CHAPITRE IX
Cal
Il y a plus de trois semaines que j'ai mis les Vahussis au travail. Ils se sont enthousiasmés et auraient détruit
le soir même les arbres à pain ! Il a fallu que je leur recommande d'aller en chercher loin du village. Tout le monde voulait son arc. Le lendemain, je me suis rendu compte qu'il fallait aménager des instructions. Aux femmes, j'ai conseillé des arcs de 1,70 m, et aux hommes, de 2 à 2,20 m, suivant la taille de chacun ; il y en a ici qui me dépassent d'une bonne tête.
Le soir, j'ai raconté à la veillée que j'avais vu utiliser cette arme très loin dans le sud et que je n'en étais pas l'inventeur. J'ai insisté là-dessus en ajoutant que j'avais vu aussi bien d'autres choses que je leur enseignerais, histoire de ménager l'avenir.
Je ne sais pas quelle est la longévité des Vahussis. Étant donné leur façon de vivre et le climat, j'ai l'impression qu'ils doivent atteindre en moyenne quatre-vingts ans. C'est énorme à ce stade de l'évolution, mais il y a peu de maladies et un enfant qui passe le cap de la première année a de bonnes chances de vivre ses quatre-vingts ans. Autre chose qui m'a frappé, les vieillards voient leurs forces décliner, bien sûr, mais jusqu'au dernier moment, ils sont valides et capables de s'occuper d'eux-mêmes. Ils dorment souvent, c'est tout, mais ils s'intéressent à la vie commune et racontent des souvenirs. Ils ont un rôle de conseiller dans tous les domaines. Car il n'y a pas de chef, chez les Vahussis. Ne faisant pas la guerre, ils n'en ont jamais eu besoin.
En fait, il n'y a jamais eu à prendre une décision commune. Pas même d'assemblée d'anciens ; ils ne sont absolument pas structurés. C'est merveilleux, mais dangereux aussi, car ils seront amenés tôt ou tard à la structuration, par la loi même de l'évolution.
Il faudra les conduire peu à peu à cela aussi ,discuter ensemble des différents systèmes pour qu'ils choisissent délibérément celui qui leur convient, tout en connaissant les autres. Ainsi, on ne pourra jamais les bluffer en leur apportant un système inconnu, ce qui coupe l'herbe sous le pied à un éventuel dictateur.
Je sais que mes projets auront pour conséquence d'amener les Vahussis à la tête de l'évolution pour plusieurs siècles, mais je compte les préparer à ce rôle. Ensuite, il en restera forcément une façon de penser, une psychologie inhérente à la race elle-même qui survivra aux avatars de l'évolution. Car lorsque je pense aux Vahussis, je pense à la race et pas seulement à ce village-ci. J'ai appris qu'un village de l'est fabrique des objets de fonte et je vais utiliser ce principe, en essayant de spécialiser chaque village ; ceci les incitera aux échanges, donc aux relations, et fera circuler les idées. Je crois que cette race s'étend de part et d'autre du grand lac, sur une surface représentant l'ancienne Europe occidentale : Portugal, Espagne, Italie, France, Suisse, Allemagne, Belgique, Pays-Bas. Ce n'est pas grand au regard de notre ancienne Europe à l'échelon du continent, mais ici c'est important. En tout cas, des relations entre de telles distances existent déjà. Je crois qu'autrefois, les Vahussis voyageaient beaucoup et qu'ils sont d'ailleurs originaires d'une autre région.
Pour l'instant en tout cas, j'ai beaucoup plus de combattants que je ne l'espérais. Tout le monde veut en être, même les enfants. Pour ceux-ci, j'ai eu des inquiétudes parce qu'ils sont libres et personne ne les aurait empêchés de se battre ! Je leur ai expliqué qu'ils seraient utiles en surveillant le pays, en servant d'éclaireurs. Ils ont déjà l'habitude de regarder autour d'eux, en surveillant les troupeaux. Je les ai disséminés à une vingtaine de kilomètres du village, sur les hauteurs, pour être renseigné sur l'approche des guerriers.
