CHAPITRE X
Zloar avançait de la même démarche d’automate que les autres captifs. Bien que reconnaissant brusquement Phrya, il avait réussi à juguler le cri qui avait failli jaillir de ses lèvres. Mais elle l’agrippa par la manche de la combinaison noire qu’il avait été obligé de revêtir et le força à sortir des rangs.
— Zloar ! chuchota-t-elle, pâle comme une morte et avec l’atroce impression d’assassiner celui qu’elle aimait en secret.
Il hésita, tourna la tête vers elle, aperçut Takor qui le contemplait les yeux exorbités. Il fallait dire qu’il était d’une constitution plutôt gracile, et même assez chétive, comme l’étaient du reste tous ceux de la « troisième génération » ; Zloar, lui, représentait une force de la nature à côté de lui.
— Saisissez-vous de lui ! Il… il n’a pas été traité.
Le garde fronça les sourcils. Son crâne épais refusait d’admettre qu’un homme de « l’Autre Race » eût pu parvenir à se faufiler jusqu’au secteur vital de Phoenix sans avoir préalablement été traité.
Derrière eux, la colonne achevait de passer. Poussée par les gardes, elle disparut au premier coude. Deux hommes jaillirent en courant.
— Dépêchez-vous ! crièrent-ils. Les silos et les chambres d’hypnose sont déjà évacués… Il n’y a plus personne là-bas.
— Tuez cet homme ! hurla enfin Takor.
Le garde éleva le cylindre bleui du lance-gaz.
— Zloar !… Sauve-toi ! cria Phrya, éperdue.
Comme au ralenti, Zloar vit le diffuseur en arc de cercle de l’arme s’orienter vers son visage. Les réflexes jouèrent bien avant qu’il n’eût songé à attaquer, bien avant que son cerveau n’eût même conçu la moindre idée de lutte.
Il fonça en avant et percuta de l’épaule Takor médusé. Sous l’impact des quatre-vingts kilos de chair et de muscles lancés à toute volée, le petit homme partit en arrière, tournoyant comme une toupie. Une fraction de seconde plus tard, le pied de Zloar percutait la main armée du lance-gaz. Le garde poussa un cri bref. La dragonne qui retenait l’arme à son poignet se rompit et l’objet décrivit une courte parabole avant de choir à dix mètres de là.
Le garde se couvrit le visage du bras replié. Dame ! Ce n’était pas tous les jours qu’on voyait un homme de « l’Autre Race » se rebeller. Puisque « ça-n’arrivait-jamais ».
Zloar le plia en deux d’un coup de genou au ventre et le releva d’un uppercut foudroyant. Il glissa au sol sans un cri.
Takor tenta de fuir. Il fit un pas. Au second, Zloar lui percuta la nuque d’un coup du tranchant de la main assené avec la force d’un couperet de guillotine. L’homme eut un sursaut qu’il souligna d’un râle bref et s’amollit brusquement.
À peine essoufflé tant la lutte avait été brève, Zloar se retourna vers Phrya qui, affolée devant la fixité de son regard, fit deux pas en arrière et porta la main à sa gorge, persuadée qu’il allait l’exécuter elle aussi.
— Tu m’as dénoncé, hein ? aboya-t-il.
— À tous ! Le quartier de télé-informatique est zone interdite. Les pilotes des vehs 180 – 202 – 48 en salle d’opérations ! Attention ! Interdiction définitive de pénétrer dans le quartier de télé-informatique.
Phrya tourna la tête de droite à gauche.
— Ils en sont à miner les secteurs centraux de Phoenix… Viens ! Suis-moi !
Elle se mit à courir. Zloar la suivit, ramassant au passage le lance-gaz du garde étendu près de là.
Ils croisèrent deux modules de transfert abandonnés là. La base se vidait de plus en plus vite. Bientôt tous deux seraient prisonniers de cet immense cercueil de zermium. Du moins prisonniers jusqu’à ce que les charges de destruction le désintègrent.
