Chapitre 3
Une jeunesse vietnamienne
Il chante Maréchal nous voilà quand l’Indochine française, gouvernée par l’amiral Jean Decoux, est ralliée à Vichy et occupée par les forces japonaises. Il a dix-huit ans en 1945 quand la péninsule bascule pour de bon : le 9 mars de cette année-là, les Japonais en désarment la garnison française, internent et humilient les civils français ; et, le 2 septembre, à l’issue de la « Révolution d’août » vietnamienne, Hô Chí Minh proclame l’indépendance devant une foule d’un million de gens rassemblée place Ba Dinh à Hà Nôi.
Il est difficile d’imaginer, pour un adolescent, atmosphère plus bouleversante : les « maîtres » français parqués sur la place publique ou dans des camps ; leur ordre, artificiellement maintenu mais qui s’effondre d’un seul coup ; une soldatesque nippone brutale, qui n’attire que la méfiance et dont les réquisitions provoquent une famine dans le Nord ; la grande promesse de l’indépendance. Sur les bancs d’école comme ailleurs, on ne parle plus que politique.
L’insolite est, dès le départ, au rendez-vous. Pham Xuân Ân est né « chez les fous », en septembre 1927 à Biên Hòa, non loin de Sài Gòn, car l’hôpital psychiatrique de ce bourg, où vivent ses parents, est le seul établissement dans les parages à disposer d’une maternité. Comme par prémonition, sa famille le prénomme Pham Xuân Ân, ce qui veut dire « caché » ou « secret ». Il est né trois ans avant la formation, dans la clandestinité, du Parti communiste indochinois, l’une des étapes décisives de l’éveil du nationalisme moderne vietnamien. Il en a neuf à l’époque du Front populaire en France.
Son père, originaire du Centre, est un employé du cadastre qui sillonne le Nam Bô, ou Nam Ky, alors la colonie française de Cochinchine. Ce père, dont l’épouse est du Nord, a le profil du petit lettré imprégné de confucianisme, la grande tradition au Viêt Nam. Ses moyens financiers, modestes, lui permettent néanmoins d’offrir une éducation solide à sa progéniture.
À l’âge de deux ans, Pham Xuân Ân est confié à sa grand-mère paternelle qui réside à Huê, l’ancienne capitale impériale. C’est conforme à la coutume : soit les grands-parents veulent alléger la charge de leurs enfants, soit ils souhaitent, plus simplement, la compagnie d’un de leurs petits-enfants. Comme sa grand-mère meurt prématurément deux années plus tard, Pham Xuân Ân est retourné à ses parents qui habitent alors Gia Dinh, aujourd’hui une banlieue de Hô Chi Minh Ville.
Ses débuts à l’école ne sont pas encourageants. C’est un enfant gentil, « pas voyou » ainsi qu’il le dit lui-même, mais dissipé, qui pense surtout à s’amuser, étudie peu, pratique l’école buissonnière, la chasse aux oiseaux armé d’un lance-pierres, les combats de coqs et, surtout, ceux de poissons combattants. Quand son père le lui ordonne, il jette ses poissons dans un égout, pleure et tente de les récupérer plus loin, à la sortie de l’égout, sans grand succès. Il organise même des combats entre scorpions. Son père le bat, toujours selon la tradition, à coups de bâton de rotin que sa mère achète le plus court possible afin d’amoindrir la douleur.
« Pour mon père, ne pas étudier constituait une grave faute », dit Pham Xuân Ân, en précisant que cette certitude était ancrée depuis des générations dans sa famille comme dans beaucoup d’autres.
Quand, petit, il rentre de l’école, son grand-père paternel – « quelqu’un de très sévère » – l’interroge sur les raisons pour lesquelles on l’envoie à l’école. « Pour apprendre à calculer, à écrire, à lire », se hasarde-t-il, ce qui lui vaut une correction. Il oublie l’essentiel : « un maître dit toujours que la première chose est d’apprendre la politesse » (le savoir-vivre), puis, seulement après, la littérature. L’éducation, c’est encore respecter les règles inculquées dès la tendre enfance : ne pas faire de bruit, s’incliner les bras croisés pour saluer, ne pas rester écouter les conversations des aînés, éviter de poser des questions, ne pas fouiner chez les autres.
