n’ai jamais compris le rôle de Jeannette Gaul au Canter. Souvent elle prenait les commandes et servait les clients. Elle s’asseyait à leur table. Elle connaissait la plupart d’entre eux. Elle m’a présenté un grand brun avec une tête orientale, très bien habillé, et qui avait l’air d’avoir fait des études, un certain Accad, le fils d’un médecin du quartier. Il était toujours accompagné de deux amis, Godinger et Mario Bay. Quelquefois, ils jouaient aux cartes et aux autres jeux avec des hommes plus âgés, dans la petite salle du fond. Cela durait jusqu’à cinq heures du matin. L’un de ces joueurs était apparemment le vrai propriétaire du Canter. Un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux gris et courts, très bien habillé lui aussi, l’air sévère et dont Jeannette m’avait dit qu’il était un « ancien avocat ». Je me souviens de son nom : Mocellini. De temps en temps, il se levait et rejoignait Suzanne derrière le bar. Certaines nuits, il la remplaçait et il servait lui-même les consommations, comme s’il se trouvait chez lui dans son appartement et que tous les clients étaient ses invités. Il appelait Jeannette « mon petit » ou « Tête de mort » sans que je comprenne pourquoi, et les premières fois que je venais au Canter il me regardait avec une certaine méfiance. Une nuit, il m’a demandé mon âge. Je me suis vieillie, j’ai dit « vingt et un ans ». Il m’observait en fronçant les sourcils, il ne me croyait pas. « Vous êtes sûre d’avoir vingt et un ans ? » J’étais de plus en plus embarrassée et prête à lui dire mon âge véritable, mais son regard brusquement a perdu toute sa sévérité. Il m’a souri et a haussé les épaules. « Eh bien, disons que vous avez vingt et un ans. »

Jeannette avait un faible pour Mario Bay. Il portait des lunettes teintées mais pas du tout par affectation. La lumière lui faisait mal aux yeux. Des mains fines. Au début, Jeannette le prenait pour un pianiste, de ceux, m’a-t-elle dit, qui passent en concert, à Gaveau ou à Pleyel. Il avait une trentaine d’années, comme Accad et Godinger. Mais s’il n’était pas pianiste, que faisait-il dans la vie ? Lui et Accad étaient très liés à Mocellini. D’après Jeannette, ils avaient travaillé avec Mocellini quand celui-ci était encore avocat. Depuis, ils travaillaient toujours pour lui. À quoi ? Dans des sociétés, me disait-elle. Mais ça voulait dire quoi, « sociétés » ? Au Canter ils nous invitaient à leur table, et Jeannette prétendait qu’Accad avait le béguin pour moi. Dès le début, j’ai senti qu’elle voulait que je sorte avec lui, peut-être pour renforcer ses liens avec Mario Bay. J’avais plutôt l’impression que c’était Godinger qui me trouvait à son goût. Il était brun comme Accad mais plus grand. Jeannette le connaissait moins que les deux autres. Apparemment, il avait beaucoup d’argent et une voiture qu’il garait toujours devant Le Canter. Il habitait l’hôtel et il allait souvent en Belgique.

Des trous noirs. Et puis des détails qui me sautent à la mémoire, des détails aussi précis qu’ils sont insignifiants. Il habitait l’hôtel et il allait souvent en Belgique. L’autre soir, j’ai répété cette phrase stupide comme le refrain d’une berceuse que l’on chantonne dans le noir pour se rassurer. Et pourquoi donc Mocellini appelait-il Jeannette Tête de mort ? Des détails qui en cachent d’autres, beaucoup plus pénibles. Je me souviens de l’après-midi, quelques années plus tard, où Jeannette était venue me voir à Neuilly. C’était une quinzaine de jours après mon mariage avec Jean-Pierre Choureau. Je n’ai jamais pu l’appeler autrement que Jean-Pierre Choureau, sans doute parce qu’il était plus âgé que moi et que lui-même me vouvoyait. Elle a sonné trois coups, comme je le lui avais demandé. Un instant, j’ai voulu ne pas lui répondre, mais c’était idiot, elle connaissait mon numéro de téléphone et mon adresse. Elle est entrée en se glissant dans l’entrebâillement de la porte et l’on aurait cru qu’elle s’introduisait en fraude dans l’appartement pour un cambriolage. Dans le salon, elle a jeté un regard autour d’elle, sur les murs blancs, la table basse, la pile de magazines, la lampe à abat-jour rouge, le portrait de la mère de Jean-Pierre Choureau, au-dessus du canapé. Elle ne disait rien. Elle hochait la tête. Elle tenait à visiter les lieux. Elle a paru étonnée que Jean-Pierre Choureau et moi nous fassions chambre à part. Dans ma chambre, nous nous sommes allongées toutes les deux sur le lit.

