ARBRES

I

À Georges Ribemont-Dessaignes


En argot les hommes appellent les oreilles
des feuilles
c'est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique
mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien
Qui peut savoir ce qu'ils disent lorsqu'ils parlent des humains
 
Les arbres parlent arbre
comme les enfants parlent enfant
 
Quand un enfant de femme et d'homme
adresse la parole à un arbre
l'arbre répond
l'enfant l'entend
Plus tard l'enfant
parle arboriculture
avec ses maîtres et ses parents
Il n'entend plus la voix des arbres
il n'entend plus leur chanson dans le vent
 
Pourtant parfois une petite fille
pousse un cri de détresse
dans un square de ciment armé
d'herbe morne et de terre souillée
Est-ce… oh… est-ce
la tristesse d'être abandonnée
qui me fait crier au secours
ou la crainte que vous m'oubliiez
arbres de ma jeunesse
ma jeunesse pour de vrai
Dans l'oasis du souvenir
fine source vient de jaillir
est-ce pour me faire pleurer
J'étais si heureuse dans la foule
la foule verte de la forêt
avec la peur de me perdre
et la crainte de me retrouver
 
N'oubliez pas votre petite amie
arbres de ma forêt.

 

II


À Antibes
rue de l'Hôpital
où l'herbe à chats surgit encore indemne entre les pavés
il y a un grand micocoulier
Il est dans la cour de l'asile des vieillards
Hé oui c'est un micocoulier
dit un vieillard assis sur un banc de pierre
contre un mur de pierre
et sa voix est doucement bercée par le soleil d'hiver
Micocoulier
ce nom d'arbre roucoule dans la voix usée
Et il est millénaire
ajoute le vieil homme en toute simplicité
beaucoup plus vieux que moi mais tellement plus jeune encore
millénaire et toujours vert
Et dans la voix de l'apprenti centenaire
il y a un peu d'envie
beaucoup d'admiration
une grande détresse
et une immense fraîcheur.

III


Si jamais à Paris
vous passez par la rue Pillet-Will
qui va de la rue La Fayette à la rue Laffitte
en tournant oblique
emportez une plante
un brin d'herbe
un petit arbre
ou alors il vous arrivera
oh non pas malheur
mais un tel ennui instantané et qui vous attend au tournant que même le petit bossu de la rue Quincampoix en grelotterait d'ennui et d'horreur
pauvre petit spectre
sur lequel cette rue bardée de misère d'or
jetterait
comme une aumône
un froid
 
Celui qui plantera un arbre secret dans la rue Pillet-Will
n'aura son nom marqué sur aucune façade
mais sans le savoir les passants
lui seront très reconnaissants
en écoutant dans cette rue mendiante stricte et veuve de tout
un petit air de musique verte
insolite
salutaire et surprenant.

IV


Dans un bois
un homme s'égare
Un homme de nos jours et des siens en même temps
Et cet homme égaré sourit
il sait la ville tout près
et qu'on ne se perd pas comme ça
il tourne sur lui-même
Mais le temps passe
oui le temps disparaît et bientôt le sourire aussi
Il tourne sur lui-même
qui tourne autour de lui
L'espace est une impasse
où son temps s'abolit
Il a un peu terreur'
il a un peu ennui
C'est idiot se dit-il
mais il a de plus en plus terreur
ennui souci
Est-ce Meudon la Forêt-Noire Bondy
les gorges de Ribemont
d'Apremont
Il sait pourtant
que c'est le bois de Clamart
mais il y a quelque chose dans sa mémoire
dans son imaginatoire
quelque chose qui hurle à la mort
en lui tenant les côtes
Mais il a beau essayer de sourire encore
le fou rire de l'enfance
est enfermé dans le cabinet noir
Il a terreur et panique de logique
et dans ce bois comme navire sur la mer
il a roulis angoisse désarroi de navire
 
Oh je ne suis pas superstitieux
mais je voudrais toucher du bois
pour ne pas le devenir
Toucher du bois
tout est là
Et dans son désarroi
il se fouille comme un flic fouille et palpe un autre être
Pas de cure-dents pas d'allumettes
nulle amulette
Il. est de plus en plus perdu
aux abois comme biche ou cerf
et il oublie de plus en plus
que les arbres sont des arbres
et que les arbres sont en bois
 
Toucher du bois
toucher du bois
Soudain derrière lui tout entier
le bois
dans un véritable fou rire
intact ensoleillé
disparaît
Sur une route
passe un laveur de carreaux
en vélo
une échelle sur l'épaule
beau comme un clown de Médrano
 
Une échelle
une échelle en bois
en bois à toucher
 
L'homme
comme un naufragé hurle terre
comme un assoiffé hurle eau
comme un condamné hurle grâce
l'homme hèle le cycliste
l'homme hurle bois
Le cycliste passe
 
Un corbillard rapide et vide
avec un chauffeur hilare
renverse l'homme sans s'en apercevoir.