Quittons maintenant les océans pour revenir sur la terre ferme et nous pencher sur quelques zhéros ayant servi ou plutôt sévi dans l’infanterie, l’artillerie. ou la cavalerie.
De toute évidence, les nuls de l’armée de terre sont bien mieux connus des Français que ceux de la marine, puisque ceux que j’envisageais moi-même de passer en revue ont presque tous été cités par mon petit panel d’amis et d’historiens. Au nombre de sept, ces personnages promus au grade de zhéro ont pour noms Soubise, Grouchy, Bazaine, Favre et Boulanger, et, à titre subsidiaire, Dupleix et Montcalm. Cette aisance relative à désigner nos piteux biffins confirme une fois encore que nous ne sommes pas une nation de marins : gageons que la même question posée en Angleterre donnerait bien davantage d’officiers de marine que d’officiers de l’armée de terre.
Soubise et sa lanterne
Qu’évoque de nos jours le nom de Soubise ? Pour les Parisiens, c’est le nom d’un splendide hôtel particulier du Marais, qui abrite les Archives nationales de France. Pour les gastronomes, c’est une sauce blanche aux oignons agrémentant à ravir le rôti de veau ou les volailles. Pour les amateurs d’histoire enfin, Soubise est ce maréchal de France représenté dans des caricatures en train de rechercher son armée une lanterne à la main.
Si ce candidat à la « zhéroïtude » nous intéresse particulièrement, c’est qu’il fut l’un des soldats les plus brocardés, les plus caricaturés de notre histoire, notamment dans les chansons populaires de l’époque. Or la chanson est une excellente indication de la réputation d’un personnage ; c’est d’ailleurs ce même raisonnement qui nous a conduits précédemment à examiner le cas du bon roi Dagobert.
Pour ses détracteurs, Soubise fut avant tout un maréchal mollasson et velléitaire, le vaincu déshonoré de la bataille de Rossbach contre le roi de Prusse Frédéric II, le 5 novembre 1757. À ce titre, il est évidemment un candidat pour nous !
Avant de l’accabler à cœur joie, reconnaissons tout de même que Charles de Rohan, prince de Soubise, duc de Ventadour (1715-1787), fut frappé, tout jeune, par un drame affreux qui de nos jours lui vaudrait des circonstances atténuantes aux yeux du plus sévère des tribunaux. En effet, à l’âge de neuf ans, il perd ses parents, qui tous deux meurent de la petite vérole à quelques jours d’intervalle. Charles est alors confié à son grand-père et va passer sa jeunesse à la Cour, où il côtoiera le futur Louis XV, âgé de cinq ans de plus que lui, et dont la famille a elle aussi été décimée. Avoir pour ami un futur souverain constitue indéniablement un gros atout dans l’existence ; mais c’est aussi un privilège à double tranchant, car bien souvent, ainsi que nous l’avons déjà observé pour nos marins d’eau douce, ce sont les amis et protecteurs trop ambitieux pour leurs protégés qui les mettent dans des situations inextricables en leur confiant des responsabilités qu’ils sont incapables d’assumer : voyez Sidonia et Philippe II, Kerguelen et de Boynes, Villeneuve et Decrès, Chaumareys et d’Orvilliers… à chaque zhéro son mentor pour le meilleur et pour le pire ! Hélas, la postérité ne fait pas dans la dentelle : elle a tendance à ne retenir que le meilleur ou le pire. Soubise en est l’exemple type ! L’ensemble de sa carrière militaire n’est pas davantage émaillé de défaites que de victoires, mais selon la formule du chevalier de Lévis, après la retraite de Montcalm dans les plaines d’Abraham, au Québec : « Le général a toujours tort lorsqu’il est battu ! »
Mais nous n’en sommes pas encore là. Car, au moins dans un premier temps, Soubise vole de succès en succès, occupant à ses débuts des fonctions dont les noms font sourire aujourd’hui : « troisième guidon », puis « second guidon » chez les mousquetaires gris, en fait un rôle qui s’apparenterait à celui de porte-étendard. En 1745, il participe en tant qu’aide de camp du roi à la bataille de Fontenoy, l’une des plus éclatantes victoires françaises contre les Anglais, au cours de laquelle il contribue au mouvement qui décide de la victoire. Dans la foulée, il prend part à la prise de Tournai et aux batailles victorieuses de Rocourt (1746) et de Lawfeld (1747) qui permettent à la France d’occuper l’intégralité des Pays-Bas autrichiens. Ces succès militaires lui valent de recevoir, en 1748, le titre de lieutenant général des armées. L’année suivante, la mort du prince de Rohan fait de lui le duc de « Rohan-Rohan », un double titre probablement très prestigieux, niais au moins aussi anachronique à nos yeux que le grade de troisième guidon ! Quoi qu’il en soit, la gloire de Soubise semble alors devoir suivre un long fleuve tranquille !
Quelques années plus tard, son amitié avec Madame de Pompadour lui fait obtenir le commandement d’une division de vingt-quatre mille hommes, au moment même où commence la guerre de Sept Ans. Ce conflit est considéré de nos jours par les historiens comme la toute première guerre mondiale de l’histoire, parce qu’il se déroula tout à la fois en Europe, aux Indes et en Amérique du Nord. Son enjeu était fondamental, puisqu’il s’agissait de savoir qui de l’Angleterre ou de la France établirait définitivement sa domination sur l’Inde et l’Amérique du Nord. On ne sait malheureusement que trop ce qu’il en fut ! L’Angleterre, une fois encore, dama le pion à la France.
En Europe, la zone de friction essentielle de la guerre de Sept Ans est la Silésie. Faisant valoir son droit à la succession sur cette région prospère, le roi de Prusse Frédéric II se l’est appropriée au grand dam de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche. C’est donc pour reprendre la Silésie que l’Autriche part en guerre contre la Prusse. Les relations extérieures de la France connaissent alors une parenthèse assez « surréaliste », puisque naguère alliée avec la Prusse contre les Anglais, voici qu’à la suite d’un renversement d’alliances opéré par Louis XV la France est à présent alliée avec l’Autriche, sa rivale depuis deux cent cinquante ans, contre la Prusse.
Sur le terrain des opérations, les camps en présence sont d’un côté l’armée du roi Frédéric II de Prusse, de l’autre les troupes franco-autrichiennes menées par Soubise et son homologue autrichien, le feld-maréchal d’empire Joseph Friedrich von Sachsen-Hildburghausen. L’armée franco-impériale dirigée par Soubise est bien supérieure en nombre (quarante-deux mille hommes contre vingt-deux mille pour les troupes prussiennes). Sur le papier, Soubise et JFSH (Joseph Friedrich von Sachsen-Hildburghausen !) devraient donc logiquement avoir le dessus. Les deux armées s’avancent l’une vers l’autre, mais, contrairement à son « collègue » autrichien qui a hâte d’en découdre, Soubise n’est guère pressé d’aller à l’affrontement et tente d’éviter les Prussiens le plus longtemps possible. Il veut bien gagner la bataille, mais le plus tard sera le mieux !
Frédéric II n’est pas du même avis, qui cherche à tout prix l’affrontement et commence à se lasser de cette armée ennemie qui se dérobe constamment. Après s’être longtemps tournés autour, les deux camps finissent par se faire face du côté de Rossbach, petite ville de Saxe, à 35 kilomètres au sud-ouest de Leipzig.
Soubise s’avère incapable de coordonner l’action de ses soldats sur le terrain et bien vite règne la confusion la plus grande. D’abord, Soubise décide de déployer ses troupes en formation de marche au-delà des lignes prussiennes pour couper celles-ci en deux, mais finalement, il change d’idée à la dernière minute. Ce faisant, les lignes d’infanterie s’emmêlent les pinceaux avec l’artillerie. Persuadé que ses adversaires sont en train de se retirer, Soubise lance ses troupes à leur poursuite et, pour ce faire, dégarnit dangereusement son aile gauche constituée de sa cavalerie. Frédéric II n’est pas du tout en train de fuir, bien au contraire, il marche droit sur ses ennemis. Stupeur et tremblements chez Soubise et JFSH, qui ne comprennent rien à ce qui est en train de se passer sous leurs yeux. Avant de se mettre en ordre de marche, les alliés ont passé six longues heures à démonter leur campement ; comment est-il possible que le roi de Prusse ait fait démonter le sien dix fois plus vite et soit déjà en position d’attaque ? La réponse est pourtant simple : les troupes de Frédéric II ont progressé depuis Dresde sans équipage ni ravitaillement, se procurant au fur et à mesure de leur avancée ce dont elles avaient besoin. Ainsi allégées, elles se déplacent bien plus vite que les troupes franco-autrichiennes.
Autre handicap de taille pour le malheureux Soubise, « l’équipe adverse » compte dans ses rangs le plus grand héros de l’histoire de la cavalerie prussienne, un certain von Seydlitz, dont on raconte que, dans sa jeunesse, il faisait galoper son cheval entre les ailes d’un moulin en fonctionnement.
Après avoir rassemblé ses cavaliers derrière la colline de Polzen, au-dessus de Rossbach, Seydlitz va fondre par surprise avec ses cavaliers sur les troupes franco-autrichiennes déjà pilonnées par l’artillerie ennemie. Bientôt, l’infanterie alliée rompt les rangs, la cavalerie française décimée en se repliant piétine des fantassins, qui eux-mêmes tentaient de fuir comme des lapins. C’est une débandade générale que Soubise lui-même résumera par la suite en termes aussi onctueux qu’élégants : « L’infanterie combattit sans empressement et céda à son inclination pour la retraite. » Une inclination qui permet à l’armée ennemie d’en finir en moins de deux heures avec une armée deux fois supérieure en nombre, et à Frédéric II de raconter partout que cette bataille fut « une promenade ».
Le roi de Prusse va soulever l’admiration des foules en Angleterre et en Amérique du Nord, où des rues porteront désormais son nom. On ne l’appellera plus que Frédéric II le Grand ! « En une seule journée, le vaincu, le perdu, l’écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide se redressa au faîte de la puissance, et l’Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui. » Dans Le Dernier Chevalier, livre de Paul Féval dont cette phrase est extraite, l’auteur écrit plus loin à propos de Rossbach : « Soubise s’était laissé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s’était rué avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette armure enchantée qu’on nomme la discipline, sur le quartier franco-bavarois où la discipline manquait. » Bien que très fâché avec les chiffres (cent dix mille hommes c’est presque trois fois plus que n’en comptaient les effectifs franco-autrichiens), Féval donne cependant une analyse assez pertinente de la situation : l’« armure enchantée » de la discipline n’était pas vraiment le « truc » de Soubise ! En revanche, le maréchal avait la réputation d’être particulièrement bienveillant envers ses soldats et de placer leur bien-être et leur santé avant tout. C’est en tout cas ce qui ressort de sa correspondance. Dans une lettre de 1755, il écrit : « Veiller, de préférence à tout, à la conservation des troupes » et, plus loin : « Nos jeunes colonels sont charmants et seraient très affligés si nous étions obligés de décamper, je le crains beaucoup. » N’est-ce pas attendrissant ?
À Rossbach, les troupes alliées ont été laminées : d’un récit à l’autre les chiffres des morts, blessés et prisonniers divergent mais on peut estimer que notre lieutenant général va perdre entre huit et dix mille hommes, là où les Prussiens en perdent à peine plus de cinq cents.
Soubise a-t-il fait preuve de lâcheté, lui qui tout comme le duc von Sachsen-Hildburghausen a été blessé ? Brocardé comme personne ne l’avait été avant lui, il ne sera cependant pas épinglé pour son manque de courage mais pour sa bêtise et sa mollesse. « Il est certain que le prince de Soubise fut un homme de grand courage et d’intelligence dans sa carrière militaire, brave, infatigable, exact sur la discipline, mais malheureusement, à mon avis, il manqua de fermeté et fit preuve de mollesse (22). »
Un vrai lâche eût été ridiculisé différemment. Ce sera le cas du duc d’Aiguillon, contemporain de Soubise. On va l’accuser de s’être mis à couvert dans un moulin durant la descente des Anglais à Saint-Cast en 1758. Un jour, comme l’on disait devant La Chalotais, premier président du parlement de Rennes, que le duc s’était couvert de gloire en cette circonstance, celui-ci répondit : « Vous voulez dire de farine ! » Ce bon mot, on s’en doute, circula dans la France entière ! Soubise, lui, a plutôt été dépassé par les événements. Il avait tout simplement atteint son seuil d’incompétence, ou seuil de Peters, dont le principe est bien connu : « Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », ainsi que son corollaire : « Avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » Voilà ! Soubise à Rossbach, c’est l’employé de Louis XV qui a atteint son seuil de Peters !
Soubise rentre honteux et confus à la cour de France, où il est attendu de pied ferme car on l’y tient pour unique responsable de la honteuse journée de Rossbach. Tout Paris rit à ses dépens et s’égosille en chantant une ritournelle attribuée sans certitude à Voltaire, chanson intitulée Les Reproches de la Tulipe à Madame de Pompadour, dans laquelle il reproche à la favorite du roi de s’être entremise pour que soit placé un incompétent notoire à la tête de l’armée française :
« Quand vous nommez pour la guerre,
Certain général Barbichou,
Il est normal que le militaire,
Vienne un peu vous chercher des poux.
[…] Je l’aimais bien mon capitaine,
Il est tombé percé de coups ;
C’était un bon gars de Touraine,
Il ne rira plus avec nous comprenez-vous ?
