Chapitre 11
L’Histoire racontée
Depuis sa longue hospitalisation en 2003, Pham Xuân Ân a le souffle plus court. Il traverse lentement son petit jardin où trois coqs de combat en cage semblent sur le qui-vive. « C’est mon fils qui les élève », dit-il. Quelques mois plus tard, les cages sont vides et ses oiseaux, à trois exceptions près, ont disparu. « À cause de la menace de grippe aviaire, les autorités municipales en ont interdit l’élevage », dit-il. Il souffre plus que d’habitude de l’humidité ou de la chaleur, selon les saisons. « Les changements de temps me fatiguent », dit-il. Il demande que je lui téléphone la veille au soir quand je veux le voir, au cas où il se sentirait trop faible pour bavarder, et que je le rappelle peu avant de venir, au cas où il aurait passé une mauvaise nuit. Une fois assis dans son fauteuil, il lui faut une ou deux minutes pour reprendre son souffle.
La pièce commune dans laquelle il passe le plus clair de son temps a été réaménagée. Elle a été climatisée et coupée au milieu par une large baie vitrée, de façon à économiser l’électricité. Le climatiseur de la partie qui donne sur le perron fonctionne quand la chaleur est trop incommodante. Un lit y a été installé pour qu’il puisse s’étendre lorsqu’il en éprouve le besoin. Une bouteille d’oxygène se trouve au chevet. L’antique téléphone a été remplacé par un appareil moderne auquel il a facilement accès. La machine à écrire mécanique et la pile de journaux jaunis ont disparu. Fin 2005, un écran de télévision a fait son apparition. Comme Pham Xuân Ân n’est jamais devenu un internaute, l’un de ses fils et son épouse gèrent son courrier électronique et impriment les documents ainsi reçus pour lui permettre de les lire. Depuis son retour de l’hôpital, Pham Xuân Ân a renoncé à chevaucher sa petite moto. Il ne refuse pas pour autant d’aller faire un tour à Givral ou de passer une soirée dehors.
Lorsqu’un journal vietnamien l’a présenté comme « l’agent de renseignements du XXe siècle », il a rétorqué : « Le Viêt Nam n’a eu que des services de renseignements d’autodéfense, contrairement aux grandes puissances, qui ont des services offensifs. Un agent de renseignements d’autodéfense ne peut avoir été le meilleur agent de renseignements du siècle. » Il estime que le terme de « stratège défensif » est le plus approprié pour définir la mission qu’il a accomplie avant 1975. « Nous avons été contraints de combattre », a dit, de son côté, le général Vo Nguyên Giáp. C’est une première donne : le Viêt Nam s’est d’abord battu contre des envahisseurs.
« Cette histoire est plus exemplaire que la mienne, vous devriez lire ce livre », me conseille-t-il un jour en retirant de sa bibliothèque un ouvrage intitulé Ao Dai, du Couvent des Oiseaux à la jungle du Viêt-minh.
Je n’en avais jamais entendu parler, trois ans après sa publication en France. Avec l’aide d’une journaliste française, Xuân Phuong y relate son propre itinéraire. Elle est issue d’une grande famille de l’ancienne capitale impériale et a fréquenté le Couvent des Oiseaux, institution catholique réputée à Dà Lat, station d’altitude des Hauts-Plateaux du Sud. Dans son autobiographie, Xuân Phuong relate, avec une grande simplicité, le cheminement long et douloureux d’une lycéenne de Huê qui, à l’âge de seize ans, s’est engagée dans la résistance antifrançaise et a, par la suite, élevé ses quatre enfants dans un « réduit » à Hà Nôi, y compris sous les raids aériens américains qui y semaient la terreur. Elle n’a jamais été membre du PC. En tant que journaliste et productrice de télévision, Xuân Phuong a accompagné les troupes nord-vietnamiennes jusqu’à Sài Gòn en 1975. Son récit en dit long sur les épreuves subies par sa génération.
