CHAPITRE III

 

Le projecteur passa au vert, là-bas au fond du hall immense, juste au-dessus de l’extrémité du pont d’envol. Les portes étaient refermées, la pressurisation rétablie, la pesanteur artificielle arriva et le J28 se tassa sur ses patins. Gurvan éteignit les uns après les autres les interrupteurs des systèmes auxiliaires, coupa l’alimentation d’énergie des propulseurs et vérifia les alertes.

Tout était dans le vert, en extinction, et il pressa l’ouverture du poste de pilotage. Les pilotes des quatre autres machines qui s’étaient présentés devant eux étaient en train de descendre de leurs engins, eux aussi, maladroits dans les combinaisons. Déjà des auxiliaires-réparations entouraient les J28 pour les vérifications et la remise en ordre de sortie.

Il souleva le casque, se donna le coup habituel contre la nuque et jura, comme toujours. Doyle se dirigeait de son côté et il l’attendit. La critique du vol s’effectuait dans la petite salle de briefing mais elle avait coutume de lui donner des indications dès le retour.

— Quand tu te présentes hors trajectoire, elle commença en glissant ses longs cheveux bruns hors du casque, n’essaie pas de croire que tu pourras t’en tirer seul. Il faut vraiment être un crack pour se recalibrer en intégrant tous les paramètres en évolution. Préviens le contrôle de ton intention de refaire une procédure raccourcie. Tu entames un 360º hors de l’approche et tu calibres à partir de 180º. C’est encore ce qui fait perdre le moins de temps et personne ne t’en voudra jamais d’avoir loupé une rentrée-appontage.

Il inclina la tête sans répondre. N’empêche qu’il avait presque réussi sa correction ! Il était persuadé que c’était faisable. Il fallait être un peu plus rapide au début, prendre vite la décision. Une question de précision de pilotage. Bon Dieu, il devrait bien être capable de faire ça, tout de même ? Doyle essayait de le rassurer, c’est tout.

La précision du pilotage, voilà ce que les anciens donnaient comme priorité à acquérir, le respect absolu des paramètres. Il ressassait son vol en marchant à côté de Doyle. Trop d’à-peu-près. Il avait beau se concentrer, il avait souvent un temps de retard ou, alors, il oubliait carrément une séquence.

Bien sur, ça allait mieux que le jour ou il avait fait sa première sortie dans l’espace avec Kernst. La marmelade, malgré les séances de simulateur identique ! Le miracle qu’il ait pu rentrer. Il avait du s’y reprendre à six fois pour apponter, et encore il allait tellement vite que les barrières magnétiques s’étaient dressées, au fond du grand hall, alors qu’il allait percuter… Une impression atroce.

Depuis six semaines ils avaient tous progressé. Ce qui lui donnait le plus de mal, c’était les vols en formation. Impossible de garder sa place. Trop bas, trop haut, trop lent ou l’inverse. Il passait son temps à jouer sur les commandes. Les autres, eux, étaient plus au point. Pourtant ni Doyle ni Kernst ne lui faisaient de reproches. Ils avaient une sacrée patience…

Dans la salle de briefing, Rom écoutait attentivement Kernst qui commentait pour un autre groupe des graphiques sur un tableau lumineux ou les instructeurs dessinaient les problèmes de vol. Pas un crack non plus, le petit Rom. Juste un peu meilleur que Gurvan. Avant-dernier, quoi !

Doyle approcha du tableau que les autres abandonnaient.

— Voilà à peu près ce qu’on devait faire, commença l’instructeur…

Une heure plus tard Gurvan, changé et douché, pénétrait dans le mess. Il avait envie de boire quelque chose de chaud et de manger un peu. Il avait toujours faim après un vol. En revanche, avant de décoller, il ne pouvait rien avaler. Trop tendu, sûrement. Dji était là, toujours aussi calme. Cette fille dégageait une impression de force, de tranquillité impressionnante. Un peu comme Doyle, le sourire en plus.

Elle buvait une tasse de koral et terminait des biscuits. Il alla se servir au distributeur mural et vint près d’elle.

— Tu permets ?

— Tu rentres ?

Il fit une petite grimace.

— Disons que mon J28 m’a ramené, ce serait plus juste.

Elle posa son menton sur ses mains croisées.

