Chapitre 1

Pour s’épanouir, l’état matrimonial requiert certaines concessions au tempérament des conjoints.

En toute franchise, je crois pouvoir affirmer que ni le danger ni les corvées ne m’ont jamais rebutée. Des deux, je préfère de loin le danger. En tant qu’unique rejeton célibataire d’un père veuf et extrêmement distrait, j’avais en charge l’administration du ménage – ce qui, comme toute femme le sait, est de tous les métiers le plus difficile, méprisé, et mal payé (c’est-à-dire pas payé du tout) qui soit. Grâce à la distraction paternelle susmentionnée, je pus échapper à l’ennui en me lançant dans des études rien moins que féminines, comme l’histoire et les langues, car Père ne s’inquiétait jamais de ce que je faisais tant que ses repas étaient servis à l’heure, qu’il disposait de vêtements propres et repassés, et que personne ne venait le déranger sous aucun prétexte.

Du moins je croyais ne pas m’ennuyer. À la vérité, je n’avais rien à quoi comparer cette vie, et aucun espoir d’en mener une meilleure. En cette fin du dix-neuvième siècle, l’idée du mariage ne me séduisait guère, car ç’aurait été passer d’une confortable servitude à un esclavage absolu – du moins je le croyais (et je suis toujours de cet avis en ce qui concerne la majorité des femmes). Mon cas devait être l’exception qui confirme la règle, et si j’avais pu savoir les délices inimaginables et inimaginées qui m’attendaient, mon joug m’aurait été intolérable. Ce joug ne fut brisé que lorsque la mort de mon cher papa me laissa en possession d’une modeste fortune et que je pus partir visiter les sites historiques que je ne connaissais que par des livres et photographies. Sur l’antique sol égyptien, je découvris enfin ce qui m’avait toujours manqué : l’aventure, l’enthousiasme, le danger, un travail requérant toute l’étendue de mes considérables facultés intellectuelles, et la présence à mes côtés de cet homme remarquable, qui était fait pour moi comme je l’étais moi-même pour lui. Folles poursuites ! Évasions échevelées ! Sublimes extases !

 

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Certaine personne des sphères éditoriales m’informa que je m’y prenais mal. Elle prétendait qu’un écrivain qui désire captiver l’attention de ses lecteurs se doit de commencer par une scène de violence et/ou de passion.

— Heu, j’ai parlé de sublimes extases, objectai-je.

La jeune personne me lança un sourire amical.

— C’est de la poésie, si je ne m’abuse. Mrs Emerson, nous ne tolérons pas la poésie. Elle ralentit le récit et embrouille le Lecteur Moyen (cet individu douteux que dans les sphères éditoriales on évoque toujours avec un mélange de condescendance et de vénération superstitieuse, d’où mes majuscules).

« Il faut du sang, poursuivit-elle, de plus en plus enflammée, du sang et encore du sang ! Ce ne devrait pas être trop difficile pour vous, Mrs Emerson, j’ai cru comprendre que vous aviez rencontré quantité d’assassins.

Ce n’était pas la première fois que j’envisageais d’adapter mes notes en vue d’une éventuelle publication. Mais je n’étais encore jamais allée jusqu’à en discuter avec un éditeur, comme on appelle ces individus. Je me vis contrainte de lui expliquer que si ses opinions étaient caractéristiques de l’industrie du livre actuelle, alors ladite industrie devrait se passer d’Amelia P. Emerson. Comme je méprise les viles recettes du roman à sensations, typiques de la production littéraire moderne ! Le noble art de la littérature est tombé bien bas ces dernières années ! Les narrations rationnelles et pondérées ne plaisent plus. On préfère kidnapper l’attention du lecteur par des méthodes qui font appel aux instincts les plus bas et les plus dépravés de l’humanité.

La professionnelle de l’édition s’éloigna en secouant la tête et en marmonnant qu’il lui fallait du meurtre. Je regrettais de la décevoir, car elle était charmante – pour une Américaine. J’ose croire que cette réserve ne me vaudra pas d’être taxée de chauvinisme ; les Américains ont beaucoup de qualités admirables, mais le bon goût littéraire est rare chez eux. Si j’envisage à nouveau de publier, je m’adresserai à un éditeur bri-tan-nique.

 

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Sans doute aurais-je pu faire remarquer à cette naïve jeune personne qu’il est des choses pires que le meurtre. J’ai appris à encaisser (pour ainsi dire) les cadavres sans sourciller, mais j’ai vécu quelques-uns de mes pires moments l’hiver dernier : à quatre pattes dans un tas d’innommables immondices, je me dirigeais vers l’endroit où j’espérais et craignais tout à la fois de retrouver l’être qui m’est plus cher que la vie. Il avait disparu près d’une semaine auparavant. Je ne pouvais croire qu’une prison quelle qu’elle soit pût retenir si longtemps un homme de sa force et de son intelligence, sauf si… Certaines hypothèses m’étaient trop douloureuses pour que je les envisage ; mon angoisse morale surpassait la douleur physique de mes genoux meurtris et mes mains écorchées, la peur des ennemis autour de nous en perdait toute importance. Déjà, l’orbe plein du jour sombrait vers l’ouest. L’ombre grise des broussailles s’étirait sur l’herbe et venait toucher les murs de la cahute vers laquelle nous nous dirigions. C’était une petite construction basse, aux murs de briques de boue sales, qui semblait bouder, accroupie dans son carré de terre jonchée de détritus. Un maître sadique aurait pu y garder son chien…

J’avalai ma salive avec difficulté et me tournai vers Abdullah, mon fidèle raïs[1] qui me suivait de près. Il me conseilla la prudence d’un mouvement de tête et mit un doigt sur ses lèvres. D’un geste, il fit passer le message : nous devions gagner le toit. Il m’aida à monter et me rejoignit.

