Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre. Elle choisissait la même table au fond de la petite salle. Les premiers temps, elle ne parlait à personne, puis elle a fait connaissance avec les habitués du Condé dont la plupart avaient notre âge, je dirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. Elle s’asseyait parfois à leurs tables, mais, le plus souvent, elle était fidèle à sa place, tout au fond.
Elle ne venait pas à une heure régulière. Vous la trouviez assise là très tôt le matin. Ou alors, elle apparaissait vers minuit et restait jusqu’au moment de la fermeture. C’était le café qui fermait le plus tard dans le quartier avec Le Bouquet et La Pergola, et celui dont la clientèle était la plus étrange. Je me demande, avec le temps, si ce n’était pas sa seule présence qui donnait à ce lieu et à ces gens leur étrangeté, comme si elle les avait imprégnés tons de son parfum.
Supposons que l’on vous ait transporté là les yeux bandés, que l’on vous ait installé à une table, enlevé le bandeau et laissé quelques minutes pour répondre à la question : Dans quel quartier de Paris êtes-vous ? Il vous aurait suffi d’observer vos voisins et d’écouter leurs propos et vous auriez peut-être deviné : Dans les parages du carrefour de l’Odéon que j’imagine toujours aussi morne sous la pluie.
Un photographe était entré un jour au Condé. Rien dans son allure ne le distinguait des clients. Le même âge, la même tenue vestimentaire négligée. Il portait une veste trop longue pour lui, un pantalon de toile et de grosses chaussures militaires. Il avait pris de nombreuses photos de ceux qui fréquentaient Le Condé. Il en était devenu un habitué lui aussi et, pour les autres, c’était comme s’il prenait des photos de famille. Bien plus tard, elles ont paru dans un album consacré à Paris avec pour légendes les simples prénoms des clients ou leurs surnoms. Et elle figure sur plusieurs de ces photos. Elle accrochait mieux que les autres la lumière, comme on dit au cinéma. De tous, c’est elle que l’on remarque d’abord. En bas de page, dans les légendes, elle est mentionnée sous le prénom de « Louki ». « De gauche à droite : Zacharias, Louki, Tarzan, Jean-Michel, Fred et Ali Cherif… » « Au premier plan, assise au comptoir : Louki. Derrière elle, Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala. » Elle se tient très droite, alors que les autres ont des postures relâchées, celui qui s’appelle Fred, par exemple, s’est endormi la tête appuyée contre la banquette de moleskine et, visiblement, il ne s’est pas rasé depuis plusieurs jours. Il faut préciser ceci : le prénom de Louki lui a été donné à partir du moment où elle a fréquenté Le Condé. J’étais là, un soir où elle est entrée vers minuit et où il ne restait plus que Tarzan, Fred, Zacharias et Mireille, assis à la même table. C’est Tarzan qui a crié : « Tiens, voilà Louki… » Elle a paru d’abord effrayée, puis elle a souri. Zacharias s’est levé et, sur un ton de fausse gravité : « Cette nuit, je te baptise. Désormais, tu t’appelleras Louki. » Et à mesure que l’heure passait et que chacun d’eux l’appelait Louki, je crois bien qu’elle se sentait soulagée de porter ce nouveau prénom. Oui, soulagée. En effet, plus j’y réfléchis, plus je retrouve mon impression du début : elle se réfugiait ici, au Condé, comme si elle voulait fuir quelque chose, échapper à un danger. Cette pensée m’était venue en la voyant seule, tout au fond, dans cet endroit où personne ne pouvait la remarque ! Et quand elle se mêlait aux autres, elle n’attirait pas non plus l’attention. Elle demeurait silencieuse et réservée et se contentait d’écouter. Et je m’étais même dit que pour plus de sécurité elle préférait les groupes bruyants, les « grandes gueules », sinon elle n’aurait pas été presque toujours assise à la table de Zacharias, de Jean-Michel, de Fred, de Tarzan et de la Houpa… Avec eux, elle se fondait dans le décor, elle n’était plus qu’une comparse anonyme, de celles que l’on nomme dans les légendes des photos : « Personne non identifiée » ou, plus simplement, « X ». Oui, les premiers temps, au Condé, je ne l’ai jamais vue en tête à tête avec quelqu’un. Et puis, il n’y avait aucun inconvénient à ce que l’une des grandes gueules l’appelle Louki à la cantonade puisque ce n’était pas son vrai prénom.