Car pour faire manœuvrer les Vahussis, ça ne va pas être de tout repos. Il m'a déjà fallu déployer des trésors de persuasion pour faire admettre aux gosses qu'ils ne devaient pas emporter d'arcs avec eux. Car il suffirait que les guerriers en trouvent un pour qu'ils en fabriquent et nous écrasent. Je dois dire que pour cela Salvokrip m'a été très utile. Il jouit d'un prestige étonnant auprès des enfants.
Tout le village s'est donc mis au travail et il y a plus de cent arcs de construits. Pour les flèches, j'ai dû également me battre. Il est fastidieux d'en fabriquer. Avec une dizaine chacun, ils s'estimaient heureux. Or ils ne tirent pas encore assez juste pour limiter leurs munitions. J'ai obtenu leur parole d'en faire chacun une centaine dont dix sont utilisées pour l'entraînement. Chaque matin et chaque soir, il y a une séance commune d'exercice sur des cibles dispersées sur la plage, à 70 mètres. Au début, les résultats étaient navrants, mais ils se sont améliorés au point que j'ai tracé des silhouettes humaines en soulignant le tronc et le ventre. Quatre flèches sur huit s'y plantent, ce que j'estime satisfaisant. En outre, le tir au commandement me servira à leur faire exécuter des salves, ce qui est beaucoup plus efficace. Curieusement, toutes les lectures des bobines magnétiques de mon enfance me reviennent en mémoire. Je ne pensais pas connaître autant de choses!
Stimulés peut-être, Salvokrip et Louro sont devenus de bons tireurs.
Sur mes conseils, ils se fabriquent des flèches à pointe de fonte pour la chasse. Ils se sentent plus tentés d'aller en expédition ; en effet, outre les antilopes-léopards et les ours que j'ai rencontrés, il existe un fauve, l'oboul, dont les descriptions me font penser au tigre pour la taille, et au lion pour la crinière. Particulièrement féroce, il paraît qu'en cette saison il émigre, mais ne va pas tarder à revenir. Les obouls ont toujours terrorisé les Vahussis qui, pour cela, voyagent assez peu, bien que ce soit considéré comme un acte important. Je n'ai pas encore bien éclairci ce point.
Je suis en train de diriger le tir d'un groupe de femmes lorsqu'un enfant arrive en courant. Il paraît à bout de forces.
— Cal... Cal, ils sont là-bas.
— Du calme, reprends ton souffle, tu m'expliqueras après, je fais pour lui laisser le temps de retrouver ses esprits.
Les femmes l'entourent et je dois élever la voix pour permettre au gosse de se calmer. Je le connais, il était au sud-ouest du village. Il semblait que les assaillants aient fait un détour par le sud. Ils ne savent probablement pas où se trouve chaque village et avancent au zigzag.
— Dis-moi d'abord si tu penses qu'ils t'ont vu, je demande au garçon dès qu'il a repris un peu de couleur.
— Oh ! Oui ! Je dormais après manger et j'ai entendu des bruits du côté de mes bêtes. Il y avait deux guerriers, très grands, très forts, terribles, qui essayaient d'en attraper. Je me suis sauvé.
— Est-ce que tu as vu leur troupe?
— Plus loin, je me suis arrêté. Ils m'avaient poursuivi un peu, mais je courais trop vite, alors ils sont repartis.
Je pense qu'ils ont plutôt voulu voir dans quelle direction s'enfuirait le gosse pour connaître aussi celle du village.
— Et alors, je demande?
— Je les ai vus, au loin. Ils sont beaucoup.
— Combien de doigts-les-mains? J'interroge,
— Plus que des mains-les-mains.
Dans le jargon Vahussi, ça veut dire plus de cent ! Mais il doit y avoir des prisonnières, là-dedans. Tout de même, ça fait un bon paquet... Il faut leur tendre une embuscade, mais comment ? Pour bien faire, les Vahussis devraient être à l'abri d'un corps à corps et des javelots ; donc une quarantaine de mètres. Et les assaillants, découverts.
Facile à dire !
Je demande aux femmes d'aller porter la nouvelle au village et de faire venir tout le monde avec arcs et flèches. Puis je rentre au bungalow pour trouver Louro. Salvokrip arrive en même temps que moi, déjà au courant. Je réfléchis à voix haute, en traçant sur le sol un vague plan de la région que les deux gars précisent.
