À André Verdet
C'est à Saint-Paul de Vence que j'ai connu André Verdet
c'était un jour de fête
et Dieu sait si les fêtes sont belles dans le Midi
un jour de fête oui
et je crois même que c'était la canonisation de saint-Laurent du
Maroni
enfin quelque chose dans ce genre-là
avec de grands tournois de boules des championnats de luttes
religieuses et des petits chanteurs de la Manécanterie
et des tambourinaires et des Arlésiens et des Arlésiennes des
montreurs de ruines des fermeurs de persiennes
et des Saintes Maries de la Mer arrivées en wagon citerne
un musée Dupuytren ambulant
avec ses fœtus transparents ses césariennes de plâtre et ses bubons
fondants
un grand concours de pyjamas de plage et de suspensoirs en
rubans
une exhibition d'exhibitionnistes spectacle interdit aux
enfants
enfin la location des plantes vertes pour cérémonies officielles
battait son plein
Et il y avait des messes de minuit et des vêpres siciliennes dans
tous les coins
et un cosaque
un centenaire avait promis marquant ainsi sa confiance en
l'avenir
de rendre son dernier soupir en présence de ses
concitoyens
mais il reprit goût à la vie en écoutant le tambourin
on fut obligé de l'abattre pour que la fête batte son
plein
à coups de canon dans la prostate
histoire de rigoler un brin
Et en avant la musique en arrière les enfants
et les garçons de café se trompant de terrasse couraient
porter la bière au cimetière du coin
enfin Nice était en folie
C'était le soir de Carnaval et les femmes jolies au bras
de leur galant se pressaient vers le bal
sans parler du combat naval
de beaux officiers de marine sur des canonnières de
nougat
bombardaient les jeunes filles de la ville avec des branches de
mimosas
et des tombolas des manèges de cochons
et beaucoup de reposoirs pour se reposer en regardant passer les
processions
et des fontaines lumineuses des marchands de poil à
gratter
une course d'écrevisses des charmeurs de serpents
et des gens qui passaient tout doucement en se promenant
une boiteuse avec un hussard
un laboureur et ses enfants
un procureur avec tous ses mollusques
un chien avec une horloge
un rescapé d'une grande catastrophe de chemin de fer
un balayeur avec une lettre de faire part
un cochon avec un canif
un amateur de léopards
un petit garçon très triste
un singe avec ses employés
un jardinier avec son sécateur
un jésuite avec une phlébite
et puis la guillotine et puis un condamné
le bourreau avec une angine et une compresse autour du
cou
et ses aides avec un panier
et des arroseurs arrosés des persécuteurs persécutés et des
empailleurs empaillés
et des tambours des trompettes des pipeaux et des cloches
un grand orchestre de tireurs de sonnettes
un quatuor à cordes de pendu
une fanfare de pinceurs de mollets
un maître de chapelle sixtine avec une chorale de coupeurs de
sifflet et une très célèbre cantatrice hémiplégique aérophagique et
reconnue d'utilité publique interprétant « in extremis »
et « gratis pro Deo » sous la direction d'un réputé chef
de clinique la célèbre cantate en dents de si bémol majeur et en
l'honneur du Grand Quémandeur de la Légion d'honneur avec
chœur de dames d'honneur de garçons d'honneur musique d'honneur et
paroles d'honneur
un festival de chansonnettes grivoises
et régal pour les mélomanes
un solo de cigale dans un orchestre de fourmis
trente-deux mille exécutants s'il vous plaît
remarquable musique provençale d'une étonnante couleur
locale
et pour terminer la cigale exécutée par ses exécutants qui
disparaît sans laisser d'autre trace que la mémoire de son
chant
une douzaine d'œufs battus et contents entonnant la Mayonnaise dans
un mortier de velours noir sur la tête d'un
vice-président
une grande reconstitution historique avec saint Louis sous un chêne
regardant tomber un gland. Napoléon à Sainte-Hélène entouré d'os de
tous côtés et Charlotte Corday brûlée vive à Drieu le
Vésinet
et le Masque de fer avec son gant de velours dans la culotte d'un
zouave sous les eaux de la Seine en mille neuf cent dix pendant la
grande inondation
un remarquable tableau vivant où presque tous les morts de la
guerre de Cent ans formaient une pyramide humaine d'un effet tout a
fait saisissant avec le plus petit des morts tout en haut et fier
comme Artaban agitant sans bouger d'un pouce un étendard taché de
sang
et des largesses pour les indigents
un couvre-feu de la Saint-Jean des grandes eaux minérales une
distribution gratuite de pinces à linge de ramasse-miettes de
poignées de main et de bons vœux de Nouvel An
un mât de Cocagne une course en sac un rallye-papier
hygiénique
un steeple chaise à porteurs
compétition publicitaire avec des Rois Soleil de derrière les
fagots hurlant dans des haut-parleurs à chaque virage à chaque
cahot
Ah ! si j'avais une Peugeot !