Coupant un faisceau lumineux d’un geste de la main, Phrya essaya de faire basculer une cloison. Elle refusa obstinément de s’ouvrir.
Des voix approchaient. Une foule nombreuse, à les entendre.
— Plus rien ne fonctionne, soupir a-t-elle, effrayée.
Zloar donna un coup de pied dans la cloison. Sans succès.
— Tant pis, on fonce !
Il se mit à courir.
— À droite ! cria Phrya. Le sas !
Il sauta dans l’alvéole presque en même temps qu’elle et sentit le sol s’enfoncer aussitôt. Il atterrit dans une vaste salle encombrée de pupitres où clignotaient des centaines de voyants. Elle était totalement déserte.
Il se retourna d’un bloc, l’insulte à la bouche. Mais elle le prit de vitesse.
— Non, Zloar, écoute-moi !… L’homme que tu as assommé, c’était parce qu’un des nouveaux captifs n’avait pas été psychosondé et moi, j’ai été dénoncée par celle dont j’ai pris la place. Takor menaçait de me tuer si je ne te livrais pas. Tu peux me faire ce que tu veux maintenant : plus rien n’a d’importance.
Il la regarda un moment, pensif, puis s’adossa à la cloison métallique. Elle était glacée et le froid du métal lui rendit un peu de ce calme dont il avait tant besoin pour réfléchir.
Une explosion sourde résonna dans tout le compartiment et chacun sentit le sol vibrer sous ses pieds. Phrya se précipita vers un des hublots ovales et écrasa son visage contre la membrane de lympar.
Dans une pluie de métal en fusion, dans un niagara de gouttelettes d’or, tout ce qui avait été le secteur de retraitement se volatilisait en entier, pans par pans, et les débris restaient suspendus en état d’apesanteur comme une poussière de diamant.
— Nous allons périr asphyxiés…, dit-elle. Le secteur de retraitement vient de sauter. C’était le poumon de Phoenix.
Zloar s’approcha d’elle en proie à un terrible combat intérieur. L’avait-elle trahi sciemment ? Dans ce cas, elle recommencerait à la première occasion, ne serait-ce que pour se dédouaner vis-à-vis de ses compagnons et obtenir une place dans un des vehs. Ou bien avait-elle été réellement contrainte comme elle le prétendait ?
— Ils partent, n’est-ce pas ? C’était pour ça que Primus te convoquait.
— Oui, fit-elle avec effort. La grande migration commence. D’ici cent heures, notre race aura une patrie ou elle aura péri.
Il acquiesça.
— Je ne vous donne pas une chance sur cent de réussir… Seul le cerveau d’un dément a pu vous fourvoyer dans une telle aventure. Nahm et Zlokov vous ont peut-être sauvés, mais lui vous condamne tous à périr mieux que s’il vous avait tués de sa main. Il faut me croire, Phrya. Jamais les Sages n’admettront le meurtre des colons de Tapsos… Jamais, tu entends !
Curieusement, sa colère était tombée et il essayait simplement de convaincre celle qui pourtant l’avait trahi bien qu’elle lui dût la vie que Primus, loin de les sauver, allait déclencher un massacre qui ne s’achèverait que par la destruction définitive de leur « race ».
Comme elle ne répondait pas, il insista d’une voix à la fois sourde et vibrante :
— Phrya, il n’y a qu’une seule personne dans l’univers qui puisse encore arrêter ça. Une seule personne qui porte en cet instant la vie de tous les fils de Nahm sur ses épaules bien qu’elle ne le sache pas.
— Qui ? fit-elle d’une voix faible.
— Toi.
Elle le regarda, un moment éberluée, comprit et contempla les myriades d’éléments de zermium que l’explosion avait éparpillés dans l’espace et qui, sous l’impulsion initiale, tournoyaient comme ils le feraient de toute éternité.
Bientôt tout Phoenix serait ainsi, corpuscules microscopiques à l’échelle de l’univers, tristes et derniers témoins d’un embryon de civilisation engloutie.