— Tu sais que tu es un cas, toi. Jamais content, hein ?

— Personne ne le serait à ma place.

— Doyle t’engueule ?

— Non, mais tu l’as déjà vue engueuler quelqu’un ?

— Oui.

Il la regarda, incrédule.

— Tu rigoles ou quoi ? C’est la fille la plus paisible que je connaisse, enfin à part toi !

— Tu te goures dans les deux cas, mon vieux. Je l’ai vue passer un savon monumental à Féra, l’autre jour.

Il ne sut quoi répondre, trop étonné. Il la croyait mais ça lui paraissait invraisemblable.

Il y eut un silence qu’elle rompit :

— Et pour moi, idem, puisque tu insistes…

— Oh, excuse-moi. J’étais encore sous le coup. Tu es…

— Pas si sûre que ça, tu peux me croire. Je n’aime pas faire voir mes lacunes, ce qui ne veut pas dire que je n’en ai pas. Moi, c’est les calculs de trajectoires balistiques. Je n’arrive pas à trouver la bonne et je me retrouve aux cent mille diables du cap retour. Et j’ai une frousse terrible. J’imagine que je suis seule, en retour de mission, et je me vois paumée dans l’espace.

Son visage était devenu plus grave, trahissant son trouble. Il en fut touché. Elle qui n’aimait pas se révéler, elle venait de le confirmer, s’ouvrait à lui avec une simplicité, un naturel…

Il posa instinctivement sa main sur son bras.

— C’est l’une des rares choses que je sache faire tant bien que mal. En mettant nos tares en commun on pourrait peut-être s’en sortir ?

Il avait dit ces mots comme ça, sans bien réfléchir, poussé par il ne savait trop quoi, et le regretta immédiatement. Il ne voulait pas s’imposer, d’une part, et elle était bien trop forte pour faire équipe avec lui.

Pourtant elle sourit.

— Tu es gentil, mais il faudra bien que je m’améliore seule. Il n’y aura pas toujours une nounou pour me tenir la main.

Il rougit violemment et elle comprit qu’il était blessé.

— Oh, excuse-moi, c’est pas pour toi que je disais ça. Je pensais à la vie en Escadron. Quand tu es N°2, pas de problème, tu suis aveuglément ton N°1, mais si tu le paumes pendant le combat et qu’il faut te débrouiller pour rentrer seule… Tu n’y penses jamais, toi ?

— A dire vrai non. Je me sens si loin du niveau nécessaire pour être affecté en unité !

Elle termina sa tasse avant de répondre.

— On est quelques-uns comme ça. Mais pas tous, tu sais. Il yen a qui rêvent d’en découdre le plus vite possible. Féra est une boule de nerfs en ce moment. Quand on commencera les exercices de tirs réels elle sera intenable…

— Alors courage, Doyle m’a dit tout à l’heure qu’on démarre demain après-midi.

Il passa le reste de la journée à réciter par cœur la suite des séquences de chaque manœuvre possible. Il imaginait une situation et commençait à dévider et mimer les gestes à accomplir.

Pour lui la grosse difficulté des tirs fut, paradoxalement, de garder la formation ! L’Escadron attaquait un petit astéroïde-cible en formation groupée. Il avait l’impression qu’il allait toucher ses voisins et, crispé sur les commandes, prenait du retard sur les séquences de préparation du tir. Moralité, ses tubes envoyaient leur giclée thermique dans le vide…

Mais comme ils tiraient tous ensemble, Kernst, qui dirigeait l’exercice, ne savait pas qui mettait à côté à chaque passe !

Après la sixième attaque il commanda des plongées un par un. Gurvan passait en cinquième position. Il s’éloigna pour faire un large tour avant de prononcer l’attaque proprement dite.

Sans voisin à surveiller, concentré à l’extrême, il n’oublia rien et sa rafale percuta le cœur de l’asté. Il en fut, le premier surpris d’autant qu’il s’était présenté légèrement en oblique. Faute de pilotage classique due à une trop forte impulsion des déviateurs de jet d’énergie. Les Intercepteurs se dirigeaient dans l’espace en projetant des petites giclées d’énergie par des déviateurs situés sur toute la surface de l’engin. Mais la quantité d’énergie était évidemment limitée et il fallait réduire au minimum les éjections sous peine de se retrouver sur une trajectoire impossible à redresser et aller se perdre à l’infini.