« Alors, c’est un garçon de bonne famille ? » m’a dit Jeannette. Et elle a éclaté de rire.

Je ne l’avais plus revue depuis l’hôtel de la rue d’Armaillé. Son rire me mettait mal à l’aise. Je craignais qu’elle ne me ramène en arrière, à l’époque du Canter. Pourtant, quand elle était venue l’année précédente rue d’Armaillé pour me rendre visite, elle m’avait annoncé qu’elle avait rompu avec les autres.

« Une vraie chambre de jeune fille… »

Sur la commode, la photo de Jean-Pierre Choureau dans un cadre de cuir grenat. Elle s’est levée et s’est penchée vers le cadre.

« Il est plutôt beau type… Mais pourquoi tu fais chambre à part ? »

De nouveau, elle s’est allongée à côté de moi sur le lit. Alors je lui ai dit que je préférais la voir ailleurs qu’ici. Je craignais qu’elle ne se sente gênée en présence de Jean-Pierre Choureau. Et puis nous ne pourrions pas parler librement entre nous.

« Tu as peur que je vienne te voir avec les autres ? »

Elle a ri mais d’un rire moins franc que tout à l’heure. C’est vrai, j’avais peur, même à Neuilly, de tomber sur Accad. Je m’étonnais qu’il n’ait pas retrouvé ma trace quand j’habitais l’hôtel, rue d’Armaillé puis rue de l’Étoile.

« Sois tranquille… Ils ne sont plus à Paris depuis longtemps… Ils sont au Maroc… »

Elle me caressait le front comme si elle voulait m’apaiser.

« Je suppose que tu n’as pas parlé à ton mari des parties à Cabassud… »

Elle n’avait mis aucune ironie dans ce qu’elle venait de dire. Au contraire, j’étais frappée par sa voix triste. C’était son ami à elle, Mario Bay, le type aux lunettes teintées et aux mains de pianiste, qui employait ce terme « parties » quand ils nous emmenaient, Accad et lui, passer la nuit à Cabassud, une auberge près de Paris.

« C’est calme, ici… Ce n’est pas comme à Cabassud… Tu te rappelles ? »

Des détails sur lesquels je voulais fermer les yeux comme dans une lumière trop vive. Et pourtant, l’autre fois, quand nous avons quitté les amis de Guy de Vere et que je rentrais de Montmartre avec Roland, je gardais les yeux grands ouverts. Tout était plus net, plus coupant, une lumière crue m’éblouissait et je finissais par m’y habituer. Une nuit au Canter, je me trouvais dans cette même lumière avec Jeannette à une table, près de l’entrée. Il n’y avait plus personne sauf Mocellini et les autres qui jouaient aux cartes dans la salle du fond, derrière la grille. Ma mère devait être rentrée depuis longtemps. Je me demandais si elle s’inquiétait de mon absence. Je regrettais presque cette nuit où elle était venue me chercher au commissariat des Grandes-Carrières. À partir de maintenant, j’avais le pressentiment qu’elle ne pourrait plus jamais venir me chercher. J’étais trop loin. Une angoisse m’envahissait que j’essayais de contenir et qui m’empêchait de respirer. Jeannette a rapproché son visage du mien.

« Tu es toute pâle… Ça ne va pas ? »

Je voulais lui sourire pour la rassurer, mais j’avais l’impression de faire une grimace.

