CHAPITRE V

— Ma parole, mais c’est presque une fuite !

— Pourquoi « presque », commandant ? C’est une fuite ! Ils fichent tous le camp !

Effectivement, à la cadence où tous les ouvriers, techniciens et ingénieurs quittaient le bord, on pouvait se demander s’ils n’agissaient pas comme les rats qui, disait-on, abandonnaient les navires qui allaient sombrer.

Ils passaient le sas l’un après l’autre – en groupe ou isolés – silencieux ou volubiles ; la plupart, gênés, ne jetant qu’un bref sourire contraint à Bratt et Lowie. Seule une femme, une spécialiste de haut niveau de la centrale de cryogénie et d’hibernation, s’arrêta devant eux. Elle était brune – pas trop jolie – mais avec un nez mutin qui lui donnait l’air espiègle. Sans façon elle tendit la main.

— Au revoir, commandant, fit-elle en regardant Lowie droit dans les yeux. Je sais que ce que vous allez tenter n’a jamais été fait…

Quelqu’un qui passait la bouscula sans s’excuser.

— … Mais je sais que vous réussirez. J’en suis sûre.

Lowie sourit.

— C’est chic de dire ça… Comment vous appelez-vous ?

— Summy ! Summy Logan.

— Vous êtes une chic fille, Summy, je n’oublierai pas. Mais vous verrez, je suis certain que tout se passera bien, affirma Lowie avec, dans la voix, une absolue certitude.

Il s’écarta pour laisser passer un flot de spécialistes de la climatisation en survêtement orange vif. Tous semblaient n’avoir qu’une hâte : abandonner le Phoenix.

— Vous allez voir : on va vous faire exploser cette maudite comète ! prophétisa Bratt avec un aplomb délirant. Elle n’aura même pas le temps de comprendre ce qui lui arrive !

La fille partit d’un grand rire et disparut, engloutie dans le sas.

— Attention ! À tous ! Tous les techniciens et ouvriers travaillant à bord : évacuation immédiate. Je répète : évacuation immédiate. Appareillage imminent !

Enfin la longue coursive qui, d’un bout à l’autre du navire, courait le long du pont C fut vide. Déserte. Silencieuse.

Pour la première fois, Bratt et Lowie prirent conscience de leur solitude. Personne ne viendrait jamais à leur secours si besoin était.

Déclenchée de l’extérieur, l’écoutille s’abaissa comme un couperet, isolant définitivement l’équipage réduit du Phoenix du reste du monde des vivants.

— Allons ! Ne restons pas là ! s’exclama Lowie pour chasser l’espèce de gêne qui s’était emparée de lui. À nous de jouer maintenant…

L’un derrière l’autre, ils sautèrent sur le tapis de transfert qui les emporta à grande vitesse vers la sphère.

— Sympa ce qu’elle a dit, cette fille, songea tout haut Lowie. Personne ne l’obligeait à le faire.

— Sûr ! Toujours plus sympa que ces rats qui fichaient le camp comme s’ils avaient le diable aux trousses ! Navrant !

— Faut les comprendre. Avec cent quarante-trois tonnes de plutonium comme oreiller !… À la moindre fissure des containers, nous serions tous irradiés ! J’ai déjà vu une histoire comme ça…

Bratt, qui était superstitieux, croisa vivement deux doigts dans son dos. Lowie, qui avait surpris son geste, se permit un sourire. Il était content de l’avoir comme copilote. Ils s’entendraient bien. Question d’épiderme.

… Évidemment, ce n’était pas comme ce damné Bob Kemp qui accourait du fin fond de l’Univers. Prêt sans doute à faire n’importe quelle folie pour faire oublier la tragédie de l’Ursus et redorer son blason !

Ils franchirent presque ensemble l’écoutille circulaire qui ressemblait un peu à une porte de coffre-fort et permettait d’isoler la sphère du reste de l’hypernef.

D’un coup d’œil, tout en se dirigeant vers leur console de télépilotage, les deux hommes s’assurèrent que tous les membres de l’équipage réduit étaient bien à leur poste.

Tendu, Lowie s’allongea.