C’était son gros défaut, il dosait mal les éjections et consommait trop d’énergie. Pendant l’attaque c’était encore le cas !

Au retour il souffrit encore du vol en formation et se demanda s’il saurait un jour oublier qu’il avait des voisins. Dans la salle du briefing il dit lui-même à Kernst qu’il avait foiré ses attaques en groupe.

L’instructeur ne fit aucun commentaire et cette indifférence renforça encore Gurvan dans son sentiment de culpabilité. Il était manifestement si mauvais que les instructeurs ne se faisaient pas d’illusions.

Une semaine plus tard on entama la dernière partie du perfectionnement : le vol parmi les forêts d’astéroïdes. Il y en avait beaucoup dans cette partie de l’espace et ils s’en félicitaient. Du moins les vrais pilotes d’Intercepteurs. C’était des endroits surs ou se mettre en embuscade, pour attendre les appareils ennemis, ou encore se planquer quand on ne pouvait pas se débarrasser de quelques poursuivants. Dans les dédales un pilote habile pouvait se glisser. La bouée de secours dans un combat désespéré, en somme.

Il devait mobiliser son attention au maximum et en sortait épuisé. Ils firent des tests de traversée de petites forêts dans un temps donné. Kernst ou Doyle attendaient de l’autre côté et donnaient le top de départ.

Gurvan, les dents serrées, les mains crispées sur les commandes de combat, fonçait aussi vite qu’il le pouvait. Mais il devait avoir du pot, ça ne se passait pas trop mal.

Curieusement, c’est dans ces exercices qu’il éprouva pour la première fois le plaisir de voler, de tenir sa machine et de la conduire à vue, à travers les minuscules espaces entre les blocs d’astés, slalomant sèchement. Là il ne fallait pas réfléchir, mais agir par réflexes.

Les cloisons des postes de pilotage étaient couvertes d’un seul écran moulé, si bien qu’ils avaient l’impression d’être assis dans le vide, à l’avant d’un bâtiment. Ça aussi il aimait assez et faisait un peu de claustrophobie quand il éteignait tout, à l’appontage, et se retrouvait enfermé dans un réduit noir, hormis la lumière rouge de secours.

Le programme du perfectionnement prévoyait de recommencer tout l’entraînement en accélérant la cadence et en enchaînant les exercices comme s’il s’était agi de missions véritables. Pour donner une idée plus juste aux élèves de ce qu’ils rencontreraient dans la réalité.

Gurvan craignait terriblement ce moment. Il savait que ses lacunes allaient apparaître au grand jour quand il faudrait enchaîner les trucs !

Ce fut pire.

Et puis Doyle les avertit, un matin ou ils arrivaient au briefing habituel, qu’ils devaient se rendre au grand amphi des niveaux 4,5 et 6.

Au moins trois cents personnes étaient assises quand ils pénétrèrent.

— Eh, mais c’est tous des élèves, murmura Pilou, un type taciturne qui avait d’assez bons résultats.

Oui, on aurait dit que tous ceux qui étaient arrivés huit semaines plus tôt étaient là. Gurvan trouva une place et s’assit entre deux filles qu’il ne connaissait pas.

Il aperçut Sybal, plus à droite, discutant avec Dox. Il leur fit signe quand ils tournèrent la tête de son côté. Par gestes il leur demanda s’ils savaient pourquoi on les avait réunis ? Sybal fit une moue d’ignorance. Il n’avait pas l’air de s’en faire et Gurvan repensa à leur conversation…

Au bout d’un moment il remarqua la présence des instructeurs, assis aux premiers rangs, à gauche. Certains parlaient mais en général ils étaient silencieux et Gurvan en fut un peu étonné. Ils n’avaient guère de points communs avec les élèves et leur distance, pendant la période de perfectionnement, s’expliquait, mais ils devaient se connaître, tout de même ?

Et puis deux personnes apparurent, tout en bas, le chef des Opérations du Porteur et du commandant d’Escadre. Ils allèrent s’asseoir directement sur l’estrade pendant que tout le monde se levait. Le commandant d’Escadre, que tout le monde avait reconnu, c’était Brodick, le patron des Intercepteurs du bord ! Il prit tout de suite la parole :

— Asseyez-vous… Vous le savez, nos forces ont stabilisé les fronts, il y a maintenant plus d’un an. Ce que vous ignorez probablement, c’est que nous progressons, désormais…

Il y eut un petit murmure d’excitation dans l’amphi.

