CHAPITRE PREMIER
La reconstitution de H.I.
Dans l'espèce de tube transparent où il repose, nu, le corps de l'homme est impressionnant de blancheur. Celle des cadavres. Ses cheveux, châtain très clair, presque blonds, ont poussé, mais leur éclat est tout de même trop vif pour être ceux d'un mort.
Le bruit d'un déclic vient rompre le silence. Pas un bruit sec de machine bien entretenue, plutôt celui, hésitant, d'un appareillage qui fonctionne toujours, certes, mais avec un poil de retard. Dans une armoire murale un bourdonnement naît et, peu à peu, une horlogerie étonnante met en œuvre une multitude de cadrans qui s'éclairent.
Une sorte de gelée verdâtre glisse dans le tube transparent et vient recouvrir les pieds de l'homme, montant peu à peu vers son visage d'où s'échappent des dizaines de fils collés à la peau par une goutte d'un liquide durci. Insensiblement, comme la marée d'un océan, la gelée s'anime d'un mouvement de flux et de reflux qui s'accélère jusqu'à devenir nettement perceptible à l'œil.
Les heures passent...
*
**Comme une décharge électrique, une secousse tend son corps et il ouvre des yeux perdus. Puis la lucidité revient très vite dans le regard qui s'apaise. Il a l'impression que son coeur bat la chamade, comme après un cauchemar. Il esquisse un sourire, tourne légèrement la tête et s'endort.
*
**Cette fois ça y est, il est réveillé et, doucement, la moitié supérieure du tube bascule sur le côté pendant qu'il lève la main pour arracher machinalement les fils qui le gênent.
A peine en a-t-il terminé que son geste se fige. « Mais enfin, ce n'est pas à moi de faire ça, tout de même? »
Tiens, voilà qu'il reprend son monologue interne, sa tare comme il disait en blaguant, souvent, avec Giuse.
Quand il était gosse, tout gosse, cette façon de se parler à lui-même, de réfléchir à voix haute sans prononcer une parole puisque tout se passe dans sa tête, lui a valu bien des soucis. Au fond, c'est probablement ce qui a orienté sa vie. Toujours est-il qu'on le prenait pour un idiot ! Et puis des tests imposés à ses parents, paniqués les pauvres, ont montré un coefficient d'intelligence tout à fait en accord avec son hérédité. Son père et sa mère étaient deux chercheurs, l'une en génétique, l'autre dans ce secteur nouveau et redoutable de la chimie électronique. Tous deux avaient forcément un Q.I. assez élevé et celui du rejeton atteignait un niveau un peu inférieur mais au-dessus de la moyenne quand même. Ils n'avaient pas de soucis à se faire.
Là-dessus, un brillant éducateur l'avait trouvé un jour, pensif, devant un jeu de tubes et de cubes télescopiques. Il en avait déduit que le petit garçon avait peut-être un Q.I. plus qu'honnête mais instable ! L'idiot à séquences d'intelligence, quoi ! Re-anxiété des parents qui redoublent de tendresse pour lui. Lui qui ne comprend pas, mais ravi, bien sûr. Donc pas d'enseignement en groupe pour cet instable, mais un robot d'instruction qui déroule inlassablement son cours, avec démonstration à l'appui. On pense qu'à la longue, la leçon finira bien par rester dans le crâne du sujet. Seule façon d'arrêter le robot, effectuer un exercice montrant que l'on a bien compris. Dès la première heure, en l'absence des parents, le robot a enchaîné sur trois leçons! Puis il s'est arrêté, le travail de la journée étant terminé : il ne faut pas épuiser ces petites têtes fragiles...
Il fallut attendre près de deux ans pour qu'il puisse comprendre ce qui se passait et raconter tranquillement à ses parents que lui, il réfléchissait comme ça, dans un monologue intérieur qui n'avait d'ailleurs fait que s'intensifier au fil des mois, du fait de sa solitude.
La stupeur de ses parents...
Il était maintenant trop tard pour que l'enfant se joigne à un groupe d'études normal, et puisque le principe du robot marchait bien, autant continuer. Seulement la cadence des cours fut largement augmentée. Ce qu'il put regretter d'avoir dit innocemment qu'en une heure, il avait compris les trois leçons quotidiennes...
Plus tard, il fut en mesure de dire ce qu'il voulait étudier et, encore plus tard, son père lui donna une carte de Terros pour adolescents avec un crédit substantiel, et il se mit à acheter lui-même des programmes d'instruction, les enfournant dans le logement du robot qu'il fallut d'ailleurs remplacer par un modèle évolué. Son père lui avait fait promettre de suivre un cours général, ce qu'il fit mais, à côté, il étudia quantité de choses, depuis l'histoire jusqu'à la psychologie en passant par la technologie des métaux de base, l'électronique simplifiée, etc.