J’ai eu, bien entendu, envie de la connaître. Pleine d’énergie, elle a renoué avec le fil de sa vie. Je l’ai retrouvée dans sa galerie de peinture, au bas de l’ancienne rue Catinat, au-dessus de laquelle elle a aménagé, sur deux étages, son logement. Son opiniâtreté et un don pour les affaires lui ont permis de découvrir le monde, de devenir une fine connaisseuse de la peinture vietnamienne, d’en dénicher des talents, de monter une petite agence de tourisme, d’aménager des bungalows pour visiteurs à Côn Dào – l’île de l’ancien bagne de Poulo Condor –, de renouer avec sa famille en Amérique et en France. « Maintenant, m’a-t-elle dit, je peux faire des projets, ce qui est réconfortant. » Elle est passée à autre chose, comme la plupart des Vietnamiens. L’eau, aurait dit Paul Mus, après le feu.
« Hô Chí Minh l’emportera. Il est pointu comme le feu. Bao Dai est sphérique, comme la goutte d’eau », avait confié, au début des années 50, un Vietnamien au célèbre sociologue français, mort en 1967. L’eau, avait ajouté cet interlocuteur, fait tout pousser mais arroser la brousse asséchée ne fait qu’aggraver la corruption. Dans ce cas de figure, « ce qu’il faut, c’est le feu, pour nettoyer ». Ce qui ne préjuge pas de l’avenir, c’est-à-dire de débroussaillages ultérieurs. Mais, dans une même veine, les Vietnamiens savent se raidir face à l’épreuve. En des temps moins incertains, ils sont plus attirés par le symbole de l’eau que par celui du feu. Le terme vietnamien nuoc désigne indifféremment le pays ou l’eau.
Marins d’eau douce ou de rizières inondées, les Vietnamiens ont toujours souhaité assurer, sur terre, leurs arrières. Le Truong Son leur servait à la fois de point d’appui et de refuge. « Les oiseaux ont leurs nids, nous avons nos ancêtres », énonce, de son côté, le dicton populaire. Ainsi façonné, avec sa forte culture sino-confucéenne, le Viêt Nam fait figure d’appendice extrême-oriental installé en Asie du Sud-Est. Même s’il n’est pas insensible à d’autres apports, les liens du Viêt Nam avec l’ancien Empire du Milieu demeurent, comme le répète Pham Xuân Ân, une longue histoire « de lèvres et de dents. » On pourrait ajouter qu’en compagnie des Chinois, des Coréens et des Japonais, les Vietnamiens sont l’un des quatre peuples de cette planète – les héritiers de Confucius – qui manient des baguettes pour manger.
« Le Parti communiste indochinois, lors de sa création en 1930, était de culture française. Hô Chí Minh était parvenu à regrouper les factions communistes, y compris Trân Van Giao, l’œil de Moscou, et Ta Thu Thau, le trotskiste. Le Parti était sous l’influence du PC français ; celle des Russes était minime et il n’y avait pas de volonté expansionniste », estime Pham Xuân Ân.
Les Vietnamiens ont appris le nationalisme moderne à l’école française. Ils ont adopté comme véhicule, non sans réticence au début, l’écriture romanisée. En d’autres termes, il s’agissait d’une réponse à la domination française en Indochine. L’idée a fait long feu.
Dans les années 1960 et jusqu’au milieu des années 1970, le Viêt Nam bénéficie d’une indéniable aura internationale, qui dépasse largement le cadre de la lutte des mouvements anticolonialistes. Il y a le mythe de Diên Biên Phu. Il y a la force du nationalisme, dont Hô Chí Minh est, pour un grand nombre à l’étranger, l’incarnation ambiguë. Le combat du David vietnamien contre le Goliath américain suscite l’admiration. La « révolution » vietnamienne est, toutefois, l’objet d’avis beaucoup plus partagés. Même dans le tiers monde, les « retentissantes » victoires de 1954, face aux Français, et de 1975, face aux Américains, ne font pas fait du Viêt Nam un porte-parole des peuples opprimés. Hà Nôi ne se distingue jamais dans le cadre de tribunes internationales. Il n’y a pas de « Che Guevara » vietnamien et les différences culturelles ou de contexte n’en sont pas la seule raison. Le portrait de Vo Nguyên Giáp ne semble avoir jamais figuré sur T-shirt.