Pourtant, à bien l’observer, on remarquait certains détails qui la différenciaient des autres. Elle mettait à sa tenue vestimentaire un soin inhabituel chez les clients du Condé. Un soir, à la table de Tarzan, d’Ali Cherif et de la Houpa, elle allumait une cigarette et j’avais été frappé par la finesse de ses mains. Et surtout, ses ongles brillaient. Ils étaient recouverts de vernis incolore. Ce détail risque de paraître futile. Alors soyons plus graves. Il faut pour cela donner quelques précisions sur les habitués du Condé. Ils avaient donc entre dix-neuf et vingt-cinq ans, sauf quelques clients comme Babilée, Adamov ou le docteur Vala qui atteignaient peu à peu la cinquantaine, mais on oubliait leur âge. Babilée, Adamov et le docteur Vala étaient fidèles à leur jeunesse, à ce que l’on pourrait appeler du beau nom mélodieux et désuet de « bohème ». Je cherche dans le dictionnaire « bohème » : Personne qui mène une vie vagabonde, sans règles ni souci du lendemain. Voilà une définition qui s’appliquait bien à celles et à ceux qui fréquentaient Le Condé. Certains comme Tarzan, Jean-Michel et Fred prétendaient avoir eu affaire de nombreuses fois à la police depuis leur adolescence et la Houpa s’était échappée à seize ans de la maison de correction du Bon-Pasteur. Mais on était sur la Rive gauche et la plupart d’entre eux vivaient à l’ombre de la littérature et des arts. Moi-même, je faisais des études. Je n’osais pas le leur dire et je ne me mêlais pas vraiment à leur groupe.
J’avais bien senti qu’elle était différente des autres. D’où venait-elle avant qu’on lui ait donné son prénom ? Souvent, les habitués du Condé avaient un livre à la main qu’ils posaient négligemment sur la table et dont la couverture était tachée de vin. Les Chants de Maldoror. Les Illuminations. Les Barricades mystérieuses.
Mais elle, au début, elle avait toujours les mains vides. Et puis, elle a voulu sans doute faire comme les autres et un jour, au Condé, je l’ai surprise, seule, qui lisait. Depuis, son livre ne la quittait pas. Elle le plaçait bien en évidence sur la table, quand elle se trouvait en compagnie d’Adamov et des autres, comme si ce livre était son passeport ou une carte de séjour qui légitimait sa présence à leurs côtés. Mais personne n’y prêtait attention, ni Adamov, ni Babilée, ni Tarzan, ni la Houpa. C’était un livre de poche, à la couverture salie, de ceux que l’on achète d’occasion sur les quais et dont le titre était imprimé en grands caractères rouges : Horizons perdus. À l’époque, cela ne m’évoquait rien. J’aurais dû lui demander le sujet du livre, mais je m’étais dit bêtement qu’Horizons perdus n’était pour elle qu’un accessoire et qu’elle faisait semblant de le lire pour se mettre au diapason de la clientèle du Condé. Cette clientèle, un passant qui aurait jeté un regard furtif de l’extérieur – et même appuyé un instant son front contre la vitre – l’aurait prise pour une simple clientèle d’étudiants. Mais il aurait bientôt changé d’avis en remarquant la quantité d’alcool que l’on buvait à la table de Tarzan, de Mireille, de Fred et de la Houpa. Dans les paisibles cafés du Quartier latin, on n’aurait jamais bu comme ça. Bien sûr, aux heures creuses de l’après-midi, Le Condé pouvait faire illusion. Mais à mesure que le jour tombait, il devenait le rendez-vous de ce qu’un philosophe sentimental appelait « la jeunesse perdue ». Pourquoi ce café plutôt qu’un autre ? À cause de la patronne, une Mme Chadly qui ne semblait s’étonner de rien et qui manifestait même une certaine indulgence pour ses clients. Bien des années plus tard, alors que les rues du quartier n’offraient plus que des vitrines de boutiques de luxe et qu’une maroquinerie occupait l’emplacement du Condé, j’ai rencontré Mme Chadly sur l’autre rive de la Seine, dans la montée de la rue Blanche. Elle ne m’a pas tout de suite reconnu. Nous avons marché un long moment côte à côte en parlant du Condé. Son mari, un Algérien, avait acheté le fonds après la guerre. Elle se souvenait des prénoms de nous tous. Elle se demandait souvent ce que nous étions devenus, mais elle ne se faisait guère d’illusions. Elle avait su, dès le début, que cela tournerait très mal pour nous. Des chiens perdus, m’a-t-elle dit. Et au moment de nous quitter devant la pharmacie de la place Blanche, elle m’a