Chapitre 16
Force physique,
sensibilité morale, tendresse de cœur, voilà exactement ce qu’il
faut chez un mari.
— Trop tard, m’écriai-je en me tordant les mains, il a donné sa vie pour nous ! Oh, Charlie, si seulement vous étiez arrivés cinq minutes plus tôt !
Il ne s’était en fait pas écoulé si longtemps avant l’arrivée des secours. Charlie avait été le premier à entrer, et maintenant il se tenait agenouillé, tête basse, près du corps de son patron. Sa peine était si sincère que je regrettai de l’avoir soupçonné.
— Je ne crois pas que cela aurait changé grand-chose, observa Emerson. En vous entendant arriver, Vincey aurait tiré, et le résultat eût été le même.
— Vous avez raison, dis-je. Excusez-moi Charles, je l’aimais beaucoup ; et puis vous voyez, il a donné sa vie pour… Qu’est-ce que vous dites, Emerson ?
— Rien, rien, fit-il.
Charles se releva lentement, les traits tirés par le chagrin. Je réitérai mes excuses. Il tenta de sourire :
— Je le regretterai toujours, moi aussi, M’dame. Vous pouvez nous le confier, maintenant, à René et moi. Vous semblez vous-mêmes assez éprouvés. Allez aider Abdullah, la dernière fois que nous l’avons vu, il se battait contre deux types armés de carabines.
Nous arrachâmes Abdullah à ses victimes ; les deux hommes ne cherchaient qu’à se défendre, et ils s’enfuirent dès qu’ils en eurent la possibilité.
— Les explications viendront, Abdullah, fis-je d’un ton apaisant. Ce n’était qu’un malentendu.
— Vous n’êtes pas blessés ?
Comme il faisait trop noir pour bien voir, il se laissa aller au point de faire courir ses mains inquiètes sur le corps d’Emerson, et aurait fait de même pour moi, je crois, si la bienséance n’avait prévalu.
Nos hommes se disputèrent l’honneur de me porter, de sorte que je leur permis de le faire chacun à leur tour. Emerson ne se proposa pas. Le chat dans les bras, il était si perdu dans ses pensées qu’il semblait ne pas même entendre les questions insistantes d’Abdullah, à qui je finis par promettre :
— Nous vous raconterons tout un peu plus tard, quand nous nous serons reposés. Pour le moment, contentez-vous de savoir que tout est terminé. Heu… c’est bien le cas, n’est-ce pas Emerson ? Emerson !
— Quoi ? Ah, oui, je crois… Il n’y avait que trop de personnes impliquées, mais la plupart étaient les victimes ou les employés de Vincey. C’est lui qui tirait les ficelles. Maintenant qu’il n’est plus là, je crois que nous n’avons plus rien à craindre.
— L’avez-vous tué, ô Maître des Imprécations ? s’enquit Abdullah.
— Oui.
— Bien.
Ce fut seulement quand nous atteignîmes la Néfertiti qu’Emerson posa Anubis par terre et me prit des bras de Daoud, dont c’était le tour.
— Reposez-vous et mangez, mes amis. Nous vous rejoindrons plus tard, dit-il.
Anubis nous précéda sur la passerelle. En le regardant se déplacer de sa démarche alerte, tout prêt semblait-il à abandonner son maître défunt sans un signe de regret ou de chagrin, je ne fus pas loin de partager la crainte superstitieuse d’Abdullah envers lui.
— Vincey lui avait appris à venir dès qu’il sifflait, fis-je doucement, c’est ainsi qu’il a pu vous enlever. Et ce soir…
— Ce soir, il a fait ce que JE lui avais appris à faire. Je ne voulais pas tuer Vincey, mais j’étais prêt à le faire si je n’avais pas d’autre choix. Il commençait à m’ennuyer. Mais j’aurais préféré le prendre vivant, et je pensais que si le chat me suivait, il suivrait le chat.
— Vous lui avez appris… Comment ?
— Avec du poulet.
S’arrêtant devant ma porte, il l’ouvrit.
— Et, bien sûr, le charisme de ma personne, ajouta-t-il.
Le domestique avait allumé les lampes. Quand la porte s’ouvrit, je laissai échapper un cri, car devant nous se dressaient deux créatures aux formes indistinctes mais terrifiantes, vêtues de guenilles, aux yeux égarés cernés de rouge, aux visages hagards barbouillés de poussière.
Ce n’étaient que nos reflets dans le grand miroir placé entre les fenêtres. Emerson repoussa le chat, referma la porte d’un coup de pied, me déposa sur le lit et s’écroula près de moi avec un grognement venu du cœur.
— Nous ferions-nous vieux, Peabody ? je me sens un peu fatigué.
— Mais non, mon ami, répondis-je. N’importe qui serait épuisé après une telle journée.
Emerson se redressa.
— Vos protestations ne me rassurent pas. Je vais tenter une expérience.
M’étreignant fermement, il m’écrasa contre lui et appliqua sa bouche sur la mienne.
Il m’embrassa pendant un temps assez long, et se livra à d’autres démonstrations qui me firent presque oublier la découverte stupéfiante qui embrasait mon cerveau abasourdi. Enfin, je réussis à dégager mes lèvres assez longtemps pour murmurer :
— Emerson, vous rendez-vous compte que je suis…
— Ma femme ? coupa Emerson en s’écartant légèrement, je l’espère bien, parce que sinon, ce que je m’apprête à faire serait peut-être illégal, probablement immoral et en tout cas indigne d’un gentleman anglais. Satanées boutonnières. Elles sont toujours trop étroites pour…
De toute façon, mon corsage était bon à jeter.
*
* *
Un peu plus tard (beaucoup plus tard, en fait), je murmurai :
— Quand avez-vous retrouvé la mémoire, Emerson ?
Ses bras m’entouraient et ma tête reposait sur sa poitrine. Le paradis ne pouvait receler plus de délices (mais je ne confesserai une opinion aussi peu orthodoxe que dans les pages de ce journal intime). Nous étions en parfaite harmonie et le resterions toujours, car comment la discorde pourrait-elle ternir pareille compréhension ?
— Ce fut un instant mémorable, répondit Emerson, quand je vous ai vue arriver comme un ouragan, brandissant votre ridicule petit pistolet, sans le moindre souci de votre propre sécurité… Et là, vous avez dit les mots qui ont brisé le sortilège : « Encore une chemise bonne à jeter ! »
— Oh, Emerson, c’est si peu romantique ! J’aurais cru…
Je repoussai son bras et me redressai. Il voulut m’attirer de nouveau contre lui, mais je m’écartai à quatre pattes.
— Allez au diable, Emerson, m’exclamai-je avec passion, c’était il y a une éternité ! Vous voulez dire que vous m’avez laissée me ronger les sangs, souffrir mille morts et craindre le pire, une éternité durant, alors que…
— Là, Peabody, calmez-vous.