Qui peut citer, en dehors du Viêt Nam, le nom d’un seul lieutenant du fameux général alors que des dizaines d’entre eux ont été les auteurs de faits d’armes remarquables ? Le Viêt Nam ne joue qu’un rôle effacé dans les instances internationales, que ce soit à l’ONU ou au sein du Mouvement des non-alignés. Certes, l’occupation militaire du Cambodge, de 1978 à 1989, les camps de rééducation et la saga des boat people calment bien des enthousiasmes. Le Viêt Nam communiste attendra vingt ans pour obtenir une pleine reconnaissance internationale.
« Je ne vois pas pourquoi l’on ne parle pas ouvertement d’une troisième guerre d’Indochine, se demande Pham Xuân Ân. Au lieu de marquer le retour à la paix, la victoire de 1975 n’a été que le prélude à de nouveaux combats.
Les Chinois, estime-t-il, ne voulaient pas de la victoire militaire de 1975. Ils souhaitaient que les Américains conservent une influence dans le sud du Viêt Nam, non la victoire militaire de Hà Nôi, qu’ils considéraient comme un pion soviétique. Par la suite, la Chine et les États-Unis ont voulu isoler l’Union soviétique en pleine offensive en Afrique. »
Conseillers soviétiques et troupes cubaines ont débarqué en Angola et en Éthiopie.
« Le Viêt Nam, poursuit Pham Xuân Ân, commet une erreur. Après la victoire communiste, Henry Kissinger est favorable à une normalisation avec Hà Nôi en raison de l’indépendance de la diplomatie du Viêt Nam. Richard Holbrooke, son adjoint, est en charge du dossier. Mais Nguyên Co Thach refuse de voir Holbrooke à New York en 1976. »
Nguyên Co Thach est alors le diplomate vietnamien des dossiers impossibles.
Les communistes vietnamiens n’ont aucun cadeau à attendre de leurs grands frères chinois. En 1978, Hà Nôi est gagné par la psychose de l’encerclement quand Beijing, sous la direction de Dèng Xiaopíng, normalise ses relations avec Washington. En fin d’année, Beijing annonce que Dèng Xiaopíng se rendra, début 1979, en visite officielle aux États-Unis. Les communistes vietnamiens voient se profiler un axe Washington-Tokyo-Beijing-Phnom Penh qui leur fait froid dans le dos.
Réunifié en 1976 sous la férule du PC, le Viêt Nam est isolé. Humiliés, les Américains imposent un embargo économique total aux Vietnamiens. Le Cambodge est passé sous la coupe des Khmers rouges, plus ennemis que frères, qui revendiquent la rétrocession du delta du Mékong colonisé aux XVIIe et XVIIIe siècles par le Viêt Nam et où ne subsiste qu’une minorité de Khmers, appelés Khmers Krom ou « Khmers d’en bas ». Dès 1976, les hommes de Pol Pot provoquent des incidents de frontière qui tourneront, plus tard, au massacre de villages vietnamiens. Hà Nôi sait que quelques milliers de conseillers chinois se trouvent au Cambodge. Beijing semble ne rien faire pour calmer les ardeurs guerrières de Pol Pot.
« Que s’est-il alors passé ?