Pham Xuân Ân n’est pas désobéissant de nature mais il ne peut s’empêcher de satisfaire une curiosité insatiable. Il ne parvient pas à changer de comportement. Il propose même, un jour, à son père de l’interner à l’asile de Biên Hòa, où il est né. Découragé et en guise de leçon, son père le renvoie dans la région de Huê, à l’âge de neuf ans, chez le fils adoptif de son propre père. Cet oncle est instituteur dans un lieu-dit qui sert de gare ferroviaire, à une centaine de kilomètres au sud de l’ancienne capitale impériale, sur la voie ferrée qui relie Sài Gòn à Hà Nôi.
Les campagnes du Viêt Nam central sont parmi les plus déshéritées du pays car la terre y est ingrate et la région balayée, pratiquement chaque année, par des typhons dévastateurs. Son père espère que Pham Xuân Ân comprendra les difficiles conditions de vie des paysans et le privilège représenté par l’appartenance à une famille relativement aisée. Effectivement, ce séjour lui ouvre les yeux. Pham Xuân Ân se rappelle que, faute d’huile, les paysans allument leurs lampes en trempant les mèches dans de la graisse de rat. La population attrape cigales et grillons pour les consommer. Lui-même se rend à la gare lors du passage du train en provenance du Sud. Pendant la halte, il monte à bord, ramasse rapidement les quignons de pain abandonnés par les passagers et redescend avant la remise en marche du train. L’oncle adoptif, un homme strict, confie à Pham Xuân Ân la tâche ingrate du décorticage du paddy.
Pendant son séjour à la campagne, il apprend beaucoup de choses sur la nature qui étonneront, plus tard, lors de reportages, ses collègues américains. Il sait, par exemple, qu’il faut attraper les cigales à la saison de la mue – lorsqu’elles ne peuvent pas voler – et comment distinguer les femelles, qui chantent, des mâles, qui ne le font pas. S’il ne connaît que les distractions – et les privations – d’un enfant pauvre, il ne parvient pas pour autant à se corriger. Toutefois, son caractère s’affirme : le sens de l’observation, la patience.
De tempérament ni rebelle ni soumis, Pham Xuân Ân offre peu de prise aux autres.
Comme il rate ses examens, ses parents le font revenir à Gia Dinh au bout de deux ans pour lui faire suivre, pendant les grandes vacances, des cours privés de rattrapage. Alors âgé de onze ans, Pham Xuân Ân découvre, en flâneur, à ses heures de liberté, Sài Gòn. Cet intervalle ne dure que trois mois. En 1938, son père est nommé à Cân Tho, en plein delta du Mékong. Il y remplace un fonctionnaire français du cadastre qui vient d’être mobilisé. La famille le suit. Pham Xuân Ân s’arrange pour tripler une classe. Son père lui donne en exemple la fille de l’un de ses amis, bonne élève et disciplinée : il s’agit de Nguyên Thi Binh, la future Mme Binh, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement révolutionnaire provisoire du Sud formé en 1969, qui accédera, dans les années 1990, à la vice-présidence de la République socialiste du Viêt Nam. Mais Pham Xuân Ân ne change pas. D’un caractère doux, il n’a rien de rebelle et ne parvient tout simplement pas à s’amender.
Ne sachant que faire, son père l’envoie, en 1943, donc à l’âge de seize ans, s’occuper de terres qu’il a acquises à Rach Giá, toujours dans le delta du Mékong. C’est une autre expérience : Pham Xuân Ân se retrouve face à l’exploitation des paysans par les propriétaires terriens de Cochinchine. Cet état de choses le choque. « Même chez mon père », m’avoue-t-il un jour. C’est apparemment l’époque de son premier engagement politique. En 1945, donc quand les Japonais occupent encore l’Indochine française, lui-même et la plupart de ses camarades de classe sont tentés de rallier le Viêt Minh.
« Dans quelles circonstances ?
— Cela s’est passé début 1945, après le coup de force du 9 mars des Japonais contre les Français, parce qu’un camarade de classe était en contact avec la résistance, répond-il, en ajoutant : Ce n’était pas une affaire de choix ; c’était la seule chose à faire. Nous étions des patriotes. Puis, quand les Français sont revenus, rien n’avait réellement changé, sauf l’ennemi. Je n’ai rien fait de particulièrement courageux, j’étais un courrier. »
Il suit un entraînement paramilitaire sommaire, sans fusil, car il s’agit d’un luxe pour les résistants du début. Mais il ne rejoint pas pour autant la « forêt ». En 1948, âgé déjà de vingt et un ans, il est inscrit au collège de My Tho, ville sur un bras du Mékong, en vue de décrocher son premier bac.