La solution vient d'un seul coup. Les ravins! Il y a une série de petits ravins à 4 ou 5 kilomètres d'ici, dans le sud-ouest. Les bords sont difficilement accessibles, mais les creux, très giboyeux, sont libres.
Peu d'abris. Mon plan s'articule très vite.
*
**Le jour est proche. Presque tous les Vahussis sont couchés près de moi et beaucoup d'eux ont dû passer une nuit blanche! J'ai interdit les feux.
Hier soir, il était déjà tard lorsque l'enfant est arrivé, et, tenant compte que les guerriers devaient être arrêtés pour la nuit — ils voudront sûrement nous attaquer dans la matinée histoire d'avoir le temps de profiter du massacre —, j'ai emmené tout le monde au pas de course vers le grand ravin. Nous y sommes arrivés de justesse, avec les derniers moments de clarté. Tout le monde s'est rassemblé sur le point le plus haut pour passer la nuit. Dès que l'obscurité s'est faite, on a aperçu des lumières, au loin : le campement ennemi. Ça m'a fait du bien et les Vahussis ont pris un peu confiance. Dame, c'est qu'ils avaient accepté de me suivre sur ma seule conviction de ce que feraient les guerriers ! Et puis ils étaient repris par les vieilles habitudes de fuite. Enfin, ils se sont installés pour dormir, sans manger d'ailleurs. On n'avait pas eu le temps d'emporter de nourriture.
Dans le noir, quelqu'un est venu s'installer près de moi ; Mez, qui n'a rien dit mais qui a pris ma main. Mez ! Sa blondeur, son sourire merveilleux, ses gestes si gracieux ! Depuis ma conversation avec Sospal, je n'ai pas eu le temps de lui parler. Mais elle semble avoir compris et attendre que le moment soit venu. Comme si elle savait déjà que je l'aime. Oui, au fond, elle le sait sûrement. Pourtant quelque chose me freine terriblement, le fait de savoir qu'irrémédiablement, elle me quittera ; enfin, il y a quatre-vingts chances, ou risques plutôt, sur cent. C'est normal, pour elle. Pas pour moi, malheureusement. A moins que je ne le souhaite moi aussi d'ici à quelques années. Mais elle en aura assez de moi ; je ne suis pas Vahussi, je ne supporterai pas son départ ! Sospal a raison... Je me suis endormi sur cette pensée.
Je suis maintenant réveillé depuis une heure et je revois mon plan.
Mez y tient un rôle dangereux et je n'aime pas cela ; mais elle l'a voulu. Avec dix autres jeunes femmes, elle doit faire mine d'être surprise par les Tocosabs — je les appelle comme ça pour la facilité, encore qu'il y ait de bonnes chances pour ce soit eux —, et s'enfuir en direction du ravin.
Le jour.
Avec Salvokrip, je désigne deux groupes d'égale force qui s'installeront de part et d'autre du ravin. Louro commandera le premier, qui va rester ici, et Salvokrip, le second, qui passera en face. C'est moi qui ai insisté pour cela, afin que les chefs soient des Vahussis. C'est important pour les futurs récits de ce combat. Je me bornerai à donner le signal du tir. Il est entendu que nous ne tirerons que par salves, mais je doute que cette discipline aille au-delà de la deuxième salve. De toute manière, à ce moment, on saura à quoi s'en tenir.
Mez vient près de moi.
— Nous partons, Cal...
Je la regarde un instant, sans rien dire. Puis instinctivement, je la saisis aux épaules, l'attire doucement à moi et dépose un baiser sur ses lèvres. Elle a l'air très surprise... et troublée aussi. Les Vahussis ne connaissent pas le baiser sur les lèvres, du moins je ne crois pas.
En tout cas, Mez ne devait pas connaître.
— Cours très vite, Mez, je veux te revoir! Mais si tu devais être prisonnière, ouvre bien les yeux, à chaque instant, car je viendrai te chercher.
Elle a un petit sourire
— Décidément, tu as encore bien des choses à apprendre, Cal.
Quand un homme dit à une femme qu'il viendra la chercher, c'est qu'elle lui a déjà donné son accord. Et tu ne m'as encore rien demandé. Moi, je voudrais savoir ce que cela veut dire?
— Quoi ? Je dis interloqué.