confié, en me regardant droit dans les yeux : « Moi, celle que je préférais, c’était Louki. » Quand elle était à la table de Tarzan, de Fred et de la Houpa, buvait-elle autant qu’eux ou faisait-elle semblant, pour ne pas les fâcher ? En tout cas, le buste droit, les gestes lents et gracieux, et le sourire presque imperceptible, elle tenait rudement bien l’alcool. Au comptoir, il est plus facile de tricher. Vous profitez d’un moment d’inattention de vos amis ivrognes pour vider votre verre dans l’évier. Mais là, à l’une des tables du Condé, c’était plus difficile. Ils vous forçaient à les suivre dans leurs beuveries. Ils se montraient, là-dessus, d’une extrême susceptibilité et vous considéraient comme indignes de leur groupe si vous ne les accompagniez pas jusqu’au bout de ce qu’ils appelaient leurs « voyages ». Quant aux autres substances toxiques, j’avais cru comprendre sans en être sûr que Louki en usait, avec certains membres du groupe. Pourtant, rien dans son regard et son attitude ne laissait supposer qu’elle visitait les paradis artificiels.
Je me suis souvent demandé si l’une de ses connaissances lui avait parlé du Condé avant qu’elle y entre pour la première fois. Ou si quelqu’un lui avait donné rendez-vous dans ce café et n’était pas venu. Alors, elle se serait postée, jour après jour, soir après soir, à sa table, en espérant le retrouver dans cet endroit qui était le seul point de repère entre elle et cet inconnu. Aucun autre moyen de le joindre. Ni adresse. Ni numéro de téléphone. Juste un prénom. Mais peut-être avait-elle échoué là par hasard, comme moi. Elle se trouvait dans le quartier et elle voulait s’abriter de la pluie, j’ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attiré vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que Le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l’on taisait un calcul de probabilités le résultat l’aurait confirmé : dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. J’en sais quelque chose.
L’un des membres du groupe, Bowing, celui que nous appelions « le Capitaine », s’était lancé dans une entreprise que les autres avaient approuvée. Il notait depuis bientôt trois ans les noms des clients du Condé, au fur et à mesure de leur arrivée, avec, chaque fois, la date et l’heure exacte. Il avait chargé deux de ses amis de la même tâche au Bouquet et à La Pergola, qui restaient ouverts toute la nuit. Malheureusement, dans ces deux cafés, les clients ne voulaient pas toujours dire leur nom. Au fond, Bowing cherchait à sauver de l’oubli les papillons qui tournent quelques instants autour d’une lampe. Il rêvait, disait-il, d’un immense registre où auraient été consignés les noms des clients de tous les cafés de Paris depuis cent ans, avec mention de leurs arrivées et de leurs départs successifs. Il était hanté par ce qu’il appelait « les points fixes ».
Dans ce flot ininterrompu de femmes, d’hommes, d’enfants, de chiens, qui passent et qui finissent par se perdre au long des rues, on aimerait retenir un visage, de temps en temps. Oui, selon Bowing, il fallait au milieu du maelström des grandes villes trouver quelques points fixes. Avant de partir pour l’étranger, il m’avait donné le cahier où sont répertoriés, jour par jour, pendant trois ans, les clients du Condé. Elle n’y figure que sous son prénom d’emprunt, Louki, et elle est mentionnée pour la première fois un 23 janvier. L’hiver de cette année-là était particulièrement rigoureux, et certains de nous ne quittaient pas Le Condé de toute la journée pour se protéger du froid. Le Capitaine notait aussi nos adresses de sorte que l’on pouvait imaginer le trajet habituel qui nous menait, chacun, jusqu’au Condé. C’était encore une manière, pour Bowing, d’établir des points fixes. Il ne mentionne pas tout de suite son adresse à elle. C’est seulement un 18 mars que nous lisons : « 14 heures. Louki, 16, rue Fermat, XIVe arrondissement. » Mais le 5 septembre de la même année, elle a changé d’adresse : « 23 h 40. Louki, 8, rue Cels, XIVe arrondissement. » Je suppose que Bowing, sur de grands plans de Paris, dessinait nos trajets jusqu’au Condé et que pour cela le Capitaine se servait de stylos bille d’encres différentes. Peut-être voulait-il savoir si nous avions une chance de nous croiser les uns les autres avant même d’arriver au but.