— … Mais nous devons en payer le prix, évidemment. C’est-à-dire que nos pertes sont plus importantes. Notamment parmi les Escadres d’Interception...

Gurvan se raidit. Il devinait la suite. Bon Dieu, il aurait voulu être prêt !

— … Les dernières semaines de combat ont été cruelles. Si nos pilotes ont réussi à interdire les approches de la Task-Force comprenant le 6021, ils ont du faire face à des engagements très violents. Bref, il faut renforcer d’urgence les Escadres. Votre perfectionnement n’est pas totalement achevé mais une partie d’entre vous va être incorporée un peu avant la date prévue. Nous n’avons pas le choix !

Pour qu’il avoue ça, la situation devait être difficile, en unités.

— Vos instructeurs ont reçu l’ordre de dresser une liste de ceux d’entre vous qui peuvent, dès à présent, aller au combat. Bien entendu nous n’attendons pas de vous des prouesses, mais de seconder vos anciens dont vous serez les N°2… D’autant que l’ennemi vient d’engager un nouvel Intercepteur qui nous fait des misères, il faut le reconnaître. Nous lui avons donné le nom de code de Géo, ne me demandez pas pourquoi, ce n’est pas moi qui l’ai choisi.

Il y eut quelques vagues rires. Il s’interrompit pour jeter un œil sur l’ensemble des élèves.

— Nous avons une vieille tradition dans l’Interception. La plus ancienne, en fait, puisqu’elle remonte à plusieurs millénaires. J’aurais du remettre moi-même l’Éclair, l’insigne des pilotes d’interception, à ceux qui entrent en Escadre, autour d’une coupe de Besserat de Bellefon. Nous sommes à l’heure actuelle en alerte orange et je ne peux pas m’absenter. Ce sont vos chefs d’Escadre qui procéderont à cette petite cérémonie, à laquelle nous tenons beaucoup, en même temps qu’ils vous offriront le pot d’arrivée. Voilà, c’est tout. Bonne chasse à tous !

Gurvan resta assis pendant que les autres se levaient. Il avait encore sa chance ! Avec les élèves qui allaient poursuivre le perfectionnement il pourrait s’améliorer. En tout cas échapper à ce qu’il appréhendait de plus en plus ces dernières semaines : être versé dans les Raiders…

A bord de chaque Porteur se trouvaient des Escadres d’Interception, le fin du fin, les meilleurs pilotes de combat, et des Escadres de Raiders. Il s’agissait d’engins monstrueux, en tout cas aux yeux de Gurvan. Un énorme tube thermique de deux mètres de diamètre surmonté d’un poste de pilotage et de propulseurs.

Les Raiders avaient pour missions d’attaquer les Porteurs ennemis. Dans le vide on n’avait pas encore trouvé d’armes plus efficaces que les thermiques. La différence de température brutale entre le zéro absolu de l’espace et les milliers de degrés provoqués par le rayon d’un tube thermique faisait des dégâts terribles sur les coques.

Des dégâts à la mesure des pertes subies par les Escadres de Raiders. On ne faisait pas de vieux os sur ces engins. Entre les défenses des Porteurs et les Intercepteurs ils sautaient à tire-larigot…

Alors forcément on ne désignait pas les meilleurs pilotes… Ceux qui ne faisaient pas le poids pour l’Interception y étaient affectés d’office ! Ce qui paniquait Gurvan, c’est que les Raiders n’avaient aucune défense personnelle. Ils devaient échapper aux Intercepteurs ennemis sinon ils n’arrivaient même pas sur l’objectif. Et ils n’étaient guère maniables non plus…

Il se rendit compte qu’il n’y avait plus personne dans l’amphi et se leva rapidement pour regagner les quartiers.

L’atmosphère était assez gaie quand il y arriva. Trois élèves passèrent devant lui, tenant dans les bras une partie de leur équipement qu’ils allaient probablement remettre au quartier administratif. Ils devaient être sur la liste des partants.

Sans se presser Gurvan alla au mess. Il avait envie de boire quelque chose. Féra le croisa et lui fit un grand sourire au passage. .