Oh ! il ne prenait pas un cours entier mais ce que l'on appelait les approches simplifiées, sortes de résumés indiquant les grandes lignes d'un domaine et permettant de s'y retrouver au cas où l'on continuerait cette étude. Touche-à-tout systématique, ayant des connaissances sur tout, il se retrouva adulte, devant l'obligation de choisir une voie. Ne pouvant se déterminer à abandonner un domaine plutôt qu'un autre, à en choisir un aux dépens de tous les autres, il en parla à Giuse, l'ami d'enfance devenu ingénieur physicien. Sans y faire trop attention, celui-ci répondit : « Toi qui réfléchis tant, tu n'as pas encore trouvé la solution ? Tu n'es pas logique avec toi-même ! » — Logique, ce fut un déclic dans sa tête.
C'était évident, il était fait pour être logicien, ce qui laissa d'ailleurs pantois parents et amis... Dame, c'est qu'il faut dire que les logiciens sont des êtres à part dans la société actuelle.
... Il sort de sa rêverie, la main toujours en l'air et a un demi-sourire.
Si quelqu'un le voyait ! A propos de quelqu'un, il devrait y avoir l'assistante du chirurgien dans cette pièce ! Pas la peine de se faire opérer dans une clinique de luxe s'il doit se débrouiller tout seul comme dans les centres automatisés! Il se penche vers son genou gauche. La cicatrice est là, à peine visible. Du beau travail. Les ménisques remplacés ont été parfaitement acceptés par les tissus d'alentour.
— Dites donc, vous allez me laisser seul encore longtemps?
Sa protestation est étouffée dans cette pièce fonctionnelle, mais il doit bien y avoir quelque part un micro relié à la salle de veille de la clinique? Maintenant il est franchement en colère. D'accord, il est assez riche pour s'offrir un séjour dans un établissement pareil sans que son compte de Terros ne le ressente durement, mais il entend bien en avoir pour son argent.
Machinalement, sa main tâtonne à la recherche d'un fil oublié sur sa nuque et il s'immobilise, le regard soudain plus lourd.
— Bon Dieu! Mes cheveux, mais ils ont une longueur incroyable !
Comment en dix jours peuvent-ils avoir autant poussé?
Il reste ainsi quelques secondes avant que sa main ne retombe.
Un coup au cœur qui se met à battre plus vite, parce que son esprit de logicien a fait son travail. En état d'hibernation, la chevelure pousse d'un millimètre par mois puis, pense-t-on, car l'expérience n'a évidemment jamais pu être vérifiée, la pousse doit s'arrêter au bout de plusieurs années. Or, en entrant en clinique, il s'était fait couper les cheveux très court comme le veut la mode cet été. Dix jours... Non, sûrement pas dix jours.
Comme toujours dans les moments d'émotion intense, son monologue devient sonore, il parle véritablement.
— Il s'est passé quelque chose, pas possible autrement... Ils ont au moins 20 centimètres... Bon Dieu! Ça fait un paquet d'années, ça!
Pour que je sois resté si longtemps, il a dû se passer une chose terrible et... mais je ne vais plus connaître personne maintenant ! Il faut que je me lève, que j'aille voir dehors.
Debout, il vacille un peu et tend la main pour se retenir quand une voix se fait entendre, sèche, métallique :
— Allez vous asseoir sur le siège à votre gauche et buvez plusieurs verres.
Là-bas, la cloison vient de pivoter et un siège est apparu, un verre posé dans un logement du bras droit. Il avance et s'assied avec plaisir. La boisson, épaisse, n'a pas grand goût mais il se sent mieux tout de suite, les forces lui reviennent.
La voix encore :
— Restez assis. Vous allez entendre des instructions, écoutez bien.
Si vous voulez interrompre le cours de l'enregistrement, poussez le bouton noir à gauche de votre siège. En laissant le doigt dessus, la bande reviendra en arrière. Écoutez.
Un blanc suivi d'un déclic marquant le départ de l'enregistrement.
Tout de suite il reconnaît la voix de Giuse :
« — Cal, j'espère que tu n'entendras jamais cet enregistrement parce que cela voudrait dire que ça n'a pas marché, que nous avons été séparés, et je ne sais pas ce que tu deviendrais. J'ai fait tout mon possible, Cal, mais j'ai eu si peu de temps, tu sais, si peu... »
Un silence puis la voix reprend, plus sourde, presque désemparée :
« — ...ils l'ont fait, Cal, ils ont lancé leur sacrée fusée vers Mars. »
— Non !
Le hurlement a jailli de ses lèvres pendant que son doigt interrompait le déroulement de la bande.
— Ah ! Les fous, les assassins, les salauds, salauds, salauds! Ils n'ont pas le droit, ils... Ah !...
Sa tête tombe doucement, vidée maintenant.