Emerson se rassit et s’appuya contre les oreillers.
— Ce n’est pas si simple. Venez, je vais vous expliquer.
— Aucune explication ne peut justifier pareille chose, criai-je. Vous êtes le plus…
— Venez là, Peabody.
Je vins.
Après un certain laps de temps, Emerson commença ses explications.
— Cet instant de révélation m’avait littéralement assommé, ce fut aussi violent qu’un choc électrique, et tout aussi bref. Pendant les jours qui ont suivi, des bribes de souvenirs me sont revenues, mais il m’a fallu plusieurs jours pour remettre toutes les pièces à leur place. J’étais en pleine confusion, c’est le moins qu’on puisse dire. Vous admettrez, j’espère, que la situation était un rien complexe.
— Eh bien…
— Certes, on peut en dire autant de toutes les situations dans lesquelles vous nous fourrez, poursuivit-il.
Ma position, à cet instant, ne me permettait pas de voir son visage, mais au ton de sa voix je savais qu’il souriait.
— Dans ce cas précis, il m’a paru plus sage de ne pas me confier avant que tout soit clair dans ma tête. Cela m’arrive assez rarement, même quand je n’ai pas à lutter contre l’amnésie.
— Votre sens de l’humour est l’un de vos principaux attraits, mon ami. Mais à présent…
— Exact, ma chère Peabody. Ce délicieux intermède ne peut durer davantage, il reste de nombreux points obscurs à éclaircir. Je serai bref. La loyauté d’au moins un de nos compagnons était plus que douteuse. Les seules personnes auxquelles j’étais sûr de pouvoir me fier étaient vous et Abdullah – et nos autres hommes, évidemment. Me confier à l’un de vous revenait à vous mettre en danger et à compliquer encore plus la situation…
Il se tut et… fit autre chose. Quelque plaisir que j’y prisse, je reconnus l’une de ses vieilles astuces pour faire diversion. Ses explications, pour l’instant, étaient évasives et peu convaincantes.
Pourtant, son rappel des devoirs austères qu’il nous restait à remplir me ramena à la réalité ; fermement, quoique à regret, je me dégageai de son étreinte.
— Comme le bonheur est égoïste, remarquai-je tristement, j’avais presque oublié le pauvre, le noble Cyrus. Je dois aider Charles et René à faire le nécessaire. Et puis, il faudra rassurer nos proches, en Angleterre ; et faire suffisamment peur à Kevin O’Connell pour qu’il se taise, et… Il y a tant à faire ! Emerson, vous devez écrire à Ramsès tout de suite… heu… vous vous souvenez de Ramsès, n’est-ce pas ?
Emerson gloussa.
— De tous mes souvenirs, ce fut le plus difficile à digérer. Au premier abord, notre fils est vraiment incroyable. Ne vous inquiétez pas, je lui ai déjà écrit.
— Quoi ? Quand ? Comment avez-vous… Crénom, Emerson, c’est vous qui avez fouillé ma cabine ? J’aurais dû m’en douter. Personne d’autre n’aurait laissé un tel désordre.
— Il me fallait savoir ce qui arrivait à notre famille, Amelia, je me méfiais depuis assez longtemps pour avoir prévenu Walter, mais en retrouvant la mémoire je me suis fait un sang d’encre à leur sujet. La lettre de Ramsès m’a beaucoup touché. Je ne pouvais pas laisser ce pauvre enfant dans l’ignorance.
— Vous m’y avez bien laissée, moi, coupai-je. Dites-moi juste une chose avant que nous reprenions le combat, pour ainsi dire. Quand vous m’avez embrassée dans la tombe…
— Ce n’était pas la première fois que je vous embrassais dans une tombe, fit Emerson en souriant, c’est peut-être l’atmosphère qui m’avait fait perdre la tête. J’étais un peu fâché contre vous, Peabody, vous m’aviez fait une peur bleue.
— Je le savais bien. Et vous saviez, vous, ce qu’il y avait entre nous… N’essayez pas de me dire le contraire. Et pourtant vous… vous… Vous ne m’aviez jamais embrassée AINSI !
— Ah ! Mais cela vous a plu, n’est-ce pas ?
— Vous aussi, cela vous a plu, n’est-ce pas ? De me bousculer, me railler, m’insulter…
— Ce n’était pas désagréable, reconnut Emerson. Comme au bon vieux temps, quand nous étions jeunes, hein, Peabody ? Et j’avoue que cela m’a plu d’être de nouveau amoureux. Même si vos méthodes pour gagner le cœur d’un homme sont un peu… Peabody ! Arrêtez ! Vous êtes vraiment la plus…
Entre rire, fureur et une autre émotion qu’il est inutile de décrire, j’avais pratiquement perdu tout contrôle de moi. Comment les choses auraient-elles tourné, je ne le sais, car juste au moment où elles commençaient à devenir intéressantes elles furent interrompues par un coup frappé à la porte. Pestant, Emerson se cacha dans la salle de bain. J’enfilai le premier vêtement qui me tomba sous la main et allai ouvrir.
La vue du visage triste de René me rendit mon sérieux. Il tentait de maîtriser son chagrin en homme, mais il ne pouvait abuser mes yeux perspicaces.
— Pardonnez-moi de vous déranger, dit-il, mais j’ai pensé que vous voudriez savoir. Nous l’emmenons à Louxor. Il avait exprimé le désir d’être enterré là-bas, près de la Vallée des Rois où il a vécu les années les plus heureuses de sa vie. Il nous faut partir tout de suite si nous voulons attraper le train du Caire. Vous comprenez, le temps presse.
Je comprenais, et appréciais la délicatesse avec laquelle il avait exprimé cette déplaisante réalité. J’essuyai une larme.
— Je dois aller lui dire adieu, René. Il a donné sa vie…
— Oui, chère madame, mais j’ai peur que le temps manque. C’est mieux ainsi. Il voudrait que vous vous souveniez de lui tel… tel qu’il était.
Ses lèvres tremblaient. Il se détourna pour cacher son visage.
— Alors, nous le rejoindrons dès que possible, fis-je en lui tapotant l’épaule, il faudra prévenir ses amis, ils voudront assister à la cérémonie. Je dirai quelques mots, sur cette belle phrase de l’Évangile, si appropriée : « Il n’y a pour personne de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »
René se retourna vers moi.
— Fiez-vous à nous, madame. Quand vous serez à Louxor, vous vous installerez au Château, je présume ? Je suis certain que c’est ce que Mr Vandergelt aurait voulu.
— Très bien.
Je lui tendis la main. Il la porta à ses lèvres, avec une grâce toute française.
— Mes hommages, chère madame. Adieu et bonne chance, dit-il en français.