Tous ces amis, chère Marquise,
Seraient aujourd’hui parmi nous,
Si vous n’aviez nommé Soubise,
Cet incapable ! Ce filou ! »
Dans la même veine, un poème va populariser l’image de Soubise cherchant désespérément son armée :
« Soubise dit, la lanterne à la main,
J’ai beau chercher, où diable est mon armée ?
Elle était là pourtant, hier matin.
Me l’a-t-on prise, ou l’aurais-je égarée ?
Ah ! je perds tout, je suis un étourdi.
Que vois-je ciel ! Que mon âme est ravie !
Prodige heureux, la voilà ! La voilà !
Eh ventrebleu ! Qu’est-ce donc que cela ?
Je me trompais, c’est l’armée ennemie. »
L’armée prend très mal la défaite de Soubise ; le général Dumouriez s’en fait le porte-parole en écrivant dans sa Galerie des aristocrates militaires et mémoires secrets ces mots sans pitié : « Conseillé par des fous, servi par des poltrons, Louis XV a reçu les plus sanglants affronts. Le prince de Soubise était le plus riche seigneur de France. Ce général est un fléau national, rien ne le rebute ; il a beau être déshonoré et flétri par les chansons, les brocards et les malédictions, il a une ambition constante et inaltérable ; les injures et les plaisanteries ont été poussées jusqu’à l’indécence, on en a fait un gros recueil, intitulé La Soubisade. »
Alors que la France entière se rit de lui et le traite de « fléau national », Louis XV lui reste attaché indéfectiblement. Non seulement il ne prend aucune sanction après Rossbach contre son « ami de cœur », ainsi que l’on surnomme Soubise à la Cour, mais il le nomme ministre d’État en remplacement du ministre de la Guerre, lui alloue une pension considérable de cinquante mille livres, lui affecte un magnifique appartement de fonction à l’Arsenal et le décore du cordon bleu, distinction qui, compte tenu de l’amour de Soubise pour la cuisine, était peut-être de toutes les gratifications obtenues la seule qui fût vraiment méritée ! Mieux encore, Soubise est fait maréchal de France en 1758 et Louis XV lui confie une nouvelle armée pour lui permettre de faire oublier Rossbach. Il y parviendra d’ailleurs plus ou moins la dernière année de sa carrière militaire, en 1762, en faisant suivre sa défaite de Wilhelmstalh par sa victoire de Nauheim. Après quoi, ayant bien mérité ou démérité de la patrie, il put se contenter d’être ce qu’il aurait probablement toujours voulu, un courtisan voluptueux, mélomane passionné et gastronome.
Léger, libertin, accumulant les aventures féminines, n’hésitant pas à s’afficher à cinquante-neuf, ans avec une demoiselle Zacharie âgée de quinze, Soubise fut cependant d’une loyauté et d’une fidélité inaltérables envers le roi. À la mort de Louis XV, le 10 mai 1774, il fut le seul de tous les courtisans à accompagner jusqu’à Saint-Denis la dépouille mortelle de son ami. Sur le parcours du convoi, ce ne furent que cris de joie, danses et rires de la foule, car le roi avait cessé depuis bien longtemps d’être le Bien-Aimé.
Tout compte fait, Soubise est entré dans l’histoire aussi bien pour s’être ridiculisé sur le terrain militaire que pour s’être illustré sur celui de la bonne chère et de l’art de vivre. D’un point de vue français, cela ne vaut-il pas tous les exploits guerriers ? Dans une époque où il n’eût pas été contraint à devenir soldat, il eût sans nul doute préféré au sombre éclat des batteries de canons, le rutilement cuivré d’une batterie de cuisine. Mais allez faire comprendre ça à des Prussiens !
Grouchy et ses fraises
Comme on a pu en juger avec Soubise, devenir un zhéro plutôt qu’un héros aux yeux de la postérité peut s’avérer une simple affaire de « timing ».
Prenons l’exemple du marquis de La Fayette, le plus célèbre engagé volontaire français dans la guerre d’indépendance américaine. Major général à vingt ans, aimé comme un fils par George Washington, il se couvre de gloire aux États-Unis et devient en France une véritable idole. Il sera le héros du premier 14 Juillet de notre histoire, célébré au Champ-de-Mars lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Les Parisiens l’idolâtraient littéralement, le considérant comme « le fils aîné de la Liberté ». Mais cette popularité acquise trop jeune lui faisait perdre le sens des réalités. Très infatué de sa personne, il écrivait : « Ma situation est bien extraordinaire ; le peuple, dans le délire de son enthousiasme, ne peut être modéré que par moi. Quarante mille âmes s’assemblent, je parais, et un mot de moi les disperse. » En toute simplicité ! Revers de cette popularité, selon Guy Chaussinand-Nogaret (23) : « Les uns le prennent pour un dictateur en puissance, les autres pour un clown. Mirabeau le surnomme Gilles César. » (Car son nom est Gilbert Motier, marquis de La Fayette.)
Très doué pour mener des hommes sur un champ de bataille aux États-Unis, La Fayette le sera cependant beaucoup moins pour la politique, puisque à la suite de son aventure américaine il ne connaîtra plus que des échecs. En 1830, porté par la foule, il aurait pu proclamer la République, dont Chateaubriand écrivit cruellement qu’il « rêvassait », mais il se montra trop timoré et apporta son soutien au futur Louis-Philippe. Il aurait voulu jouer les personnages irremplaçables mais, comme Soubise, il avait atteint son seuil de Peters.
Cela étant, la postérité ne lui en a en aucun cas tenu rigueur, puisqu’elle n’a conservé de lui que l’image du héros de la guerre d’Indépendance. Aux États-Unis, plus de quarante villes portent son nom. Lui-même fut enterré au cimetière de Picpus, à Paris, sous quelques pelletées de terre américaine, ainsi qu’il en avait exprimé le souhait. Au sein de ce petit cimetière très confidentiel, où reposent les victimes des journées révolutionnaires de juillet 1793, la tombe de La Fayette fut le seul emplacement de Paris où le Stars and Stripes ne cessa jamais de flotter, y compris durant l’Occupation. Depuis lors, jamais un président des États-Unis ne vient en voyage officiel en France sans aller s’y recueillir. La Fayette est donc l’exemple typique de ces héros de jeunesse qui se reposent sur leurs lauriers la plus grande partie de leur existence, mais dont la postérité ne retient que le meilleur.
Exemple d’une autre nature, avec cette fois, celui du zhéro auquel l’histoire a donné l’opportunité de se racheter. En octobre 1805, le général en chef de l’armée russe, Koutousov, doit opérer sa jonction avec le général Mack, de l’armée autrichienne. Les deux généraux ont convenu d’un jour précis pour leur rendez-vous. Koutousov et son armée doivent encore traverser la Moravie, mais ils sont dans les temps pour parvenir au jour dit à Ulm, où les attend Mack. Léger hic, si les Russes arrivent bien au jour et à l’heure dans leur calendrier, qui est un calendrier julien, les Autrichiens, eux, les attendent le même jour mais dans leur calendrier grégorien ! Ni Mack ni Koutousov n’ont pensé un instant que leurs « agendas » n’étaient pas les mêmes ! Cette bourde monumentale va contribuer à la défaite du général Mack, lequel, privé du soutien des troupes russes, rend les armes à l’empereur Napoléon le 20 octobre 1805. Le Bulletin de la Grande Armée qualifie la victoire d’Ulm d’une des plus belles journées de l’histoire de France. Pour Napoléon, c’est une victoire stratégique extraordinaire, la bataille n’ayant même pas eu lieu. S’adressant à ses soldats, il dira : « Soldats de la Grande Armée, je vous ai annoncé une grande bataille. Mais grâce aux mauvaises combinaisons de l’ennemi, j’ai pu obtenir les mêmes succès sans courir aucun risque. » Cette victoire va donner un avantage décisif à Napoléon à deux semaines de la bataille d’Austerlitz. Au soir de la reddition d’Ulm, Koutousov peut légitimement passer pour un magistral zhéro pointé. Mack aussi d’ailleurs ! Par la suite, Koutousov sera tenu pour responsable de la défaite d’Austerlitz et privé par le tsar de son commandement. Mais il va bénéficier d’un privilège immense par rapport à certains autres zhéros, en ayant ultérieurement l’occasion de s’illustrer brillamment. En mars 1812, alors que les Français sont aux portes de Moscou, Alexandre Ier remet Koutousov à la tête de son armée. Bien lui en prend, car son vieux général, après avoir perdu la bataille de Botodino, prendra finalement le dessus sur une armée française surprise par les rigueurs de l’hiver russe. À ce titre, Koutousov est considéré comme l’un des plus grands généraux de l’histoire de la Russie et l’ordre de Koutousov, créé par l’ex-Union soviétique, est encore de nos jours l’une des plus hautes distinctions russes.
Ainsi, les plus grands héros sont-ils parfois eux aussi des gaffeurs, mais des gaffeurs auxquels le destin a donné une seconde chance. Le maréchal Grouchy, lui, n’aura pas cette seconde chance, ainsi que nous allons le voir.
Allez donc vous illustrer au lendemain de Waterloo, quand tout est consommé, que votre Empereur a abdiqué et s’apprête à embarquer pour Sainte-Hélène ! Que faire sinon fuir le plus loin possible – ce que fera en effet notre pathétique maréchal en gagnant Guernesey, puis Philadelphie, aux États-Unis – et supporter de passer le restant de ses jours en ayant l’image d’un « loser absolu » ? Malheureusement pour Grouchy, avec la Restauration et la prise du pouvoir par Louis XVIII, roi podagre qui ne se déplace qu’en chaise roulante, c’en est bien fini des cavalcades héroïques dans les plaines de l’Europe orientale, et nombreux sont les anciens combattants de Waterloo qui n’ont plus désormais d’autre occupation que de régler leurs comptes par écrit. À commencer par Napoléon, retraité amer et douloureux. Reclus dans sa demeure de Longwood, il dicte ses souvenirs à Las Cases en distribuant bons et mauvais points. Grouchy rejoint ainsi Villeneuve au banc des accusés du Mémorial de Sainte-Hélène : « Le maréchal Grouchy avec trente-quatre mille hommes et cent huit pièces de canon a trouvé le secret qui paraissait introuvable de n’être, dans la journée du 18, ni sur le champ de bataille de Mont-Saint-Jean, ni sur Wavre […]. La conduite du maréchal Grouchy était aussi imprévisible que si, sur sa route, son armée eût éprouvé un tremblement de terre qui l’eût engloutie… »
Le Mémorial de Sainte-Hélène, dont la première édition paraît en 1822, sera l’un des plus grands succès éditoriaux du XIXe siècle. Dans ces conditions, difficile pour Grouchy de passer inaperçu, d’autant que dans la foulée du Mémorial, le plus éminent de nos poètes va lui porter le coup de grâce, le privant à tout jamais de l’anonymat dans lequel il eût sans nul doute préféré sombrer. Ce poète est évidemment Victor Hugo, sans qui Grouchy serait probablement passé aux oubliettes. Il fait de lui le plus célèbre et le plus magistral des zhéros de l’histoire de France en le mentionnant dans son poème « L’Expiation » comme l’homme providentiel, qui aurait rendu la victoire possible par son intervention, si seulement il avait daigné se présenter sur le champ de bataille. Sous la plume d’Hugo, Grouchy devient le bouc émissaire de la défaite de Waterloo. Sans le fameux vers « Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! – C’était Blücher », qui d’entre nous connaîtrait son nom ?
Avec « Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! », extrait du même poème, c’est sans nul doute l’un des vers les plus connus de la langue française. Par bonheur, Grouchy mourra sans avoir pu l’entendre, mais il s’en fallut de peu, puisque ce texte est publié en novembre 1852, Grouchy étant mort cinq ans auparavant, en 1847.
Infortuné Grouchy, stigmatisé aux yeux du monde par le poète le plus aimé des Français – je rappelle que Victor Hugo est classé sixième des « Cent plus grands Français », entre Coluche et Bourvil ! Avait-il vraiment mérité ça ?
Il n’est évidemment pas question de revenir ici sur les détails de Waterloo. Nous renvoyons les amateurs de stratégie militaire aux dizaines d’ouvrages retraçant minute après minute les quatre-vingt-seize heures que dura la campagne. Rappelons simplement que la grande bataille finale eut lieu le 18 juin 1815, pendant les Cent-Jours, dans le Brabant, entre Charleroi et Bruxelles. Les « coalisés » (Angleterre, Autriche, Prusse, Russie, Espagne renforcées par des troupes belges et hollandaises) se massent progressivement aux frontières de la France et Napoléon, à peine revenu de son exil à l’île d’Elbe, doit reconstituer d’urgence une armée entière pour les repousser. Fidèle à son habitude, il préfère prendre l’initiative et marcher vers la Belgique pour y battre séparément ses deux adversaires les plus importants, les Anglais et les Prussiens, avant que ceux-ci ne parviennent à faire leur jonction.
Comment Grouchy s’insère-t-il dans le dispositif impérial ? Ce n’est pas lui mais le général Mortier qui devait diriger la cavalerie, mais Mortier, malade, est hors d’état de prendre part à la bataille. Grouchy bénéficie donc d’une nomination « façon Medina Sidonia et Villeneuve » en héritant d’un poste pour lequel il n’est pas fait.
Cela dit, même si Grouchy n’était pas son premier choix, l’Empereur l’estime assez pour lui confier la cavalerie et le nommer maréchal le 15 avril 1815. Grouchy est même le seul et unique maréchal nommé pendant les Cent-Jours, et le dernier général élevé à ce titre par l’Empereur ; ce qui est assez terrible, car ce bâton de maréchal obtenu in extremis avant l’effondrement de l’Empire sera un argument supplémentaire pour l’accabler de reproches après Waterloo.