Justement, je me souviens d’avoir rencontré Louki un jour dans un quartier que je ne connaissais pas et où j’avais rendu visite à un cousin lointain de mes parents. En sortant de chez lui, je marchais vers la station de métro Porte-Maillot, et nous nous sommes croisés tout au bout de l’avenue de la Grande-Armée. Je l’ai dévisagée et elle aussi m’a fixé d’un regard inquiet, comme si je l’avais surprise dans une situation embarrassante. Je lui ai tendu la main : « On s’est déjà vus au Condé », lui ai-je dit, et ce café m’a semblé brusquement à l’autre bout du monde. Elle a eu un sourire gêné : « Mais oui… au Condé… » C’était peu de temps après qu’elle y avait fait sa première apparition. Elle ne s’était pas encore mêlée aux autres et Zacharias ne l’avait pas encore baptisée Louki. « Drôle de café, hein, Le Condé… » Elle a eu un hochement de tête pour m’approuver. Nous avons fait quelques pas ensemble et elle m’a dit qu’elle habitait par ici, mais qu’elle n’aimait pas du tout ce quartier. C’est idiot, j’aurais pu savoir ce jour-là son vrai prénom. Puis nous nous sommes quittés à la porte Maillot, devant l’entrée du métro, et je l’ai regardée qui s’éloignait vers Neuilly et le bois de Boulogne, d’une démarche de plus en plus lente, comme pour laisser à quelqu’un l’occasion de la retenir. J’ai pensé qu’elle ne reviendrait plus au Condé et que je n’aurais plus jamais de ses nouvelles. Elle disparaîtrait dans ce que Bowing appelait « l’anonymat de la grande ville », contre quoi il prétendait lutter en remplissant de noms les pages de son cahier. Un Clairefontaine à couverture rouge plastifiée de cent quatre-vingt-dix pages. Pour être franc, cela n’avance pas à grand-chose. Si l’on feuillette le cahier, à part des noms et des adresses fugitives, on ne sait rien de toutes ces personnes ni de moi. Sans doute le Capitaine jugeait-il que c’était déjà beaucoup de nous avoir nommés et « fixés » quelque part. Pour le reste… Au Condé, nous ne nous posions jamais de questions les uns aux autres concernant nos origines. Nous étions trop jeunes, nous n’avions pas de passé à dévoiler, nous vivions au présent. Même les clients plus âgés, Adamov, Babilée ou le docteur Vala, ne faisaient jamais aucune allusion à leur passé. Ils se contentaient d’être là, parmi nous. Ce n’est qu’aujourd’hui, après tout ce temps, que j’éprouve un regret : j’aurais voulu que Bowing soit plus précis dans son cahier, et qu’il ait consacré à chacun une petite notice biographique. Croyait-il vraiment qu’un nom et une adresse suffiraient, plus tard, à retrouver le fil d’une vie ? Et surtout un simple prénom qui n’est pas le vrai ? « Louki. Lundi 12 février, 23 heures. » « Louki. 28 avril, 14 heures. » Il indiquait aussi les places qu’occupaient, chaque jour, les clients autour des tables. Quelquefois, il n’y a même pas de nom ni de prénom. À trois reprises, le mois de juin de cette année-là, il a noté : « Louki avec le brun à veste de daim. » Il ne lui a pas demandé son nom, à celui-là, ou bien l’autre a refusé de répondre. Apparemment, ce type n’était pas un client habituel. Le brun à veste de daim s’est perdu pour toujours dans les rues de Paris, et Bowing n’a pu que fixer son ombre quelques secondes. Et puis il y a des inexactitudes dans son cahier. J’ai fini par établir des points de repère qui me confirment dans l’idée qu’elle n’est pas venue pour la première fois au Condé en janvier comme le laisserait croire Bowing. J’ai un souvenir d’elle bien avant cette date-là. Le Capitaine ne l’a mentionnée qu’à partir du moment où les autres l’ont baptisée Louki, et je suppose que jusque-là il n’avait pas remarqué sa présence. Elle n’a même pas eu droit à une vague notice du genre « 14 heures. Une brune aux yeux verts », comme pour le brun à veste de daim.
