Chapitre 5

Les hommes sont de frêles créatures, en vérité.On ne peut s’attendre à leur voir la résistance d’une femme.

— Pas âgé au point d’oublier où il habite, fit Emerson, les indications sont claires : prendre à gauche au sabil.

Il jeta le papier froissé sur la table où nous prenions notre petit déjeuner. Il tomba dans le pot à lait. Le temps que je le repêche, l’encre avait bavé au point de rendre le texte indéchiffrable.

— Je vous crois sur parole, dis-je en posant le chiffon détrempé dans une soucoupe propre, un homme, même jeune, peut être pris d’un soudain trou de mémoire, son stylo peut fourcher, mais le fait que cette fausse indication nous ait jeté dans une embuscade prouve que l’erreur était volontaire. N’avez-vous jamais offensé Mr McKenzie ?

— Je présume, dit mon mari, tordant son beau visage en un affreux rictus, que vous cherchez à me taquiner, Amelia. L’invitation ne venait pas de Mr McKenzie.

Il n’avait pas répondu à ma question. Il était plus que probable qu’à un moment ou un autre, la chose s’était produite, car rares étaient ceux qu’il n’avait jamais offensés. Cependant, la réaction me parut quelque peu anormale.

— Comment le savez-vous ?

— Je n’en suis pas sûr, reconnut-il, j’ai envoyé un messager ce matin pour vérifier, il n’est pas encore revenu.

— De toute façon, il niera.

— C’est vrai. (Il beurrait un petit pain, sombre comme un sphinx pensif.) On entend de drôles d’histoires sur Mr McKenzie. Son âge et le passage du temps lui ont conféré un air de respectabilité qu’il n’a pas toujours mérité. Dans sa jeunesse, il se pavanait en costume turc – robes de soie et grand turban – et d’après ce qu’on raconte, il se conduisait aussi en turc avec… hum… les gens.

Je savais ce qu’il voulait dire : « les femmes ». Emerson est d’une timidité ridicule touchant ces questions – avec moi, en tout cas.

— J’ai quelques raisons de soupçonner qu’il n’est pas si pudibond en compagnie d’autres hommes, ou avec certaines femmes.

— Avait-il un harem ? demandai-je innocemment.

— Eh bien… (Il semblait ne plus savoir où se mettre.) À l’époque, il n’était pas rare que, au contact de cultures étrangères, des jeunes gens fougueux en adoptent certaines coutumes. Les premiers archéologues n’avaient pas plus de scrupules avec les œuvres d’art qu’avec… heu… d’autres choses. On dit que sa collection privée d’antiquités est…

— Il ne s’est jamais marié, je crois. Peut-être que les femmes ne l’attiraient pas. Il existe une coutume turque…

— Peabody ! se récria Emerson, virant au cramoisi, une femme bien élevée n’a pas à connaître ces choses, et encore moins à en parler. Je parlais de la collection de McKenzie.

Mais la collection de Mr McKenzie devait rester provisoirement un mystère. Le safragi vint nous annoncer un visiteur.

Mr Vincey et son chat entrèrent ensemble, le grand félin tigré marchait près de son maître, en laisse, comme un… j’allais dire, comme un chien bien dressé, mais l’attitude du chat n’évoquait en rien la soumission d’un chien, on aurait plutôt dit que c’était lui qui dressait Mr Vincey à le promener, et non le contraire.

J’offris du café à Mr Vincey, qui l’accepta, mais quand je versai un peu de lait dans une soucoupe pour Anubis, il la renifla et me jeta un regard méprisant avant de s’asseoir aux pieds de son maître, la queue enroulée. Mr Vincey s’excusa à l’excès de la grossièreté de l’animal.

— Les chats ne sont jamais impolis, dis-je, ils agissent selon leur nature, avec une franchise dont les humains feraient bien de s’inspirer. Beaucoup de chats adultes n’aiment pas le lait.

— Celui-ci a certainement tout d’un carnassier, remarqua Emerson, toujours plus courtois envers les chats qu’envers les hommes. Eh bien, Vincey, qu’y a-t-il pour votre service ? Nous allions sortir…

Mr Vincey expliqua qu’il était venu voir si je m’étais bien remise de ma mésaventure. Je m’apprêtais à répondre quand une quinte de toux et un regard significatif d’Emerson me rappelèrent que notre visiteur faisait certainement allusion à l’affaire du bal masqué, car la plus récente attaque devait lui être inconnue. Je lui assurai que je me portais comme un charme. Emerson commençait à s’agiter, et après un court échange de courtoisie, Mr Vincey comprit et se leva. Ce n’est que lorsqu’il saisit la laisse que je me rendis compte que le chat n’était plus à l’autre bout. Le collier pendait, vide.