Que faut-il savoir de Grouchy ? Sans revenir sur l’ensemble de sa biographie, évoquons-en brièvement les éléments essentiels.
Emmanuel de Grouchy (1766-1847) était un fidèle des fidèles de l’Empereur, qu’il suivit dans quasiment toutes ses campagnes. Interrogé à son propos, l'historien militaire Jacques Garnier considère que « c’était un bon cavalier mais qu’il n’était pas fait pour prendre la tête d’une armée. Des années avant Waterloo, alors qu’il participait avec Hoche à une expédition destinée à soutenir les Irlandais dans leur lutte contre les Anglais, il fut séparé de Hoche par une tempête et, alors que lui-même était parvenu à bon port et aurait fort bien pu lancer l’attaque, il ne put se résoudre ni à débarquer ni à attendre son supérieur ; il rebroussa chemin vers Brest. Cette occasion manquée aurait déjà dû poser sérieusement la question de son aptitude au commandement ». Signalons au passage que, tout comme Chaumareys, Grouchy participa à la bataille de Quiberon, mais dans le camp adverse !
Livré à lui-même sans ordre précis, Grouchy n’était pas capable de prendre des initiatives. En revanche, lorsqu’il disposait de directives claires, il s’avérait un excellent exécutant ayant un grand courage physique, ce qu’attestait son corps couturé de toutes parts des blessures reçues au combat. Bien cadré, c’était un excellent général de cavalerie. D’ailleurs, aurait-il reçu le bâton de maréchal, s’il n’avait été qu’un officier médiocre ? Avant Waterloo, il avait eu maintes fois l’occasion de se distinguer sur les champs de bataille : il participa à la campagne de Prusse de 1806, au cours de laquelle il fut le premier à entrer dans Lübeck. À Eylau, le 8 février 1807, sa charge de cavalerie fut héroïque : avec trois mille cinq cents cavaliers, il contint la cavalerie russe de Gallitzin qui faisait le double de la sienne !
Quatre mois plus tard, à Friedland, le 14 juin 1807, il se distinguait encore. Il fut envoyé en Espagne, nommé gouverneur de Madrid, où il dut réprimer la rébellion, puis chargé du commandement de la cavalerie de l’armée d’Italie, il participa aux plus grandes batailles dont Wagram en 1809, où sa division de dragons joua un rôle décisif. Pendant la campagne de Russie, il commandait tout un corps de cavalerie, s’illustra à Borodino et pendant la retraite de Russie, signe manifeste de la confiance qu’il lui portait, l’Empereur lui confia l’Escadron sacré, unité d’élite de la cavalerie chargée de sa propre sécurité. Enfin, pendant la campagne de France qui précéda la première abdication de Napoléon (1814), il se distingua à Vauchamps, où il culbuta littéralement Blücher. Mais ce fut finalement pour la capture du duc d’Angoulême à Pont-Saint-Esprit, rapt qui n’avait rien d’un exploit militaire, que Napoléon lui attribua un titre de maréchal dont il n’obtiendrait cependant le brevet que pendant les Cent-Jours.
À ce stade de sa carrière militaire, Grouchy avait encore tout du héros et si Napoléon n’avait pas quitté l’île d’Elbe, jamais son nom n’aurait été entaché d’infamie. Hélas pour lui, la notoriété l’attendait non sur le terrain de la gloire mais sur celui du déshonneur.
À Waterloo, Grouchy, nous l’avons dit, commande donc la cavalerie française. Présent à Ligny, dernière victoire militaire de Napoléon, le 16 juin 1815, il reçoit, le lendemain, de l’Empereur l’ordre de poursuivre Blücher à la tête de deux corps d’infanterie et de deux corps de cavalerie, pour empêcher le maréchal prussien de rejoindre Wellington. Grouchy commet une première erreur en laissant les troupes prussiennes le distancer. Circonspect, indécis, il traîne en route. Tandis que Blücher et ses troupes rejoignent Wellington à Mont-Saint-Jean, Grouchy, au lieu de l’y suivre, continue à se diriger vers Wavre où il s’imagine que Blücher doit se trouver encore. À la vérité, si Grouchy a reçu l’ordre de talonner les Prussiens, il ignore totalement où ils se trouvent ! Le plus terrible c’est que, jusqu’à la dernière minute, Grouchy aurait pu aller à marche forcée vers le cœur de la bataille, à Mont-Saint-Jean, mais il s’est entêté jusqu’au bout à courir derrière le vide dans la direction de Wavre. Devant lui, plus rien ni personne, mais ce n’est pas grave, il y va tout de même puisque ce sont les ordres !
C’est à ce moment-là que se déroule le fameux épisode des fraises, popularisé par le célèbre Waterloo réalisé en 1970 par le cinéaste russe Bondartchouk. Faisant une pause dans sa course-poursuite derrière les Prussiens, Grouchy accepte l’invitation à déjeuner du notaire de Perwez, un certain M. Hollert ; on lui présente de belles fraises qu’il s’apprête à déguster. Au loin, on entend un bruit sourd, comme un coup de tonnerre. Il doit s’agir d’un combat d’arrièregarde, pense Grouchy, mais voilà que le grondement s’intensifie. C’est alors que Gérard, son subalterne, l’adjure de renoncer à ses fraises, de renoncer à poursuivre d’hypothétiques Prussiens et de « marcher au canon » sur-le-champ. Devant le refus de Grouchy, qui se retranche derrière les ordres reçus, Gérard le supplie de l’autoriser à se rendre sur place pour se rendre compte par lui-même de la situation. Grouchy reste inflexible et refuse encore, au prétexte qu’il est hors de question de fractionner ses propres troupes. On retrouve chez lui le même entêtement, le même orgueil, le même aveuglement que chez un Chaumareys ! La catastrophe est en train de se dérouler à quelques heures de marche, mais malgré les supplications de ses officiers, le maréchal de Grouchy refuse de bouger. Il en fait même une affaire personnelle : il ne peut pas se déjuger devant un officier subalterne qui met directement en cause son autorité et les ordres de l’Empereur. Ses subordonnés sont atterrés.
Pendant qu’il se perd en conjectures et s’accroche avec ses officiers, Grouchy prend du retard. Certains passionnés d’histoire militaire ont fait le trajet à marche forcée entre Perwez et Mont-Saint-Jean et ont acquis la conviction que Grouchy aurait pu arriver à temps pour retourner la situation. Il s’en trouve d’ailleurs tout autant pour partager la conviction que, Grouchy ou pas, la bataille était perdue ! Napoléon, lui, fut longtemps persuadé que Grouchy allait se ruer sur les Prussiens là où on ne l’attendait plus, c’est pourquoi Hugo le décrit « joyeux » s’exclamant « Grouchy ! ». Jusqu’à la fin, l’Empereur crut que son dernier maréchal saurait s’élever à la hauteur de l’événement et être à Waterloo ce qu’avait été Desaix à Marengo, lorsque son intervention providentielle avait transformé « une défaite vraisemblable en victoire totale ».
Mais, non ! Grouchy ne serait ni Desaix, ni Murat, ni Kléber, et lorsqu’il reçoit une dépêche de Soult qui pourrait enfin le convaincre de cesser de poursuivre les Prussiens dans le vide, il lit : « La bataille est gagnée », au lieu de « la bataille est engagée », ce qui le conforte dans sa décision de ne rien faire. Inutile de préciser les torrents d’encre que fera couler par la suite la question de l’interprétation de la dépêche de Soult. Lisible ? Illisible ? Bonne ou mauvaise foi de Grouchy ?
Quoi qu’il en soit, la « scène des fraises » illustre assez bien le conflit qui court depuis des jours entre Grouchy et ses officiers supérieurs : ces derniers le méprisent, le jalousent, ne lui reconnaissent aucune légitimité et ont donc le plus grand mal à admettre son autorité. Grouchy le sent ; il sait qu’il ne possède ni l’aura ni le charisme d’un Murat ou d’un Ney, que leurs hommes idolâtrent et suivraient jusqu’au bout du monde. C’est pourquoi il va se braquer contre ses officiers supérieurs, au risque de contrarier gravement le déroulement des opérations, invoquant ad nauseam les ordres de l’Empereur, dont le bruit du canon semble pourtant indiquer qu’ils ne sont plus d’actualité !
En somme, nous dit G. le Tuzlo dans Les Fraises de Grouchy : « L’ampleur de la tâche, la confiance de l’Empereur, l’hostilité de ses subordonnés, la défiance de ses soldats vont accabler ce brave homme. » Ce brave homme ? Cet âne bâté serait plus proche de la vérité ! Et la « bravitude » de Grouchy est bien la dernière qualité requise sur un champ de bataille où se joue le sort d’un empire.
Dans cette histoire, Grouchy n’a-t-il été qu’un bouc émissaire injustement désigné ? Pas à proprement parler, car le bouc émissaire est totalement innocent des crimes qu’on entend lui faire porter ; or Grouchy n’est pas innocent, il contribue à la défaite. Mais il s’apparente tout de même au bouc émissaire, dans la mesure où, dans l’esprit du plus grand nombre, hier comme aujourd’hui, lui seul endosse la responsabilité du désastre de Waterloo, alors que les historiens ont établi depuis longtemps d’autres responsabilités que la sienne : à Waterloo, Grouchy est loin d’être le seul zhéro présent (ou, en l’occurrence, plutôt absent !) sur le champ de bataille : « Restent l’indiscutable impéritie de Ney, son aveuglement, ses excès ; l’incurie de d’Erlon ; la médiocrité humaine et militaire de Vandamme. Reste enfin le rôle joué par Soult, incompétent major général mais tellement lucide quant à la situation » (G. le Tuzlo). Toutes choses auxquelles il convient d’ajouter les dissensions entre Grouchy, Gérard, soldat de grande qualité mais jaloux et susceptible, et Vandamme… Cela en fait des zhéros chez les lampistes ! À Waterloo, il y aurait donc eu tout à la fois des traîtres, des fous, des jaloux, des malades… sans compter la pluie !
Au nombre des traîtres : Bourmont qui commandait une division dans le corps d’armée de Gérard et qui se rallia aux Prussiens. C’était un ancien chouan auquel Napoléon avait offert l’amnistie et un grade dans l’armée impériale. Joli monsieur, à ranger avec les Bernadotte et autres Ganelon de la même eau !
Un fou furieux : Ney qui arrive à deux à l’heure aux Quatre-Bras, emplacement crucial qui lui a été désigné par l’Empereur comme devant être tenu coûte que coûte. Une fois sur place, Ney se met en tête d’attaquer. Il lance alors une charge furieuse, insensée, désordonnée contre les Anglais alors que Napoléon lui a ordonné par neuf billets consécutifs d’attaquer les armées prussiennes que lui-même a mises en déroute à Ligny. Ney doit disperser ce qu’il reste des troupes de Blücher. Au lieu de cela, « ayant complètement perdu la tête dans un état proche de l’hystérie, il se rue, l’écume aux lèvres et les yeux exorbités, à l’assaut des Anglais […]. Les messagers de l’Empereur ne peuvent même pas tirer de lui une seule phrase cohérente » au point que l’« on est en droit de penser que le Brave des braves est frappé de démence (24) ».
Après les traîtres et les fous, il y eut aussi les subordonnés rebelles et jaloux : d’abord Gérard, qui s’attendait à recevoir le maréchalat et supporte très mal qu’on lui ait préféré Grouchy. Il se sent humilié de commander seulement un corps d’armée et obéit avec réticence à Grouchy. Quant à Vandamme, lui aussi va refuser de se plier aux ordres de Grouchy ; cette tête brûlée a toujours été rebelle à la discipline, c’est à se demander ce qu’il fait dans l’armée. Il a un caractère exécrable et son insubordination lui a déjà valu d’être traduit en conseil militaire sous la Révolution. Lui aussi s’attendait à devenir maréchal et ne supporte pas que Grouchy ait été l’élu. Vandamme, lui, est un vrai meneur d’hommes, un combattant brutal qui a la guerre dans le sang ! « Si je devais faire la guerre avec le diable, j’engagerais Vandamme », a dit de lui Napoléon. Le maréchalat lui a échappé à cause de sa défaite de Kulm, déroute qu’on lui impute d’ailleurs assez injustement.
Trahisons, rivalités, dissensions… Selon certains historiens, il faudrait même leur ajouter un élément trivial certes, mais qui manifestement joua également un rôle à Waterloo : les hémorroïdes de l’Empereur, qui selon le célèbre docteur Cabanes dans Les Indiscrétions de l’histoire l’empêchèrent de monter à cheval pour aller étudier le terrain ainsi qu’il en avait toujours l’habitude avant de livrer bataille.
Finalement, Grouchy fut à Waterloo complètement nul dans tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois mauvais et absent quand la victoire était encore possible, et c’est finalement lorsque tout fut perdu qu’il se montra véritablement héroïque. Excédé par l’insubordination de ses officiers, il aurait déclaré : « Si l’on ne peut se faire obéir, il faut savoir se faire tuer […]. En cet instant, Grouchy est grand, quand tout est perdu » (G. le Tuzlo). Maintenant qu’il sait très précisément ce qu’il a à faire, c’est-à-dire battre en retraite, il se montre enfin à la hauteur et va effectuer un repli remarquable, combattant à Wavre, où décidément il était écrit qu’il devait aller coûte que coûte, et ramenant en France la seule unité encore en état de combattre ! Il sera même félicité pour ce haut fait !