— On a du pot, hein ?

Il répondit d’un geste de la main, une manière de lui souhaiter bonne chance. Au moment où il poussait la porte il fut bousculé par Rom qui sortait.

— Tu te prépares pas ?

— Tu rigoles, je suis sur la seconde liste. L’autre s’arrêta net.

— Mais… j’ai vu ton nom à côté du mien. On va à la 122, l’Escadre de Rahl ! Il était déjà loin quand Gurvan récupéra. Ce n’était pas possible, il devait y avoir une erreur… Il était notoirement encore trop mauvais… Bien sur, ni Doyle, ni Kernst ne lui avaient jamais fait de reproches en public mais… Oh et puis merde… Il se retrouva en train de cavaler comme un fou vers l’Escadron !

La liste figurait sur le panneau lumineux… et son nom était au milieu ! Il n’en revenait pas… Il vit Kernst et se dirigea vers lui.

— Ce n’est vraiment pas une erreur, là, mon nom sur la première liste ?

— Qu’est-ce qui te ferait croire à une erreur ?

— Eh bien… enfin je ne suis pas très bon et… je ne pensais pas…

— C’est à nous de juger ceux qui sont bons ou pas. Tu as des lacunes, en effet, mais les autres aussi, à un titre ou un autre. Tu compléteras ton entraînement en Escadre.

Il se détourna rapidement, laissant Gurvan surpris par la sécheresse de son départ.

Dans la minute qui suivait il était dans sa chambre en train de faire son bagage, entassant ses affaires en vrac. Il songea soudain qu’il n’avait pas vérifié l’affectation, revint au panneau. Oui, c’était bien la 122. Et en plus il tombait sur une sacrée Escadre !

Une heure plus tard, il se présentait avec les autres au mess. En provenance de son Escadron de perfectionnement, il n’y avait que Rom et Dji, les autres avaient été versés dans d’autres Escadres. Il ne connaissait donc pas beaucoup le reste du renfort. Certains étaient sur le Liaison-école qui l’avait amené, pourtant, mais pas dans sa Flottille.

Ils avaient tout de même quelque chose en commun, leur avidité de tout voir… et leur timidité. Le niveau des Escadres de combat comportait une sorte de grand parc mais sans arbres synthé. Uniquement de l’herbe. Et tout le côté droit était occupé par les installations, les mess et les quartiers d’habitation. Des bâtiments à un étage seulement. Le luxe, quoi.

Au-dessus des mess brillait le numéro de l’Escadre, en immenses chiffres surmontés de l’insigne de l’unité. Celui de la 122 était une gueule de fauve, les mâchoires grandes ouvertes.

C’est en pénétrant qu’il prit vraiment conscience de ce qui se passait. Il atteignait le but de ses 22 années d’existence, il entrait dans une Escadre d’Interception ! Il avait oublié sa mauvaise opinion de lui-même, tout à la joie de cet instant.

La partie gauche du bar, reconstitué dans le style des époques anciennes, était couverte de coupes de synthéplas inusable. Combien de pilotes avaient bu dans ces coupes ? Elles devaient appartenir à l’Escadre depuis si longtemps…

Il y avait quatre personnes dans le mess. Un officier-pilote et trois sergents, assis dans des fauteuils-répliques. Le premier se leva et vint vers eux.

— Salut ; Je m’appelle Shaks. Le patron va venir avec les autres dans un instant. Vous avez quand même le temps de faire porter vos bagages dans les chambres. Posez-les dans le fond, on va s’en occuper.

II s’interrompit.

— Pour vos affectations dans les Escadrons, vous consultez le tableau de mission là-bas.

Ils n’osèrent pas s’y ruer…

Leurs noms figuraient tous en N°2 sous une autre ligne, souvent vide. L’un d’eux interrogea.

— Dites, les N°1 qui ne figurent pas ici, qui est-ce ?

Il y eut un silence. Puis l’un des sergents lâcha :

— Des pilotes de la 312. Elle a été dissoute pour manque d’effectifs représentatifs.

Ils n’eurent pas le temps de réfléchir, une porte s’ouvrait sur un groupe précédé d’un petit type sec, un œil caché derrière un carré de synthé-chair jaune, Rahl ! L’histoire de son œil perdu était célèbre.