Avec une exclamation de dépit amusé, Mr Vincey regarda autour de lui.

— Où a-t-il pu passer ? Il semble prendre un malin plaisir à me mettre dans l’embarras devant vous, Mrs Emerson. Je vous assure qu’il n’avait jamais fait cela. Vous voudrez bien m’excuser…

Arrondissant les lèvres, il émit un doux sifflement aigu.

Le chat, qui s’était caché sous la table, émergea promptement. Évitant la main tendue de Mr Vincey, il sauta sur mes genoux, s’y installa et se mit à ronronner. De toute évidence, quelque effort pour le déloger sans abîmer ma jupe aurait été vain, car la première tentative de Mr Vincey provoqua un grondement sourd et l’insertion délicate mais déterminée de griffes aiguisées. Je le caressai derrière les oreilles ; relâchant sa prise, il pencha la tête en arrière et émit un bruyant ronronnement.

— Cette créature a bon goût, semble-t-il, remarqua Emerson d’un ton sec.

— Je ne l’ai jamais vu se conduire de pareille façon, murmura Mr Vincey, les yeux fixés sur son chat, j’en trouve presque le courage de vous demander une faveur.

— Nous n’adoptons plus aucun animal, décréta fermement Emerson. (Il chatouilla le chat sous le menton, et celui-ci lui lécha les doigts.) Sous aucun prétexte.

Le chat appuya la tête contre sa main.

— Oh, je n’abandonnerais jamais mon fidèle compagnon, protesta Vincey, mais je vais quitter l’Égypte – pour un court voyage à Damas, où un ami m’appelle pour des problèmes d’ordre personnel. Je me demandais où trouver un foyer provisoire pour Anubis. Je n’ai guère d’amis à qui demander des services.

Il n’y avait nulle trace d’apitoiement sur soi-même dans cette dernière déclaration, seulement une virile résignation. J’en fus émue. La vanité ne fut pas non plus tout à fait étrangère à ma réponse. L’approbation d’un chat ne peut que flatter ceux qui en bénéficient.

— Nous pourrions nous occuper d’Anubis pour quelques semaines, n’est-ce pas, Emerson ? Bastet me manque plus que je ne m’y attendais.

— Impossible, riposta Emerson, nous quittons Le Caire. Nous ne pouvons pas emmener un chat à Louxor… Toutefois, si vraiment…

Dès que l’affaire fut entendue, le chat se laissa déplacer sans plus d’objections. C’était presque comme s’il avait compris et approuvé l’arrangement dont nous étions convenus. Mr Vincey partait le lendemain, il promit de nous amener Anubis dans la matinée. Ainsi fut fait, et le soir suivant Emerson, moi et le chat prenions le train pour Louxor.

L’animal ne fit aucune difficulté. Assis bien droit sur le siège en face de nous, il regardait par la fenêtre, comme un voyageur poli feignant de ne pas écouter notre conversation. Ladite conversation, j’ai le regret de le dire, n’était pas aussi dénuée d’acrimonie qu’on eût pu le souhaiter. J’avoue que la faute m’en incombait, j’étais d’humeur maussade. Mais ma morosité n’avait rien à voir avec la découverte, en arrivant à la gare, qu’Emerson avait sans m’en aviser invité Abdullah et Daoud à nous accompagner. Notre contremaître expérimenté nous serait d’un grand secours, en particulier à Louxor, sa ville natale, où il avait encore une foule de parents. Je n’avais aucune raison sensée de regretter leur présence. Après nous avoir aidé à charger nos bagages, ils partirent vers leurs propres places.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes si pressé de partir. Mr Vandergelt sera au Caire dans quelques jours, nous aurions pu attendre et partir avec lui.

— Vous avez déjà fait cette suggestion, Peabody. Et j’ai répondu que je ne voyais aucune raison de traîner au Caire pendant un temps indéterminé. Vandergelt est un fêtard invétéré ; il voudra se rendre à des réceptions et faire de l’œil aux dames. De plus, il prendra sa foutue dahabieh pour voyager.