C’est en octobre de l’année précédente qu’elle a fait son apparition. J’ai découvert dans le cahier du Capitaine un point de repère : « 15 octobre. 21 heures. Anniversaire de Zacharias. À sa table : Annet, Don Carlos, Mireille, la Houpa, Fred, Adamov. » Je m’en souviens parfaitement. Elle était à leur table. Pourquoi Bowing n’a-t-il pas eu la curiosité de lui demander son nom ? Les témoignages sont fragiles et contradictoires, mais je suis sûr de sa présence ce soir-là. Tout ce qui la rendait invisible au regard de Bowing m’avait frappé. Sa timidité, ses gestes lents, son sourire, et surtout son silence. Elle se tenait à côté d’Adamov. Peut-être était-ce à cause de lui qu’elle était venue au Condé. J’avais souvent croisé Adamov dans les parages de l’Odéon, et plus loin dans le quartier de Saint-Julien-le-Pauvre. Chaque fois, il marchait la main appuyée sur l’épaule d’une jeune fille. Un aveugle qui se laisse guider. Et pourtant il avait l’air d’observer tout, de son regard de chien tragique. Et chaque fois, me semblait-il, c’était une jeune fille différente qui lui servait de guide. Ou d’infirmière. Pourquoi pas elle ? Eh bien justement, cette nuit-là, elle est sortie du Condé avec Adamov. Je les ai vus descendre la rue déserte vers l’Odéon, Adamov la main sur son épaule et avançant de son pas mécanique. On aurait dit qu’elle avait peur d’aller trop vite, et parfois elle s’arrêtait un instant, comme pour lui faire reprendre souffle. Au carrefour de l’Odéon, Adamov lui a serré la main d’une manière un peu solennelle, puis elle s’est engouffrée dans la bouche du métro. Il a repris sa marche de somnambule tout droit vers Saint-André-des-Arts. Et elle ? Oui, elle a commencé à fréquenter Le Condé en automne. Et cela n’est sans doute pas le fait du hasard. Pour moi, l’automne n’a jamais été une saison triste. Les feuilles mortes et les jours de plus en plus courts ne m’ont jamais évoqué la fin de quelque chose mais plutôt une attente de l’avenir. Il y a de l’électricité dans l’air, à Paris, les soirs d’octobre à l’heure où la nuit tombe. Même quand il pleut. Je n’ai pas le cafard à cette heure-là, ni le sentiment de la fuite du temps. J’ai l’impression que tout est possible. L’année commence au mois d’octobre. C’est la rentrée des classes et je crois que c’est la saison des projets. Alors, si elle est venue au Condé en octobre, c’est qu’elle avait rompu avec toute une partie de sa vie et qu’elle voulait faire ce qu’on appelle dans les romans : PEAU NEUVE. D’ailleurs, un indice me prouve que je ne dois pas avoir tort. Au Condé, on lui a donné un nouveau prénom. Et Zacharias, ce jour-là, a même parlé de baptême. Une seconde naissance en quelque sorte.
Quant au brun à veste de daim, il ne figure malheureusement pas sur les photos prises au Condé. C’est dommage. On finit souvent par identifier quelqu’un grâce à une photo. On la publie dans un journal en lançant un appel à témoins. Était-ce un membre du groupe que Bowing ne connaissait pas et dont il a eu la paresse de relever le nom ?
Hier soir, j’ai feuilleté attentivement toutes les pages du cahier. « Louki avec le brun à veste de daim. » Et je me suis aperçu, à ma grande surprise, que ce n’était pas seulement en juin que le Capitaine citait cet inconnu. Au bas d’une page, il a griffonné à la hâte : « 24 mai. Louki avec le brun à veste de daim. » Et l’on retrouve encore la même légende à deux reprises en avril. J’avais demandé à Bowing pourquoi, chaque fois qu’il était question d’elle, il avait souligné son prénom au crayon bleu, comme pour la distinguer des autres. Non, ce n’était pas lui qui l’avait fait. Un jour qu’il se tenait au comptoir et qu’il notait sur son cahier les clients présents dans la salle, un homme debout à côté de lui l’avait surpris dans son travail : un type d’une quarantaine d’années qui connaissait le docteur Vala. Il parlait d’une voix douce et fumait des cigarettes blondes. Bowing s’était senti en confiance et lui avait dit quelques mots sur ce qu’il appelait son Livre d’or. L’autre avait paru intéressé. Il était « éditeur d’art ». Mais oui, il connaissait celui qui avait pris quelque temps auparavant des photos, au Condé. Il se proposait de publier un album là-dessus, dont le titre serait : Un café à Paris. Aurait-il l’obligeance de lui prêter jusqu’au lendemain son cahier, qui pourrait l’aider à choisir les légendes des photos ? Le lendemain, il avait rendu le cahier à Bowing et n’avait plus jamais reparu au Condé. Le Capitaine avait été surpris que le prénom Louki fût chaque fois souligné au crayon bleu. Il avait voulu en savoir plus en posant quelques questions au docteur Vala concernant cet éditeur d’art. Vala avait été étonné. « Ah, il vous a dit qu’il était éditeur d’art ? » Il le connaissait de manière superficielle, pour l’avoir souvent croisé rue Saint-Benoît à La Malène et au bar du Montana où il avait même joué plusieurs fois au quatre-cent-vingt-et-un avec lui. Ce type fréquentait le quartier depuis longtemps. Son nom ? Caisley.