— Préchauffage injecteurs un à huit. Lancement gyroscopes. Deux mille huit cents tours sur le T-S. Ouverture des évents. Compensateurs au neutre. Annoncez paré !

*
* *

À une dizaine de kilomètres de là, Hikita tournait pour une fois le dos au grand hologramme de la vallée du Yatsushiro. Par le bulbe de lympar, il pouvait contempler une vaste portion d’espace noir. Au centre de cette immensité d’encre : un long squelette métallique que des centaines de projecteurs rendaient presque lumineux.

Quelle étrange hypernef ! La corolle de son moteur photonique se déployait lentement comme les pétales d’une fleur immense. De part et d’autre de sa coque asymétrique – comme une paire d’écouteurs géants – brillaient les deux masses sous-critiques bourrées de plutonium et dont la brusque collision provoquerait, une nanoseconde plus tard, une déflagration gigantesque.

Une fulgurante douleur plia Hikita en deux. Réprimant un gémissement, il renonça au besoin de casser sous son nez une nouvelle capsule de Booz. Non ! Il voulait être témoin du départ de cette fantastique torpille, cet incroyable vaisseau-suicide habité en cet instant par des hommes qui étaient tout sauf des têtes brûlées !

— Monsieur le Concepteur ? appela une voix de femme.

— Oui ! Qu’est-ce que c’est ?

— Phoenix vient de signaler « Tous paramètres conformes. »

— Merci.

— Voulez-vous dire quelque chose ? reprit celle qui dirigeait les transmissions du grand relais. Vous aviez émis le désir…

— Non. Non, pas maintenant ! Ils ont sûrement autre chose à faire. Je parlerai après l’accélération initiale. Et quelques secondes seulement.

Tout à coup, un chapelet d’éclairs éblouissants fulgurèrent à la « sortie » des propulseurs d’appoint. Très vite une longue flamme bleu pâle, dont le cœur était d’une blancheur quasi insoutenable, s’allongea à l’infini.

L’YC-10 était là. La seconde suivante, elle n’y était plus. Il ne restait plus dans le cosmos obscur qu’une longue traînée de lumière.

Hikita cligna des yeux, chassant l’éblouissement de ce catapultage silencieux, et pensa à Hyèra.

Pour eux, il n’y avait plus rien à faire. Le H.G.C. avait sacrifié Hyèra.

Une nouvelle douleur lui lacéra le poumon gauche. Il tituba vers son bureau et saisit une capsule de Booz.

*
* *

À bord de l’YC-10, oppressé par l’accélération – qui pourtant n’en était qu’à son début – Yann Lowie se sentait peu à peu s’engloutir dans la mousse de sa couchette A.G. Il s’appliquait à respirer posément – lentement – pour lutter contre les premiers vertiges. Sa position allongée et le basculement de sa coquille empêchaient le sang de cesser d’irriguer son cerveau.

Dix secondes ! Depuis dix secondes, les huit tuyères à plasma donnaient tout ce qu’elles « avaient dans le ventre », vaporisant des milliers de carburant-plaquettes.

Lowie – comme chacun des membres de l’équipage – commença à entendre son sang pulser lourdement à ses oreilles. Une irrésistible torpeur lui clouait les paupières, engourdissait chacun de ses sens, tétanisait ses muscles.

Quelque chose – probablement un outil abandonné par quelque technicien de Phobos-Oméga – commença à riper sur le plancher à claire-voie du secteur des senseurs thermiques, traversa toute la sphère et alla s’encastrer avec une violence inouïe contre l’un des échangeurs de la climatisation.

Vingt ! Trente ! Quarante secondes. Une minute…

À quelques centimètres des yeux de Lowie, un chrono à bande de défilement découpait le temps.

« … Pourvu qu’elle tienne ! Pourvu qu’elle tienne !… »

Cette pensée l’obsédait : un découplage d’une des huit tuyères mises en parallèle derrière le photonique, ou pire, l’arrachement d’un des propulseurs à plasma.