*
* *
Je savais bien que notre petit groupe serait tristement réduit ce soir-là, mais je ne m’attendais pas à trouver Kevin seul au salon. Bien entendu, il était occupé à griffonner dans son détestable petit carnet. En me voyant, il tenta vaguement de se lever.
— Restez assis, fis-je en m’installant dans un fauteuil, et n’essayez pas de me faire croire que vous êtes terrassé par l’épuisement ou le chagrin.
— J’ai de la peine pour ce pauvre Vandergelt, dit-il, mais tant qu’à partir – et c’est notre lot à tous – il aurait voulu que cela se passe ainsi. « Il n’y a pour personne de plus grand amour… »
— Gardez vos citations pour vos articles, coupai-je d’un ton sévère, nous avons à parler, Kevin. Mais où sont les autres ?
— René et Charles sont partis pour Deirout.
— Oui, je sais. Et Bertha ?
— Dans sa cabine, je suppose. J’ai sollicité la faveur d’une conversation avec elle, mais elle s’y est refusée. Quant à votre… au professeur…
— Il est ici, dis-je en le voyant entrer.
Jamais il ne m’avait paru plus beau. Ses cheveux humides ondulaient en vagues brillantes, seule la vilaine plaie à demi cicatrisée déparait le parfait modelé de son visage. Avec un sourire à mon adresse et un rictus pour Kevin, il se dirigea vers la desserte.
— Comme d’habitude, Peabody ? demanda-t-il.
— S’il vous plaît. Nous devons porter un toast, aux amis absents et à l’amour qui surpasse l’amour de…
— Surveillez votre langue, Peabody, ce fichu journaliste note chaque mot.
Il me tendit mon verre, puis se tourna vers Kevin qui le regardait, bouche ouverte et yeux exorbités.
— J’exige de voir votre article avant que vous l’envoyiez, O’Connell. S’il contient quoi que ce soit de diffamatoire, je vous casse les deux bras.
Kevin avala sa salive.
— Je n’y comprends plus rien, professeur. Vous avez retrouvé la mémoire ?
— C’est donc cela, le canular qui circule en ville ? Comme c’est intéressant. Je me demande combien j’obtiendrai de dommages et intérêts quand je vous traînerai devant les tribunaux.
— Mais je n’ai jamais… Croyez-moi, professeur… bégaya Kevin en tentant de dissimuler ses papiers sous son coude.
— Bien, fit Emerson en montrant les dents, maintenant, Mr O’Connell, je vais vous donner la matière de votre prochain article. Vous pouvez prendre des notes, ajouta-t-il aimablement.
Je dois dire que je n’aurais pas mieux menti moi-même. Emerson omit toute référence à l’affaire Forth, décrivant Vincey comme « un de nos vieux ennemis, qui réapparaissait périodiquement ». Kevin nota fiévreusement ses descriptions frappantes de nos diverses rencontres mouvementées avec Vincey.
— Et puis, conclut Emerson, fatigué de ses attentions, je lui ai tendu un piège, ce soir, avec l’aide d’Abdullah et de deux des gardes de Mr Vandergelt, qui avait eu la bonté de les mettre à ma disposition. Vandergelt était censé tenir Mrs Emerson à l’écart. Il n’y a pas réussi, car elle est têtue comme…
— L’amour lui a fait deviner les intentions de son cher époux, murmura Kevin, griffonnant furieusement, et son dévouement lui a donné des ailes pour foncer tête baissée…
— Si vous osez écrire ça, intervins-je, c’est moi qui vous casse les deux bras.
— Humpf, grogna bruyamment Emerson, laissez-moi finir. À cause de… d’une erreur de mes assistants, Vincey a réussi à entrer dans la grotte où nous avions trouvé refuge. Il s’en est suivi une petite altercation, au cours de laquelle Vincey a tiré sur Vandergelt. Je fus… heu… dans l’incapacité d’attraper ma propre carabine à temps pour sauver Vandergelt, mais ma balle l’a frappé quelques instants plus tard.
— C’est un peu plat, observa Kevin, mais qu’importe, je m’occuperai des détails. Et quel était donc le mobile de ce type, professeur ?
— La vengeance, répondit Emerson en croisant les bras. Pour une vieille offense imaginaire.
— Il a ruminé pendant des années sur une vieille offense imaginaire, et il en est devenu fou… Vous ne voudriez pas être un peu plus explicite ? Non, je vois que non. Et les agressions contre Mrs Emerson ?
— La vengeance, répéta fermement Emerson.
— Oui, bien sûr, sachant qu’il ne pourrait blesser davantage ce cœur dévoué qu’en frappant… Oui, parfait, je vais pouvoir écrire des pages là-dessus.
— Vous êtes incorrigible, O’Connell ! dit Emerson, incapable de réprimer un sourire. Souvenez-vous que j’exige de lire votre article avant que vous l’envoyiez. Venez, Peabody, j’ai promis à Abdullah que nous irions lui parler.
L’histoire qu’Emerson raconta à nos hommes était bien différente. J’avais l’impression de rentrer enfin chez moi. Nous étions assis sur une caisse, au bord du fleuve, entourés d’hommes qui nous écoutaient en fumant, et nous interrompaient de temps à autre d’une exclamation admirative ou marquant la surprise. Les étoiles brillaient de tout leur éclat au-dessus de nos têtes, la brise légère agitait les cheveux d’Emerson.
Une partie de ce qu’il raconta ce soir-là était nouveau pour moi aussi. Car il avait sur moi l’avantage d’avoir profité longtemps de l’« hospitalité » de Vincey, selon ses propres termes. Et en imaginant ce méprisable bandit, qui se prélassait dans son confortable fauteuil en narguant son malheureux prisonnier, mon seul regret était qu’Emerson en eût si vite disposé. J’avais remarqué l’incongruité de ce fauteuil dans le chenil puant où Emerson était gardé prisonnier, mais c’est seulement en entendant le changement dans sa voix quand il y faisait allusion que je mesurai toute la cruauté subtile et insidieuse que pouvait receler un objet apparemment inoffensif, comme l’était un fauteuil de velours rouge. Je ne pourrai plus jamais prendre place sur un siège de cette couleur.
L’alibi de Vincey m’avait paru tout à fait convaincant. Les preuves écrites de son séjour en Syrie étaient des faux, évidemment, mais même si je m’étais méfiée, je n’aurais pas pensé à vérifier leur authenticité avant qu’il soit trop tard. Et je n’avais pas les mêmes raisons qu’Emerson de douter du pauvre Karl von Bork (je me promis de demander des nouvelles de Mary et de voir ce que je pouvais faire pour elle), surtout après le témoignage de Bertha…
— Quoi ? m’écriai-je quand Emerson en arriva à ce point du récit, Bertha était l’espionne de Vincey ? Jusqu’à la fin ?