Un parapet branlant nous dissimulait aux regards. Abdullah émit un soupir haletant. C’était un vieil homme, l’angoisse et l’effort l’avaient miné. Je n’avais pas de compassion à lui offrir, et de toute façon il n’en eût pas voulu. Il se mit presque aussitôt à ramper vers le centre du toit, où se trouvait une petite ouverture carrée d’à peine plus d’un pied de côté, protégée par une grille de métal rouillé aux barres épaisses et serrées. La grille reposait sur une sorte de saillie un peu plus bas que l’ouverture.

Les longues journées d’angoisse touchaient-elles à leur fin ? Se trouvait-il à l’intérieur ? Les ultimes secondes qu’il me fallut pour atteindre l’ouverture semblèrent s’étirer interminablement. Mais le pire restait à venir.

Une fente, au-dessus de la porte, constituait l’unique autre source de lumière de cet antre immonde. Dans la pénombre du coin opposé, j’aperçus une forme immobile. Je connaissais cette forme, je l’aurais reconnue dans la nuit la plus noire, bien que je ne pusse distinguer ses traits. Ma conscience fut submergée. Alors, un rayon du soleil mourant vint frapper l’étroite ouverture et tomba sur la forme. C’était lui ! Mes prières avaient été exaucées ! Mais… Ciel ! Serions-nous arrivés trop tard ? Il gisait, roide et immobile, sur la litière crasseuse. Les traits jaunes et rigides auraient pu être ceux d’un masque mortuaire en cire. Mes yeux s’écarquillèrent, à l’affût d’un signe de vie, d’un souffle… et n’en trouvèrent aucun.

Mais le pire restait à venir.

Oui, en effet, si je devais employer les méthodes suggérées par cette jeune personne, je pourrais…

Mais je me refuse à insulter l’intelligence de mon (pour l’instant) hypothétique lecteur en les employant. Je reprends mon récit bien ordonné.

 

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Je disais donc, « Folles poursuites ! Évasions échevelées ! Sublimes extases ! » Évidemment Keats, dans son poème, décrivait une situation bien différente. Néanmoins, j’ai été souvent poursuivie (parfois follement) et j’ai plusieurs fois détruit l’ordonnance de ma chevelure en m’évadant. La dernière partie est également appropriée, bien que personnellement j’eusse choisi d’autres termes.

Les poursuites, les évasions et le sentiment sus-évoqué naquirent en Égypte, où je rencontrai pour la première fois la civilisation ancienne qui devait orienter ma vie professionnelle, ainsi que l’homme remarquable qui devait la partager. L’égyptologie et Radcliffe Emerson ! Inséparables dans mon cœur comme aux yeux du monde savant. On pourrait dire – en fait, je l’ai souvent dit – qu’Emerson EST l’égyptologie, le plus grand savant de notre ère ou des autres. À l’époque où se situe mon récit, nous nous tenions au seuil du vingtième siècle, et je ne doutais pas une seconde qu’Emerson le dominerait comme il avait dominé le dix-neuvième. Quand j’aurai ajouté que les attributs physiques de mon mari comprennent des yeux bleu saphir, des boucles noires comme une aile de corbeau, et une silhouette dotée de toute la force et la grâce masculines, je pense que le lecteur sensible aura compris pourquoi notre union devait s’avérer si satisfaisante.

Emerson n’aime pas son prénom, pour des raisons que je n’ai jamais totalement comprises. Je n’ai guère cherché à les percer car je préfère moi-même utiliser l’appellation qui marque camaraderie et égalité, tout en me rappelant de chers souvenirs de l’époque où nous fîmes connaissance. Emerson n’aime pas non plus les titres, opinion découlant de ses vues radicales sur la société, car il juge les hommes (et les femmes, est-il besoin de le préciser !) d’après leurs capacités et non d’après leur position dans le monde. Contrairement à la plupart des archéologues, il refuse de répondre aux titres serviles employés par les fellahs envers les étrangers ; ses ouvriers égyptiens admiratifs lui ont conféré le nom de « Maître des Imprécations » et je dois dire que ce titre lui va comme un gant.

Mon union avec cet être admirable a débouché sur une vie parfaitement en accord avec mes goûts. Emerson m’accepta comme véritable partenaire dans notre travail comme dans notre vie conjugale. Nous consacrions les saisons hivernales à la fouille de divers sites en Égypte. Je dois dire que j’étais la seule femme travaillant dans ce domaine – triste indice de la condition opprimée des femmes au dix-neuvième siècle de notre ère – et que je n’aurais pu le faire sans la coopération pleine et entière de mon remarquable époux. Pour Emerson, ma participation allait de soi (comme j’étais moi-même de cet avis, mon attitude l’influençait certainement).

Pour des raisons que je n’ai jamais pu m’expliquer, nos fouilles étaient souvent interrompues par des activités de nature délictueuse. Assassins, momies animées, génies du crime nous compliquaient la vie ; nous semblions attirer les pilleurs de tombes et les individus à tendances homicides. Tout bien pesé, ce fut une existence délicieuse, qu’une seule petite ombre troublait. Cette ombre était notre fils, Walter Peabody Emerson, connu de ses amis comme de ses ennemis sous le sobriquet de Ramsès.