Proscrit à la seconde Restauration, Grouchy quitte la France pour l’Amérique dont il ne rentrera qu’en 1821. Louis XVIII le rétablit dans ses titres, car il était un authentique marquis d’Ancien Régime (son père avait été page du roi Louis XV), mais le prive en revanche de son bâton de maréchal acquis pendant les Cent-Jours. C’est le roi Louis-Philippe qui le lui restituera, ainsi que les émoluments correspondant à ce titre. Grouchy meurt en 1847 à Saint-Étienne, en revenant d’un voyage en Italie, à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Emporté dans son vibrant plaidoyer, l’auteur des Fraises de Grouchy conclut son livre en écrivant : « À terme Grouchy n’a jamais trahi son Empereur et ce fut un homme de devoir fidèle. » Voilà une bien émouvante pensée qui dut adoucir la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène ! Son dernier maréchal perdu dans la quatrième dimension entre Wavre et Perwez s’était montré bête à manger du foin, mais d’une irréprochable loyauté !
Au vu de son attitude à Waterloo, Grouchy occupe une place méritée parmi les grands zhéros de l’histoire de France. Quand bien même d’ailleurs il n’en aurait pas entièrement eu le comportement, il en avait déjà la physionomie ! Certes, les considérations de cet ordre sont injustes et blessantes et n’ennoblissent pas celui qui les formule, mais on ne peut s’empêcher de constater qu’il avait une tête de parfait abruti, ce qui influence fatalement notre appréciation globale du personnage. Le lecteur en jugera par lui-même (voir le cahier photo).
Pour Grouchy en tout cas, l’ostracisme et la malédiction se sont prolongés jusqu’à aujourd’hui, puisque aucun monument à sa gloire n’a jamais été érigé, alors qu’il avait tout de même « existé », brillé et mérité son bâton de maréchal sur tous les champs de bataille « fréquentés » avant Waterloo !
Bazaine et sa corde
Avant même d’évoquer le cas de Bazaine, considéré par la France entière comme responsable de la défaite de nos armées contre les Prussiens en 1870, rappelons que la veille de cette guerre fut une période faste en zhéros. Certains d’entre eux, plutôt « gratinés », furent cependant assez heureux pour passer entre les mailles du filet de la postérité. Concentrant sa vindicte et son ressentiment sur les seuls Bazaine et Napoléon III, l’opinion publique ignora en effet dédaigneusement ce menu fretin. Pourtant, en fait de nuls, la classe politique aux affaires offrait l’embarras du choix. C’était à qui ferait les déclarations les plus bêtes ! Émile Ollivier, par exemple. Premier ministre occupant le portefeuille de la Justice, il déclare le 30 juin 1870 devant le corps législatif : « À aucune époque, la paix n’a été plus assurée qu’aujourd’hui ! » Quinze jours plus tard, la France déclarait la guerre à la Prusse ! Que le conflit se précise et Ollivier, retournant sa veste, affirmera alors devant le même cénacle accepter « d’un cœur léger » la responsabilité de la guerre. Enfin, répondant à l’académicien Maxime Du Camp s’inquiétant que cette guerre puisse être le signe de l’effondrement de la France, Ollivier répond : « Vous ne l’aimez pas, votre pays, vous ne savez pas l’aimer ; quand on l’aime, on le croit invincible ; invincible, il l’est, et c’est un crime d’en douter ; si vous l’aimiez comme je l’aime, vous seriez sûr de son triomphe. La Prusse est perdue ; nous n’avons qu’à étendre le bras pour saisir Berlin,… Non, jamais je n’admettrai que nos petits chasseurs, qui ont le pied cambré, que nos grands cuirassiers de Lorraine, que nos chapards d’Algérie et nos vétérans du Mexique soient vaincus par ces lourds Allemands gonflés de choucroute et de bière, lents à se mouvoir, pleurnichards et dont le pied plat est rebelle aux marches prolongées. »
Quelques mois plus tard, les « lourds Allemands gonflés de choucroute » en question camperont à Paris, contraindront la France à signer un armistice humiliant et récupéreront au passage l’Alsace-Lorraine ! Ollivier ne se relèvera pas de ses déclarations intempestives ; sa carrière politique prendra fin avec l’Empire, et son impopularité l’obligera même à quitter la France. Il passera l’essentiel de sa longue retraite (il n’a que quarante-cinq ans à la veille de la guerre et mourra en 1913) à écrire quatorze volumes sur l’Empire libéral, pour justifier son itinéraire politique. Il n’aurait pas dû se donner autant de mal, car nul ne se souvient plus aujourd’hui ni de ses déclarations, ni de son action à la tête du gouvernement, ni moins encore de son nom de famille !
Au moment même où le chef du gouvernement proférait ses âneries, le général Lebœuf, ministre de la Guerre, déclarait : « Nous sommes prêts, archi-prêts, nous avons huit jours d’avance sur la Prusse ; la lutte dût-elle durer deux ans, nous n’aurions pas un bouton de guêtre à acheter. » Il n’avait d’ailleurs pas tout à fait tort, car pendant le siège de la capitale par les Prussiens, les Parisiens affamés allaient acheter davantage de rats que de boutons de guêtre ! À la suite de cette harangue fracassante, il s’illustra encore en déclarant : « L’armée prussienne n’existe pas ! Je la nie ! »
Enfin que dire d’Eugène Chevandier de Valdrome, lui aussi ministre de l’Intérieur qui, à une semaine de la déclaration de guerre, s’exclamait devant la Chambre : « Ne nous précipitons pas tête baissée dans la paix ! » Cette seule phrase ne devrait-elle pas lui valoir de figurer dans le « top 10 » des nuls hexagonaux ? Eh bien, non, oublié, lui aussi !
Au milieu de tant d’arrogance et d’imbécillité, que fit Bazaine pour focaliser sur sa seule personne l’indignation nationale ? En fait, on lui reprocha non seulement de s’être enfermé dans Metz à un moment où il disposait d’un avantage sur les Allemands inférieurs en nombre, mais surtout d’avoir par la suite capitulé dans des conditions honteuses. Napoléon III n’en avait-il pas fait autant à Sedan ? Bien sûr que si, mais à l’annonce de la déchéance de l’Empire et de la proclamation de la République, il avait quitté, la France pour l’Angleterre avec armes et bagages (sans armes serait d’ailleurs plus conforme à la réalité !), de sorte qu’on ne pouvait plus se venger de lui, autrement que par journaux interposés. Restait François Achille Bazaine (1811-1888), commandant en chef de l’armée du Rhin. Celui-là, on l’avait sous la main et on ne le lâcherait pas !
Tout comme Grouchy, Bazaine entre dans la catégorie des zhéros qui commettent une énorme bourde qu’ils n’auront plus l’occasion de rattraper. Mais, avant la « boulette finale », Bazaine est l’un des officiers français les plus titrés et les plus admirés de son pays. Au moment de son procès, son avocat fera état de toutes les décorations et autres gratifications obtenues par son client sur les champs de bataille, un palmarès indéniablement éblouissant ! Au cours de ses quarante-deux années de service dans l’armée française, il a en effet combattu sur tous les terrains où la France se trouvait engagée et participé à près de soixante-dix campagnes entre l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, l’Italie, la Crimée, et surtout au Mexique où il a succédé au commandant en chef du corps expéditionnaire français venu épauler Maximilien, éphémère empereur du Mexique. Le nom de Bazaine est aujourd’hui encore tellement lié à la défaite de 1870 que l’on a du mal à en croire ses yeux lorsque l’on regarde sa carrière de plus près : non seulement il fut présent sur tous les points chauds du moment, mais il s’y illustra systématiquement : un vrai héros de A à Y !
Dès son entrée dans l’armée, Bazaine se fait remarquer, puisque ayant échoué au concours de Polytechnique, il s’engage comme simple soldat en 1830 et devient en trois ans à peine sergent, puis lieutenant. Décoré de la Légion d’honneur pour avoir été blessé au cours d’un combat en Algérie (1833), il est également cité pour son courage au moment de la reddition de la smalah d’Abd el-Kader en 1847. En quatorze ans seulement, il sera donc passé de simple « troufion » à maréchal de camp (1854). Et ce n’est pas fini : il s’illustre pendant la guerre de Crimée et obtient le cordon de commandeur de la Légion d’honneur. Devant le feu, il manifeste une vaillance et un courage irréprochables et sera blessé plusieurs fois : d’une balle dans le poignet à la Macta, en Algérie, d’une autre dans la jambe en Espagne, et il est aussi blessé en Crimée. Il a un premier cheval tué sous lui en Italie et un second à Solferino. Le nombre de chevaux tués « sous lui » est un bon indicateur du niveau d’héroïsme de l’officier de cavalerie : Napoléon Ier estimait lui-même en avoir eu dix-huit ou dix-neuf. Ney en eut trois pour la seule bataille de Waterloo ! Le champion toutes catégories de la discipline est un certain Jacob Marulaz, général de division de l’Empire qui reçut dix-neuf blessures et eut vingt-six chevaux tués sous lui ! Quant à Grouchy, il semble qu’il en ait eu « seulement » trois : deux à la bataille de la Trebbia en Italie et un à la Moskova. Étonnez-vous après cela que ce « petit joueur » soit arrivé en retard à Waterloo !
Poursuivant sa carrière ascendante, Bazaine devient grand-croix de la Légion d’honneur et maréchal de France après la prise de Puebla au Mexique (1863). C’est d’ailleurs sans doute au Mexique qu’il commence à dérailler un peu. Il épouse en secondes noces une jeune Mexicaine de dix-sept ans à qui il va donner quatre enfants et qui n’aura de cesse de pousser son mari à comploter pour prendre la place de Maximilien comme empereur du Mexique. Les relations entre les deux hommes vont se tendre et Bazaine est rapatrié en France. Le rêve mexicain de Napoléon III tombe à l’eau. D’une certaine manière c’est une chance pour Bazaine, car les choses tournèrent très mal pour Maximilien, fusillé après quatre années de « règne », à l’âge de trente-cinq ans, par les troupes du général Juárez.
Cette allusion à l’aventure mexicaine de Napoléon III nous offre l’occasion d’ouvrir ici une parenthèse sur un curieux fait du hasard. En l’espace de vingt-cinq ans seulement, entre 1845 et 1870, vont avoir lieu trois des plus glorieuses défaites de l’armée française : Sidi-Brahim en Algérie, contre les troupes d’Abd el-Kader, Camerone au Mexique contre les troupes de Juárez, et Bazeilles où les troupes françaises livreront un combat héroïque contre les chasseurs bavarois pour protéger la retraite de l’armée vers Sedan.
À chaque fois, Bazaine se trouve dans les parages : il combat à Sidi-Kafir, à l’ouest de l’Algérie, pendant que se déroule, non loin de là, la bataille de Sidi-Brahim (21 septembre 1845), il assiège Puebla pendant la bataille de Camerone (30 avril 1863), et il est retranché dans Metz pendant celle de Bazeilles (31 août et 1er septembre 1870).
Pourquoi mentionner ces trois batailles ? Pour nuancer ce que nous avons avancé dans la préface de ce livre, en affirmant que les Français supportaient mal l’évocation de leurs défaites. Cette réalité souffre en effet quelques exceptions précises : les défaites héroïques, ce que furent précisément Sidi-Brahim, Camerone et Bazeilles. Avec ces défaites, on n’est plus dans le refoulement mais bien au contraire dans l’exaltation. Prenons l’exemple de Camerone : il concerne Bazaine au premier chef, car celui-ci était en train d’assiéger Puebla lorsque la compagnie du capitaine Danjou, dont le rôle était d’assurer la sécurité d’un convoi de ravitaillement destiné aux troupes de Bazaine, fut contrainte de se replier dans l’auberge de Camerone, une grande bâtisse aux murs de 3 mètres de haut. Les hommes de Danjou vont jurer de s’y battre jusqu’à la mort. Dans une chaleur de plomb, sans eau ni nourriture, ces soixante hommes combattent toute une journée contre deux mille Mexicains. Ils se font tuer l’un après l’autre, y compris Danjou qui prend une balle en pleine poitrine. À la fin de l’après-midi, il ne reste plus que quatre hommes, qui, acculés, sont épargnés par les Mexicains impressionnés par leur courage et qui les laissent même conserver leurs armes. À Camerone, soixante Français tuèrent trois cents Mexicains et en blessèrent autant. Leur sacrifice permit au convoi en route pour Puebla de parvenir sans encombre à destination. Ce combat est devenu l’emblème de la Légion étrangère et c’est Napoléon III qui fit inscrire le nom de Camerone sur le drapeau de la Légion, et écrire en lettres d’or sur les murs des Invalides les noms des trois officiers de la compagnie Danjou. Chaque année, le 30 avril, les légionnaires sortent la main artificielle du capitaine Danjou de sa vitrine, se trouvant dans la crypte du musée de la Légion étrangère à Aubagne, et la portent solennellement jusqu’au monument érigé à la mémoire des légionnaires tombés au combat.
Bazeilles et Sidi-Brahim furent des combats de la même espèce, au cours desquels quelques soldats héroïques, submergés par le nombre, luttèrent jusqu’à épuisement de leurs dernières cartouches. Tandis que les légionnaires conservent la main de bois de Danjou, les cendres des combattants de Sidi-Brahim sont conservées dans un mausolée au château de Vincennes et la terre de Bazeilles est gardée dans une urne au musée des Troupes de marine à Fréjus.