— Un point pour moi ! lança Emerson avec un sourire satisfait et un geste vulgaire.
— Mais les marques de coups… et elle s’est jetée devant la porte de votre cellule pour empêcher le garde d’entrer, c’était très courageux…
— Elle essayait simplement de sortir, expliqua Emerson, elle ne voulait pas être impliquée dans un meurtre, et était folle de terreur. Vous voir surgir ainsi du plafond, tel un diable de sa boîte, aurait fait paniquer n’importe qui. Moi-même, je…
— S’il vous plaît, Emerson, fis-je avec toute la dignité dont j’étais capable.
Cette sale petite créature m’avait bien bernée. Je bouillais en me rappelant lui avoir dit qu’elle devait s’endurcir un peu. S’endurcir ! Ce devait être elle qui avait planté le poignard dans la poitrine de Mohammed.
— Oui, répondit Emerson quand j’exprimai cette hypothèse, elle est aussi dangereuse et sournoise qu’un serpent. Ce n’est guère surprenant, quand on pense à la vie qu’elle a menée.
— Je suppose qu’elle mentait aussi en prétendant s’être retrouvée dans la misère à la mort de son père ?
— Oh, c’est ce qu’elle vous a dit ? Malheureusement, sa… carrière a commencé bien plus tôt. Elle était la compagne de Vincey depuis plusieurs années. Une de ses compagnes… Quant aux marques de coups, ce n’était que du maquillage et du rembourrage. Vous ne vous êtes pas méfiée quand elle a refusé vos soins ? Ni même en la voyant se voiler le visage le temps que ses prétendues plaies guérissent ?
— Le diable l’emporte ! fis-je.
Abdullah cachait son visage derrière sa manche, et j’entendais glousser quelques-uns des plus jeunes hommes.
— Est-ce pour cela que vous avez… Oh, peu importe.
— J’ai décidé très vite de la mettre de mon côté, reprit Emerson d’une voix sérieuse, non en faisant appel à ses bons sentiments, mais en lui montrant où était son intérêt. Elle est extrêmement intelligente, et n’a pas plus de sens moral qu’un chat. Vincey n’était pas son premier… associé. Il n’entre pas d’affection dans ce genre de relation, elle changeait son fusil d’épaule chaque fois que les circonstances le demandaient. J’ai tendance à penser qu’elle cherchait un homme aussi dénué de scrupules qu’elle-même. Malheureusement, être une femme est un handicap, dans le domaine criminel comme dans tous les autres. La société les empêche de mettre à profit leurs talents naturels sans l’aide d’un partenaire masculin. Je crains, Peabody, que votre caractère honorable et droit vous desserve quand vous rencontrez de telles personnes. Vous essayez toujours de faire ressortir les vertus cachées des gens. Bertha n’en avait aucune.
Je le laissai savourer son triomphe, mais il se trompait. Je revoyais l’expression de son visage quand elle disait : « Comme vous devez l’aimer ! » Ce n’était pas de la moquerie ou de l’amusement. Elle était émue, je le savais. Et j’avais la certitude que les magnifiques attributs d’Emerson – je parle de son caractère, naturellement – avaient agi sur elle, comme sur tant d’autres femmes.
— C’est donc elle qui a porté votre message à Vincey, l’informant que vous seriez au rendez-vous ce soir ?
— En effet. Elle était toujours restée en contact avec lui, plusieurs des villageois étaient à son service ; il lui suffisait de glisser une lettre à Hassan ou Yaoud quand nous traversions le village. Pendant notre séjour dans l’Oued Royal, elle communiquait avec lui en laissant des messages en un endroit convenu, peu éloigné du campement. L’un des villageois les transmettait. Ces canailles connaissent chaque pouce des falaises, ils peuvent y aller et venir sans se faire remarquer.
— C’est seulement hier, en revenant à la dahabieh, que j’ai réussi à la convaincre qu’elle serait mieux avec nous qu’avec Vincey. Elle… Qu’est-ce qui vous amuse, Peabody ?
— Rien, mon ami. Continuez.
— Humpf. Je lui ai exposé la situation en lui promettant l’impunité si elle se joignait à nous, et la prison dans le cas contraire. Le message qu’elle a transmis ce matin ne l’incriminait pas, il signalait simplement à Vincey que j’irais aux falaises du nord ce soir.
— Mais, fit Abdullah (qui ne s’intéressait guère aux machinations machiavéliques des femmes, et encore moins à leur rédemption), pourquoi ceux qui devaient vous défendre m’ont-ils fait prisonnier ? Étaient-ils eux aussi à la solde du mauvais homme ? Car Vandergelt Effendi n’aurait sûrement pas…
— En effet, Abdullah, dis-je, Emerson, je crois que nous ferions mieux de rentrer. Vous n’avez pas mangé, et vous devez être très fatigué.
Emerson comprit. Je ne tenais guère à aborder ce sujet. Avec le souvenir du sacrifice de Cyrus encore tout frais dans ma mémoire, je ne pouvais pas, ne voulais pas, penser qu’il avait bien failli causer notre perte. Je connaissais le mobile qui l’avait poussé à commettre le seul acte vil de sa noble vie, et je me reprochais de n’avoir pas mesuré la profondeur de ses sentiments pour moi. C’était sans doute mon refus qui lui avait fait perdre la tête. Un accès de folie était l’explication la plus charitable et la plus plausible de son comportement, et il l’avait racheté de sa vie.
Bertha ne vint pas dîner. Quand nous allâmes la chercher, nous trouvâmes sa cabine vide, et ses quelques biens envolés. Notre enquête révéla qu’une femme correspondant à son signalement – qui, je le reconnais, aurait pu s’appliquer à la plupart des femmes du village – avait loué un bateau pour traverser le fleuve, quelques heures auparavant.
J’étais stupéfaite, mais Emerson, s’il fut surpris, n’en montra rien. Pour être sincère, et je m’y efforce toujours (du moins dans ces pages), j’étais soulagée d’en être débarrassée. L’étendue de notre dette envers elle était douteuse ; si nous avions pesé le bien et le mal, je ne crois pas que le résultat eût été en sa faveur. C’était une femme et elle avait subi bien des épreuves ; mais, comme je le fis observer à Emerson, il aurait été vraiment difficile de lui trouver un métier convenable.
— Hmmm, fit-il en tâtant la fossette de son menton. À mon avis, elle a trouvé toute seule un métier qui lui convient.
Il refusa d’expliciter cette énigmatique affirmation. Je n’insistai pas, par crainte de susciter des réactions pouvant faire obstacle aux activités que j’avais prévues pour le reste de la soirée.