Tous les petits garçons sont des sauvages, c’est un fait reconnu. Ramsès, qui devait son surnom à un pharaon aussi obstiné et arrogant que lui, possédait toutes les tares de son âge et son sexe : une incroyable attirance pour tout objet puant, sale et mort, une superbe indifférence à sa propre survie, et un mépris total pour les règles du comportement civilisé. Certaines de ses caractéristiques personnelles le rendaient encore plus difficile. Il était doué d’une intelligence supérieure (ce qui n’est guère étonnant), mais qui se manifestait de façon plutôt déconcertante. Il parlait arabe avec une affreuse facilité (comment faisait-il pour apprendre de telles expressions, je ne sais, il ne les avait certainement jamais entendues dans ma bouche) ; sa maîtrise de l’égyptien hiéroglyphique valait celle de bien des savants adultes, et il faisait montre d’une capacité presque surnaturelle à communiquer avec les animaux (humains mis à part). Il Mais décrire les excentricités de Ramsès est une trop lourde tâche que même mon talent littéraire ne saurait mener à bien.

Au cours de l’année précédant le présent récit, Ramsès avait montré des signes d’amélioration. Il ne se jetait plus vers le danger tête baissée, et son épouvantable éloquence s’était quelque peu atténuée. Une ressemblance certaine avec son beau géniteur commençait à se dégager, bien que par ses colorations il évoquât plus un antique Égyptien qu’un petit garçon anglais (je ne puis expliquer ce fait davantage que nos constantes rencontres avec des criminels. Il est des questions qui dépassent notre entendement limité, et il faut sans doute s’en féliciter).

Un événement récent a eu sur notre fils un effet profond quoique indéfinissable. Notre dernière et peut-être plus extraordinaire aventure avait eu lieu l’hiver précédent. Un appel au secours d’un vieil ami d’Emerson nous avait conduits dans les étendues désertiques à l’ouest de la Nubie, jusqu’à une oasis reculée où subsistaient encore des vestiges moribonds de la civilisation méroïtique. Nous subîmes les catastrophes habituelles : soif atroce après la mort de notre dernier chameau, tentative d’enlèvement, attaques brutales. Rien que de très ordinaire, et quand nous atteignîmes notre destination, nous apprîmes que ceux que nous venions sauver n’étaient plus. Toutefois, le malheureux couple laissait un enfant, une petite fille que nous pûmes, avec l’aide de son preux chevalier de frère adoptif, arracher au sort affreux qui la menaçait. Son père défunt l’avait appelée Nefret, nom très approprié puisqu’en ancien égyptien ce mot signifie « beauté ». En la voyant pour la première fois, Ramsès resta tout bête – état dans lequel je ne pensais jamais le voir mais qui depuis ne s’est pas modifié.

Devant cette situation, je ne pouvais chasser de sombres pressentiments. Ramsès avait dix ans, Nefret treize ; mais leur différence d’âge n’aurait plus d’importance quand ils seraient parvenus à l’âge adulte, et je connaissais trop bien mon fils pour attribuer ses sentiments à une crise de romantisme juvénile. Ses émotions étaient intenses, son caractère (à dire le moins) déterminé. Quand il avait une idée en tête, elle y était fixée au ciment. Il avait été élevé parmi les Egyptiens, qui mûrissent plus tôt, physiquement et émotionnellement, que les froids Britanniques ; certains de ses amis avaient engendré des enfants dès le début de leur adolescence. Ajoutez à cela les circonstances dramatiques dans lesquelles il avait vu la fillette pour la première fois…

Nous ne savions même pas que de tels êtres pussent exister avant de pénétrer dans la chambre dénudée, éclairée d’une lampe, où elle nous attendait. La voir là, dans toute sa radieuse jeunesse, ses cheveux d’un roux dorés tombant en cascade sur ses minces vêtements blancs ; contempler son sourire courageux bravant les dangers qui l’entouraient… Bref, j’en fus moi-même profondément émue.

Nous ramenâmes la fillette en Angleterre avec nous et l’accueillîmes dans notre foyer. C’était l’idée d’Emerson. Je dois reconnaître que nous n’avions guère le choix ; son grand-père, seul parent survivant, était un homme si débauché qu’il n’aurait su éduquer convenablement un chat, encore moins une innocente jeune-fille. Comment Emerson avait-il réussi à convaincre Lord Blacktower de renoncer à sa petite fille, je préférais n’en rien savoir. Je doute que « convaincre » fût le terme approprié. Blacktower était mourant (en fait, il acheva le processus quelques mois plus tard), sans quoi même la considérable puissance oratoire d’Emerson aurait pu s’avérer insuffisante. Nefret s’accrocha à nous – au figuré, car elle n’était guère démonstrative –, seuls repères familiers dans un monde qui lui était aussi étranger qu’un groupe de Martiens (si tant est qu’ils existent) le serait pour moi. Tout ce qu’elle savait du monde moderne, elle l’avait appris de nous et des livres de son père, et dans ce monde elle n’était plus la grande prêtresse d’Isis, incarnation de la déesse, mais quelque chose de bien moins noble – pas même une femme, ce qui était déjà bien peu, Dieu sait ! mais une petite fille, légèrement plus qu’un animal domestique, et considérablement moins que tout mâle quel que soit son âge. Nul besoin donc pour Emerson de souligner (ce qu’il fit pourtant avec force précisions ennuyeuses) que nous étions particulièrement bien armés pour prendre soin d’une jeune personne élevée dans des circonstances aussi extraordinaires.