Chacune de ces défaites héroïques est devenue l’emblème d’un corps d’armée. Citant Ernest Renan dans un article consacré à ces trois défaites évoquées dans Le Sacrifice du soldat (collectif CNRS, septembre 2009), le journaliste Claude Jaquemart – lui-même né à Sedan ! – écrit : « La souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que des triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun. » Nous, Français, ne serions donc pas loin de préférer le sacrifice du dernier carré de grognards anéanti à Waterloo, façon « la garde meurt mais ne se rend pas », à l’éblouissante victoire d’Austerlitz. Voilà qui ne manque pas de panache et c’est un bon point pour la France dont il fallait absolument faire état dans ce livre où l’on cherche davantage à aligner ses petitesses que ses grandeurs ! Enfin, sachons rester lucides : sur l’Arc de triomphe ne sont gravés que des noms de victoires remportées par nos armées : cent soixante-quatorze victoires obtenues entre 1835 et 1895 pour être exact. Au lendemain de la bataille de Diên Bien Phu, il se trouva bien un député pour suggérer de faire inscrire le nom de cette terrible défaite dans la pierre du monument, mais ce projet ne fut pas suivi d’effet et, finalement, seule une plaque apposée au sol sous la grande voûte en évoque le souvenir. Notons également dans le même ordre d’idées que l’école militaire de Saint-Cyr, à côté des promotions capitaine Danjou (1971-1973), Camerone (1962-1964), et même… Montcalm (1980-1982), eut sa promotion Diên Bien Phu (1953-1955). Il est vrai que Saint-Cyr conserva longtemps la tradition de confier au dernier reçu au concours d’entrée, surnommé « Père système » ou « Systus », la charge honorifique de délégué de la promotion. À l’Ecole polytechnique, c’est le major que l’on surnomme « le Nègre » ! Dans un cas, le moins bon est valorisé, dans l’autre, le meilleur est affublé d’un sobriquet désobligeant. Traditions surprenantes mais ô combien significatives ! Quoi qu’il en soit, nous n’en sommes encore pas à donner des noms de déculottées à des bases militaires ou à des bâtiments de guerre, ou à nous passionner pour nos vaincus, comme le font sans complexe les Américains. Chez eux, le général Custer, qui fut battu à plates coutures par les Indiens au cours de la fameuse bataille de Little Bighorn (25 juin 1876), est la personnalité à laquelle le plus grand nombre de livres ont été consacrés aux États-Unis jusqu’à ce jour, précédant en cela le président Lincoln. Imagine-t-on chez nous la biographie de Grouchy délogeant celle du général de Gaulle des têtes de gondole des librairies ?
Fermons à présent cette parenthèse et retrouvons Bazaine au moment où commence la guerre franco-prussienne. En août 1870, il est donc nommé commandant en chef de l’armée du Rhin. Pour l’armée française mal préparée, la guerre de 1870 ne sera qu’une longue suite de défaites. Enfin, « longue », il faut le dire vite, puisqu’il s’écoule un mois et demi seulement entre la déclaration de guerre et la capitulation de Napoléon III, suivie de cinq mois de siège devant Paris. Côté français, c’est l’improvisation ! La mobilisation est anarchique, on ne sait où concentrer les réservistes qui affluent de toutes parts. Et si ce n’était que ça ! Napoléon III, commandant en chef, est malade ; il souffre beaucoup, ce qui a pour effet de lui brouiller l’esprit et de le rendre plus indécis que jamais. Au moment où débutent les hostilités, les Prussiens sont à deux contre un, leurs troupes sont commandées par de meilleurs officiers, mieux organisées, mieux équipées, disposant notamment de canons Krupp en acier à toute épreuve et à longue portée. Et puis ils sont motivés, ayant en ligne de mire la perspective enthousiasmante de réaliser l’unité allemande autour de la Prusse, unité préparée de main de maître par Bismarck, et qui sera proclamée dans la galerie des Glaces du château de Versailles le 18 janvier 1871.
Après les premiers revers essuyés par les troupes françaises, l’opinion publique réclame Bazaine à la tête de l’armée. Bazaine n’est pas emballé par sa nomination (réaction on ne peut plus classique chez nos zhéros de l’histoire), car il hérite d’une armée qui a déjà connu trois défaites et qui est totalement désorganisée. Le 6 août, les Français sont vaincus à Forbach. Les troupes de Bazaine se replient sur la rive gauche de la Moselle, tout en tenant Metz. À ce moment précis, le maréchal français dispose momentanément de la supériorité numérique. Il passe la Moselle avec cent trente mille hommes, livre une bataille indécise contre soixante-cinq mille Allemands qui résistent avec acharnement et là, chose absolument incompréhensible, plutôt que de profiter de son avantage, il replie toutes ses troupes sur Metz le 17 août. La Ire et la IIe armée allemande s’étant rejointes, les Prussiens sont à présent deux cent mille, contre quarante mille soldats français restés en dehors de Metz. Ces malheureux se font « ratatiner » à Gravelotte et la garnison de Metz est à nouveau bloquée. Pendant que Bazaine s’y claquemure, (ce qui n’est pas sans faire penser à l’attitude de Villeneuve à Cadix !), Strasbourg et surtout Belfort, commandée par Denfert-Rochereau, résistent aux troupes allemandes ! En voulant se porter au secours de Bazaine encerclé dans Metz, Napoléon III va se faire enfermer à son tour dans Sedan. Riche idée de regrouper ses troupes à Sedan, tout au fond d’une vallée ! Fallait-il que la maladie de la pierre dont il souffrait mort et passion lui portât sur le système ? L’empereur s’y fait canarder par sept cents canons ; il est obligé de capituler sans conditions avec cent mille hommes le 1er septembre et se constitue prisonnier. La veille avait eu lieu la terrible défaite de Bazeilles qui vient d’être évoquée. Il n’y a plus d’armée française, hormis celle de Bazaine assiégée dans Metz. Napoléon III signe la capitulation le 2 septembre, au château de Bellevue.
Deux jours plus tard, la déchéance de l’Empire est prononcée ; Jules Favre, Jules Ferry et Gambetta proclament la République à l’Hôtel de Ville et annoncent la création d’un gouvernement provisoire placé sous la direction du général Trochu et de Favre. Bientôt, les troupes allemandes encerclent Paris, et trois membres du gouvernement français, dont Gambetta, fuient la capitale en montgolfière pour aller organiser la résistance en province.
À présent, tous les espoirs reposent sur Bazaine ; mais à la stupéfaction générale celui-ci reste totalement inerte ! Bonapartiste, il refuse de se rallier au gouvernement de Défense nationale et ses troupes continuent à se battre avec les drapeaux impériaux. Il négocie de son côté, par personne interposée, avec Bismarck, auquel il propose que l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, exerce la régence et que lui-même devienne « lieutenant général de l’Empire ». Un projet très légèrement mégalomaniaque que l’on peut vraisemblablement analyser comme un reliquat des rêves de grandeur mexicains du ménage Bazaine. Eugénie refuse ce projet qui supposait l’acceptation de la défaite et des conditions prussiennes. Alors qu’elle assurait jusqu’à présent la régence, elle se réfugie chez son dentiste américain, puis gagne Deauville et l’Angleterre.
Le 28 octobre 1870, sans raison militaire valable, Bazaine capitule avec une armée intacte : cent soixante-treize mille hommes et mille cinq cent soixante-dix canons. La France entière se sent trahie ! Il était le seul espoir de pouvoir continuer la guerre. Sa capitulation libère les troupes prussiennes occupées à assiéger Metz, ce qui vient ruiner définitivement le plan de défense du gouvernement provisoire : non seulement les troupes ainsi libérées peuvent se lancer à l’attaque des troupes françaises massées à Orléans, mais, en outre, l’armée de Bazaine ne pourra plus se porter au secours de Paris. C’en est donc bien fini, Paris est perdu. « Le misérable Bazaine venait de surpasser tout ce que l’histoire nous apprend sur les grands traîtres, suivant en cela l’exemple du troisième Bonaparte à Sedan (25) » Léon Gambetta rédige aussitôt une proclamation dans laquelle il accuse explicitement Bazaine de trahison. Et, de fait, côté prussien, des journaux se féliciteront de l’attitude de Bazaine, admettant que la poursuite des combats à Metz aurait certainement hypothéqué leur victoire finale. Une enquête est ouverte. De retour d’Allemagne, où il a été retenu prisonnier, puis de Suisse, Bazaine lui-même demande à être présenté devant un conseil de guerre pour pouvoir s’expliquer alors que jusqu’à présent, il n’avait fait l’objet que d’un blâme.
Grave erreur de sa part ! Que peut-il attendre d’un procès ? Il est le coupable idéal : pour les républicains et les royalistes, il est bon de pouvoir faire porter le chapeau à un bonapartiste, et pour les bonapartistes, Bazaine paiera les pots cassés pour Napoléon III, dont ils ne désespèrent pas alors qu’il revienne en France. Le conseil de guerre se tient au Grand Trianon à Versailles ; il est présidé par le duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe, vainqueur d’Abd el-Kader. D’Aumale est consterné d’être nommé à cette fonction mais doit s’incliner car il est alors le plus ancien divisionnaire de l’armée. Il y avait bien le général Schramm, mais il était cacochyme. En présidant malgré lui les débats, d’Aumale demanda à Bazaine : « Comment avez-vous pu vous adresser à l’ennemi en pleine guerre ? Ne pensez-vous pas que votre situation militaire vous obligeait à respecter les règlements ?
— Mais l’Empire était tombé… balbutia le malheureux Bazaine. Rien de légal n’existait plus, il n’y avait plus rien. » D’Aumale lui fit alors cette réponse bien digne de lui :
« Plus rien ? Il y avait la France, monsieur le maréchal. »
Avocat de Bazaine, maître Lachaud commence sa plaidoirie en ces termes : « Le plus glorieux de nos soldats est-il un traître ? Le maréchal Bazaine a-t-il forfait au devoir et à l’honneur ? L’accusation vous demande de le déclarer et d’ajouter cette honte à toutes nos infortunes. » Il poursuit : « Les nations viriles n’ont pas d’injustes soupçons pour les hommes qui, chargés de les défendre, ont succombé sous le nombre, et elles n’accusent pas de trahison leurs généraux malheureux. Les peuples faibles, au contraire, cherchent une victime ; ils l’immolent, et il leur semble que leur douleur est moins amère. » Puis Lachaud énumère les états de service de Bazaine, dix fois cité au service de la France et titulaire des plus prestigieuses décorations anglaises, espagnoles, mexicaines, savoyardes et même perses. « Il a trahi, lui, le militaire dont les états de service vous ont été lus, au commencement de cette affaire, lui, dont l’existence glorieuse pendant quarante ans a été pour la France un sujet d’admiration ! » Lachaud va tenter de démonter le chef d’inculpation principal de « capitulation en rase campagne », passible de la peine de mort, en essayant notamment de démontrer que Bazaine n’était en aucun cas en rase campagne puisqu’il était bloqué dans Metz avec son armée ! Il évoque également les différentes tentatives de percée en dehors de Metz effectuées par Bazaine. Peine perdue ! Au terme d’un laborieux procès qui durera dix-huit mois, le conseil prononce son jugement au nom du peuple français, le 10 décembre 1873. Aux quatre questions suivantes : « Le maréchal Bazaine est-il coupable d’avoir, le 28 octobre 1870, comme commandant en chef de l’armée du Rhin, capitulé en rase campagne ? Cette capitulation a-t-elle eu pour résultat de faire poser les armes aux troupes dont le maréchal Bazaine avait le commandement en chef ? Le maréchal Bazaine a-t-il traité verbalement, ou par écrit, avec l’ennemi sans avoir fait préalablement tout ce que lui prescrivaient le devoir et l’honneur ? Le maréchal Bazaine, mis en jugement après avis d’un conseil d’enquête, est-il coupable d’avoir, le 28 octobre 1870, capitulé devant l’ennemi, et rendu la place de Metz, dont il avait le commandement supérieur, sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait, et sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l’honneur ? » Il est répondu « oui » à l’unanimité. En conséquence, le conseil condamne, à l’unanimité des voix, François Achille Bazaine, maréchal de France, à la peine de mort avec dégradation militaire.
Immédiatement après avoir voté la peine de mort, les jurés vont adresser un recours en grâce au ministre de la Guerre. Ils y font état des « difficultés inouïes » dans lesquelles Bazaine a pris en charge l’armée du Rhin, de sa vaillance, de ses campagnes, de toutes les actions d’éclat qui lui ont valu de mériter le bâton de maréchal de France. Ils le prient d’appuyer leur initiative auprès du président de la République. Deux jours plus tard, le Journal officiel publiait la note suivante : « Monsieur le président de la République a commué la peine de mort prononcée contre le maréchal Bazaine en vingt années de détention, à partir de ce jour, avec dispense des formalités de la dégradation militaire, mais sous réserve de tous ses effets. »
Or, qui donc avait tergiversé à n’en plus finir, faisant piétiner pendant deux jours son corps d’armée, alors qu’il avait pour ordre de gagner Metz coûte que coûte pour permettre à Bazaine et à ses troupes de s’en échapper ? Qui fut blessé la veille de la capitulation de Sedan et ne put prendre part à cette dernière bataille décisive parce qu’il avait reçu un gros éclat d’obus… dans les fesses ? Réponse : le maréchal de Mac-Mahon, précisément ce même président de la République dont les jurés sollicitaient maintenant la clémence pour Bazaine. On comprend mieux pourquoi il accepta le recours en grâce ! La condamnation à mort d’un maréchal de France instantanément suivie d’une demande de recours en grâce par ceux-là mêmes qui venaient de le condamner : cela n’était pas banal. C’est sans doute aussi la confirmation du caractère excessif et inique de cette condamnation. Bazaine a payé pour tous les autres, et, aujourd’hui encore, on ne lui a pas pardonné d’avoir contribué à faire de l’Alsace-Lorraine une province allemande pendant près de cinquante ans.