Et sur une immense estrade de sapin blanc recouverte de tapis
d'Orient des femmes du monde poussaient des cris perçants jetant
sur les coureurs des pots de fleurs des petits bancs
sur cette estrade il y avait aussi un comité des fêtes un
comité des forges deux ou trois syndicats d'initiative
les toilettes les double W.-C. le poste de secours aux noyés une
exposition de frigidaires et de dessous de bras à musique
une dégustation de Bénédictine offerte par des Bénédictins et de
véritable Phosphatine offerte par de véritables
Phosphatins
et la reconstitution exacte et grandeur nature du bazar de la
Charité entièrement construit en amiante à cause de la
sécurité
et dans ce noble édifice provisoire et consacré à la troisième
vertu théologale
de somptueuses douairières debout sur la brèche fières et
infatigables
distribuaient bénévolement à leurs amis et connaissances des laits
de poule aux œufs d'or des pots de vin d'honneur des sandwiches au
jambon et des assiettes au beurre
et tout cela bien sûr y compris les hors-d'œuvre offerts
gracieusement au profit des bonnes œuvres
la boussole des filles perdues
le rond de serviette du vieux serviteur
la dernière cigarette du condamné
l'œuf d'autruche de Pâques pour les familles nombreuses la bûche de
Noël pour les jockeys d'obstacle tombés dans la misère
et la bouche pleine et le jarret tendu des gens connus faisaient
connaissance avec d'autres gens connus
Quand on pense qu'on ne s'était jamais vu disait l'un qui avait
beaucoup de décorations
Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas répondait un
autre qui n'avait pas du tout de menton
Quelle belle fête n'est-ce pas mais quelle chaleur quelle foule et
quelle promiscuité oh ! ne m'en parlez pas c'est vraiment
déplorable que les gens comme il faut soient obligés de côtoyer les
gens comme il ne faut pas et ça donne de beaux résultats tenez vous
me croirez si vous voulez eh bien pas pins tard qu'à l'instant même
et cela s'est passé devant le buffet excellent d'ailleurs le buffet
des ballotines de foie gras absolument divines divines c'est le mot
mais où en étais-je donc ah ! oui figurez-vous disais-je que
pas plus tard que tout à l'heure un de mes bons amis parmi les
meilleurs excellent musicien par ailleurs a été odieusement piétiné
par une bande de mal élevés piétiné non vraiment comme je vous le
dis piétiné devant le buffet et cela à l'instant même où il se
baissait fort imprudemment d'ailleurs pour ramasser son cure-dent
ah ! quelle foule quelle chaleur et quel malheur un ami de
vingt ans évidemment nous étions un peu en froid mais qu'est-ce que
ça peut faire devant la mort est-ce que cela compte ces choses-là
vraiment c'est peu de chose que l'homme ah ! oui peu de chose
vous pouvez le dire peu de chose et nous traversons une vallée de
larmes une vallée de larmes c'est le mot enfin la fête est réussie
c'est le principal enchanté d'avoir fait votre connaissance mais
non je vous assure tout le plaisir est pour moi j'espère que nous
allons nous voir souvent mais bien sûr alors à très bientôt cher
ami à très bientôt mon cher président
En somme pour résumer beaucoup de beau monde sur cette
estrade
et beaucoup aussi tout autour
Et des baraques foraines avec des avaleurs de sabre au
clair
des jeteurs de mauvais sort des diseuses de bonne aventure et des
remonteurs de moral et des retardeurs de pendule des dompteurs de
puces à l'oreille des traîneurs de glaive des rallumeurs de
flambeaux des imitateurs de Jésus-Christ des jongleurs de
Notre-Dame de Lourdes
des prétendants à la couronne d'épines et des rempailleurs de
prie-Dieu
et des dames patronnesses et des messieurs patrons qui battaient la
campagne et la grosse caisse d'épargne devant l'édifiant
carton-pâte d'un authentique décor de légendaire moulin à
vent
0ù se pressait un certain nombre de Grands Meaulnes de Petits
Pas-Grand-chose et de polytechniciens savants autour d'un petit
vieillard dur d'oreille vêtu d'un exemplaire costume de chèvre de
Monsieur Seguin
qui leur lisait l'avenir de l'intelligence dans le poil de la
main
Et il y avait aussi naturellement le bal des petits pis blancs où
la jeunesse dorée faisait ses tours de vache à deux et à trois
temps et des mater dolorosa des beaux-pères fouettards des petits
pères la colique des grand-mères mitoyennes des grands-pères