C’était un pilote de légende. Il était au combat depuis près de douze ans et comptait 84 victoires. L’un des rares à appartenir au club des 80 victoires. D’autant qu’on ne comptabilisait que les Intercepteurs. Les victoires sur des Raiders faisaient l’objet d’un tableau à part. A l’époque de ses débuts, les combats entre Intercepteurs étaient rares, la plupart des missions concernaient des attaques de Raiders. Ce qui donnait une idée de la valeur de son tableau de chasse.

Un mince sourire sur le visage, il avançait à pas nerveux, ne quittant pas du regard les nouveaux. Gurvan le sentit passer sur lui et se vit jaugé en une fraction de seconde. Bon Dieu, ce type était vraiment différent…

— Bienvenue à tous. Désolé que le mess soit un peu vide. Nous avons fait de mauvaises rencontres, ces temps-ci. Mais ça ne va pas durer. La 122 est à nouveau au complet et les gars d’en face vont le sentir passer.

Un frisson d’aise parcourut le groupe. Rahl savait y faire. En quelques mots il venait de prendre leur contrôle. Gurvan se rendit compte qu’il souriait bêtement.

— Allez, ne restez pas là, on va boire. Mais attention, vous n’avez forcément pas l’habitude du champagne, puisqu’il n’est aujourd’hui fabriqué qu’à l’usage exclusif des navigants spatiaux. Et le Crémant des moines rosé uniquement pour les Intercepteurs ! Je vous préviens que ça se boit comme du petit lait, mais ne vous y fiez pas. Vous en boirez souvent, ici, chaque pilote victorieux en offre traditionnellement à son Escadron…

Il y eut des rires, cette fois. Ils se détendaient.

— Servez, Bishop, fit Rahl à l’intention d’un pilote passé de l’autre côté du bar. Pour ceux d’entre vous qui auraient quelques doutes sur leur capacité à effectuer des missions, je veux les rassurer tout de suite. Vous en savez beaucoup plus que moi quand j’ai débarqué à la 122, il y a longtemps. Votre entrainement a pris en compte l’expérience des unités au combat, régulièrement remise à jour. Donc bornez-vous à suivre aveuglément les ordres reçus et tout se passera bien. Ce sont les initiatives des débutants qui mettent en danger une formation. Pour ça je ne lancerai jamais la 122 au secours d’un imbécile qui veut améliorer son tableau de chasse à tout prix. Souvenez-vous toujours qu’à mes yeux l’Escadre est plus importante que la vie d’un indiscipliné… Là-dessus venez gouter ce nectar, vous êtes des privilégiés, désormais.

Il prit les coupes sur le bar et les tendit lui-même à chacun. Gurvan se sentait étrangement bien. Ses doutes avaient disparu. Il porta la coupe à ses lèvres et laissa les bulles chatouiller sa bouche avant d’avaler, se répétant qu’il était l’un des rares à pouvoir gouter à ça, aujourd’hui.

Très vite les nouveaux entourèrent les anciens, posant des quantités de questions. Gurvan s’était rapproché de Rahl mais n’osait pas lui parler. Les autres n’avaient pas ses scrupules et il écoutait.

« Oui, les Géos étaient de sacrées machines mais on pouvait les manœuvrer… »« Les S04 étaient de bons engins, capable d’encaisser des rafales de faible incidence et de ramener leur pilote… » « Les pilotes ennemis n’étaient pas aussi terribles qu’autrefois… » « Oui, ils allaient avoir deux jours pour s’habituer aux S04 avant leur première mission. »

Gurvan se joignit à deux types qui discutaient avec un sergent, dans un coin. Ils parlaient du Géo. Le sergent faisait une petite grimace.

— … Ils atteignent probablement 0,8 de lum, à fond. Peut-être plus, on n’a pas encore pu le mesurer. Nos vieux S04 font au mieux 0,65 c’est dire qu’on n’a pas intérêt à leur filer sous le nez. Ils nous rattrapent à tous les coups. C’est comme ça qu’on a perdu beaucoup de monde, le mois dernier. C’est le patron qui a découvert qu’on était plus maniable qu’eux. Celui-là, si on l’avait pas…

Il semblait se dérider, le sergent, les coupes de champagne aidant. Il était à la 122 depuis quatre mois. De son renfort il ne restait plus que deux autres pilotes pour les trois Escadrons qui composaient l’Escadre. Les combats s’étaient intensifiés de manière soudaine. Ils allaient en mission pratiquement chaque jour, désormais. En revanche chaque mission ne comptait pas dans le total statistique.