Emerson est un homme remarquable, mais c’est un homme. Inutile d’en dire plus, je crois. Ayant pris sa décision et m’ayant persuadée de l’accepter, il ne voulut point entendre parler de prémonitions. Emerson ne reconnaît jamais avoir la moindre prémonition, et il s’emporte dès que je mentionne les miennes. Dans le cas présent, j’en eu beaucoup.

La nécessité d’expliquer où Nefret avait passé ses treize premières années suscita de grandes inquiétudes. Chez moi en tout cas. Emerson tenta d’ignorer le problème, comme de coutume.

— Pourquoi fournir des explications ? Si quelqu’un a le culot de poser la question, dites-lui d’aller au diable.

Heureusement, Emerson est plus sensé qu’il n’y paraît la plupart du temps, et avant même que nous quittions l’Égypte il dut admettre qu’il nous fallait concocter quelque histoire. Notre retour du désert en compagnie d’une fillette d’origine indubitablement britannique aurait intrigué les plus obtus ; sa véritable identité devait être révélée pour lui permettre de prétendre à sa position légitime comme héritière de la fortune de son grand-père. Son histoire possédait tous les ingrédients dont raffolent les journalistes – beauté juvénile, mystère, aristocratie, et grosses sommes d’argent – et, comme je le fis remarquer à Emerson, il était rare que nos propres activités n’éveillent pas la curiosité des chacals de la presse, comme il aime à les désigner.

Je préfère, chaque fois que possible, dire la vérité. Non seulement parce que la franchise nous est imposée par le code moral supérieur de notre société, mais aussi parce qu’il est bien plus facile de s’en tenir aux faits que de demeurer cohérent dans le mensonge. Dans ce cas, dire la vérité n’était pas envisageable. En quittant l’Oasis Perdue (ou Cité de la Montagne Sacrée, comme l’appelaient ses habitants) nous avions juré de taire non seulement sa position géographique, mais son existence même. Les membres de cette civilisation moribonde étaient peu nombreux et ne connaissaient pas l’usage des armes à feu, ils auraient constitué une proie facile pour les aventuriers et chasseurs de trésors, sans parler des archéologues sans scrupules. Et il ne fallait pas oublier la réputation de Nefret, considération moins impérieuse mais non négligeable pour autant. S’il apparaissait qu’elle avait été élevée parmi des prétendus primitifs, où elle avait été grande prêtresse d’une déesse païenne, les hypothèses grossières et les plaisanteries malséantes que de telles notions inspirent aux ignorants lui auraient rendu la vie insupportable. Non. Les faits réels ne pouvaient être dévoilés. Il fallait inventer un mensonge plausible, et quand je dois m’écarter de mes critères habituels de franchise, je suis aussi capable que n’importe qui d’inventer un bon mensonge.

Heureusement, certains événements historiques vinrent nous fournir une explication raisonnable. La rébellion soulevée par le Madhi au Soudan, qui avait commencé en 1881 et bouleversait ce malheureux pays depuis plus de dix ans, se terminait. Les troupes égyptiennes (menées par des officiers britanniques, bien sûr) avaient reconquis l’essentiel des territoires perdus, et des personnes portées disparues resurgissaient miraculeusement. L’évasion de Saltin Pacha, anciennement Saltin Bey, était peut-être l’exemple le plus stupéfiant de ces survies quasi miraculeuses, mais il y en eut d’autres, notamment celle du Père Ohrwalder et de deux des nonnes de sa mission, qui avaient subi sept ans d’esclavage et de torture avant de parvenir à s’enfuir.

C’est ce dernier cas qui me donna l’idée d’inventer une famille de généreux missionnaires comme parents adoptifs pour Nefret, dont les deux véritables parents (expliquai-je) avaient succombé, malades et épuisés, peu après leur arrivée. Protégés par leurs fidèles convertis, ces bons religieux avaient échappé aux ravages des derviches mais n’avaient pas osé quitter la sécurité de leur humble village isolé tant que le pays connaissait de tels désordres.

Emerson observa que selon son expérience, les fidèles convertis étaient généralement les premiers à précipiter leurs chefs spirituels dans la marmite, mais j’estimais avoir concocté la plus convaincante des histoires, et à en juger d’après le résultat, la presse fut du même avis. Je m’en étais tenue à la vérité autant que possible – règle essentielle quand on échafaude un mensonge –, le récit de notre voyage dans le désert ne nécessitait aucune falsification. Égarés dans l’immense désolation, abandonnés par nos serviteurs, nos chameaux morts ou agonisants… C’était une histoire dramatique, et je crois que la presse fut si excitée qu’elle en omit de regarder de plus près certains détails cruciaux. Pour faire bonne mesure, j’ajoutai une tempête de sable et une attaque de Bédouins nomades.

Nous réussîmes à éviter celui que je craignais plus que tout autre, le fougueux Kevin O’Connell, journaliste vedette du Daily Yell. Il avait gagné le Soudan au moment où nous en partions, car la campagne militaire progressait rapidement et la reconquête de Khartoum n’était plus qu’une question de jours. J’aimais bien Kevin (Emerson, non) mais lorsque ses instincts de journaliste étaient en éveil, ma confiance en lui se réduisait.