putatifs des arrière-grands-pères Dupanloup et des
arrière-grand-mères Caspienne regardaient avec attendrissement tout
en posant négligemment pour la galerie d'ancêtres leurs petits
enfants vachant gaiement la vache au bal des petits pis
blancs
leurs enfants d'un même lit ou d'un lit d'à côté leurs filles du
calvaire et leurs garçons manqués et les belles-sœurs
latines
et les arrière-cousins germains et leurs fils à soldats les
beaux-fils à papa et les petites sœurs des pauvres et les grandes
sœurs des riches les oncles à héritage et les frères de la cote
Desfossés
Un peu plus loin la jambe en l'air et les jupes retroussées des
dames de la meilleure société à capital variable et responsabilité
limitée exécutaient avec une indéniable furia francese un
impeccable bien qu'un tantinet osé véritable french cancan
français
cependant qu'au milieu de la réprobation générale un escadron de
petites orphelines sous la conduite d'une belle-mère supérieure qui
l'avait conduit là par erreur traversant le bal les cheveux tirés
le dos voûté les yeux baissés et strictement vêtu de noir animal de
la tête aux pieds disparaît en silence comme il était entré en
silence sans rien dire et au pas cadencé et retourne se perdre dans
la foule des pinceurs de mollets
Dans la foule des pinceurs de mollets des coureurs de guilledou des
doreurs de pilules des bourreurs de mou des collectionneurs de
dragées manquées des récupérateurs de dommages de guerre des
receveurs de coups de pied an cul des amateurs de claques dans la
gueule des embobineurs de fil de la Vierge des cramponnes
d'ambassade des batteurs de tapis des détacheurs de coupons des
pousseurs de verrou des porteurs de bonne parole des preneurs de
paris des donneurs d'hommes des buveurs d'eau des concasseurs
d'assiettes des mangeurs de morceau des retourneurs de veste des
rêveurs de plaies et bosses des dresseurs de meute des tourmenteurs
jurés des prêteurs de main forte des metteurs de main au collet des
chefs de bande molletière et des Basques
des Basques oui
beaucoup de Basques un grand nombre de Basques une foule de
Basques
car certainement ces gens qui déniaient sans aucun doute c'étaient
sûrement des Basques à en juger par leur béret des Basques qui
défilaient
comme un seul homme
un seul homme tout seul sous le même béret
qui défilait comme un seul homme tout seul en train de s'ennuyer et
qui ne rencontre personne sans se croire obligé de saluer
des Basques et des Basques encore des Basques toujours des Basques
et sur les trottoirs d'autres Basques regardant les Basques défiler
et puis leur emboîtant le pas déniant soudain à leur tour défilant
au son du tambour
de Basque
Et André Verdet
qu'est-ce qu'il faisait dans tout cela
rien
trois fois rien dix fois rien cent fois rien
absolument rien
il n'avait rien à voir absolument rien à voir avec cette
fête-là
et pourtant il était du pays comme on dit
mais on dit tant de choses du pays dans tous les pays
surtout du pays basque
et ces choses-là André Verdet les connaît dans les coins dans les
mauvais coins
et il en a sa claque comme on dit
car on dit cela aussi
il en a vu d'autres entendu d'autres
il connaît la musique
c'est un homme qui revient de loin André Verdet
et qui y retourne souvent
et c'est là que je l'ai rencontré précisément
dormant couché dans la campagne ce fameux jour de fête au pied d'un
olivier
comme un cornac dormant couché aux pieds d'un éléphant et la
comparaison est exacte
parce qu'un bois d'oliviers quand la nuit ne va pas tarder à
tomber
c'est tout à fait un troupeau d'éléphants guettant le moindre bruit
immobile dans le vent
et c'est vrai que l'olivier et l'éléphant se ressemblent
utiles tous deux
utiles anciens identiques graves et souriants
et tout nouveaux tout beaux malgré le mauvais temps
paisibles tous les deux et de la même couleur
ce gris vivant émouvant et mouvant
cette couleur d'arbre et d'éléphant qui n'a absolument aucune
espèce de rapport avec aucune espèce de couleur qu'il est convenu
d'appeler locale
cette couleur de tous les pays et d'ailleurs peut-être aussi cette
couleur vieille comme le jour et lumineuse aussi comme
lui
cette couleur des vraies choses de la terre
la couleur de l'hirondelle qui s'en va
la couleur de l'âne qui reste là
vous savez l'âne
l'âne gris