Après sa condamnation, il fut emprisonné au fort de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, là où avant lui avaient été prisonniers le fameux « Masque de fer » ainsi qu’un certain Jean-Baptiste Suard, « double zhéro » dont le cas sera étudié plus loin dans ce livre. Bazaine s’en évade avec l’aide de plusieurs complices et de codétenus, dont sa femme. L’événement fait jaser dans toutes les chaumières de France et quelques petits malins vont avoir l’idée de l’exploiter en éditant une carte postale édifiante, comme on les aime en cette fin de XIXe siècle, où figurent à la fois Bazaine, la prison de Sainte-Marguerite et la corde à nœuds historique avec laquelle le traître s’est évadé ! Après un passage par la Belgique, Bazaine trouve refuge à Madrid où il va vivre misérablement. L’Espagne n’oublie pas qu’il a jadis acquis chèrement le grade de capitaine dans son armée. Le 17 avril 1887, soit quatorze ans après sa condamnation, un voyageur de commerce français tente de l’assassiner à l’arme blanche, mais ne fait que le blesser au visage ; il voulait venger sa patrie, dira-t-il au cours de son procès ! Bazaine meurt l’année suivante, le 23 septembre 1888, d’une congestion cérébrale. Jamais il ne sera réhabilité.
Le général Bazaine ayant monopolisé la vindicte de l’opinion publique française, nous avons vu que les noms de certains zhéros au petit pied – type Ollivier, Lebœuf ou Chevandier de Valdrome – sombrèrent injustement dans l’oubli.
Jules Favre fut l’un de ces zhéros dont on s’explique mal que la postérité l’ait à ce point négligé. Jugez-en plutôt : chargé de négocier avec Bismarck à Ferrières les conditions de l’armistice, les 18 et 20 septembre 1870, il était tellement obnubilé par le sort de Paris qu’il en oublia complètement d’inclure dans les négociations la garnison de Belfort et l’armée de l’Est, forte de plus de cent mille hommes et commandée par Bourbaki. Celle-ci n’est même pas mentionnée dans les termes de l’armistice, et Favre n’y fait aucune allusion dans la dépêche qu’il adresse au gouvernement provisoire, alors réfugié à Bordeaux. Il l’a purement et simplement oubliée : « J’étais alors dans un grand état de trouble », plaidera-t-il devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale. En fait de « grand trouble », il se serait même effondré en larmes dans les bras de Bismarck après la signature de l’armistice ! La presse de l’époque ne se privera pas de le représenter pleurnichant dans le giron de son ennemi. Apprenant l’incroyable erreur de Favre, Gambetta se met dans une colère indescriptible : « Je comprends qu’un avocat hébété par la peur ait commis une pareille balourdise et une semblable infamie ; mais ce Jules Favre était assisté d’un général quand il discutait avec Bismarck des clauses de la convention : que le sang de l’armée de l’Est et la honte de la défaite retombent sur lui. » Il s’agissait d’un certain général Valdan, autre zhéro oublié de tous dont nous tenons à saluer au passage la nullité exemplaire en cette occasion !
Comment se fait-il qu’un Jules Favre s’en soit aussi bien sorti devant la postérité ? Car sa bourde monumentale fut criminelle : l’armée de l’Est n’étant pas comprise dans l’armistice, elle va se faire attaquer par surprise et subir de très lourdes pertes, près de quinze mille hommes. Bientôt, ce sont quatre-vingt-dix mille soldats épuisés, morts de froid et de faim qui se retrouvent acculés à la frontière, n’ayant plus d’autre choix que de déposer les armes ou de… passer en Suisse ! Et c’est précisément ce qu’ils firent ! Chose inconcevable et jusqu’alors totalement inédite dans l’histoire militaire, l’armée de l’Est, expulsée, de son propre territoire, passa en Suisse le 1er février 1871, à 5 heures du matin. C’est à Jules Favre que l’on doit cette catastrophe originale ! Depuis la prison où il attendait son procès, Bazaine dut se sentir un peu moins seul !
La France endolorie, amère et revancharde appelle désormais de ses vœux l’entrée en scène d’un héros pur sucre qui lui rendra les territoires perdus. Cet homme va bientôt se présenter : il se nomme Georges Boulanger.
Le général Boulanger : quand le condor devient cacatoès !
Le général Boulanger est d’autant plus intéressant pour nous qu’il a été le personnage le plus cité de notre liste de ratés de l’histoire de France. Il est considéré comme le champion toutes catégories de l’occasion manquée ; on conserve de lui l’image de l’homme providentiel dont on crut un moment qu’il allait changer le destin de la France et qui finalement se dégonfla comme une baudruche. Paradoxalement, ce n’est pas parce que son nom revient souvent que ceux qui le mentionnent ont la moindre idée des circonstances dans lesquelles il passa de héros adulé des foules à zhéro discrédité et tourné en ridicule.
Rappelons le contexte. L’Alsace-Lorraine est allemande depuis maintenant seize ans. En France, tout le monde rêve de revanche et l’armée est au faîte de sa popularité, car on compte sur elle pour reprendre un jour les territoires perdus. Le 7 janvier 1886, Georges Boulanger (1837-1891) est nommé ministre de la Guerre dans le ministère Freycinet, sur la recommandation appuyée de son ancien condisciple au lycée de Nantes, Georges Clemenceau. Boulanger et Clemenceau, c’est un peu Soubise et Louis XV, la loyauté en moins ! Car, le jour où viendra la disgrâce, Clemenceau sera le premier à laisser tomber son camarade de classe et à l’accabler, notamment par cette réflexion restée célèbre : « Il est mort comme il a vécu… en sous-lieutenant ! »
Entre l’empereur Napoléon Ier et le Mémorial de Sainte-Hélène, Voltaire et les Reproches de la Tulipe à Madame de Pompadour, Victor Hugo et son poème « L’Expiation » et les petites phrases assassines de Clemenceau, on remarquera qu’il se trouve toujours un grand homme pour accabler les zhéros, ce qui n’est pas d’une grande noblesse, mais enfin comme nous l’avons rappelé, vae victis !
Boulanger n’est pas maréchal de France comme Soubise, Grouchy ou Bazaine et nous n’avons pas été en mesure de trouver le nombre de chevaux tués sous lui. Mais l’absence de cette information est compensée par la publicité donnée par ses partisans aux nombreuses blessures qu’il reçut au feu. Après une brillante campagne de Kabylie, il fut en effet blessé d’une balle dans la poitrine au cours de la guerre d’Italie, ce qui lui valut la Légion d’honneur à vingt-deux ans à peine. Il reçut aussi un coup de lance en Cochinchine. Blessé pour la troisième fois d’une balle dans l’épaule à Champigny pendant la guerre franco-prussienne, il devient colonel et obtient la croix d’officier de la Légion d’honneur. Puis il reçut au coude gauche une quatrième blessure, cette fois, pendant le siège de Paris. Quoique cet avancement rapide lui vaille quelques inimitiés au sein de l’armée et un certain nombre de déconvenues (notamment une rétrogradation provisoire), le duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe, que nous avons déjà rencontré alors qu’il présidait le conseil de guerre devant lequel comparut Bazaine, le propose au titre de général en 1880.
L’année suivante, alors chef de la députation militaire envoyée aux fêtes de commémoration de l’indépendance des États-Unis, Boulanger exige des frégates américaines amarrées devant Yorktown qu’elles fassent disparaître l’aigle allemande qu’elles avaient eu le malheur de hisser à côté du drapeau tricolore. Ce pavillon était arboré en hommage aux descendants, présents ce jour-là, du baron de Steuben, un aristocrate allemand qui avait combattu à côté des insurgés américains. Pavoiser l’aigle allemande, c’était mettre sur pied d’égalité la France, ayant pris fait et cause pour l’insurrection américaine en tant que nation, et un malheureux Teuton passé au service du roi de France et ayant atterri aux États-Unis quasiment par raccroc ! Dans Voyage aux États-Unis, notes et impressions, le vicomte d’Haussonville, lui aussi membre de la délégation française, relate comment cette tempête dans un verre à dents fut à deux doigts de créer un incident diplomatique entre la France et les États-Unis !
Il faut dire que dans ces années-là, on ne plaisante pas avec les symboles nationaux. Nos compatriotes ignorent bien souvent ce détail, mais Maxim’s, restaurant de la rue Royale célèbre dans le monde entier était un simple bistrot, qui fut racheté par le garçon de café Maxime Gaillard, après que la foule l’eut dévasté parce que son patron avait eu le malheur de pavoiser sa vitrine d’un drapeau allemand le 14 juillet 1890.
Auréolé de la noble attitude anti-allemande qu’il a manifestée aux États-Unis, Boulanger devient le « Général Revanche ». Nommé directeur de l’infanterie en 1882, il va prendre toutes sortes de mesures extrêmement populaires auprès de l’armée et de l’opinion publique. Les plus connues sont évidemment celles qui nous paraissent aujourd’hui les plus amusantes, voire les plus futiles : changement du sac militaire réglementaire, peinture des guérites en tricolore, introduction de la morue dans l’ordinaire du troupier, autorisation pour les sous-officiers de porter la barbe et de sortir au théâtre, introduction des vélocipèdes dans l’armée… Même les importantes mesures de réorganisation de l’armée auxquelles il procédera comme ministre de la Guerre après son retour de Tunisie – réorganisation de l’enseignement militaire, de l’Etat-Major, du génie, de la surveillance militaire et des frontières – comporteront aussi leur lot de dispositions plus insignifiantes telles que le remplacement de la gamelle par des assiettes, le droit de posséder des fourchettes et le remplacement des paillasses par des sommiers. (Et un sommier de plus à ajouter aux matelas de Decrès, La Motte-Piquet et Chaumareys !) C’est également Boulanger qui fera mettre au point et adopter le fusil Lebel, un fusil à dix coups qui vient remplacer le fusil Gras à un coup, arme totalement dépassée depuis l’apparition du mauser dans l’armée allemande.
Boulanger se révèle à la population parisienne au cours d’une revue militaire à Longchamp, le 14 juillet 1886. Il plastronne sur un beau cheval noir. Quelle prestance ! Oui, le voilà, c’est bien lui, le futur sauveur de la France ! Sa cote monte au firmament, d’autant que le gouvernement en place est impopulaire et maladroit. En quelques mois à peine, Boulanger devient une personnalité politique de premier plan.
Obsédé par la revanche contre l’Allemagne, le nouveau ministre de la Guerre va entretenir tout un réseau d’espions en Alsace, sans en tenir informé le gouvernement auquel il appartient. En avril 1887 éclate l’affaire Schnæbelé : des policiers allemands arrêtent de leur côté de la frontière Guillaume Schnæbelé, commissaire spécial à Pagny-sur-Moselle, accusé d’espionnage et mis au secret à Metz. Une réunion de crise est immédiatement organisée à Paris, au cours de laquelle Boulanger remet au président de la République, Jules Grévy, un ordre de mobilisation générale. Le signer, ce serait déclencher une nouvelle guerre contre l’Allemagne. Fort heureusement, l’affaire Schnæbelé se dégonfle, car on parvient à prouver aux Allemands que Schnæbelé a été attiré dans un traquenard par son homologue alsacien allemand, un certain Gautsch. La guerre est évitée in extremis, mais l’affaire Schnæbelé a créé une émotion indescriptible dans l’opinion publique française. Schnæbelé est finalement libéré. Devenu héros national, il est acclamé lorsqu’il prend le train pour Paris à Pont-à-Mousson le 30 avril. Ce n’est que par la suite que le gouvernement français aura connaissance des réseaux d’espionnage mis en place par Boulanger.
Ce côté cavalier seul de Boulanger, sa popularité croissante qui ravive les espérances des ennemis de la République et de tous ceux qui souhaitent la revanche militaire de la France sur l’Allemagne commencent à inquiéter sérieusement le gouvernement : il en est donc exclu. On tente de se débarrasser de lui en l’expédiant en garnison à Clermont-Ferrand, mais le 8 juillet 1887, jour où il doit prendre le train à la gare de Lyon, ses admirateurs survoltés, passionnés, tentent de l’empêcher de partir. Dans le journal Le Socialiste, Paul Lafargue raille « l’extravagante et grotesque popularité du général sans victoire » qui « ne demandait qu’à être un ministre nul et ami de tout le monde ».
Boulanger se présente dans plusieurs départements à des élections partielles en 1888. C’est le bon moment, la cote du gouvernement est au plus bas, car on est en plein scandale des décorations. De quoi s’agit-il ? On a découvert que Daniel Wilson, le gendre du président de la République, Jules Grévy, volait la griffe de son beau-père pour attribuer des décorations contre espèces sonnantes et trébuchantes. Daniel Wilson, un tout petit zhéro à ajouter à notre tableau de chasse ? Sans aucun doute, car, par sa faute, son beau-père doit donner sa démission. On imagine sans peine l’atmosphère chaleureuse des réunions de famille qui suivirent cet événement ! Le scandale est d’autant plus grand que Wilson, pourtant condamné à deux ans de prison et privé pour cinq ans de ses droits civiques, restera néanmoins député et sera même réélu ! Le mouvement boulangiste naîtra aussi de la colère et du dégoût inspirés par ce genre de scandales. « Quand le peuple souffre, quand il se sent mal gouverné ou qu’il soupçonne les dirigeants de se livrer à des trafics honteux, instinctivement il cherche un maître, un sauveur qui chassera les marchands du temple et nettoiera les écuries parlementaires », conclut le bâtonnier Henri Robert (26).