« Malheureusement, en raison d’une grève des élèves fin 1949, j’ai dû quitter le collège pour participer à la propagande et aux manifestations de 1950 ; je n’ai même pas décroché la première partie du bac. »
Pham Xuân Ân est devenu un militant.
Pendant que de graves événements secouent le Viêt Nam, Pham Xuân Ân se frotte donc aux réalités d’un pays qui sort à peine de quatre-vingts ans de colonisation française. Il a vécu la misère du monde paysan, qui compte alors 80 % d’illettrés, l’arrogance des enfants de colons français et l’injustice sociale à laquelle des Vietnamiens participaient. Mais il a également connu le fort cocon de la famille vietnamienne. Quand il y pense, il évoque les « paradoxes », les « contrastes » qui ont ainsi façonné sa personnalité. Cela l’aidera plus tard, dit-il, à marier espionnage et journalisme sans trop de difficulté. Ayant appris à vivre dans deux univers qui s’entrechoquent, il évoluera plus facilement dans deux mondes différents.
Cette gymnastique, il n’éprouvera pas de mal à la dominer : passer brusquement d’un bureau où des journalistes étrangers, souvent jeunes, parlent sans gêne, portes ouvertes, échangeant plaisanteries, informations et spéculations, à cette zone d’ombre où tout faux pas, tout mot de trop peut vous coûter la vie, où il doit avoir tout disséqué, tout analysé avant d’envisager de se prononcer.
Un jour, au début des années 1970, un collègue américain de Time me dit, dans leur bureau commun : « Les Vietnamiens, il suffit de les inonder de motocyclettes. » Une autre fois, alors que nous sommes attablés à Givral, un autre journaliste américain a pris Pham Xuân Ân sous le bras pour lui dire : « Ne vous inquiétez pas, si les communistes gagnent, nous vous accueillerons chez nous. » Quelle qu’en soit l’intention, ces propos sont blessants. Pham Xuân Ân ne réagit jamais ouvertement, même quand il croule sous les demandes insatiables de ses supérieurs communistes en quête d’informations. Il n’est pas là pour se fâcher avec ses collègues, au contraire.
Après avoir abandonné ses études, Pham Xuân Ân est confronté à de dures réalités. Vers la fin de 1949, il a regagné Sài Gòn où ses parents se sont de nouveau installés. Des épreuves l’attendent. Tombé gravement malade, son père est hospitalisé. Pham Xuân Ân se retrouve soutien de famille. Pour un jeune homme frappé lui-même de tuberculose, la tâche n’est pas facile.
« C’est l’époque de mes trois métiers », dit-il.
Levé à quatre heures du matin, il se rend dans les bureaux de la compagnie pétrolière Caltex, où il a été engagé comme comptable. Il y travaille de cinq heures du matin à une heure de l’après-midi. Puis il donne des cours de français. Le soir, il sous-loue – une pratique fréquente au Viêt Nam – un cyclo-pousse à un conducteur qui travaille de jour, afin de gagner quelques deniers supplémentaires. Le plus souvent, il transporte des clients au Grand Monde, lieu de plaisirs et de jeux à Cho Lón, le quartier chinois de Sài Gòn. Il les attend pour les ramener chez eux. Quand un de ses clients gagne, il perçoit un gros pourboire, mais ce n’est pas toujours le cas. En 1951, il quitte Caltex pour un emploi au service des Douanes. Les journées sont épuisantes.
Un incident montre la complexité des relations dans une société où chacun est invité à tenir sa place. Pham Xuân Ân remarque qu’un beau jour, le propriétaire du cyclo-pousse s’adresse à lui de façon polie et non sur le ton employé à l’égard des manœuvres. L’homme finit par lui dire qu’il ne veut plus le laisser sous-louer son cyclo-pousse. Pham Xuân Ân a beau lui expliquer pourquoi il le fait de nuit, l’autre ne veut rien entendre et lui reprend le cyclo-pousse. L’explication : quelques jours auparavant, Pham Xuân Ân a transporté le fils d’un ami de sa famille et le petit a rapporté le fait à son propre père, qui en a informé le père de Pham Xuân Ân. Malade, celui-ci en a beaucoup souffert. Il pense que son fils est tombé bien bas pour exercer ce métier, sans réaliser que Pham Xuân Ân se sacrifie pour aider sa famille.