— Ça, elle fait en se penchant vers moi pour me rendre mon baiser.
— Je... je t'expliquerai plus tard.
— Après la bataille ? Elle répond avec un petit sourire amusé.
Je hoche la tête sans répondre et me dirige vers Salvokrip.
*
**Je surveille le groupe de femmes, regrettant de ne pas avoir mes jumelles.
Elles fuient devant les Tocosabs. Voilà un truc que je n'avais pas prévu : seul un petit groupe de guerriers s'est mis à leur poursuite !
Et puis je songe que, finalement, ce n'est pas plus mal. Ils sont sept ou huit, c'est bien le diable si une salve de soixante flèches ne les abat pas du premier coup ! Ça donnera confiance à mes gars. Mais il faudra enlever les corps avant l'arrivée du gros de la troupe. Étant donné l'avance des filles, qu'elles laissent diminuer lentement, la troupe devrait arriver une dizaine de minutes plus tard.
Elles sont maintenant à 150 mètres de notre position qui se trouve elle-même au milieu du ravin. Je fais signe à tout le monde de s'aplatir et d'écouter mon signal.
Les voilà. Elles passent devant nous, sans lever la tête, ce que j'avais bien pris soin de leur recommander.
Les Tocosabs !
Ce sont de beaux guerriers, mieux bâtis que les Vahussis, plus larges mais peut-être moins grands, redoutables en tout cas. Ils ont une longue foulée souple. Chacun porte une sagaie à la main et une autre dans le dos, accrochés à un lien en travers des épaules.
Une petite contraction à l'estomac : je n'ai jamais tué un homme...
— Tirez !
J'ai lancé le commandement d'une voix sèche. Une série de sifflements et une nuée de flèches filent vers le bas. Trois hommes seulement sont tombés et je m'inquiète brusquement.
— Visez les pieds, les pieds, je hurle, pendant qu'en bas, les survivants se sont arrêtés, regardant autour d'eux sans comprendre.
Attention... Tirez !
Cette fois les cibles étaient immobiles et le tir plus facile. Les cinq survivants s'effondrent, hérissés de flèches.
— Silence, je crie pour prévenir les hurlements qui pourraient saluer cette victoire et donner l'éveil au reste de la troupe.
Louro va descendre avec quelques hommes pour déblayer le terrain. Je l'agrippe au passage.
— Dis à ceux qui sont en face qu'ils doivent viser les pieds et qu'ils attendent chaque commandement pour tirer.
Il fait signe qu'il a compris et file. Moi je cavale le long de notre ligne de tir pour faire la même recommandation.
Tout est net. Même les flèches plantées dans le sol ont été enlevées, lorsque la troupe arrive à son tour. Les guerriers sont suivis des prisonnières, une longue file de femmes marchant la tête baissée, ployant sous des charges : le butin, sûrement. Au milieu des guerriers marche un personnage arrogant, une sagaie ornée de morceaux de tissu à la main. Leur chef, probablement. Celui-là, il faut l'avoir dès le début. Je me le réserve. J'attends le plus longtemps possible, puis bande mon arc, visant soigneusement les talons du chef, là-bas, à 30 mètres.
— Tirez!
J'ai lâché ma flèche qui vole et s'enfonce dans les reins du Tocosab.
Une immense clameur. Les Vahussis libèrent ainsi leur peur, probablement. Une autre flèche, vite. Là-bas, c'est l'affolement chez les prisonnières, et les guerriers, eux, courent dans tous les sens, affolés aussi, mais difficiles à viser.
— Tirez!
La seconde volée descend cinq ou six guerriers seulement. Cette fois, ils ont relevé la tête et nous ont repérés. Du coup leur terreur est moins grande. Ils ont aperçu leur ennemi, donnant ainsi un visage à la mort qui les frappait.
Je m'étais douté que mes tireurs, excités, pourraient perdre une partie de leur précision. C'est pourquoi j'ai désigné deux groupes qui bouchent l'extrémité du ravin, afin d'éviter que les Tocosabs se sauvent et reviennent nous prendre par-derrière. J'avise Louro et lui gueule de dire à ses gars de viser soigneusement et calmement. Il me fait signe qu'il a compris. En bas, la mort ou la mise hors combat de leur chef, empêche les Tocosabs de s'organiser. Quatre guerriers entreprennent de balancer leur sagaie qui ne viennent pas jusqu'à nous, mais déclenchent une grosse rigolade dans nos rangs! II faut vraiment avoir le sens de l'humour ; moi je me sens plutôt nerveux !