— Maintenant la durée moyenne est de 58 missions. On est loin de l’année d’un tour d’opération, hein ? Plutôt six mois d’existence !

Il y avait beaucoup d’amertume dans sa voix soudain et Gurvan repensa encore à Sybal. Quoi qu’il se passe, il fallait faire un tour d’opération entier pour être retiré du combat, c’est-à-dire un an. Si les chiffres donnaient un crédit moyen de survie de 58 missions et qu’elles étaient si fréquentes que ça… oui, on était loin de l’année ! Il ne voulut pas y penser davantage et revint au tableau.

Son nom figurait sous celui du sergent Koln, Escadron B. Il le chercha.

— Te fais pas d’idées, dit la fille quand il l’eut trouvée, ça c’est le tableau théorique. Pour les missions le patron établit un ordre spécial. Il emmène rarement l’Escadre entière, plutôt deux Escadrons composés pour cette mission, avec des N°1 choisis spécialement et des N°2 pour faire les paires. Avant chaque mission tu consultes le tableau pour savoir avec qui tu voles.

Un peu plus tard, Rahl fit ranger tout le monde sur une ligne, devant le tableau d’effectif et remit les insignes de pilote. Gurvan était sur un petit nuage !

Il n’en redescendit qu’en se retrouvant dans la chambre ou son bagage avait été porté. Il y retrouva un nouveau qu’il n’avait vu qu’une ou deux fois, un petit gros, Pari.

— J’ai demandé à changer de chambre, commença l’autre tout de suite. On m’avait mis avec un mec qui arrêtait pas de parler de bisous ! Il est fondu. En tout cas, j’avais pas envie de dormir près de lui…

Gurvan se marra intérieurement.

— Ça devait être Rom. Je le connais. En général il est plutôt drôle.

— Ah bon, c’est un copain à toi ?

L’air vaguement inquiet. Gurvan ne répondit pas et Pari reprit :

— Il paraît qu’on a accès à tous les locaux du niveau, tu te rends compte ? Un sergent m’a dit qu’à deux blocs au nord il y avait des salles de spectacles, des bars et même des chambres de passage.

Traditionnellement sur les Porteurs le nord indiquait l’avant, le sud l’arrière, etc. Pari avait l’air très excité par cet ensemble de loisirs et en parla encore longtemps. Gurvan le laissa en fin de journée pour aller dîner avec des copains.

Il rentra se coucher tôt en prévision des vols du lendemain sur S04. Il avait eu raison parce qu’ils furent réveillés de bonne heure, il était à peine cinq heures et la lumière était encore faible à bord. On pratiquait le système de jour et nuit en réduisant la puissance des projecteurs pour donner un cycle de vie normal à l’équipage.

— Voilà la Saucisse, commença un officier-pilote un peu plus tard, dans un hall d’appontage en désignant un S04.

Tous les nouveaux étaient là, en tenue de vol, le casque sous le bras.

— C’est le nom qu’on lui a donné chez nous, vous pouvez comprendre pourquoi.

L’engin ressemblait à un cylindre assez long avec le poste de pilotage tout à l’avant. L’appareil faisait un bon tiers de plus que le J28 qui leur avait déjà paru grand… Au moins vingt mètres d’un bout à l’autre. L’extrémité du thermique se trouvait juste sous le plancher du poste, à l’avant. Le long de la coque, tous les cinquante centimètres on voyait les sorties des tuyères de manœuvre.

Gurvan retrouva ses doutes en les regardant. Il y en avait tant qu’on devait consommer beaucoup d’énergie dès qu’on rectifiait sa position. Et lui qui en abusait…

Ils eurent ensuite un long briefing sur le S04 puis les vols commencèrent. Gurvan se porta volontaire pour débuter. Il voulait exorciser son manque de confiance. Le sergent-pilote désigné emmena quatre nouveaux, donnant l’ordre de décoller et d’attendre, à distance, que tout le monde soit en vol.