Le programme des boulangistes tient en trois mots : « dissolution, révision, constituante ». Ses affiches électorales sont truffées de points d’exclamation, astuce typographique permettant de manifester au lecteur à quel point l’on est indigné par la situation actuelle : « À bas les coteries parlementaires ! », « Plus de pots-de-vin ! Vive la République honnête, vive la France ! »
Vive la République honnête… on ne peut être que d’accord et c’est là le point fort du boulangisme ; il ratisse large, c’est une sorte d’auberge espagnole dont le programme est assez imprécis pour attirer à lui tous ceux qui aspirent au changement de régime. Grâce au flou artistique de ses propositions, Boulanger va cristalliser tous les mécontentements sur sa candidature, séduisant aussi bien les républicains que les réactionnaires désireux de se débarrasser de la République, notamment les bonapartistes et les monarchistes. Ce sont d’ailleurs les monarchistes qui financent son mouvement, grâce aux libéralités de la richissime duchesse d’Uzès, propriétaire des champagnes Veuve-Clicquot. Fort de ces soutiens hétéroclites, Boulanger remporte un premier succès lors de ces élections : il est élu député du Nord.
Dans son entourage, tout le monde veut prendre le pouvoir ; lui aussi voudrait bien, mais il ne sait pas trop comment ni avec qui ! Il se déclare publiquement prêt à « balayer » le régime, mais le balayer pour mettre quoi à la place ? Un roi, un empereur, un président de la République ?
Une échéance décisive se présente bientôt : un député de la Seine venant de mourir, son siège doit être pourvu lors d’élections organisées le 27 janvier 1889. La presse radicale met Boulanger au défi de se présenter à Paris, où jusqu’à présent n’ont jamais été élus que des hommes de gauche. Bonne pioche pour Boulanger, les républicains serrent les rangs entre « opportunistes » et « radicaux » et tombent d’accord sur un candidat totalement falot : Jacques, président du conseil général de la Seine, radical, distillateur de son métier ; un vieux monsieur obscur dont Paul de Cassagnac écrit dans l’Autorité : « L’accord entre les anti-boulangistes semble se faire. On va choisir le plus bête. J’entends par le plus bête, celui dont la nullité, la pâleur intellectuelle, la stupidité politique ne dérangent, ne gênent personne et ne soulèvent ni rivalité ni jalousie (27). »
Jamais jusqu’à présent on n’avait vu en France une campagne aussi agressive, une telle débauche d’affiches et de tracts, ni d’aussi nombreux incidents. Tandis que Déroulède prend en charge la propagande de Boulanger, le fringant général mène sa campagne tambour battant. Il se révèle un vrai champion de la poignée de main, et il sait à merveille soulever l’enthousiasme de ses auditeurs par les diatribes théâtrales où il dénonce l’« abâtardissement » de la France. Paris en délire chante La Boulangère, la République est en surchauffe et en sursis. Les adversaires de Boulanger l’accusent de vouloir établir une dictature. On s’épie, on se copie, à tel point d’ailleurs que les candidats finissent par avoir les mêmes affiches : « Notre candidat a un nom modeste et bien français, il s’appelle Jacques. » « Notre candidat a un nom modeste et bien français, il s’appelle Boulanger », rétorquent les boulangistes. La police extralucide prévoit la victoire de Jacques.
Le 27 janvier au soir, tout Paris attend les résultats dans un climat de tension incroyable. Boulanger et ses amis se sont regroupés au restaurant Durand, place de la Madeleine. La foule s’y masse, de plus en plus nombreuse, à mesure que se précisent les résultats, et acclame son champion en criant : « C’est Boulanger qu’il nous faut », « Àl’Élysée ! »
Vers 11 heures du soir, le résultat tombe : à l’exception d’un seul, tous les arrondissements de Paris ont donné la majorité à Boulanger. Dans les rangs gouvernementaux, c’est la panique : on convoque un Conseil des ministres d’urgence. Que faire ? Un ministre propose de faire arrêter Boulanger comme suspect de complot contre la sûreté de l’État, mais Floquet, président du Conseil, et Goblet, ministre des Affaires étrangères, s’y opposent. Pendant que le gouvernement impuissant réfléchit à ce qu’il pourrait bien faire pour contrer l’homme du jour, les Parisiens descendent dans la rue en scandant « À l’Élysée, à l’Élysée ! »
Pour Boulanger, c’est maintenant l’heure du choix. Tenter un coup d’État ? Ce serait facile, la rue est pour lui, la garde nationale lui est favorable, l’officier qui commande la garde du président de la République est un sympathisant royaliste qui a proposé d’ores et déjà à la duchesse d’Uzès de mettre le président aux arrêts… Et puis d’autres coups d’État ont déjà bien marché, non ? Ceux du 18 brumaire et du 2 décembre en particulier ; alors pourquoi pas un coup d’Etat du 27 janvier ?
À cette minute, Boulanger est au faîte de sa gloire : un mot de lui et tout peut basculer ! Face à lui, rien ni personne, une république chancelante ! Ses amis croient depuis le début à sa victoire et le supplient de marcher sur l’Elysée à la tête de cette foule en liesse qui le réclame. C’est l’heure, c’est le moment, le pouvoir va lui tomber entre les mains comme un fruit mûr. Ainsi que l’écrivait Victor Hugo : « Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est arrivée », aujourd’hui et maintenant, c’est l’heure du boulangisme !
Mais Boulanger hésite, il ne sait plus trop quoi penser. Fidèle à son habitude lorsqu’il est dans l’expectative, il laisse tout le monde en plan pour se précipiter chez sa maîtresse, Marguerite de Bonnemain, jolie trentenaire dont il est fou amoureux. Tandis que « Napoléon perçait sous Bonaparte », c’est hélas un zhéro qui perce sous Boulanger ! Alors que la France se donne à lui, il court tel un caniche rejoindre sa maîtresse. Il est vrai que cette amoureuse égoïste et exigeante le domine et peut tout obtenir de lui. N’a-t-il pas tenté, pour pouvoir l’épouser, d’obtenir du Vatican l’annulation de son mariage et ce, contre l’avis de ses amis catholiques ? Le journaliste du Figaro auteur du livre Dans les coulisses du boulangisme (livre de 1890 où Mme de Bonnemain n’apparaît pas sous son nom) résume cela ainsi : « Après beaucoup d’aventures, il trouva son maître, Mme de X… Il l’aima avec une fidélité et une constance qui étonna ses amis […]. Comme une aiguille aimantée qui a trouvé le nord, il se fixa. » Voici donc que la baudruche se dégonfle, que le condor devient cacatoès ! Boulanger est tyrannisé par sa jeune maîtresse et il aime ça !
Ses partisans sont effondrés ! D’autant que lorsque leur zhéro revient de sa consultation auprès de Marguerite, c’est pour exprimer sa réticence à faire quoi que ce soit en dehors de la légalité : « Scrupules, timidité instinctive du militaire devant le pouvoir civil, certitude de parvenir à son but par des voies légales, crainte de perdre en un coup de force manqué cette popularité et cette vie facile dont il jouit présentement, influence de Mme de Bonnemain, qui dans son égoïsme d’amoureuse désire garder tout à elle son amant et craint de le voir accéder au pouvoir suprême ? » (Fresnette Pisani-Ferry).
Quoi qu’il en soit, après avoir consulté l’autorité « incompétente » de sa maîtresse, ainsi qu’un président de la République aurait consulté le président de l’Assemblée nationale avant une dissolution, Boulanger renonce à prendre le pouvoir, alors qu’il se consacre depuis des mois à tenter de le conquérir. Plus tard il justifiera son inertie en invoquant le traumatisme de son père, fervent bonapartiste qui n’avait jamais pardonné à Napoléon III son coup d’Etat : « Je n’ai jamais pu oublier cette répugnance invincible d’un honnête bourgeois pour la force », écrira-t-il.
N’ayant rien fait, rien décidé, notre zhéro se fait conduire rue de Berri chez Mme de Bonnemain, tandis que la foule déçue se disperse. Le président de la République est prévenu que tout danger est écarté, M. Boulanger étant allé se coucher. Apprenant cela, Constans, ministre de l’Intérieur, aurait dit : « Quel c… ! »
Le lendemain matin, rien n’est encore perdu. Déroulède lui propose de marcher sur le Palais-Bourbon avec deux cent mille ligueurs. Mais, pas plus que la veille, Boulanger n’est décidé à lever le petit doigt. Pire encore, alors que tout Paris est en effervescence et que tout est encore possible, il disparaît plusieurs jours. Apparemment, il ne se trouve plus à Paris. Où donc est-il ? Bientôt, on apprend par des rapports de police qu’il a quitté Paris avec une dame. En effet, le 31 janvier, Boulanger a pris le train pour Royan avec Mme de Bonnemain.
Ainsi donc, tandis que la France entière retient son souffle, que ses partisans attendent ses ordres, lui roucoule avec sa maîtresse à Royan, à l’hôtel des Marronniers. Il juge sa présence inutile à Paris et s’imagine que les élections le porteront au pouvoir en septembre prochain. Mais l’occasion ne se retrouvera pas ! L’auteur anonyme des Coulisses du boulangisme, qui a cru en son héros, reproche amèrement à Boulanger d’avoir dissimulé sous ses décorations un tempérament velléitaire : « Jamais un gouvernement n’en a remplacé un autre sans une secousse et avec le consentement du pouvoir menacé […]. Boulanger pensait que la toute-puissance viendrait à lui sans qu’il se dérangeât ! […] Le mieux était de rester chez soi, et d’attendre. Ainsi raisonnait ce conspirateur qui ne conspirait pas, cet aventurier qui ne voulut jamais rien aventurer. » Et de conclure par ce trait impitoyable : « Tout le monde se trompa sur son compte, il put bien se tromper lui-même. »
Tandis que Boulanger et sa maîtresse sont en villégiature, Pierre Tirard, appelé pour la deuxième fois à la présidence du Conseil, le 22 février 1889, prend les choses en main. Avec son ministre de l’Intérieur, Constans, il fait courir le bruit d’une arrestation imminente du général. Ce dernier s’enfuit sur-le-champ à Londres, puis à Bruxelles où il va rejoindre sa chère amie.
Hélas, cet exil en amoureux ne durera que quelques mois, car Marguerite souffre de phtisie, maladie à laquelle elle va succomber. Tel un vieux chien fidèle se laissant mourir sur la tombe de son maître, le général Boulanger déchu, en exil, privé de la femme de sa vie, se rend au cimetière d’Ixelles le 30 septembre 1891 et se tire une balle dans la tête sur la tombe de Marguerite. Depuis quelque temps, il disait souvent à son neveu qui l’avait suivi dans l’exil : « Je suis comme une horloge qui a perdu son ressort et rien ne pourra me remonter. » Le journal belge Le Soir décrit les faits : « En cette matinée de fin septembre, vers 11 heures, le général Boulanger s’était rendu à son pèlerinage journalier au cimetière d’Ixelles. Tout à coup, une détonation se fit entendre. On accourut et l’on se trouva en présence d’un homme qui venait de se faire sauter la cervelle. »
Les Français supportent sans doute les défaites héroïques, mais pas les défaites piteuses et encore moins le suicide de ceux dont elle attendait tout sur un terrain plus grandiose que celui des sentiments ! Sans doute est-ce pour cela que nous conservons une image particulièrement négative du malheureux Boulanger ? En tout cas, dans cette affaire, les Allemands, eux, ne s’y étaient pas trompés. Dès 1887, Rubeman, journaliste à L’Écho de Berlin, écrivait : « Le général Boulanger, ministre de la Guerre actuel, n’est pas un génie. Il y a eu Napoléon Ier, mais il n’y aura pas de Boulanger Ier ! »
Nuls subsidiaires : Dupleix et Montcalm
Voulant laisser sa chance à chacun des personnages cités par mon entourage de figurer dans mon palmarès des zhéros de l’histoire de France, j’ai été amenée à survoler les biographies de deux candidats subsidiaires à la médiocrité : Dupleix et Montcalm. Mais à mesure que j’en apprenais davantage à leur sujet, je me suis rendu compte que si l’un comme l’autre étaient nommés, c’est qu’ils figuraient dans notre mémoire collective comme responsables de la perte d’anciennes colonies. Dupleix, cité comme « nul », car il nous aurait fait perdre les Indes, Montcalm, cité comme « nul », parce qu’il nous aurait fait perdre le Canada. Dupleix et Montcalm, deux zhéros à ajouter à notre collection ?
À vrai dire, pas vraiment. Il apparaît même plutôt avec eux que la postérité se trompe parfois d’un zhéro dans ses calculs ! C’est manifestement le cas avec Dupleix, gouverneur des établissements français de l’Inde de 1742 à 1754. Un rapide survol de sa biographie semble confirmer qu’il fut parfaitement compétent, n’ayant d’autre objectif que la conquête de nouveaux territoires, sources de richesses futures pour son pays. Lorsqu’il est nommé gouverneur, il vit en Inde depuis vingt ans et dirige depuis douze ans le comptoir de Chandernagor, principal établissement commercial français. Devenu gouverneur des comptoirs français, il va développer une politique fondée sur l’entente diplomatique avec les princes indiens et l’occupation militaire par la France de quelques points stratégiques. En échange de quoi il obtient des marchés de cotonnades, produits les plus recherchés du moment par les Européens. Il place donc la France en situation de devenir « la » puissance dominante en Inde.