*
* *
Le lendemain, grâce au zèle du domestique de Cyrus, nous pûmes attraper le train de l’après-midi. Quand nous le remerciâmes et lui fîmes nos adieux, il s’inclina profondément. Je lui assurai que s’il avait besoin de références, je me ferais un plaisir de lui décerner les louanges que son excellent travail méritait. J’étais triste de quitter la Néfertiti sans espoir de jamais la revoir, car comme je l’ai dit, ces élégants vaisseaux tombaient en désuétude.
Emerson dormit pendant presque tout le voyage. Anubis s’était roulé en boule sur le siège près de lui. Apparemment, nous avions hérité d’un second chat. Sa dévotion pour Emerson égalait celle de Bastet pour Ramsès, et je connaissais suffisamment la nature sentimentale de mon mari pour savoir qu’il n’abandonnerait pas l’animal – d’autant qu’il était très flatté d’une telle adoration. Le revirement d’Anubis ne témoignait nullement d’un égoïsme calculateur, c’était simplement le signe d’une évaluation intelligente de la supériorité d’Emerson. Je me demandais comment Bastet accueillerait le nouveau venu. Les possibilités étaient quelque peu alarmantes.
Mais ce jour-là il n’y avait point place dans mon cœur pour les sombres pressentiments. J’avais pris un livre dans la bibliothèque bien fournie de Cyrus, mais je ne lisais guère. C’était si agréable de regarder la poitrine de mon mari se soulever et s’abaisser, en cédant parfois à la tentation de suivre du doigt les plis de fatigue qui marquaient encore son visage. Quand je m’y risquais, il murmurait « Satanées mouches ! » et chassait ma main. Mon cœur se gonflait alors d’un bonheur presque insoutenable. Bientôt, nos proches en Angleterre goûteraient ce même bonheur, car nous avions, tôt dans la matinée, expédié des télégrammes pour les rassurer et leur dire notre éternelle affection.
La nuit étendait ses ailes sombres sur l’antique cité quand nous arrivâmes. Nous louâmes une voiture pour gagner directement le Château. Comme nous démarrions, je regardai en arrière et crus voir une silhouette familière se réfugier dans l’ombre. Mais non, c’était impossible. Ce ne pouvait pas être Kevin. Il nous avait quittés quelques heures plus tôt pour prendre le train du Caire.
Les lanternes de la voiture brillaient faiblement dans l’obscurité. Le claquement lent des sabots des chevaux berçait ma songerie mélancolique. Il était difficile d’imaginer le Château, la fierté de Cyrus, sans lui. Chaque pièce, chaque couloir serait hanté par ce grand fantôme plein de gentillesse. Je m’imaginais qu’Emerson devait remuer les mêmes pensées ; respectant mes sentiments, il restait silencieux en me tenant la main.
Je supposais que René avait prévenu les domestiques de notre arrivée, et, en effet, nous fûmes accueillis par le majordome en invités bienvenus et attendus. Il s’inclina en nous faisant entrer, mais quand je compris où il nous conduisait je m’arrêtai.
— Je ne pourrai pas, Emerson, pas ce soir, pas dans la bibliothèque. Nous y avons passé tant d’heures ensemble, c’était sa pièce préférée…
Mais Anubis nous avait précédés, et le domestique ouvrit la porte. Une odeur de fumée – de cigare – me vint aux narines. D’un profond fauteuil de cuir placé près de la grande table encombrée de livres et de magazines, un homme se leva. Cigare, barbiche, costume de lin magnifiquement coupé… C’était le fantôme de Cyrus Vandergelt, exactement tel qu’il avait été de son vivant.
*
* *
Je ne m’évanouis pas. Emerson prétend que si, mais il essaye toujours de trouver chez moi ce qu’il appelle des réactions de « vraie dame ». Il est vrai – et qui pourrait m’en blâmer – que mes genoux se dérobèrent sous moi et qu’un brouillard gris tournoya devant mes yeux. Quand il s’éclaircit, je me retrouvai assise sur un canapé ! Emerson me tapotait les mains et Cyrus se penchait vers moi, barbiche frémissante d’amicale inquiétude.
— Dieu du ciel ! m’écriai-je…
Mais le Lecteur imaginera sans peine les exclamations incohérentes qui s’échappèrent de mes lèvres pendant les minutes qui suivirent. La chaleur de la main de Cyrus m’assurait qu’il s’agissait bien de lui, et non de son fantôme ; l’administration d’un léger stimulant me rendit mon calme coutumier ; très vite, nous nous trouvâmes fort occupés à satisfaire notre curiosité réciproque.
Cyrus fut abasourdi d’apprendre qu’il était supposé être mort.
— Je ne suis ici que depuis une heure. Les domestiques m’ont informé que vous étiez attendus – ce qui était une excellente nouvelle –, mais ils ne m’ont pas dit que j’étais mort. Ils auraient tout de même pu me mettre au courant. Comment est-ce arrivé ?
— Racontez-nous plutôt votre histoire, fit Emerson en me jetant un drôle de regard. Où étiez-vous ces dernières semaines ?
Je ressentis un curieux malaise en l’écoutant. Ce n’était pas la première fois que j’entendais ce genre d’histoire.
— Je descendais à peine de ce fichu train, au Caire, quand ils m’ont embarqué, dit Cyrus, j’ai senti une petite douleur dans le bras, j’ai cru avoir été piqué par un moustique. Et puis tout s’est brouillé. Je me souviens de deux types qui m’ont mis dans une voiture, puis plus rien. Ensuite, je me suis réveillé dans ce qui avait l’air d’un hôtel de luxe – chambre, salle de bain, un drôle de petit salon avec des fauteuils trop rembourrés et des étagères chargées de livres. La seule différence, c’est qu’il n’y avait pas de poignées aux portes.
Il avait été traité avec la plus grande courtoisie, nous assura-t-il. Les repas étaient préparés par un grand cuisinier et servi par des domestiques qui faisaient tout pour le satisfaire, sauf répondre à ses questions.
— Je commençais à me demander si j’allais passer là le restant de mes jours, avoua-t-il, et puis hier soir – je suppose que c’était hier soir – je me suis couché comme d’habitude et, croyez-moi si vous voulez, je me suis réveillé dans un wagon de première classe, dans l’express Le Caire-Louxor. J’ai fait tout un scandale, vous vous en doutez. Le contrôleur, en ricanant, m’a expliqué que j’étais un peu dans les vapes quand mes amis m’avaient installé là. Ils lui avaient donné mon billet jusqu’à Louxor ; donc tout était en règle. J’étais drôlement sonné, croyez-moi, mais je me suis dit que le mieux était de venir ici, et d’essayer de comprendre ce qui se passait. J’ai l’impression que vous allez pouvoir m’éclairer.
— En effet, dit Emerson en me jetant un coup d’œil.
J’avais perdu l’usage de la parole. Visiblement content d’être le narrateur désigné, Emerson se lança dans son récit. Cyrus respirait à peine. Pas un mot, pas un son ne se fit entendre avant qu’Emerson eût terminé.