Gurvan fit les gestes classiques, sans très bien se rendre compte de ce qui se passait, trop concentré sur les manœuvres. Il se retrouva en attente, surpris d’être venu là sans encombre. Les commandes étaient très douces et ses mains s’y étaient tout de suite adaptées. Il eut envie de faire un 360° rapide et accéléra en tirant à lui le levier d’assiette. . .

Tout bascula d’un seul coup. Il regardait sans comprendre les repères lointains des étoiles tourner devant ses yeux. Et puis son cerveau finit par fonctionner de nouveau. Il était en train de tournoyer sur trajectoire ! Il fallait arrêter ça !

Il donna un peu de puissance pour freiner le mouvement… et tout parut accélérer. Plus tard il s’étonna de ne pas s’être affolé.

Ses mains cherchaient la solution et son cerveau tentait de trouver l’explication logique. Il se dit qu’il avait du accélérer à contretemps, augmentant les effets de toupie. Il fallait jouer sur la position dans l’espace, stabiliser les mouvements sur l’axe longitudinal, par exemple, et ensuite aborder ce problème précis.

Doucement il commença à envoyer de petites impulsions latérales, observant les repères qui dansaient.

Ça se calma un peu et il poursuivit. Il vit enfin apparaître le Porteur, très loin. Quand il disparut il corrigea rapidement et la Saucisse se retrouva enfin dans l’axe. Il enchaîna en accélérant pour retrouver une trajectoire normale, dut faire quelques modifications aux latérales et distingua enfin les autres…

— Alors tu as compris ?

La voix du sergent n’était pas très aimable, à la radio. Il l’avait laissé se débrouiller seul et ce fut la première leçon que reçut Gurvan.

Il rejoignit la formation et se plaça sur le flanc gauche tant bien que mal.

Ce jour-là ils firent neuf heures de vol. En fin de journée ils savaient tenir leur machine aussi bien que les J28, auparavant. De là à engager un combat… Il ne restait plus que vingt-quatre heures pour acquérir tout le reste.

Gurvan comprit en se couchant, crevé, qu’ils iraient à la bagarre sans en connaître beaucoup plus.

Le lendemain on leur dit qu’ils prendraient leurs repas au mess central de la 122 qui se trouvait derrière celui ou ils avaient été reçus la veille. Il y retrouva Dji, déjà attablée, quand il vint prendre son petit déjeuner. Elle parlait tranquillement avec un sergent et une fille officier-pilote.

Il hésita un instant et alla finalement se placer plus loin. Les anciens étaient encore de repos, aujourd’hui jusqu’à la remise en opération de la 122 et ils prenaient leur temps. Beaucoup n’étaient même pas encore levés. Pari arriva à la bourre et dévora ce qu’il avait commandé en parlant avec Gurvan. En vérité ce fut plutôt un monologue. Il expliquait comment il pratiquait certaines phases de vol. Un exposé, en somme. Gurvan en eut vite marre de ce type qui ne semblait pas avoir de problèmes mais ne faisait guère que réciter le manuel. Il se força à la patience et évita de l’envoyer balader.

Il fut soulagé quand il se retrouva dans la cabine d’un S04, appuyé contre le dossier du siège, un peu en arrière. La concentration revint. C’est le sergent Koln, son N°1 théorique, qui emmenait les quatre nouveaux. On avait mélangé les groupes et il se retrouvait avec deux types et Dji.

Les exercices d’accélération max, d’évolutions, se succédèrent sans arrêt durant des heures. Bientôt Gurv ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Le rythme avait changé fichtrement. Il réagissait par réflexe, n’avait plus le temps de réfléchir au bon déroulement des séquences. Il se trompa une fois et poursuivit tout droit dans un exercice en groupe… La chance voulut qu’il soit placé à l’extérieur de la formation sinon il percutait une autre Saucisse !

Koln se borna à lâcher un : « Regagnez la formation », indifférent.

Il en fut mortifié et se concentra davantage. Il se mettait à sa place. Partir au combat avec un N°2 incapable de suivre c’était laisser le passage libre à un Géo pour venir le descendre. Pas encourageant.

Ils terminèrent avec une reconnaissance des abords du front, en formation. Un calvaire pour Gurvan qui devait corriger sans cesse sa position pour rester en place. De ce côté-là rien n’avait changé pour lui… Qu’est-ce que ce serait au combat ?