Tout était donc en ordre. La principale difficulté restait Nefret elle-même.

Je serais la première à reconnaître que je ne suis pas une femme maternelle. J’oserai néanmoins faire remarquer que la Sainte Vierge elle-même aurait vu ses instincts maternels affaiblis par la fréquentation suivie de mon fils. Dix années de Ramsès m’avaient convaincue que mon incapacité à avoir d’autres enfants n’était pas, comme je l’avais d’abord considérée, une cruelle déception, mais plutôt une sage disposition de l’omnisciente Providence. Un Ramsès suffisait. Deux ou plus m’auraient achevée.

(Je crois savoir que d’impertinentes rumeurs ont circulé, concernant le fait que Ramsès soit fils unique. Je dirai seulement que de sa naissance découlèrent certaines complications, sur lesquelles je ne m’étendrai pas car elles ne regardent que moi.)

Et voilà que je me retrouvais avec un autre enfant sur les bras, non pas un nourrisson malléable mais une jeune fille, presque une femme, et dont, par-dessus le marché, l’histoire était encore plus inhabituelle que celle de mon fils à la catastrophique précocité. Qu’allais-je bien pouvoir en faire ? Comment pourrais-je lui enseigner les délicatesses sociales, combler les immenses brèches de son éducation, en bref lui inculquer les connaissances indispensables pour qu’elle pût trouver le bonheur dans sa nouvelle vie ?

La plupart des femmes, je pense, l’auraient envoyée à l’école. Mais je sais reconnaître mon devoir quand on me le met sous le nez. Ç’aurait été une cruauté des plus raffinées que de confiner Nefret à l’exigu monde féminin d’une pension. J’étais mieux armée qu’aucun professeur pour prendre soin d’elle, car je comprenais le monde d’où elle venait et partageais son mépris pour les absurdes obligations que le monde dit civilisé impose aux personnes du sexe. Et puis… j’aimais bien cette enfant.

Si je n’étais pas d’une foncière honnêteté, je dirais que je l’aimais tout court. Sans aucun doute, c’est ce que j’aurais dû ressentir. Elle possédait les qualités que toute mère rêve de trouver chez sa fille – douceur de caractère, intelligence, et, bien sûr, extraordinaire beauté. Cette qualité, que beaucoup dans notre société placeraient au premier rang, n’avait pas autant de valeur à mes yeux, mais je l’appréciais. Elle avait le genre de physique dont j’ai toujours rêvé, tout à fait différent du mien. J’ai les cheveux noirs et rêches. Les siens coulent comme un torrent d’or. Sa peau est d’une blancheur crémeuse, ses yeux couleur bleuet. Les miens… non. Sa mince petite silhouette ne développera probablement jamais les protubérances dont je suis pourvue. Emerson avait beau répéter que ces particularités lui plaisaient, je remarquais son regard appréciateur quand il suivait des yeux l’élégante silhouette de Nefret.

Nous avions regagné l’Angleterre en avril et nous étions installés à Amarna House, notre résidence du Kent, comme d’habitude. Pas tout à fait comme d’habitude, cependant. Normalement nous nous serions attelés immédiatement à nos rapports annuels de fouille, car Emerson se faisait un devoir de les publier dès que possible. Cette année nous avions moins à consigner que d’habitude, car notre expédition dans le désert avait occupé l’essentiel de notre saison hivernale. Lors de notre retour en Nubie pourtant, nous avions passé quelques semaines très fructueuses dans les champs de pyramides de Napata. Je dois ajouter que Nefret nous fut d’une aide précieuse dans notre travail, et fit preuve d’une remarquable aptitude pour l’archéologie.

Je ne pouvais aider Emerson comme j’en avais coutume. Je suis sûre qu’il est inutile d’expliquer pourquoi. Cette situation alourdit encore la charge de mon mari, mais pour une fois il ne se plaignit pas, écartant mes excuses avec une bonne humeur suspecte.

— Ce n’est pas grave, Peabody, les besoins de la petite avant tout. Si je peux vous aider, dites-le-moi.

Cette surprenante affabilité, et l’emploi de mon nom de jeune fille – qu’Emerson utilise quand il se sent particulièrement affectueux ou veut me persuader de faire quelque chose que je n’ai pas envie de faire –, m’inspira les pires soupçons.

— Il n’y a rien que vous puissiez faire, rétorquai-je. Que savent les hommes des questions féminines ?

— Humpf, fit-il avant de battre précipitamment en retraite dans la bibliothèque.

Je confesse que je pris plaisir à constituer pour la petite une garde-robe convenable. Quand nous arrivâmes à Londres elle ne possédait quasiment pas la moindre harde, en dehors des vêtements bigarrés en usage chez les Nubiennes, et de quelques mauvais articles de confection que j’avais achetés pour elle au Caire. Un certain intérêt pour la mode, à mon sens, n’est pas incompatible avec des capacités intellectuelles égalant ou surpassant celles de n’importe quel homme, si bien que je me vautrai (l’expression, est-il besoin de préciser, est d’Emerson) dans les chemises de nuits à volants et les jupons bordés de dentelle, les vous-savez-quoi à froufrous et les chemisiers à jabot, les gants, chapeaux et mouchoirs de poche, costumes de bain et culottes de cyclisme, peignoirs et bottines à boutons, et des sarraus de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec rubans assortis.