S’étant rendu compte de la situation, un ancien professeur du jeune homme lui propose alors d’enseigner le français dans un cours de rattrapage privé. Pham Xuân Ân accepte volontiers l’offre et se retrouve face à des élèves dissipés, dont la moyenne d’âge est de dix-huit ans alors que lui-même n’en compte qu’un peu plus de vingt. Pour les calmer, il offre de leur enseigner, gratuitement après les cours, les arts martiaux. Le stratagème fonctionne.
À cette époque, les Saigonnais vivent les lendemains frustrants de la grande espérance de 1945. Pour les Français, l’humiliation – et les malheurs – ont culminé avec le coup de force japonais du 9 mars. Philippe Franchini, qui a vécu cette période, cite la parabole d’un vieux sage de My Tho : « Il y avait autrefois devant nous une porte si lourde et, surtout, si impressionnante que personne n’osait même tenter de la pousser. Personne ou presque personne, car des audacieux s’y étaient brûlé les doigts. Un jour, un étranger est venu et l’a brutalement ouverte. Depuis lors, personne ne craint plus de l’ouvrir, ni de la franchir. » Mais c’est le Viêt Minh, et non les protégés locaux de Tokyo, qui remporte la mise un peu plus tard, lors de la capitulation de l’empire du Soleil-Levant.
Empereur d’Annam, Bao Dai abdique le 25 août, préférant, de façon un peu grandiloquente, être « simple citoyen d’un pays indépendant plutôt que souverain d’un peuple esclave ». Il y a eu de graves bavures un peu partout, qui révèlent une « haine » accumulée depuis longtemps. Le 2 septembre 1945, alors que Hô Chí Minh proclame l’indépendance à Hà Nôi, le Viêt Minh organise un vaste défilé dans le centre français de Sài Gòn, y compris rue Catinat. Dans la soirée, des éléments incontrôlés se livrent à la vengeance ou à des règlements de comptes avant que le Viêt Minh y mette un frein.
Dans l’esprit des Vietnamiens, après plus de quatre années d’occupation japonaise, l’Indochine française a vécu. La mentalité populaire vietnamienne, a observé le sociologue Paul Mus, est « scrutatrice ». Le message a été perçu. Fondée en 1802, son prestige usé par des années de collaboration avec les autorités coloniales françaises, la dynastie des Nguyên s’est effondrée. Deux mots, indépendance et unité, ne semblent pas négociables pour les Vietnamiens. Le mandat du Ciel se reporte sur des forces nouvelles mal connues d’une société française locale qui considère le Viêt Minh comme le diable.
L’accord entre alliés du 2 août 1945, passé à Potsdam à l’insu des Français, prévoit que les Japonais seront désarmés dans le sud du Viêt Nam par les Britanniques et dans le Nord par les Chinois du Kuomintang. Mais les Français s’entendent avec les Britanniques pour remettre pied dans le Sud et des troupes commandées par le général Philippe Leclerc de Hauteclocque y rétablissent progressivement l’autorité française avant de se rendre sur les Hauts-Plateaux et dans le Nord.
L’espérance laisse place aux désillusions ou à la colère. Si la partie est jouée, il va falloir attendre ou se battre pour l’emporter. Dans la mentalité populaire, l’inconnue est le temps qu’il faudra pour y parvenir, non le résultat. Concédée dès le 24 mars 1945 par le général de Gaulle, la libéralisation de l’Indochine dans le cadre d’une Union française ne fait pas l’affaire. La reconnaissance, en juin 1948, d’un État du Viêt Nam associé, dont la direction est confiée à un Bao Dai discrédité, est interprétée comme une manœuvre visant à isoler le Viêt Minh qui se bat contre le corps expéditionnaire français. L’année suivante, l’armée de Máo Zédong s’assure le contrôle de la Chine continentale et établit la liaison, sur la frontière vietnamienne, avec le Viêt Minh. Entre la proclamation de l’indépendance et la victoire de 1975, il faudra néanmoins trente ans de guerres et de tueries pour que les communistes parviennent à leurs fins.