— Les Chinois, explique Pham Xuân Ân, posent un préalable à toute discussion avec Hà Nôi : que le Viêt Nam prenne d’abord ses distances à l’égard de Moskva. Quand les Cambodgiens poursuivent leurs incursions dans le delta du Mékong, le Viêt Nam propose, en 1977, l’établissement d’un cordon sanitaire sur la frontière avec leur voisin d’une largeur de cinquante kilomètres. Ils ne reçoivent aucune réponse, ni de l’ONU ni des États-Unis ni de la Chine. Or ils savent que les Chinois sont derrière Pol Pot. Ils prennent peur quand les attaques dans la province de Tây Ninh et dans le delta du Mékong – à Châu Dôc et à Hà Tiên – se multiplient. Ils n’ont plus le choix : ils se tournent vers Moskva. »
La direction communiste vietnamienne est, pour une fois, unanime. Ses relations avec Beijing continuent de se dégrader.
En 1978, le tournant est pris : Hà Nôi adhère au Comecon et signe, le 11 novembre, un « traité d’amitié et de coopération » de vingt-cinq ans avec Moskva. L’ancien complexe aéroportuaire américain de Cam Ranh, dans le centre du pays, est mis à la disposition de l’armée soviétique. Un véritable acte de défiance, une claque, juge Beijing. Voilà le Viêt Nam transformé en avant-poste du socialisme soviétique en Asie. Il devient entièrement dépendant de l’aide civile et militaire de Moskva.
Dans la foulée, le Viêt Nam envahit le Cambodge. Le 25 décembre, plusieurs divisions franchissent la frontière. Phnom Penh est prise dès le 7 janvier 1979. Pol Pot et sa bande sont contraints de se retirer en Thaïlande. L’intervention militaire vietnamienne au Cambodge marque le véritable début de la troisième guerre d’Indochine. Les deux principaux protagonistes sont, cette fois-ci, le Viêt Nam et la Chine, comme si l’on retournait à la case-départ de relations millénaires mouvementées entre deux voisins qu’on appelle « le grand et le petit dragon ».
Début 1979, la « punition » chinoise prend la forme d’une attaque féroce. « Ce fut une guerre très dure », m’a dit le général Nguyên Chuông, alors commandant d’une région militaire sur la frontière chinoise. Dans son petit salon à Hà Nôi, il a transformé en porte-fleurs l’enveloppe d’un obus de 130 mm, de fabrication chinoise, récupérée sur place. « Les combats ont duré plus de dix ans ; les derniers échanges de tirs d’artillerie ont pris fin en mars 1989 et les derniers coups de feu en mars 1990. » Cette guerre frontalière a fait des dizaines de milliers de victimes civiles et militaires. De petites villes et des villages ont été détruits.
Entre-temps, le corps expéditionnaire vietnamien au Cambodge a compté jusqu’à deux cent mille hommes car ses adversaires, à commencer par les Khmers rouges, ont été aidés par la Chine et la Thaïlande leur a servi de base arrière. Alors que le Viêt Nam a débarrassé le Cambodge du régime barbare de Pol Pot, l’ONU refuse de reconnaître le fait accompli. Le Viêt Nam est complètement isolé en Asie. Entre fin 1978 et fin 1989, date de leur rapatriement, plus de cinquante mille soldats vietnamiens sont officiellement morts au Cambodge, soit l’équivalent des pertes militaires américaines au Viêt Nam.
Pendant la guerre américaine, le PC vietnamien avait louvoyé tant bien que mal pour tenter d’occulter le schisme entre l’URSS et la Chine populaire, ses deux principaux pourvoyeurs en armes, munitions, expertise militaire et finances. Dans la dernière phase, face au bulldozer américain, Hà Nôi a eu notamment besoin de l’expertise militaire soviétique, en particulier pour renforcer sa défense antiaérienne. La Chine met un frein à l’écoulement de l’aide militaire soviétique à travers son territoire. C’est le début du divorce.
« Vingt ans d’hostilité avec la Chine, nous n’en avions pas les moyens », résume Pham Xuân Ân.