Dans ce cas, totalement déséquilibrée, l’YC-10 s’engagerait dans un tourbillon aussi brutal qu’irréversible. Un tourbillon qui ne pouvait s’achever que par la dislocation de l’hypernef et son explosion finale.

« … Par Belpor, elle tient… Elle tient ! » songeait de son côté Bratt qui luttait de toute sa volonté contre la perte de connaissance.

Les structures obliques de la grande sphère de télécontrôle s’étaient mises à se distendre, ou au contraire à se resserrer comme pour l’étouffer. Il avait beau tenter de papilloter des paupières – ce qui lui imposait un incroyable effort – la distorsion s’aggravait de seconde en seconde…

« … On va tous claquer ! » songea-t-il, l’esprit voguant dans une brume de plus en plus épaisse.

Quatre minutes trente !

Le regard de Lowie glissa doucement vers un autre voyant. L’YC-10 parcourait maintenant deux kilomètres seconde.

La stridence du buzzer d’alerte l’électrisa. Exactement ce qu’il redoutait ! Mobilisant toutes ses forces, il balaya sa console d’un regard atone. Un spot pulsait sa venimeuse lumière rouge.

« … Nom d’un chien ! La tuyère six qui lâche… »

Sur un écran courbe, un message venait de plaquer ses lettres fluorescentes :

« Distorsion axe de poussée… »

Presque aussitôt il fut remplacé par un autre : « Vibration niveau deux ! Augmentation. » Lowie clignait des yeux. La tuyère six faisait des siennes. Déjà il pressentait, au tremblotement des aiguilles de quelques cadrans, le drame imminent.

Le buzzer rendit un son plus aigu. Les lettres verdâtres se diluèrent sur l’écran, aussitôt remplacées par d’autres :

« Arrachement de structures métalliques. » Lowie songea en un éclair :

« … Elle fout le camp ! Elle fout le camp ! » Il parvint à avancer un bras jusqu’à ce que son doigt atteigne une touche colorée.

« … La symétrique maintenant ! La symétrique… La deux ! »

Une seconde touche s’éteignit. À l’arrière du vaisseau deux propulseurs d’accélération cessèrent de cracher.

Un instant déséquilibrée, la grande hypernef se stabilisa sur sa nouvelle trajectoire.

… Huit minutes !

Le souffle court, la sueur dégoulinant le long de ses joues, et de là dans la mousse de la couchette anti-g, Yann Lowie vit la bande bleutée qui donnait l’intensité de l’accélération initiale régresser peu à peu, puis se stabiliser aux alentours de 5 g.

— … Com… commandant… commandant ? La voix pâteuse n’était pas identifiable.

— J’écoute.

— Ici… Waxman… On a dévié !… Sept degrés ! On… on a dévié…

— Je sais, Wax… Merci… On ne touche à rien pendant que… (il dut marquer un temps d’arrêt pour récupérer son souffle)… pendant qu’on… que la grosse bête prend son élan…

Douze minutes cinquante. Le bout du tunnel. La fin de l’épreuve.

Chacun à bord, le cerveau pétrifié par la terreur de voir le Phoenix exploser, sentait approcher le temps limite. La vitesse croissait lentement. Trop lentement. Et restait encore bien insuffisante pour foncer à la rencontre d’une comète qui n’avait pas encore atteint le système solaire.

Une nouvelle alerte se déclencha quelques secondes plus tard. Un des gyroscopes de la centrale de navigation par inertie s’emballait et tournait fou.

Yann Lowie passa l’ordre au technicien de le shunter. Celui-ci fut long à réagir. On en était à la seizième minute d’accélération primaire lorsque l’indicateur de tours commença à décroître enfin.

Une goutte de sueur glissa dans l’œil gauche de Yann. Il semblait que la température avait considérablement augmenté pendant l’accélération.

« Buzz ! Buzz ! »

La stridence de l’appel fit cogner le cœur de Lowie.

« … La tuyère trois ! Ben voyons ! Tout fiche le camp… »

Coup d’œil au chrono ! Encore dix minutes à tenir.

Lowie fut tenté de ne rien faire. Attendre ! Jouer à quitte ou double !