Un petit groupe fonce vers nous, escaladant le bord du ravin. Les premiers mètres sont vite avalés, mais ils ralentissent beaucoup après. Je me penche, ajuste le premier à 20 mètres et lance ma flèche. Atteint en plaine poitrine, le type pousse un hurlement et bascule en arrière. Aussi calmement que je le peux, j'ajuste le second qui écope de trois flèches avant que je n'aie eu le temps de tirer. Le suivant bascule à son tour. J'ai tiré bas et il est touché au ventre. Une vraie charge sur l'autre flanc du ravin. Je vois Salvokrip hurler ses ordres, debout sur le rebord. Il a réussi à faire tirer une salve à sept ou huit de ses gars, les plus proches, et ils font presque tous mouche. Je me mets de la partie et vise les plus bas sur la pente pour éviter un accident au sommet. Je loupe en beauté mon gars. Il faut dire qu'il y a 70 mètres facilement. Mais Salvokrip me paraît s'en tirer et je reviens au reste de la troupe, en bas. Ils ont enfin l'idée de se sauver et foncent individuellement vers la sortie ouest par laquelle ils sont venus. Je préviens le petit groupe laissé là-bas et leur commande une salve. Ils sont plus calmes et touchent la moitié des assaillants. A la troisième salve, il n'y a qu'un rescapé qui s'enfuit à toute vitesse, poursuivi par deux Vahussis.
Ça se termine, quand je me rends compte que l'on se bat en bas. Ce sont les prisonnières qui se révoltent contre leurs vainqueurs et les zigouillent les uns après les autres. Peu à peu il se fait un grand silence. On n'entend plus que les râles des blessés que les femmes achèvent. C'est un bain de sang, une fureur ignoble. Je les comprends, bien sûr, mais d'ici le spectacle est difficile à supporter.
Des Vahussis descendent la pente en face, suivant Salvokrip. Les femmes ont un mouvement de recul, puis la première laisse tomber la sagaie, rouge de sang, qu'elle avait ramassée et se met à pleurer doucement. Un Vahussi approche et lui parle à voix basse.
C'est fini. Il ne reste plus un Tocosab vivant, car ce sont bien eux, mon voisin vient de me le confirmer. Ceux que nous n'avons pas abattus ont été massacrés par les femmes dont dix environ ont été tuées. C'est un immense charnier, impressionnant. Maintenant que le danger est passé, on peut se permettre d'avoir des bons sentiments...
— Louro, je fais en accrochant le grand gars, il faut ensevelir ces morts. Dis à tes amis de leur enlever tous leurs biens qui serviront aux prisonnières, et fais-les enterrer.
Il comprend et demande des volontaires d'une voix forte qui secoue les Vahussis, les réveillant d'une sorte d'hébétude.
Une chose me tracasse. Deux chefs se sont révélés aujourd'hui : Louro et Salvokrip. Je ne voudrais pas qu'ils en viennent à se dire qu'il y en a un de trop.
Déjà le semblant de discipline qui unissait les Vahussis s'est effondré et plusieurs d'entre eux ramassent leurs affaires pour rentrer au village. Mez est parmi eux et je les rattrape pour en prendre la tête. Personne ne dit mot. Arrivé à l'orée du sous-bois, je prends le trot, traverse le village et arrivant à la plage, lâche arc et carquois pour me jeter à l'eau. J'éprouve un besoin physique de me laver, de me purifier de tout ce sang répandu. Finalement, les Tocosabs n'avaient aucune chance contre l'avantage que j'ai donné au village, en leur faisant découvrir l'arc.
Je glisse sur le dos, sans faire un geste. En fait, ce n'est pas seulement l'arc, mais la façon de l'utiliser, qui a fait la décision. Et voilà un bon exemple de ce que je me disais l'autre jour. Sans l'efficacité des salves, je crois que des Tocosabs auraient pris pied sur les flancs du ravin et ils auraient été vainqueurs. En les voyant si près, les Vahussis auraient retrouvé leurs vieux instincts et se seraient sauvés ! L'arc, c'est bien, mais, ce n'est que la moitié du chemin : l'autre, c'est l'utilisation qu'on en fait.