Je me laissais aller à quelques achats pour moi-même, car les hivers égyptiens ont toujours un effet déplorable sur ma garde-robe. Les modèles en vogue cette année étaient moins ridicules que par le passé, les tournures avaient disparu, les manches ballons s’étaient dégonflées, reprenant une dimension raisonnable, et les jupes tombaient souplement au lieu de se retrousser sur des couches de jupons. Ils étaient particulièrement adaptés aux personnes qui n’ont pas besoin d’« additions artificielles » pour aider à souligner certaines parties de leur anatomie.

Du moins, je pensais que la mode était moins ridicule jusqu’à ce que j’entende les commentaires de Nefret sur la question. La seule idée d’un costume de bain lui parut du plus haut comique.

— À quoi bon mettre des vêtements si c’est pour les mouiller ? s’enquit-elle (avec quelque raison, je dois dire). Est-ce que les femmes mettent des costumes de toilette pour prendre un bain ?

Quant à ses réflexions concernant les sous-vêtements… Heureusement, elle ne les formula pas devant la vendeuse, ni devant Emerson ou Ramsès. (Du moins je l’espère, ces choses-là embarrassent tant Emerson… et en ce qui concerne Ramsès, lui, rien ne l’embarrasse.)

Elle trouva sa place dans notre foyer plus facilement que je n’aurais cru, car tous nos domestiques se sont plus ou moins habitués à nos visiteurs excentriques (ou ils s’habituent ou ils nous quittent, généralement de leur propre initiative). Gargery, notre majordome, succomba instantanément à son charme, il la suivait avec autant d’adoration que Ramsès, et ne se lassait jamais d’entendre le récit (revu et corrigé) des aventures qui nous avaient permis de la retrouver. Je suis au regret de dire que Gargery est un grand romantique (je n’ai rien contre le romantisme, mais chez un majordome, cela présente des inconvénients). Ses poings se serrait, ses yeux lançaient des éclairs et il déclarait (oubliant sa diction dans son enthousiasme) :

— Oh, comme j’aurais voulu êt’ avec vous, M’ame ! J’aurais rossé ces mauvais serviteurs, j’aurais massacré ces brutes d’Bédouins ! J’aurais…

— Je suis sûre que vous nous auriez été d’un grand secours, Gargery. Une autre fois, peut-être.

(Je ne pouvais savoir, lorsque cette malheureuse remarque passa mes lèvres, qu’elle était de nature prophétique !)

Le seul membre du foyer qui restât imperméable au charme de Nefret fut Rose, notre fidèle femme de chambre. Dans son cas, c’était de la jalousie pure et simple. Elle avait aidé à élever Ramsès et éprouvait pour lui une affection totalement injustifiée, affection jusque-là partagée. Mais désormais, les bouquets de Ramsès et ses intéressants spécimens scientifiques (mauvaises herbes, os et souris momifiées) étaient offerts à une autre. Rose en souffrait, je le voyais bien. Je trouvais chez elle un grand réconfort quand l’adoration combinée des mâles de la maisonnée passait les limites de ma patience.

La chatte Bastet n’offrait aucune consolation, malgré son sexe. Elle s’était montrée assez peu précoce dans la découverte des charmes du sexe opposé, mais elle avait comblé son retard avec tant d’ardeur que la maison débordait de sa progéniture. Sa dernière portée était née en avril, juste avant notre arrivée, et Nefret passa quelques-uns de ses plus heureux moments à jouer avec les chatons. En tant que Grande Prêtresse d’Isis, elle avait entre autres responsabilités celle de s’occuper des chats sacrés, ce qui expliquait peut-être non seulement son amour de la gent féline, mais aussi son talent presque surnaturel pour communiquer avec ses représentants. Pour s’entendre avec un chat, il faut le traiter en égal, ou mieux, comme le supérieur qu’il a conscience d’être.

Les seules personnes informées de la véritable histoire de Nefret étaient Walter, le frère cadet d’Emerson, et sa femme Evelyn, ma grande amie. Il eût été impossible de leur cacher la vérité même si nous n’avions pas éprouvé une totale confiance en leur discrétion, et de plus je comptais sur les conseils d’Evelyn en matière de soins et d’éducation à prodiguer à une jeune fille. Mère de six enfants, dont trois filles, elle possédait une expérience considérable en ce domaine, et elle avait un cœur d’or.

Je me rappelle très bien une belle journée de juin. Nous autres adultes avions pris place sur la terrasse d’Amarna House, et regardions les enfants jouer sur la pelouse. L’immense talent de Constable aurait peut-être su rendre l’idyllique beauté du paysage – ciel bleu et nuages blancs moutonneux, herbe émeraude et arbres majestueux – mais il aurait fallu le talent d’un autre genre de peintre pour saisir les enfants rieurs qui ornaient la scène comme des fleurs animées. Le soleil changeait leur chevelure ébouriffée en or brillant et caressait leurs membres roses et potelés, éclatants de santé. La jeune Amelia, baptisée en mon honneur, surveillait d’un œil maternel les pas trébuchants de sa petite sœur âgée d’un an. Raddie, l’aîné des enfants d’Evelyn, dont les traits reproduisaient en plus jeune la douce physionomie de son père, tentait de contrôler l’exubérance des jumeaux qui jouaient au ballon. Cette image d’enfants innocents auxquels étaient accordés santé, fortune et tendre amour, est de celles que je chérirai longtemps.

Pourtant il me semble que seuls mes yeux étaient fixés sur les charmantes silhouettes de mes neveux et nièces, même leur mère, son petit dernier endormi sur son cœur, regardait ailleurs.