« Non… Ce n’est rien… »

Depuis que je quittais l’appartement la nuit, j’avais de brefs accès de panique ou plutôt des « baisses de tension », comme avait dit le pharmacien de la place Blanche, un soir que j’essayais de lui expliquer ce que j’éprouvais. Mais chaque fois que je prononçais un mot, il me semblait faux ou anodin. Mieux valait garder le silence. Une sensation de vide me prenait dans la rue, brusquement. La première fois, c’était devant le tabac, après le Cyrano. Il y passait beaucoup de monde, mais cela ne me rassurait pas. J’allais tomber dans les pommes et ils continueraient à marcher droit devant eux sans me prêter aucune attention. Baisse de tension. Coupure de courant. Je devais faire un effort sur moi-même pour renouer les fils. Ce soir-là, j’étais entrée dans le tabac et j’avais demandé des timbres, des cartes postales, un stylo bille et un paquet de cigarettes. Je m’étais assise au comptoir. J’avais pris une carte postale et commencé à écrire. « Encore un peu de patience. Je crois que cela va aller mieux. » J’avais allumé une cigarette et collé un timbre sur la carte. Mais à qui l’adresser ? J’aurais voulu écrire quelques mots sur chacune des cartes postales, des mots rassurants : « Il fait beau, je passe de bonnes vacances, j’espère que tout va bien aussi pour vous. À bientôt. Je vous embrasse. » Je suis assise très tôt le matin à la terrasse d’un café, au bord de la mer. Et j’écris des cartes postales à des amis.

« Comment tu te sens ? Ça va mieux ? » m’a dit Jeannette. Son visage était encore plus près du mien.

« Tu veux qu’on sorte pour prendre l’air ? » La rue ne m’avait jamais semblé à ce point déserte et silencieuse. Elle était éclairée par des réverbères d’un autre temps. Et dire qu’il suffisait de monter la pente pour retrouver à quelques centaines de mètres la foule des samedis soir, les enseignes lumineuses qui annonçaient « Les plus beaux nus du monde » et les cars de touristes devant le Moulin-Rouge… J’avais peur de toute cette agitation. J’ai dit à Jeannette :

« On pourrait rester à mi-pente… »

Nous avons marché jusqu’à l’endroit où commençaient les lumières, le carrefour au bout de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Mais nous avons fait demi-tour et suivi en sens inverse la pente de la rue. Je me sentais peu à peu soulagée à mesure que je descendais cette pente, du côté de l’ombre. Il suffisait de se laisser aller. Jeannette me serrait le bras. Nous étions arrivées presque au bas de la pente, au croisement de la Tour-des-Dames. Elle m’a dit :

« Tu ne veux pas qu’on prenne un peu de neige ? »

Je n’ai pas compris le sens exact de cette phrase, mais le mot « neige » m’a frappée. J’avais l’impression qu’elle allait tomber d’un moment à l’autre et rendre encore plus profond le silence autour de nous. On n’entendrait plus que le crissement de nos pas dans la neige. Une horloge sonnait quelque part et, je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé qu’elle annonçait la messe de minuit. Jeannette me guidait. Je me laissais entraîner. Nous suivions la rue d’Aumale dont tous les immeubles étaient obscurs. On aurait cru qu’ils formaient une même façade noire de chaque côté et d’un bout à l’autre de la rue.

« Viens dans ma chambre… on va prendre un peu de neige… »

Dès que nous serions arrivées, je lui demanderais ce que cela voulait dire : prendre un peu de neige. Il faisait plus froid à cause de ces façades noires. Est-ce que je me trouvais dans un rêve pour entendre aussi nettement l’écho de nos pas ?