— Je t’en prie, Phrya, il faut me croire. Tu dois me croire…
— Donne-moi une seule raison, une seule ! Une seule petite raison qui me prouve que tu ne mens pas pour sauver les tiens.
Il secoua la tête. Depuis sa plus tendre enfance, on avait inculqué à Phrya que les Terriens étaient des monstres sanguinaires et que les fils de Nahm ne devaient leur survie qu’au secret de leur existence et rien ni personne ne pourrait jamais lui faire croire que l’univers des hommes n’était peut-être pas exactement tel qu’on le lui avait décrit…
— Je vais te donner une raison, Phrya, fit-il avec force en s’approchant à son tour du long hublot qui s’ouvrait sur le néant. Une seule : on t’a menti, nous ne sommes pas si méchants qu’on te l’a dit… Vous serez accueillis, toi et les tiens, comme des fils prodigues dans la Grande Confédération et vous y ferez votre place. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’autre race.
Elle ferma les yeux. Deux petites larmes roulaient sur ses joues blafardes. Lui-même détourna la tête. Au même moment, il vit jaillir coup sur coup et à grande cadence dix longs jets de feu du dessous de la base. Les flammes du catapultage l’éblouirent et il cilla un moment. Lorsqu’il rouvrit les yeux, les vehs entamaient une courbe parfaite pour rejoindre ceux qui orbitaient déjà autour d’Arcturus.
Il se retourna brusquement et força la jeune femme réticente à venir dans ses bras.
— C’est à toi et à toi seule que les fils de Nahm devront leur survie, Phrya… Dis-toi bien ça. Dis-toi aussi que les fous qui vous commandent en ce moment vous condamnent tous à l’extermination.
Elle se prit la tête entre les mains.
— Je ne sais pas… Oh ! je ne sais que penser… Je préférerais mourir, mais Primus a dit lui-même que la mort n’existait pas.
— Primus ! Primus ! Toujours Primus ! Moi, je vais te dire qui est ce Primus. Un être au cerveau débile et que les conditions de vie dans Phoenix ont rendu graduellement fou, voilà ce qu’est ton Primus. Seul un cerveau déréglé peut engendrer cet esclavage mental, ce psychosondage et la destruction de toute une colonie de peuplement. Il est fou ton Primus !
L’écoutille qui les avait emmenés remonta d’un coup. Zloar leva les yeux en entendant quelques claquements au-dessus de sa tête.
— Regarde ! Elle a été rappelée du haut…
De fait, elle redescendait par la trappe magnétique. Zloar et Phrya virent apparaître deux bottes, un justaucorps noir, puis le garde tout entier. Il portait un masque, preuve que l’atmosphère se raréfiait déjà dans les secteurs périphériques.
— J’entendais des voix, je suis venu. Mais qu’est-ce que vous fichez là ? s’écria-t-il, la voix rogue. Est-ce que vous ne savez pas que…
Il reconnut alors l’uniforme de Zloar et ouvrit des yeux ronds.
— Quoi ? Collusion avec un captif ? Mais c’est…
Un chuintement bref, un air terrorisé, des yeux qui commencent à dériver aussitôt : atteint en pleine face par l’émulsion empoisonnée, le garde porta la main à sa gorge et s’effondra doucement.
— Aide-moi ! chuchota-t-il, redoutant un refus. Aide-moi !
Elle capitula soudain.
— Vite !… S’il nous reste une chance, une seule, il faut la jouer !
Comme pour ponctuer ses paroles, il se produisit un violent appel d’air suivi d’une explosion titanesque. Un des murs de zermium se déforma sous le choc. Zloar eut l’impression qu’il fonçait droit sur lui et se retrouva au sol. Lorsqu’il se releva, une épaisse fumée envahissait la salle. Une fumée âcre et lourde qui rampait de marche en marche, contournait les machines et coulait comme un liquide visqueux.