Vala semblait un peu gêné de parler de lui. Et quand Bowing avait fait allusion à son cahier et aux traits de crayon bleu sous le prénom Louki, une expression inquiète avait traversé le regard du docteur. Cela avait été très fugitif. Puis il avait souri. « Il doit s’intéresser à la petite… Elle est si jolie… Mais quelle drôle d’idée de remplir votre cahier avec tous ces noms… Vous m’amusez, vous et votre groupe et vos expériences de pataphysique… » Il confondait tout, la pataphysique, le lettrisme, l’écriture automatique, les métagraphies et toutes les expériences que menaient les clients les plus littéraires du Condé, comme Bowing, Jean-Michel, Fred, Babilée, Larronde ou Adamov. « Et puis c’est dangereux de faire ça », avait ajouté le docteur Vala d’une voix grave. « Votre cahier, on dirait un registre de la police ou la main courante d’un commissariat. C’est comme si nous avions tous été pris dans une rafle… »
Bowing avait protesté en essayant de lui expliquer sa théorie des points fixes, mais à partir de ce jour-là le Capitaine avait eu l’impression que Vala se méfiait de lui et qu’il voulait même l’éviter.
Ce Caisley n’avait pas simplement souligné le prénom de Louki. Chaque fois qu’était mentionné dans le cahier « le brun à veste de daim », il y avait deux traits de crayon bleu.
Tout cela avait beaucoup troublé Bowing et il avait rôdé rue Saint-Benoît clans les jours qui suivirent avec l’espoir de tomber sur ce prétendu éditeur d’art, à La Malène ou au Montana, et lui demander des explications. Il ne l’avait jamais retrouvé. Lui-même quelque temps plus tard avait dû quitter la France et m’avait laissé le cahier, comme s’il voulait que je reprenne sa recherche. Mais il est trop tard, aujourd’hui. Et puis si toute cette période est parfois vivace dans mon souvenir, c’est à cause des questions restées sans réponse.
Aux heures creuses de la journée, au retour du bureau, et souvent dans la solitude des dimanches soir, un détail me revient. De toute mon attention, j’essaye d’en rassembler d’autres et de les noter à la fin du cahier de Bowing sur les pages qui sont demeurées blanches. Moi aussi, je pars à la recherche des points fixes. Il s’agit d’un passe-temps, comme d’autres font des mots croisés ou des réussites. Les noms et les dates du cahier de Bowing m’aident beaucoup, ils évoquent de temps en temps un fait précis, un après-midi de pluie ou de soleil. J’ai toujours été très sensible aux saisons. Un soir, Louki est entrée au Condé, les cheveux trempés à cause d’une averse ou plutôt de ces pluies interminables de novembre ou du début du printemps. Mme Chadly se tenait derrière le comptoir ce jour-là. Elle est montée au premier étage, dans son minuscule appartement, pour chercher une serviette de bain. Comme l’indique le cahier, étaient réunis à la même table, ce soir-là, Zacharias, Annet, Don Carlos, Mireille, la Houpa, Fred et Maurice Raphaël. Zacharias a pris la serviette et en a frotté la chevelure de Louki, avant de la nouer en turban autour de sa tête. Elle s’est assise à leur table, ils lui ont fait boire un grog, et elle est restée très tard avec eux, le turban sur la tête. À la sortie du Condé, vers deux heures du matin, il pleuvait encore. Nous nous tenions dans l’embrasure de l’entrée et Louki portait toujours son turban. Mme Chadly avait éteint la salle et elle était allée se coucher. Elle a ouvert sa fenêtre à l’entresol et nous a proposé de monter chez elle pour nous abriter. Mais Maurice Raphaël lui a dit, très galamment : « Vous n’y pensez pas, madame… Il faut que nous vous laissions dormir… » C’était un bel