Nefret s’était installée à l’écart, assise en tailleur sous l’un des grands chênes. Ses pieds nus dépassaient sous sa robe – l’une des tenues nubiennes dont je la vêtais, faute de mieux, pendant notre séjour à Napata. Sur un fond vert-perroquet s’étalaient de grandes taches de couleur, rouge écarlate, jaune moutarde, bleu turquoise. Elle se servait du bout de la tresse rouge doré qui tombait sur son épaule pour taquiner un chaton sur ses genoux. Ramsès, son ombre inévitable, se tenait accroupi tout près. De temps en temps, Nefret relevait la tête, souriante, pour regarder les petits jouer, mais le regard sombre et fixe de Ramsès ne quittait jamais son visage.

Walter posa sa tasse et saisit le carnet qu’il refusait d’abandonner même pour cette réunion amicale. En le feuilletant, il remarqua :

— Je crois que j’ai compris comment s’est développé la fonction de la forme infinitive, j’aimerais bien demander à Nefret…

— Laissez cette enfant tranquille !

C’était Evelyn qui venait d’interrompre son mari, d’un ton si dur que je me tournai pour la regarder, stupéfaite. Evelyn ne parlait jamais durement à personne, encore moins à son mari, pour qui elle éprouvait une adoration dénuée (de mon point de vue) de tout sens critique.

Walter lui jeta un coup d’œil surpris et blessé.

— Mais ma chère, je voulais juste…

— Nous savons ce que vous voulez, coupa Emerson en riant, vous voulez être le premier à déchiffrer le méroïtique ancien, et devenir célèbre. Rencontrer un utilisateur vivant d’une langue supposée morte suffirait à déboussoler n’importe quel savant.

— C’est une pierre de Rosette vivante, murmura Walter, la langue a dû changer du tout au tout en mille ans, mais pour un chercheur entraîné elle peut fournir des indices…

— Ce n’est pas une pierre, coupa Evelyn, c’est une jeune fille.

Seconde interruption. Du jamais vu ! Emerson dévisageait Evelyn, surpris et quelque peu admiratif, il l’avait toujours trouvée d’une douceur déplorable. Walter avala sa salive, puis reprit gentiment :

— Vous avez raison, ma chère Evelyn, je ne voudrais pour rien au monde faire…

— Alors allez-vous-en, ordonna sa femme, allez dans la bibliothèque, tous les deux, plongez-vous dans les langues mortes et les livres poussiéreux, c’est tout ce qui vous intéresse, vous les hommes !

— Venez, Walter, fit Emerson en se levant, nous sommes en disgrâce et ferions mieux de nous épargner la peine de nous défendre. Une femme convaincue malgré elle…

Je lui jetai un petit pain. Il le rattrapa au vol, grimaça un sourire et partit, un Walter réticent sur les talons.

— Je vous demande pardon, Amelia, fit Evelyn, si j’ai mis Radcliffe de mauvaise humeur…

— Sottises ! vos critiques étaient bien plus douces que celles auxquelles je l’ai habitué. Quant à sa mauvaise humeur, l’avez-vous déjà vu si content de lui, si gonflé de suffisance, si insupportablement conciliant ?

— La plupart des femmes ne se plaindraient pas de ce genre de choses, remarqua Evelyn avec un sourire.

— Ce n’est pas l’Emerson que je connais. Enfin, Evelyn, il n’a pas dit la moindre grossièreté, pas même un simple « crénom » depuis que nous sommes rentrés d’Égypte.

Evelyn éclata de rire. Je poursuivis, saisie d’une indignation croissante :

— En vérité, il refuse tout bonnement d’admettre que nous avons un sérieux problème sur les bras !

— Ou plutôt, sous le chêne.

Le sourire d’Evelyn s’effaça, elle contemplait la silhouette gracieuse de la fillette. Le chaton était parti à l’aventure et elle se tenait parfaitement immobile, les mains dans son giron, le regard fixé sur la pelouse. Les rayons du soleil traversaient le feuillage et allumaient des étincelles dans ses cheveux, la diffusion de la lumière l’encerclait d’une ombre dorée.

— Elle est aussi belle et lointaine qu’une petite déesse, murmura Evelyn, en écho à mes propres pensées, que peut-il advenir d’une telle enfant ?

— Elle est intelligente et pleine de bonne volonté, elle s’adaptera, et elle paraît heureuse. Elle ne se plaint pas.

— Avec ce qu’elle a subi, elle a dû apprendre le stoïcisme. Et puis, elle n’a guère de raisons de se plaindre, pour l’instant. Vous la tenez – et je pense que vous avez raison – à l’abri du monde extérieur. Tous, nous l’acceptons et l’aimons telle qu’elle est. Mais tôt ou tard, il faudra bien qu’elle prenne dans le monde la place que sa naissance lui assigne, et ce monde est d’une impitoyable intolérance pour tout ce qui est différent.

— Croyez-vous que je n’en aie pas conscience ? Pour certains, je suis moi-même une excentrique, ajoutai-je en riant. Je ne fais pas attention à eux, bien sûr, mais… bon, je dois dire que je me demande si je suis le meilleur mentor possible pour Nefret.

— Elle ne pourrait mieux faire que de suivre votre exemple, fit Evelyn avec chaleur, et vous savez que vous pouvez compter sur moi, je ferai tout mon possible pour vous aider.