D’où vient alors qu’il ait été démis de ses fonctions et soit tombé en disgrâce dans son propre pays ? Dupleix victime de l’effet de Grasse ? En réalité, depuis la France, sa politique ne fut pas comprise par les directeurs de la Compagnie des Indes, qui s’inquiétaient de l’augmentation des effectifs militaires et craignaient avant toute chose la guerre avec l’Angleterre : « Point de victoires, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelques augmentations de dividendes », voilà tout ce qu’ils attendaient de Dupleix. Comme le gouverneur n’était pas décidé à changer une politique qui s’était avérée efficace, les directeurs le destituèrent le 4 août 1754, nommant à sa place un certain Charles Godeheu, muni de l’ordre pour les troupes françaises de se retirer des positions stratégiques où Dupleix les avaient placées.
Le tout, évidemment, à la plus grande satisfaction des Anglais, aux yeux desquels la disparition soudaine du glorieux vainqueur de Pondichéry, de ce damné Français qui menaçait leur présence en Inde, apparaissait comme providentielle. Désormais, ils avaient les mains libres dans un pays qui était pourtant à deux doigts de leur échapper par la faute de Dupleix.
De retour en France, le gouverneur disgracié passa le reste de sa vie à poursuivre en pure perte la Compagnie des Indes devant les tribunaux. Il allait mourir dans la misère en 1763. À l’évidence, dans son cas, la postérité n’a pas incriminé le bon zhéro ! Elle est en effet passée à côté de Jean-Baptiste de Machault d’Arnouville, secrétaire d’État à la Marine qui usa de son influence pour permettre le renvoi de Dupleix, croyant ainsi se concilier les bonnes grâces de l’Angleterre et éviter la guerre. Ce fut raté sur toute la ligne ! Non seulement cette mauvaise décision fit perdre à la France la plus riche de ses conquêtes, mais les Anglais, bien plus malins que nous en l’occurrence, allaient s’y montrer les fidèles continuateurs de Dupleix, en adoptant la même stratégie que lui. Enfin, la France, qui avait voulu faire le dos rond et éviter un conflit avec l’Angleterre, sera finalement entraînée dans la guerre de Sept Ans. Cette bévue, parmi d’autres, vaudra plus tard à Machault d’Arnouville le surnom de « plus bête de tous les ministres de Louis XV ». En France, on mettra un certain temps à réaliser ce que l’on a perdu ; le grand Voltaire lui-même, commentant l’abandon de la politique de Dupleix en Inde, fera ce commentaire navrant : « C’est une querelle de commis pour de la mousseline et des toiles peintes. » Comme quoi, même les plus grands génies peuvent perdre de bonnes occasions de se taire !
S’il fut désavoué, pis, oublié par ses contemporains, Dupleix rentra progressivement en grâce dans nos livres d’histoire. Preuve qu’il ne saurait être retenu parmi les zhéros, une station du métro parisien porte son nom, ce qui, nous semble-t-il, est un assez bon indicateur du degré de popularité et de mérite des personnages historiques. Parmi les personnages évoqués jusqu’à présent, seuls La Motte-Piquet, Denfert-Rochereau, héroïque défenseur de Belfort contre les Prussiens, et le marquis de La Fayette ont donné leur nom à une station de métro. Notons toutefois que cette corrélation entre popularité et station de métro souffre quelques exceptions, à en juger notamment par l’existence de stations Félix Faure et Robespierre !
Joseph de Montcalm, lieutenant général des armées en Nouvelle-France, est un cas de zhéro moins contestable que celui de Dupleix. De nos jours, on lui fait plus ou moins porter le chapeau de la perte du Canada, mais, à l’époque, la France fit tout pour atténuer sa responsabilité, afin que le déshonneur de sa défaite dans les plaines d’Abraham, à Québec, ne retombe pas sur l’armée. La plaque commémorative déposée au lieu de son attaque contre les Anglais est assez révélatrice d’un certain malaise : « Montcalm, quatre fois victorieux, une fois vaincu. Toujours au grand honneur de la France. Blessé à mort ici le 13 septembre 1759. »
Quatre fois victorieux, une fois vaincu, sans doute ! Mais, en l’occurrence, mieux aurait valu le contraire, car cette ultime défaite entraîna la reddition de l’armée française et à court terme la perte de la Nouvelle-France. La traduction anglaise de cette même plaque commémorative laisse songeur : The gallant, good, and great Montcalm ; four times deservingly victorious and at last defeated through no fault of his own. En somme, encore un « galant loser » vaincu à l’insu de son plein gré ! Pour le coup, c’est à se demander si les Anglais sont sincèrement fair-play ou totalement faux jetons ?
Montcalm est battu dans les plaines d’Abraham, le 13 septembre 1759, après s’être rué sur quelques Anglais très inférieurs en nombre. W.J. Eccles, auteur britannique de The French in North America, 1500—1783, n’y va pas de main morte pour accabler le lieutenant général français : « L’ennemi virtuellement à sa merci, Montcalm choisit la seule ligne de conduite qui lui garantissait la défaite. Il décida d’attaquer sur-le-champ avec les troupes qu’il avait sous la main, sans attendre que Bougainville le rejoigne avec ses hommes. Il négligea même d’avertir celui-ci que l’ennemi avait débarqué, comptant que les avant-postes s’en chargeraient. » S’ensuit tout naturellement une défaite dramatique qui se solde par la mort de Montcalm et la reddition le 18 septembre des troupes françaises cantonnées à Québec.
Un an après cette reddition, le gouverneur général Pierre de Rigaud de Vaudreuil, supérieur hiérarchique de Montcalm, présentera à Montréal la capitulation générale de l’armée de la Nouvelle-France. Le Canada est perdu. En France, on cherche aussitôt le bouc émissaire auquel imputer la défaite. Nous l’avons dit, il n’est alors pas question d’incriminer Montcalm, car son déshonneur rejaillirait sur l’ensemble de l’armée française. Or nous avons vu avec Chaumareys à quel point l’armée savait se montrer solidaire et discrète lorsqu’il s’agissait de sauver sa réputation. Puisque Montcalm ne peut être coupable, ce sera donc Vaudreuil, qui lui n’est pas un soldat mais un fonctionnaire canadien placé à la tête de l’administration coloniale : « On imputa donc la perte du Canada non pas à l’incompétence de Montcalm comme général d’armée, non pas à la supériorité de la petite armée régulière anglaise sur les bataillons français, lors d’un unique et bref combat qui n’aurait même pas dû être livré, mais bien à Vaudreuil et aux fonctionnaires de la colonie. Dans la lettre de réprobation que Berryer, ministre de la Marine, écrivit à Vaudreuil sur l’ordre du roi, le nom de Montcalm n’était pas mentionné » (W. J. Eccles).
Entre l’officier français et le fonctionnaire canadien, les rôles du héros et du zhéro étaient distribués d’avance. Nos lointains « cousins » de la Belle Province ne contestent d’ailleurs pas à Montcalm le titre de héros, car ils n’en ont pas tant que cela à se mettre sous la dent ! S’ils considèrent la bataille des plaines d’Abraham comme le Waterloo québécois, ils n’en sont pas à comparer Montcalm à Grouchy. Cela ne les empêche pas de lui reconnaître des torts : son défaitisme, son caractère vaniteux et borné d’officier français n’en faisant jamais qu’à sa tête et privilégiant notamment l’art de combattre à l’ancienne, là où un Vaudreuil avait compris qu’il fallait mener une guerre de raids éclair, ses intrigues constantes contre son supérieur dont il contestait sous cape toutes les décisions… Joli héros que voilà !
En 1763 (année de la mort de Dupleix), la France cédait définitivement le Canada et ses dépendances à la Grande-Bretagne par le traité de Paris. Tout ce qu’il nous reste aujourd’hui de ce vaste territoire, ce sont les petites îles de Saint-Pierre et Miquelon, un endroit aussi hospitalier que les Kerguelen !
Même si Montcalm est un zhéro plus « recevable » que Dupleix, il faut admettre que ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne sont bien convaincants dans ce rôle. Pour ne pas laisser nos lecteurs sur leur faim, nous conclurons donc le présent chapitre par une brève incursion dans le XXe siècle avec l’évocation d’un vrai nul bien de chez nous : le ministre Eugène Étienne. Son nom ne vous dit rien ? C’est tout à fait normal ! Sachez cependant qu’avec la chevalerie française à Crécy qui perdit à trois contre un, Maginot, Berthelot et les officiers qui firent le choix stratégique de la cuvette de Diên Biên Phu, il est l’un de ces « Gaffeurs sur terre » évoqués par Regan Geoffrey dans un chapitre de Military Blunders intitulé : « Le pantalon rouge » (en français dans le texte). Voici ce dont il est question : dans la décennie qui précéda la guerre de 1914, les Anglais et les Allemands dotèrent leurs troupes d’uniformes kaki et vert-de-gris. Au tout début du conflit, le ministre de la Guerre, Adolphe Messimy, qui avait commandé des troupes dans les Balkans en 1913-1914 et compris l’avantage de ce type de couleurs ternes se confondant avec l’environnement, les proposa pour les troupes françaises. Cela provoqua un tollé général. « Les Français considéraient que leurs pantalons rouges et leurs vestes bleues étaient çonsubstantiellement gauloises », ironise Geoffrey.
Par voie de presse, on accusa Messimy de vouloir faire porter aux troupes françaises des couleurs déshonorantes, incompatibles avec leur prestige et contraires au goût français. Messimy tentait simplement de leur sauver la vie plutôt que de les laisser faire office de cibles ! Quant à Eugène Étienne, notre zhéro national qui avait précédé Messimy au portefeuille de la Guerre jusqu’en décembre 1913, il déclara : « Eliminer le pantalon rouge ? Jamais ! Le pantalon rouge, c’est la France ! » La bataille de la Marne vint bientôt montrer à quel point cet entêtement était criminel. Les soldats du 24e régiment d’infanterie, qui traversaient une vaste plaine en plein jour et en plein soleil avec leurs beaux pantalons rouges, constituaient des cibles immanquables que l’on repérait à 1 000 mètres ! Ce régiment fut presque intégralement décimé.
Voilà qui valait bien une mention spéciale pour Eugène Étienne, non ? À ceci près que ce zhéro, qui tenait des propos aussi inconscients en 1914, était aussi celui qui, un an auparavant, déposait comme sénateur le projet de loi de réintégration de Dreyfus dans l’armée, mettant ainsi un terme définitif à l’affaire. Décidément, au royaume des zhéros, rien n’est jamais cousu de fil blanc !
Resquiescat in pace ?
Nos « zhéros zhéros 7 » ont tous été ostracisés. Ils sont enterrés à l’étranger ou ont purement et simplement disparu. Ils n’ont donc pas grand-chose à envier aux marins d’eau douce.
Soubise : pas de tombe ! Il fut inhumé dans le caveau de l’église des Pères de la Merci, située dans l’ancienne rue du Chaume (aujourd’hui, rue des Archives), à Paris. Cette église fut détruite sous la Révolution. Où donc furent transférées les dépouilles de tous les Rohan inhumés en ce lieu ? En tout cas, pas au Père-Lachaise. Et l’époque n’était pas à prendre soin des dépouilles d’aristocrates. Alors peut-être aux catacombes ? Mystère !
Grouchy : une tombe bien à part ! L’ostracisme dont Grouchy fit l’objet le poursuivit jusque dans la mort. En effet, s’il est bien enterré au Père-Lachaise, comme de très nombreux maréchaux du Premier Empire, il n’a pas été inhumé dans le « Quartier des maréchaux » mais assez loin de là, dans la 57e division (avenue latérale du Nord, première ligne). Son cœur est tout de même aux Invalides, mais aucune plaque ne le mentionne dans l’église.
Bazaine : mort en exil ! Inhumé au cimetière de San Justo, en Espagne.
Jules Favre : inhumé au cimetière Notre-Dame à Versailles, non loin des soldats prussiens tombés pendant le siège de Paris.
Boulanger : mort en exil ! Il fut enterré au cimetière d’Ixelles, près de Bruxelles, dans la même tombe que sa maîtresse. Il avait demandé que l’on place dans son cercueil le portrait de Marguerite et une mèche de ses cheveux. Sur la pierre tombale furent ajoutés les mots : Georges, 29 avril 1837 - 30 septembre 1891. « Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ! »
Dupleix : pas de tombe ! Inhumé au cimetière de la Madeleine, comme Louis XVI, Marie-Antoinette et tant d’autres, mais ce cimetière disparaît dans les années qui suivent la Révolution. Les dépouilles qu’il contenait furent transférées aux cimetières des Errancis, puis, de là, aux catacombes.
Montcalm : « désossé » à Québec ! Inhumé en 1759 dans la chapelle des Ursulines, il eut le cercueil et les funérailles des pauvres. Son crâne est aujourd’hui encore présenté dans une vitrine de cette chapelle.
Post-scriptum : dans la mesure où nous avons choisi de circonscrire notre panorama des nullités historiques à la fin du XIXe siècle, les zhéros de l’armée de l’air échapperont pour cette fois à notre enquête ; mais ils ne perdent rien pour attendre !