Par la suite, j’ai souvent suivi le même chemin, seule ou avec elle. J’allais la retrouver dans sa chambre pendant la journée ou bien j’y passais la nuit quand nous restions trop tard au Canter. C’était dans un hôtel rue Laferrière, une rue qui forme un coude et où l’on se sent à l’écart de tout, dans la zone des premières pentes. Un ascenseur avec une porte grillagée. Il montait lentement. Elle habitait au dernier étage, ou plus haut. Peut-être l’ascenseur ne s’arrêterait-il pas. Elle m’a chuchoté à l’oreille :

« Tu verras… ça va être bien… on va prendre un peu de neige… »

Ses mains tremblaient. Dans la pénombre du couloir, elle était si nerveuse qu’elle ne parvenait pas à enfoncer la clé dans la serrure.

« Vas-y… essaye… Moi, je n’y arrive pas… »

Sa voix était de plus en plus saccadée. Elle avait laissé tomber la clé. Je me suis penchée pour la ramasser à tâtons. J’ai réussi à la glisser dans la serrure. La lumière était allumée, une lumière jaune qui tombait d’un plafonnier. Le lit était défait, les rideaux tirés. Elle s’est assise au bord du lit et elle a fouillé dans le tiroir de la table de nuit. Elle en a sorti une petite boîte métallique. Elle m’a dit de respirer cette poudre blanche qu’elle appelait « la neige ». Au bout d’un moment, cela m’a donné une sensation de fraîcheur et de légèreté. J’avais la certitude que l’angoisse et le sentiment de vide qui me prenaient dans la rue ne reviendraient jamais. Depuis que le pharmacien de la place Blanche m’avait parlé d’une baisse de tension, je croyais qu’il fallait me raidir, lutter contre moi-même, essayer de me contrôler. On n’y peut rien, on a été élevée à la dure. Marche ou crève. Si je tombais, les autres continueraient de marcher sur le boulevard de Clichy. Je ne devais pas me faire d’illusions. Mais, dorénavant, cela changerait. D’ailleurs, les rues et les frontières du quartier me semblaient brusquement trop étroites.

Une librairie-papeterie boulevard de Clichy restait ouverte jusqu’à une heure du matin. Mattei. Un simple nom à la devanture. Le nom du patron ? Je n’ai jamais osé le demander à cet homme brun qui portait des moustaches et une veste prince-de-galles et qui se tenait toujours assis derrière son bureau, à lire. Chaque fois, les clients interrompaient sa lecture quand ils achetaient des cartes postales ou un bloc de papier à lettres. À l’heure où je venais, il n’y avait presque pas de clients, sauf parfois quelques personnes qui sortaient du Minuit Chansons à côté. Le plus souvent, nous étions seuls dans la librairie, lui et moi. À la devanture étaient toujours exposés les mêmes livres dont j’ai su très vite qu’ils étaient des romans de science-fiction. Il m’avait conseillé de les lire. Je me rappelle le titre de quelques-uns d’entre eux : Un caillou dans le ciel. Passagère clandestine. Les corsaires du vide. Je n’en ai gardé qu’un seul : Cristal qui songe.

À droite, sur les rayonnages près de la vitrine, étaient rangés des livres d’occasion consacrés à l’astronomie. J’en avais repéré un dont la couverture orange était à moitié déchirée : Voyage dans l’infini. Celui-là aussi je l’ai encore. Le samedi soir où j’ai voulu l’acheter, j’étais la seule cliente dans la librairie et l’on entendait à peine le vacarme du boulevard. Derrière la vitre, on voyait bien quelques enseignes lumineuses et même celle blanc et bleu des « Plus beaux nus du monde », mais elles paraissaient si lointaines… Je n’osais pas déranger cet homme qui lisait, assis, la tête penchée. Je suis demeurée une dizaine de minutes dans le silence avant qu’il tourne la tête vers moi. Je lui ai tendu le livre. Il a souri : « Très bien, ça. Très bien… Voyage dans l’infini… » Je m’apprêtais à lui régler le prix du livre, mais il a levé le bras : « Non… non… Je vous le donne… Et je vous souhaite un bon voyage… »

Oui, cette librairie n’a pas été simplement un refuge mais aussi une étape dans ma vie. J’y restais souvent jusqu’à l’heure de la fermeture. Une chaise était placée près des rayonnages ou plutôt un grand escabeau. Je m’y asseyais pour feuilleter les livres et les albums illustrés.