l'âne gris qui refuse soudain d'avancer parce que soudain il a
décidé qu'il n'avancerait pas d'un pas
et qui vous regarde avec son extraordinaire regard d'âne
gris
Oh ! âne gris mon ami mon semblable mon frère comme aurait dit
peut-être Baudelaire s'il avait comme moi aimé les ânes
gris
je viens encore une fois de me servir de toi
je t'ai couché là sur le papier et ce n'est pas pour que tu te
reposes
non je t'ai couché là pour me servir
pour me servir de comparaison
pour que tu nous rendes service à André Verdet à moi et à
d'autres
il ne faut pas m'en vouloir
c'était nécessaire
et tu n'es pas arrivé dans cette histoire comme le cheveu sur la
soupe
mais bien comme le sel ou la cuillère
dans la soupe
tu es arrivé à ton heure et sans doute nous avions
rendez-vous
alors je vais profiter de ta présence pour parler un peu de toi en
public
Regardez l'âne Messieurs
regardez l'âne gris regardez son regard
hommes au grand savoir
coupeurs de chevaux en quatre pour savoir pourquoi ils
trottent
et comment ils galopent
regardez-le et tirez-lui le chapeau
c'est un animal irraisonnable et vous ne pouvez pas le
raisonner
il n'est pas comme vous vous dites composé d'une âme et d'un
corps
mais il est là tout de même
il est là
avec André Verdet avec beaucoup d'autres avec les oliviers avec les
éléphants avec ses grandes oreilles et ses chardons
ardents
il est là inexplicable inexpliqué
et d'une indéniable beauté
surtout si on le compare à vous autres et à beaucoup d'autres
encore
hommes à la tête d'éponge
hommes aux petits corridors
il est là
travailleur fainéant courageux et joyeux
et marrant comme tout
et triste comme le monde qui rend les ânes tristes
et d'une telle grandeur d'âne que jamais au grand jamais vous
entendez Messieurs
et même si vous vous levez la nuit pour l'épier jamais au grand
jamais aucun d'entre vous ne pourra jamais se vanter de l'avoir vu
ricanant menaçant humiliant triomphant coiffer d'un bonnet d'homme
la tête de ses enfants
lève-toi maintenant âne gris mon ami
et au revoir et merci
et si tu rencontres le lion le roi des animaux
oui si tu le rencontres au hasard de tes tristes et dérisoires
voyages domestiques
n'oublie pas le coup de pied de la fable
le grand geste salutaire
c'est pour l'empêcher de se relever et de s'asseoir sur lui et sur
ses frères qu'un âne bien né se doit de frapper le lion même quand
il est à terre
au revoir mon ami mon semblable mon frère
Et l'âne gris s'en va gentiment comme il est venu et disparaît dans
le bois d'éléphants où dort André Verdet
André Verdet couché au pied de l'arbre qu'on appelle olivier et
aussi quelquefois arbre de la paix et dont nous avons dit plus haut
si nos souvenirs sont exacts qu'il était utile alors que c'était
indispensable qu'il aurait fallu dire
Enfin le mal est réparé
indispensable l'olivier
indispensable avec ses olives et l'huile de ses olives comme la
vigne avec son vin le rosier avec ses roses l'arbre à pain avec son
pain le chêne-liège avec ses bouchons le charme avec son charme le
tremble avec son feuillage qui tremble dans la voix de ceux qui
disent son nom
indispensable comme tant d'autres arbres avec leurs fruits leur
ombre leurs allées leurs oiseaux
indispensable comme le bûcheron avec sa hache
le marchand de mouron avec son mouron
indispensable
alors qu'il y a d'autres arbres qu'on se demande à quoi ça sert
vraiment
l'arbre généalogique par exemple
ou le saule pleureur qu'on appelle aussi parait-il arbre de la
science infuse du bien mal acquis ne profite jamais et du mal de
Pott réunis amen
ou le laurier
parlons-en du laurier
quel arbre
à toutes les sauces le laurier et depuis des éternités à toutes les
sauces et dans toutes les bonnes cuisines roulantes dignes de ce
nom accommodant à merveille les tripes an soleil et à la mode des
camps
et dans la triste complainte des incurables infirmières pour calmer
l'insomnie du pauvre trépané
chers petits lauriers doux et chauds sur ma tête
à toutes les sauces le laurier
vous n'irez plus au bois vos jambes sont coupées
mais laissons là le laurier avec ses vénérables et vénéneuses
feuilles de contreplaqué ingénieusement liées entre elles par
d'imperceptibles fils de fer barbelés
laissons-le tomber le laurier
tressons-lui des lauriers au laurier
et qu'il se repose sur ses lauriers
le laurier