Pour Pham Xuân Ân, le chemin est tracé depuis le milieu des années 1940. C’est celui de la résistance. Le jeune homme n’en mesure sûrement pas toutes les embûches et la longueur. « Au fond, je suis devenu communiste par nationalisme », m’a-t-il dit un jour. Mais est-il devenu vraiment communiste ? L’un de ses intimes vietnamiens m’a fait récemment la réflexion suivante : « Pham Xuân Ân est demeuré un Viêt Minh, il n’est jamais devenu un Viêt Công. » Le terme Viêt Minh est une référence à une Ligue, mise en place par les communistes contre la domination française, mais à laquelle se sont ralliés beaucoup de nationalistes. Vïêt Công – un raccourci pour Viêt Nam Công San, ou communiste vietnamien – est une expression à laquelle le régime de Sài Gòn a eu recours pour disqualifier toute velléité d’opposition. Pham Xuân Ân, entend dire cet ami commun, a conservé la mentalité d’un Viêt Minh. Il est resté attaché à l’esprit de 1945, celui d’une résistance avant tout nationaliste.
Rien n’illustre mieux cette réflexion qu’une proclamation, rapportée par Paul Mus, des notables de Gò Công, coin perdu sur la mer de Chine du Sud, au sud de Sài Gòn, dans l’est du delta du Mékong. « Votre pays, avaient dit les notables, appartient aux mers occidentales, le nôtre aux mers de l’Orient. Comme le cheval et le bœuf diffèrent entre eux, nous différons par la langue, par l’écriture et par les mœurs. Si vous persistez à porter chez nous le fer et la flamme, le désordre sera long mais nous agirons selon les lois du ciel. Notre cause finira par triompher. Nous redoutons votre valeur mais nous craignons le ciel plus que votre puissance. Nous jurons de nous battre éternellement et sans relâche. Lorsque tout, tout nous manquera, nous prendrons les branches d’arbres pour en faire des drapeaux et des bâtons pour armer nos soldats. Comment alors pourrez-vous vivre parmi nous ? »
Cette proclamation date de 1862, quand les Français ont occupé la Cochinchine. « Et si l’on n’a pas d’épée, que l’on prenne des pioches et des bâtons », a repris en écho Hô Chí Minh dans sa réponse, le 20 décembre 1946, au retour de l’année française. Au-delà des vicissitudes de la politique et des intérêts particuliers, le rétablissement de l’ordre naturel est un langage que les Vietnamiens comprennent. Comme les Chinois dans les temps anciens, les Occidentaux ne sont pas à leur place au Viêt Nam. Toute domination étrangère y tient de l’éphémère, quelles que soient les opinions politiques. Que les communistes vietnamiens aient manœuvré pour monopoliser ce message est une autre affaire.
La contrepartie est évidente : au Viêt Nam, les rancœurs et les haines à l’égard de l’intrus sont passagères pour peu que l’ordre des choses se rétablisse. Je me souviens ainsi de la visite que Bill Clinton a tenu à faire au Viêt Nam en novembre 2000 avant de quitter la Maison-Blanche en compagnie de son épouse Hillary et de leur fille Chelsea. L’événement est alors salué comme une grande première. Les adversaires d’autrefois ont « normalisé » leurs relations et le Viêt Nam a bouclé son intégration dans le concert des nations. Aux yeux de la communauté internationale, un chapitre se referme ainsi, même quand les cicatrices demeurent ouvertes.
Mais le public vietnamien réagit d’une manière bien différente. La visite suscite un élan de curiosité réservé, à l’heure de la télévision planétaire, à un couple célèbre. À Sài Gòn, je me trouve parmi la foule lorsque le cortège du Président américain se rend à l’hôtel de ville ou, plus exactement, au siège du Comité populaire de Hô Chí Minh Ville, le nouveau nom de l’agglomération. Comme à Hà Nôi la veille, les gens peuvent apercevoir, au fond de sa limousine blindée, un Clinton souriant et faisant un geste amical de la main. Des jeunes filles le trouvent « plus beau qu’à la télévision ». D’autres estiment son nez « trop gros ».
Alors que Hillary Clinton procède à des emplettes dans un magasin climatisé de l’ancienne rue Catinat, à deux coudées de Givral, John F. Kerry fait les cent pas à l’extérieur. Aucun des curieux ou des passants du coin, que la police tient un peu à distance, n’a alors reconnu la grande silhouette de l’ancien combattant archi-décoré devenu un sénateur au regard plutôt triste, futur candidat malheureux à la Maison-Blanche. La présence des Clinton et de leur entourage ne suscite aucune vague, sauf dans les rangs des services de sécurité. Que les autorités se gardent de faire trop publicité à cette visite tient de l’explication un peu courte. Il y a belle lurette que le public vietnamien a tourné la page. Pham Xuân Ân le premier.