Déjà, en déconnectant la 6 et la 2, ils avaient perdu deux g. Ce qui se traduirait, en fin de trajectoire, par une vingtaine d’heures supplémentaires d’attente angoissée. S’il shuntait maintenant la trois, il faudrait en faire autant avec son symétrique, c’est-à-dire le propulseur 7. On allait encore perdre 1 à 2 g…

D’autre part attendre, c’était aussi courir un risque énorme.

— Commandant ! La tuyère trois s’emballe ! cria Bratt dans l’interphone.

— Je sais déchiffrer une console, merci !

— Il faut couper la…

— Assez, Bratt !

— On va sauter !

— Peut-être.

Un silence angoissé. Le bref échange de messages sur le « général » avait été perçu par tous.

Sans raison apparente, un scope de radar explosa sur le plafond courbe. Les débris de lympar tourbillonnèrent comme grêle dans la sphère.

— Radar de proximité, secteur vingt, détruit ! annonça une voix robotique.

Légèrement pâle bien que son visage soit maintenant ruisselant de sueur, Yann Lowie vit le message redouté s’inscrire sur le petit écran des avaries sectorielles :

« Distorsion axe de poussée. Trois degrés. »

Quelques secondes encore, puis :

« Augmentation distorsion. »

Il inspira un grand coup. Non ! Impossible de continuer ainsi. Ils allaient sauter !

« Vibration niveau deux. »

Et puis encore :

« Augmentation vibration. »

Il se mordit les lèvres à s’y incruster les dents. Il restait cinquante secondes à courir. Une misère. Ils avaient presque la vitesse requise maintenant…

« Arrachement de métal. Cantilever 28. Base deux. »

— Par Belpor… le propulseur va emporter son socle et nous transpercer de part en part si on continue à attendre, gémit Lucio Bratt.

Dans la sphère quelqu’un, qui avait dû se brancher sur le « général », poussa un cri aigu. « Arrachement et cisaillement… »

Le buzzer hurlait maintenant. La rage au cœur, Yann Lowie déconnecta simultanément la 3 et la 7.

Dans le noir cosmique, deux des six traînées de lumière que l’hypernef dévidait encore dans son sillage s’éteignirent.

… Plus que dix secondes !

Yann Lowie ferma les yeux. Certes ils ne s’étaient pas éparpillés aux quatre coins du cosmos sous forme de chaleur et de lumière, mais ils n’avaient ni la trajectoire conforme ni la vitesse requise.

En bref, cet étrange engin – conçu sur les abaques des ingénieurs – et à qui on n’avait pas eu le temps de faire subir le moindre essai, n’avait remporté qu’une demi-victoire.

Au moins ne s’était-elle pas éparpillée, c’était déjà ça !…

Subitement les longues flammes bleues régressèrent et s’éteignirent. À l’intérieur de la coque, toute l’impression de vitesse s’abolit. Le premier réflexe de chacun fut de respirer à fond. Ce qu’il n’avait pu faire depuis le début du catapultage.

La voix emplit l’intercom :

— Autorisation de déverrouiller les sphères d’isolement. Chacun rejoint son poste. Contrôle sectoriel. Compte rendu immédiat.

L’un après l’autre, les bulbes transparents s’ouvrirent ; chaque membre de l’équipage, encore un peu flageolant sur ses jambes, regagna son poste. Yann Lowie en fit autant et se massa longuement le visage pour rétablir la circulation du sang. Il se sentait en proie à une incroyable fatigue. Mais cela lui faisait toujours cet effet-là après ce genre d’accélération continue.

— Excusez-moi, commandant… pour tout à l’heure.

Surpris, il lança un regard interrogateur en direction de Bratt, dont les courts cheveux noirs et bouclés étaient collés par la sueur.

— Croyez bien… je n’ai ni perdu les pédales ni voulu commander à votre place… Je redoutais seulement que vous n’ayez glissé dans l’inconscience… Dans ce cas…

— Mais oui, Bratt ! Je sais bien que vous n’avez pas perdu les pédales. En ce qui concerne le reste, vous avez diablement failli avoir raison ! J’étais à moins une de tourner de l’œil !