homme brun, plus âgé que nous, un client assidu du Condé que Zacharias appelait « le Jaguar » à cause de sa démarche et de ses gestes félins. Il avait publié plusieurs livres comme Adamov et Larronde, mais nous n’en parlions jamais. Un mystère flottait autour de cet homme et nous pensions même qu’il avait des attaches avec le Milieu. La pluie a redoublé, une pluie de mousson, mais ce n’était pas grave pour les autres, puisqu’ils habitaient dans le quartier. Bientôt, il ne restait plus que Louki, Maurice Raphaël et moi sous le porche. « Je peux vous ramener en voiture ? » a proposé Maurice Raphaël. Nous avons couru sous la pluie, jusqu’au bas de la rue, là où était garée sa voiture, une vieille Ford noire. Louki s’est assise à côté de lui, et moi, sur la banquette arrière. « Qui je dépose en premier ? » a dit Maurice Raphaël. Louki lui a indiqué sa rue, en précisant que c’était au-delà du cimetière du Montparnasse. « Alors, vous habitez dans les limbes », a-t-il dit. Et je crois que ni l’un ni l’autre nous n’avons compris ce que signifiait « les limbes ». Je lui ai demandé de me déposer bien après les grilles du Luxembourg, au coin de la rue du Val-de-Grâce. Je ne voulais pas qu’il sache où j’habitais exactement de crainte qu’il ne me pose des questions.
J’ai serré la main de Louki et de Maurice Raphaël en me disant que ni l’un ni l’autre ne connaissaient mon prénom. J’étais un client très discret du Condé et je me tenais un peu à l’écart, me contentant de les écouter tous. Et cela me suffisait. Je me sentais bien avec eux. Le Condé était pour moi un refuge contre tout ce que je prévoyais de la grisaille de la vie. Il y aurait une part de moi-même – la meilleure – que je serais contraint, un jour, de laisser là-bas.
« Vous avez raison d’habiter le quartier du Val-de-Grâce », m’a dit Maurice Raphaël.
Il me souriait et ce sourire me semblait exprimer à la fois de la gentillesse et de l’ironie.
« À bientôt », m’a dit Louki.
Je suis sorti de la voiture et j’ai attendu qu’elle disparaisse, là-bas vers Port-Royal, pour rebrousser chemin. En vérité, je n’habitais pas tout à fait le quartier du Val-de-Grâce, mais un peu plus bas dans l’immeuble du 85, boulevard Saint-Michel, où, par miracle, j’avais trouvé une chambre dès mon arrivée à Paris. De la fenêtre, je voyais la façade noire de mon école. Cette nuit-là, je ne pouvais pas détacher mon regard de cette façade monumentale et du grand escalier en pierre de l’entrée. Que penseraient-ils s’ils apprenaient que j’empruntais presque chaque jour cet escalier et que j’étais un élève de l’École supérieure des mines ? Zacharias, la Houpa, Ali Cherif ou Don Carlos savaient-ils au juste ce qu’était l’École des mines ? Il fallait que je garde mon secret ou bien ils risqueraient de se moquer ou de se méfier de moi. Que représentait pour Adamov, Larronde ou Maurice Raphaël l’École des mines ? Rien, sans doute. Ils me conseilleraient de ne plus fréquenter cet endroit-là. Si je passais beaucoup de temps au Condé, c’est que je voulais qu’on me donne un tel conseil, une fois pour toutes. Louki et Maurice Raphaël devaient déjà être arrivés de l’autre côté du cimetière du Montparnasse, dans cette zone qu’il appelait « les limbes ». Et moi, je restais dans l’obscurité, debout, contre la fenêtre, à contempler la façade noire. On aurait dit la gare désaffectée d’une ville de province. Sur les murs du bâtiment voisin, j’avais remarqué des traces de balles, comme si on y avait fusillé quelqu’un. Je me répétais à voix basse ces quatre mots qui me semblaient de plus en plus insolites : ÉCOLE SUPÉRIEURE DES MINES.