— Je suppose que tout ira bien, dis-je, mon optimisme naturel reprenant le dessus. Après tout, j’ai survécu à dix ans de Ramsès, avec votre aide, et celle de Walter… vous vous êtes peut-être montrée un peu dure envers lui, ma chère, le déchiffrage de langues anciennes inconnues n’est pas seulement son métier, c’est aussi sa plus grande passion. Après vous, bien entendu, et les enfants…

— Je me demande…

Evelyn avait l’air d’une Madone de Raphaël, avec ses cheveux dorés, son visage doux, et le bébé niché au creux de ses bras, mais il y avait dans sa voix une nuance que je n’y avais jamais entendue.

— C’est étrange, comme le temps nous change, continua-t-elle, la nuit dernière, j’ai rêvé d’Amarna.

C’était la dernière chose à laquelle je m’attendais de sa part, et l’effet sur moi fut des plus bizarres. Une image se déroula devant mes yeux, si vivace qu’elle occultait la réalité, une scène de désert au sable brûlant, aux collines sévères, aussi dénué de vie qu’un paysage lunaire. Je sentais presque l’air chaud et sec sur ma peau, il me semblait entendre à nouveaux les affreux gémissements de l’apparition qui avait menacé notre vie et notre raison…

Avec effort, je chassai cette image séductrice. Inconsciente de ma distraction, Evelyn continuait de parler :

— Vous vous souvenez de son visage, ce jour-là, le jour où il s’est déclaré ? Pâle, séduisant comme un jeune dieu, il tenait mes mains dans les siennes, en disant que j’étais la plus adorable et la plus courageuse des femmes. À ce moment-là, aucun papyrus en lambeaux, aucune pierre de Rosette n’aurait pu me remplacer dans son cœur. Mis à part le danger, le doute et l’inconfort, c’était une époque merveilleuse ! Je me surprends même à penser avec affection à ce misérable dans son ridicule déguisement de momie.

Je poussai un profond soupir. Evelyn me regarda, surprise.

— Vous aussi, Amelia ? Que pourriez-vous bien regretter ? Vous avez tout gagné, sans rien perdre. Il est pratiquement impossible d’ouvrir un journal sans y trouver le récit de quelque nouvelle escapade – pardon, aventure – de votre cru.

— Oh, les aventures ! fis-je avec un geste de mépris. Elles n’ont rien que de très normal ! Emerson les attire.

— Emerson ? sourit Evelyn.

— Réfléchissez, Evelyn, c’est à Emerson que Lord Blacktower s’est adressé pour retrouver son fils disparu. C’est Emerson qui a démasqué le coupable dans l’affaire de la momie du British Museum. À qui aurait pu s’adresser Lady Baskerville, pour reprendre les travaux de son mari, sinon à Emerson, le savant le plus en vue de son temps ?

— Je n’avais jamais considéré les choses sous cet angle, avoua Evelyn, vous marquez un point, Amelia. Mais vous ne faites que renforcer mon argument. Votre vie est si pleine des sensations et aventures qui manquent à la mienne…

— C’est vrai, mais ce n’est pas la même chose. Oserai-je l’avouer ? Je crois que oui. Comme vous, je rêve souvent à ces jours lointains, lorsque j’étais tout pour Emerson, le seul, le suprême objet de sa dévotion.

— Ma chère Amelia…

Je soupirai à nouveau.

— Il ne m’appelle presque jamais Amelia. Il prononçait ce nom avec un tel mépris ! Maintenant, c’est Peabody, ma chère Peabody, ma Peabody adorée…

— Il vous appelait Peabody, à Amarna.

— Oui, mais d’un ton différent ! Ce qui était un défi est devenu une marque d’affection satisfaite, paresseuse. Il était si impérial, à l’époque, si romantique…

— Romantique, répéta Evelyn d’un ton de doute.

— Vous chérissez certains souvenirs, Evelyn, et moi aussi. Je me souviens si bien de la courbe de ses belles lèvres quand il me disait : « Vous n’êtes pas idiote, Peabody, pour une femme. » Le flamboiement de ses yeux bleus ce fameux matin, quand il s’est réveillé de son attaque de fièvre et m’a vue à son chevet, il a grogné : « Considérez-vous comme remerciée de m’avoir sauvé la vie. Maintenant, allez-vous-en. » (Je cherchai mon mouchoir.) Excusez-moi, Evelyn, je n’avais pas l’intention de me laisser aller.

Elle me tapotait une main, dans un silence plein de compassion. De ma main restée libre, je me tamponnais les yeux avec mon mouchoir. Le moment d’émotion s’éloignait, un hurlement de Willie et un autre, en réponse, de son frère jumeau annoncèrent une de ces empoignades qui caractérisaient leur tendresse mutuelle. Raddie se précipita pour interrompre le combat et recula en chancelant, tenant son nez d’une main. Evelyn et moi soupirâmes en même temps.

— Ne vous méprenez pas, je ne regrette rien, fit doucement Evelyn, je n’échangerais pas une boucle des cheveux de Willie contre un retour à cette vie. J’aime profondément mes enfants. Seulement… seulement, ma chère Amelia, ils deviennent nombreux !

— Oui, fis-je, lugubre.

Ramsès s’était rapproché de Nefret. Ils évoquaient irrésistiblement une déesse et son grand prêtre. J’en fus découragée.

Ils seraient auprès de moi, jour et nuit, été comme hiver, en Égypte ou en Angleterre, pour des années.

Le maître d'Anubis
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