qu'il nous foute la paix
et qu'on n'en parle plus du laurier
parlons plutôt d'André Verdet
André Verdet toujours dormant dans la campagne couché dans son bois
d'éléphants et se promenant à dos d'olivier un peu partout à toute
vitesse sans se presser et dans le sens contraire des aiguilles
d'une montre parmi les ruines des châteaux en Espagne à Barcelone
sur la Rambla place de la Bastille à Paris un beau soir de quatorze
Juillet quand les autobus s'arrêtent de rouler pour vous regarder
danser
se promenant les yeux grands ouverts sur le monde entier
le monde entier comme un cheval entier
un cheval entier tombé sur la terre et qui ne peut plus se relever
et le monde entier qui le regarde sans pouvoir rien faire d'autre
que de le regarder
le monde entier coupé en deux le monde entier impuissant affamé
ahuri résigné le monde entier le mors aux dents et le feu au
derrière tortionnaire et torturé mutilé émasculé affolé
désespéré
et tout entier quand même accroché à l'espoir de voir le grand
cheval se relever
et André Verdet écrit des poèmes
des poèmes de sable
et il les jette sons les pieds du cheval
pour l'aider
des poèmes sous les pieds du cheval
sur la terre
Pas des poèmes le doigt aux cieux les yeux pareils les deux mains
sur le front et l’encre dans la bouteille
pas des poèmes orthopéguystes mea culpiens garinbaldiens
pas des poèmes qui déroulent comme sur Déroulède leurs douze néo
pieds bots salutaires réglementaires cinéraires exemplaires et
apocalyptiques
pas de ces édifiantes et torturantes pièces montées
où le poète se drapant vertigineusement dans les lambeaux tardifs
et étriqués de son complet de première communion
avec sur la tête un casque de tranchée juché sur les vestiges d'un
béret d'étudiant
se place soi-même tout seul arbitrairement en première ligne de ses
catacombes mentales
sur sa petite tour de Saint Supplice
au sommet de sa propre crème fouettée
donnant ainsi l'affligeant spectacle de l'homme affligé de
l'affligeant et très banal complexe de supériorité
Non
André Verdet et il n'est pas le seul écrit des poèmes de vive
voix
de la main à la main de gaieté de cœur et parce que ça lui fait
plaisir
et il se promène dans ses poèmes à la recherche de ce qu'il
aime
et quand il trouve ce qu'il aime il dit bonjour et il salue oui il
salue ceux qu'il rencontre quand ils en valent la peine
ou le plaisir
ou la joie
et il salue le soleil des autres quand les autres ont un
soleil
il salue le jour qui se lève
ou qui se couche
il salue la porte qui s'ouvre la lumière qui s'allume le feu qui
s'éteint
le taureau qui s'élance dans l'arène
la mer qui se démonte qui se retire qui se calme
il salue aussi la rivière qui se jette dans la mer
l'enfant qui s'éveille en riant
la couturière qui se pique au doigt et qui porte à ses lèvres la
petite goutte de sang
le lézard qui se chauffe au soleil sur le mur qui se lézarde lui
aussi au soleil
l'homme libre qui s'enfuit qui se cache et qui se défend
l'eau qui court la nuit qui tombe les amoureux qui se caressent
dans l'ombre qui se dévorent des yeux l'orage qui se prépare la
femme qui se fait belle l'homme pauvre qui se fait vieux et le
vieillard qui se souvient d'avoir été heureux et la fille qui se
déshabille devant le garçon qui lui plaît et dans la chambre leur
désir qui brille et qui brûle comme un incendie de forêt
il n'est pas difficile André Verdet
À tous les coins de rue il rencontre les merveilles du monde et il
leur dit bonjour
il dit bonjour à ceux qui aiment le monde
mais les autres il ne leur dit pas bonjour
absolument pas
Les autres qui se font souffrir qui se font des idées qui se
rongent les ongles des pieds en se demandant comment ils vont finir
leurs jours et où ils vont passer leur soirée
les autres qui s'épient s'expliquent se justifient se légitiment
qui se frappent la poitrine qui se vident le cendrier sur la tête
qui se psychanalysent les urines qui se noient dans la cuvette qui
se donnent en exemple et qui ne se prennent pas avec des
pincettes
les autres qui s'accusent qui se mettent plus bas que terre qui
s'écrasent sur eux-mêmes et qui s'excusent de vivre
les autres qui simulent l'amour qui menacent la jeunesse qui
pourchassent la liberté
les autres à tue et à toi avec leur pauvre petit moi et qui
désignent la beauté du doigt.
(Juillet 1943)