Les Vahussis m'ont suivi. En me retournant, je les vois tous à l'eau, plus loin. Ils recommencent à se parler, ayant surmonté leur sentiment de dégoût. Une tète émerge près de moi : Mez, qui sourit.
J'avance les lèvres et dépose un baiser sur sa bouche, plus prolongé que tout à l'heure. Je vois ses yeux bruns qui pétillent, grands ouverts. Puis je n'y tiens plus et l'enlace, la serrant contre moi à la briser. J'entends des petits gémissements et me rends compte que c'est moi. Une gigantesque vague de tendresse faite de tous les sentiments refoulés depuis mon arrivée sur cette planète, m'inonde, me bouscule, me précipite vers Mez qui a l'air émerveillé de la puissance que je mets à mon étreinte. Je la repousse à bout de bras.
— Mez, veux-tu?
— Enfin ! Tu as été long, Cal! Je finissais par craindre que tu ne me demandes jamais. Et je ne voulais pas te demander, moi. Je sentais, enfin... Sospal m'a dit qu'il fallait que j'attende, que tu ne comprendrais peut-être pas si je te demandais. Il fallait que ce soit toi. C'est vrai, Cal?
Je me sens troublé, car elle a probablement raison malgré tout ce que je me dis, tout ce que je sais de la façon de vivre d'ici. D'un autre côté, j'avais besoin d'aide.
— Oui et non, je réponds, enfin... c'est difficile à expliquer, tu sais.
— Moi je sais, depuis ton arrivée en pirogue avec Louro. Une femme sait, tu comprends? Je ne te regardais pas, mais je sentais ton regard si fort... que j'ai su!
Je lui prends la main, repris par le tourbillon de tout à l'heure.
— Viens, Mez, tu veux bien?
Elle a un petit sourire à la fois amusé et heureux, et se borne à hocher la tête. Puis c'est elle qui m'entraîne vers la droite de la plage, la forêt.
Un tapis d'herbes douces. Mez se jette au sol et je me retrouve près d'elle, tremblant comme un vrai jeune marié. C'est un peu cela d'ailleurs. Je n'ai jamais été marié, sur terre, je n'en ai jamais éprouvé le besoin. J'étais heureux seul, me bornant à des aventures de week-end, charmantes mais sans profondeur. Pourtant, je m'imaginais très bien tremblant comme maintenant. Je baise encore une fois ses lèvres.
— Où as-tu appris cette caresse, Cal? demande-t-elle d'une petite voix troublée.
— Tu n'aimes pas?
— Si, oh ! Si ! Mais... c'est nouveau, pour moi. Nous nous embrassons dans le cou, sur le visage, mais jamais... sur la bouche.
Elle a rougi et j'ai l'impression qu'elle donne un sens précis à ce baiser.
— Loin là-bas, c'est un signe d'amour.
Elle se penche sans répondre et me rend mon baiser. Cette fois, je ne peux y tenir et écarte doucement ses lèvres. Ses yeux se voilent.
*
**Elle a un corps merveilleux, avec une poitrine si ferme, si rose qu'elle paraît transparente. Sa peau est douce comme je n'aurais pas pensé que cela puisse exister. Nous nous sommes aimés avec une espèce de fureur, d'avidité. Après, longtemps après, elle est redevenue tendre et, cette fois, ce fut un amour plus long et d'une douceur intense.
— Veux-tu habiter avec moi ou désires-tu que j'aille chez Louro, demande-t-elle tranquillement, alors que nous revenons vers le village la main dans la main.
Elle m'a pris le petit doigt, lorsque nous nous sommes relevés, avec un sourire ironique. C'est moi qui ai pris sa main aux longs doigts, en lui expliquant qu'une main est plus grande, plus forte qu'un seul doigt. Du coup elle ne me lâche plus et je suis heureux comme un gosse.
— Ni l'un ni l'autre. Demain, je construirai un bungalow, sur le bord de la plage.
C'est un signe, chez les Vahussis, de sentiment très profond et elle me donne son accord en tendant ses lèvres.