— Bon sang ! s’exclama Cyrus. Je vous le dis tout net : si un autre que vous me racontait cette histoire, je ne le croirais pas. Comment quelqu’un pouvait-il se faire passer pour moi, alors que vous me connaissez depuis des années !
J’étudiais le visage mince et ridé de mon vieil ami. Les années n’avaient pas été aussi douces pour lui que je l’avais cru. J’aurais dû voir que cette silhouette athlétique, cette haute taille et ce visage si bien conservé n’étaient pas les siens. La barbiche non plus n’était pas la sienne. Comme Sethos avait dû être aise de s’en débarrasser !
Bien entendu, je formulai mes remarques avec plus de tact.
— Nous ne nous sommes pas vus pendant plusieurs de ces années, Cyrus. Son imitation de votre façon de parler et de vos attitudes était parfaite. Il a un don pour l’imitation, et il avait disposé de plusieurs jours pour vous observer, en cachette, avant de quitter Le Caire. Mais son arme la plus efficace était psychologique. Les gens voient ce qu’ils s’attendent à voir. Et une fois que leur conviction est faite, rien ne peut les persuader qu’ils se sont trompés.
— Laissez tomber toutes ces foutaises psychologiques, Amelia, grogna Emerson, Vandergelt, je suppose que vous n’avez pas de René d’Arcy ni de Charles H. Holly dans votre équipe ?
— Équipe ? Je n’ai plus d’équipe. Hoffman m’a quitté l’année dernière pour aller travailler avec le Fond d’Exploration de l’Égypte. Je comptais me chercher un assistant au Caire. Il y a un jeune type du nom de Weigull…
— Non, non, il ne fera pas l’affaire, protesta Emerson. Il ne manque pas de qualités, mais il a tendance à…
— Emerson s’il vous plaît, ne nous égarons pas, intervins-je. Moi aussi, j’ai du mal à croire tout cela. Ces jeunes gens si charmants travaillaient tous deux pour… pour…
Emerson fit de son mieux, mais les mots ne voulaient pas sortir.
— … Le… le Maître… heu… Oui. Nous aurions dû voir qu’ils n’étaient pas archéologues. La peur du vide de Holly était suspecte, et aucun d’eux ne s’y connaissait vraiment. Mais de nos jours il y a si peu d’excavateurs dignes de ce nom. À ce train-là, bientôt… Oui Peabody, je sais ! Je m’écarte du sujet ! Ils étaient… ses complices, j’ai commencé à m’en douter en les voyant l’emmener si précipitamment. Les hommes d’équipage de la dahabieh étaient à sa solde, tout comme les gardes.
— Doux Jésus, murmurai-je, découragée, Cyrus, Emerson, j’espère que vous me pardonnerez, mais je ne suis pas en état de réfléchir. Il vaudrait peut-être mieux pour nous tous que nous reprenions la discussion après une bonne nuit de sommeil.
Cyrus était trop galant, malgré ses façons cavalières, pour résister à une telle supplique. M’assurant que ses domestiques avaient préparé nos appartements, il m’escorta jusqu’à la porte de la bibliothèque.
— La journée a certes été longue pour nous tous. Ma chère Mrs Amelia, vous savez, je l’espère, que j’aurais été tout aussi désireux de vous servir que ce satané bandit semble l’avoir été. D’ailleurs…
— C’est bien pour cela qu’il était si convaincant, il a agi comme vous l’auriez fait. Mon cher ami, cette journée aura eu au moins un heureux résultat. Je suis bien aise de constater que la nouvelle de votre mort était fort exagérée !
Comme je l’espérais, ma petite plaisanterie le détourna de son propos. Il se mit à glousser.
— Bon travail, Peabody, fit Emerson tandis que nous montions les escaliers bras dessus, bras dessous, mais vous n’avez fait que retarder l’inévitable. Entre maintenant et demain matin, nous avons intérêt à trouver une bonne explication de l’activité qu’a déployée Sethos pour et contre nous.
— Moi-même, je ne suis pas certaine de bien comprendre ses motivations, avouai-je.
— Alors, c’est que vous êtes ou stupide – ce que je ne crois pas –, ou hypocrite, ce qui est tout aussi improbable. Souhaiteriez-vous que je vous explique ?
— Emerson, si vous prétendez que vous saviez depuis le début que cet homme n’était pas Vandergelt, je vais…
Je n’achevai pas ma phrase. Emerson avait fermé la porte de notre chambre derrière nous. Il me prit dans ses bras. Ce fut un instant sacré, la réaffirmation silencieuse mais fervente des vœux que nous avions échangés le jour béni où nous ne fîmes plus qu’un.
C’est un instant suprême pour une femme que celui où elle entend de la bouche de l’homme qu’elle aime, sans avoir rien demandé, sans même avoir fait la moindre allusion, les paroles mêmes qu’elle rêvait d’entendre (c’est aussi, je crois, d’une extrême rareté).
— Je vous ai aimée tout de suite, Peabody, dit Emerson d’une voix étouffée par mes cheveux. Avant même de me souvenir de vous. Dès l’instant où vous êtes tombée du plafond en brandissant ce pistolet, j’ai su que vous étiez la seule femme pour moi – car même en pantalon, ma chère, il est impossible de se méprendre sur votre sexe. Tout ce temps, j’ai été comme un homme perdu dans le brouillard, qui recherche désespérément quelque chose…
— Sans savoir ce que c’est, complétai-je tendrement.
Emerson m’écarta de lui et me foudroya du regard.
— Pour qui me prenez-vous ? Un collégien attardé ? Je savais très bien ce que c’était. Simplement, je ne voyais aucun moyen facile et honorable de l’obtenir. Je n’étais même pas sûr de ne point avoir à la maison une femme ennuyeuse et conventionnelle, avec une douzaine d’enfants tout aussi ennuyeux et conventionnels. Et vous ne vous êtes certes pas conduite comme une femme conventionnelle. Pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit la vérité ? Une telle discrétion n’est pas dans votre caractère.
— C’était ce docteur Schadenfreude, dis-je, il affirmait…
Quand j’eus terminé mes explications, Emerson hocha la tête.
— Oui. Je vois. Je crois que c’était la dernière pièce du puzzle. Voulez-vous que je vous dise ce que j’ai compris de cette affaire ?
*
* *
— Pour répondre à la question que vous m’avez posée tout à l’heure, non, je ne savais pas qui était Vandergelt. Je ne reconnaissais personne ! Quand la mémoire m’est revenue, je ne me suis pas posé de questions, pas même en remarquant qu’il semblait avoir rajeuni depuis notre dernière rencontre. Je l’ai accepté parce que vous et les autres l’acceptiez.