Je me demandais s’il se rendait compte de ma présence. Au bout de quelques jours, sans interrompre sa lecture, il me disait une phrase, toujours la même : « Alors, vous trouvez votre bonheur ? » Plus tard, quelqu’un m’a déclaré avec beaucoup d’assurance que la seule chose dont on ne peut pas se souvenir c’est le timbre des voix. Pourtant, encore aujourd’hui, au cours de mes nuits d’insomnie, j’entends souvent la voix à l’accent parisien – celui des rues en pente – me dire : « Alors, vous trouvez votre bonheur ? » Et cette phrase n’a rien perdu de sa gentillesse et de son mystère.

Le soir, à la sortie de la librairie, j’étais étonnée de me retrouver sur le boulevard de Clichy. Je n’avais pas très envie de descendre jusqu’au Canter. Mes pas m’entraînaient vers le haut. J’éprouvais maintenant du plaisir à monter les pentes ou les escaliers. Je comptais chaque marche. Au chiffre 30, je savais que j’étais sauvée. Beaucoup plus tard, Guy de Vere m’a fait lire Horizons perdus, l’histoire de gens qui gravissent les montagnes du Tibet vers le monastère de Shangri-La pour apprendre les secrets de la vie et de la sagesse. Mais ce n’est pas la peine d’aller si loin. Je me rappelais mes promenades de la nuit. Pour moi, Montmartre, c’était le Tibet. Il me suffisait de la pente de la rue Caulaincourt. Là-haut, devant le château des Brouillards, je respirais pour la première fois de ma vie. Un jour, à l’aube, je me suis échappée du Canter où j’étais avec jeannette. Nous attendions Accad et Mario Bay qui voulaient nous emmener à Cabassud en compagnie de Godinger et d’une autre fille. J’étouffais. J’ai inventé une excuse pour aller prendre l’air. Je me suis mise à courir. Sur la place, toutes les enseignes lumineuses étaient éteintes, même celle du Moulin-Rouge. Je me laissais envahir par une ivresse que l’alcool ou la neige ne m’aurait jamais procurée. J’ai monté la pente jusqu’au château des Brouillards. J’étais bien décidée à ne plus jamais revoir la bande du Canter. Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue. Mais la vie reprenait toujours le dessus. Quand j’ai atteint l’allée des Brouillards, j’étais sûre que quelqu’un m’avait donné rendez-vous par ici et que ce serait pour moi un nouveau départ. Il y a une rue, un peu plus haut, où j’aimerais bien revenir un jour ou l’autre. Je la suivais ce matin-là. C’était là que devait avoir lieu le rendez-vous. Mais je ne connaissais pas le numéro de l’immeuble. Aucune importance. J’attendais un signe qui me l’indiquerait. Là-bas, la rue débouchait en plein ciel, comme si elle menait au bord d’une falaise. J’avançais avec ce sentiment de légèreté qui vous prend quelquefois dans les rêves. Vous ne craignez plus rien, tous les dangers sont dérisoires. Si cela tourne vraiment mal, il suffit de vous réveiller. Vous êtes invincible. Je marchais, impatiente d’arriver au bout, là où il n’y avait plus que le bleu du ciel et le vide. Quel mot traduirait mon état d’esprit ? Je ne dispose que d’un très pauvre vocabulaire. Ivresse ? Extase ? Ravissement ? En tout cas, cette rue m’était familière. Il me semblait l’avoir suivie auparavant. J’atteindrais bientôt le bord de la falaise et je me jetterais dans le vide. Quel bonheur de flotter dans l’air et de connaître enfin cette sensation d’apesanteur que je recherchais depuis toujours. Je me souviens avec une si grande netteté de ce matin-là, de cette rue et du ciel tout au bout…

Et puis la vie a continué, avec des hauts et des bas. Un jour de cafard, sur la couverture du livre que Guy de Vere m’avait prêté : Louise du Néant, j’ai remplacé au stylo bille le prénom par le mien. Jacqueline du Néant.