« À l’époque, je n’avais aucun soupçon. Mais bien avant, au Caire, j’avais commencé à penser que nous avions un ange gardien. Cela ne vous étonnait pas de voir que nous réussissions à éviter tant de rencontres désagréables grâce à l’arrivée apparemment fortuite de secours ? La première fois, quand on vous a enlevée au bal masqué, c’est la chance qui m’a permis… Bon, si vous insistez, ma chère Peabody, une certaine agilité physique et mentale m’a permis d’arriver à temps pour vous arracher à votre ravisseur. C’était Vincey, bien sûr, je présume que vous aviez annoncé à tous nos confrères que nous assisterions à ce bal ? Il n’était guère difficile de fouiller le souk et d’y découvrir le marchand chez qui la fameuse Sitt Hakim avait acheté des vêtements masculins.
« Ensuite, nos aventures ont pris une autre tournure. L’officier de police qui emmène ses hommes dans un quartier du Caire où la police ne va jamais, juste à temps pour faire fuir les hommes de main qui nous avaient piégés, le jeune Allemand balourd qui tire un coup de feu au moment précis où un ouvrier – qui s’est ensuite volatilisé – tentait de vous éloigner de nous en affirmant avoir découvert une tombe – laquelle s’est également révélée introuvable ; le type du souk, qui s’est évanoui et a été emmené par ses « amis », vous n’aviez pas remarqué tout ça, n’est-ce pas ? Moi si, et je me suis dit que nous devions quitter Le Caire dès que possible.
« Abdullah m’a parlé du groupe de jeunes Américains ivres qui étaient arrivés miraculeusement à temps pour empêcher votre capture, la nuit où Vincey m’a enlevé. Il m’a paru évident que deux groupes distincts s’intéressaient à nous. L’un tentait de capturer l’un de nous, sans préférence apparente. L’autre s’efforçait de repousser l’agresseur, mais le minutage parfait, le soir où j’ai été pris, démontrait que cet ange gardien ne s’intéressait qu’à vous.
« Nous ne saurons jamais la vérité, mais j’ai la certitude d’avoir vu assez juste en ce qui concerne Sethos. Il a eu vent de l’affaire Forth très vite ; nous savions tous deux qu’il était le plus à même de comprendre. Il… crénom ! je déteste lui rendre hommage, mais j’y suis bien obligé : il n’a rien fait. Il vous avait promis de ne plus s’immiscer dans vos affaires, et il a tenu parole (que le diable l’emporte !) jusqu’à ce qu’il se rende compte que d’autres recherchaient le trésor de Forth, et que vous vous trouviez en danger. C’était l’excuse qu’il lui fallait pour rompre sa promesse.
« Dès qu’il a eu connaissance de la tentative d’enlèvement au bal masqué, il est venu et a organisé ses troupes. Sous un déguisement quelconque, il devait veiller sur vous nuit et jour. Remarquez bien, il ne se sentait aucune obligation envers MOI. De son point de vue, le résultat idéal de cette affaire eût été votre survie et mon décès ; mais il avait (que le diable l’emporte !) assez d’honneur pour ne rien entreprendre directement contre moi. Toutes les attaques venaient de Vincey, Sethos n’intervenait que pour vous protéger. Pour ce faire, il devait m’aider moi aussi, mais il a dû prier ses dieux, quels qu’ils soient, pour que Vincey réussisse à m’éliminer.
« Enfin, son vœu a été exaucé. J’avais disparu et bientôt, espérait-il, vous seriez veuve et éplorée. Le loyal Cyrus Vandergelt, ami de longue date, entre en scène débordant de tendre compassion, mais sans grand-chose d’autre à offrir. C’est grâce à vos efforts, ma chère Peabody, et ceux d’Abdullah, notre loyal ami, que j’ai survécu. Je plains presque Vandergelt-Sethos. Quel choc il a dû éprouver quand vous m’avez ramené dans le monde des vivants !
« Il a vite récupéré (le chacal !) et avec l’ingéniosité qui le caractérise, il a trouvé le moyen, espérait-il, de se débarrasser de moi tout en respectant la lettre, sinon l’esprit, de sa promesse. Je dois reconnaître que l’idée du professeur Schadenfreude était brillante. Je suppose que cet homme existe ? Oui, mais il aurait dû vous paraître étrange qu’il se trouve à Louxor à ce moment précis. Bon, bon, je comprends ! Moi aussi, j’aurais été perturbé si les rôles avaient été inversés.
« Le Schadenfreude qui m’a examiné était un autre des complices de Sethos, qui avait bien soigné son personnage. Les théories qu’il a exposées n’étaient qu’un ramassis d’absurdités. Le but, naturellement, était de nous séparer et nous dresser l’un contre l’autre. Vous n’êtes qu’une adorable idiote, Peabody, sans quoi vous auriez eu le bon sens de… heu… vous jeter à ma tête, c’est sans doute ainsi que vous exprimeriez la chose… Mais je crois comprendre le mélange de pudeur et de romantisme à la Don Quichotte qui vous en a empêchée. Quand même, comment avez-vous pu douter…
(Un bref interlude interrompit le cours de son récit.)
« Et nous voilà à Amarna. Vincey est toujours à nos trousses et Vandergelt-Sethos vous fait la cour, déployant des trésors de luxe et de dévouement. Beau contraste avec mon propre comportement, je le reconnais ! N’importe quelle femme sensée, ma chère, m’aurait laissé tomber pour accepter les attentions ferventes de ce millionnaire américain encore jeune et fou d’amour. Il espérait bien arriver à vous séduire, et plus encore que Vincey réussirait à me trucider. Mais vous avez tenu bon. Non seulement vous avez repoussé ses avances… Du moins je l’espère, Peabody, parce que si je pensais que vous avez, ne serait-ce qu’un instant, envisagé de céder… J’accepte vos serments, ma chère. Non seulement vous l’avez repoussé, mais vous m’avez suivi comme un chien fidèle, vous avez risqué votre vie, encore et encore, pour m’éviter de subir les conséquences fâcheuses de ma témérité. Sethos devait s’arracher les cheveux.
« Finalement, il n’y tint plus. Vous devez vous douter que je ne soupçonnais pas Vandergelt le moins du monde, sans quoi je n’aurais pas comploté avec lui pour tendre un piège à Vincey. Même alors (que le diable l’emporte !) il ne m’a pas attaqué directement. Mais il a fait tout son possible pour que je meure, sans porter lui-même le coup mortel. Les deux hommes qu’il a envoyés avec moi avaient reçu l’ordre de ne pas gêner Vincey. Ils ont également empêché Abdullah de venir à mon secours. Et je ne pouvais pas non plus me défendre moi-même ; comme vous l’avez constaté, la carabine qu’il m’avait prêtée ne contenait qu’une balle. La signification de ce détail m’échappe encore. J’étais peut-être censé l’utiliser contre moi-même pour ne pas être pris vivant ? Ou peut-être s’attendait-il à ce que j’essaye la carabine ? Si j’avais découvert qu’elle n’était pas chargée, j’aurais pu abandonner à temps un combat clairement perdu d’avance.
« Je pense plutôt qu’une fois que Vincey m’aurait eu tué, les deux gardes l’auraient abattu. Du point de vue de Sethos, c’était le dénouement idéal. Votre ennemi et votre encombrant mari étant morts, vous finiriez par chercher consolation dans les bras de votre ami dévoué. Tôt ou tard – si je cerne bien son caractère – il aurait avoué sa véritable identité et rendu sa place à Vandergelt. Cette mascarade ne pouvait durer indéfiniment, et de toute façon cela ne l’aurait pas satisfait. Il aurait juré de renoncer à ses activités criminelles – en vous disant, comme il l’a déjà fait, que vous seule pouviez le remettre dans le droit chemin… Quel culot, quand même !
« Grâce à vos bonnes vieilles habitudes de vous mêler de tout, très chère Peabody, les choses ne se sont pas passées comme Sethos l’espérait. J’ai entrevu la vérité quand nous nous sommes retrouvés face à face, avec une preuve indiscutable de sa trahison envers moi, et l’évidence de sa loyauté envers vous. Ce n’est pas en tant que Vandergelt qu’il parlait à ce moment-là. J’espère que vous ne vous êtes pas imaginé que si je vous ai confiée à lui, c’était par grandeur d’âme. J’avais la ferme intention de sortir intact de ce guêpier et de revenir massacrer Vandergelt. Enfin, cet homme.
« À la vérité… je ne puis juger son caractère avec impartialité. Mais pourtant, il s’est jeté, sans arme, sur un adversaire muni d’une carabine, et il a reçu la balle qui nous était destinée… vous était destinée. Il n’y a rien eu dans sa vie d’aussi honorable que sa mort.
« En fait, il n’a jamais rien fait d’honorable de toute sa vie. J’espère seulement que vous n’êtes pas sur le point de succomber à ce sentimentalisme sirupeux que j’observe parfois chez vous, ma chère Peabody. Si je découvre que vous avez dressé un petit autel avec des fleurs et des cierges, je le réduirai en miettes.
— Comme si j’étais capable d’une chose aussi stupide ! Pourtant, Emerson, il avait un sens de l’honneur. Et son dernier geste, dans une certaine mesure, rachète…
Emerson mit fin à la discussion d’une façon particulièrement efficace.
Un peu plus tard, allongée, je savourais l’instant en contemplant le lent déplacement des rayons de lune sur le parquet. Je savais que, en parlant, je risquais de briser l’enchantement, et pourtant il me semblait que je devais encore dire une chose :
— Reconnaissez que Sethos était capable d’inspirer à ses collaborateurs un grand dévouement. Ils ont respecté à la lettre ses dernières volontés, ils ont libéré Cyrus et nous l’ont envoyé, comme Sethos l’aurait fait lui-même, pour chasser notre peine aussi vite que possible. Je me demande où ils ont…
Les épaules d’Emerson étaient devenues aussi rigides qu’un roc.
— Vous devriez lui dresser un cénotaphe, dit-il d’un ton sarcastique. Avec un serpent lové, ce serait l’ornement idéal.
— C’est drôle que vous parliez de cela. Vous vous souvenez de ce petit conte que je traduisais, « Le Conte du prince maudit » ?
— Oui, et alors ?
Son ton était légèrement plus aimable, mais j’avais eu le temps de réfléchir. Il se moquerait de moi pour le restant de mes jours si j’avouais mes rêveries superstitieuses à propos de cette petite histoire anodine.
— Je crois savoir comment il finit.
— Ah bon ?
Emerson remit autour de moi le bras qu’il avait retiré quand j’avais commencé de parler.
— La princesse le sauve, bien sûr. Elle vaincra le crocodile et le chien comme elle a déjà vaincu le serpent.
— Ce n’est pas très égyptien, comme fin, remarqua-t-il en m’attirant contre lui. Il y a des ressemblances intéressantes entre les deux cas, vous ne trouvez pas ? Le prince était tout aussi téméraire et obtus qu’un certain individu de ma connaissance, et je suis sûr que la brave princesse a sauvé son bon-à-rien avec persévérance et intelligence, comme vous l’avez fait pour moi, ma chérie. Même le chien… Mais nous n’avons rencontré ni crocodile ni serpent. Sauf si l’on considère Sethos comme…
— Mon cher (bien que chaque nerf de mon corps frémît de bonheur devant son hommage généreux et éloquent, je me sentais obligée de le sermonner), nous avons assez parlé de Sethos. « De mortuis nil nisi bonum », vous savez bien.
— Tout de même, j’aimerais savoir…
— Je ne comprends pas, Emerson.
— Parfait.
Avant que je puisse le questionner davantage, il se lança dans certaines activités qui occupèrent toute mon attention et mirent fin à la discussion. Les capacités d’Emerson dans ce domaine ont toujours été extraordinaires et, comme il eut l’occasion de le rappeler au cours des opérations, nous avions du temps à rattraper.
*
* *
DERNIÈRE HEURE. De notre envoyé spécial à Louxor. Miraculeuse résurrection d’un archéologue et millionnaire américain. Mrs Amelia P. Emerson déclare : « La divine Providence a exaucé mes prières. » Selon le professeur Emerson : « Les brillantes compétences médicales de Mrs Emerson ont accompli un miracle. »
La dépêche reçue précédemment de notre correspondant, annonçant la mort tragique de l’archéologue et millionnaire américain Cyrus Vandergelt, s’est révélée légèrement erronée. Mr Vandergelt, blessé au cours des événements passionnants décrits hier dans le Daily Yell, n’était pas aussi gravement atteint qu’on le croyait. Dans le monde de l’archéologie, la nouvelle a été accueillie avec…
Chers Maman et Papa, C’est avec un bonheur sans mélange que j’imagine la joie qui sera la vôtre en apprenant que quelques jours après avoir reçu cette lettre, vous pourrez m’embrasser. Vous pourrez aussi embrasser Gargery, mais je crois que de telles démonstrations le gêneraient beaucoup. Vous lui devez quarante et une livres et six shillings.
FIN
[1] Raïs : contremaître. (N.d.T.)
[2] Salâm alaïkoum, habib : La paix soit avec vous, mon ami. (N.d.T.)
[3] Allah yimessîkoum bil-kheir, Effendi : Puisse Allah vous accorder une bonne soirée, monsieur. (N.d.T.)
[4] Marhaba : Bienvenue. (N.d.T.)
[5] Sabil : fontaine. (N.d.T.)
[6] En français dans le texte. (N.d.T.)
[7] Feransâwi : français. (N.d.T.)