— C’est gentil de sa part de nous ouvrir sa maison pour notre séjour à Louxor.

— Cela ne lui coûte rien.

— Que vous êtes désagréable !

Et ainsi de suite. Rien d’intéressant ne se produisit, même après que le contrôleur eut installé nos couchettes, car le cadre n’était point de nature à encourager les démonstrations d’affection conjugale et Emerson prétendait que le chat regardait.

— Il est par terre, Emerson, il ne peut pas nous voir, et vous ne pouvez pas le voir non plus.

— Je sens qu’il nous regarde.

Je me réveillai de bonne heure pour admirer le soleil levant qui, d’un baiser, faisait rosir les falaises à l’ouest, cette vue ne manquait jamais de me mettre de bonne humeur. Un échange de salutations affectueuses avec mon mari (qui, avant de commencer, prit la précaution de recouvrir d’un drap le chat endormi) acheva la cure. De la gare, nous nous rendîmes directement sur l’embarcadère pour louer un bateau afin de gagner la rive occidentale du fleuve.

Seul un individu dépourvu d’imagination et dénué du moindre sens artistique pourrait rester de marbre devant la scène qui s’offrit à mes yeux quand je m’installai à l’avant de la barque. Les grandes voiles battaient au-dessus de moi et la brise matinale agitait mes cheveux. Sur la rive opposée, un ruban émeraude de cultures et de feuillages bordait le fleuve ; au-delà, s’étendait le désert, la terre rouge des textes anciens, et encore au-delà de cette bande stérile se dressaient les falaises du Haut Désert, à travers lequel le Nil avait creusé son lit aux temps préhistoriques. Elles apparurent graduellement, leurs formes brumeuses peut-être plus claires à l’imagination qu’à l’œil, châteaux enchantés s’élevant dans l’écume, comme dit le poète, murs croulants mais majestueux des anciens temples.

(Après vérification, il s’avère que ma citation n’est pas absolument exacte. Toutefois, ma version capte mieux l’impression que je m’efforçais de rendre.)

À mes yeux, le plus remarquable de ces édifices est le temple à terrasses de Deir el Bahari, monument mortuaire de la femme pharaon Hatshepsout. Non loin se trouvait un bâtiment plus récent, invisible à mes yeux mais que ma mémoire ne se rappelait que trop bien, Baskerville House, théâtre de l’une de nos plus extraordinaires aventures. Ce n’était plus qu’une ruine abandonnée, car l’actuel Lord Baskerville ne se souciait pas de l’entretenir. Ce n’était guère étonnant, vu le sort affreux qu’avait connu son prédécesseur pendant qu’il y séjournait. Il l’avait offerte à Cyrus Vandergelt, mais les souvenirs que celui-ci gardait de cette malheureuse maison n’étaient guère plus agréables que les siens.

— Je ne mettrais pas mes pieds dans cette foutue baraquasse, même pour un million de dollars.

C’était ainsi que Cyrus avait exprimé son opinion, dans son drôle de parler américain.

Cyrus avait fait construire sa propre maison, près de l’entrée de la Vallée des Rois. L’argent n’était pas un obstacle pour lui, et je dois dire que la bâtisse démontrait plus d’extravagance que de bon goût. Elle était installée sur une haute éminence surplombant la Vallée. Tandis que nous approchions, Emerson contemplait les tours, tourelles et balcons d’un œil dégoûté.

— C’est un temple de l’extravagance et du mauvais goût, j’espère que vous ne le prendrez pas pour modèle, Amelia.

— Je pense que Mr Vandergelt s’est inspiré des châteaux des Croisés. Il y en a dans tout le Moyen-Orient.

— Ce n’est pas une excuse. Enfin, je suppose qu’il faudra que je m’y fasse.

Personnellement, je n’eus aucun mal à « me faire » aux pièces propres et confortables ou au service excellent. Cyrus gardait en permanence un personnel minimum. Le gardien nous accueillit en nous assurant qu’il nous attendait et que nos chambres étaient prêtes. Elles étaient aussi élégamment meublées que dans n’importe quel hôtel moderne. De beaux tapis orientaux couvraient le sol, portes et fenêtres étaient doublées de moustiquaires pour écarter les insectes, et les pièces gardaient leur fraîcheur grâce à un procédé connu depuis le Moyen Âge : des jarres de terre poreuse placées derrière les fenêtres, dans les alcôves des moucharabiehs.

Après nous avoir demandé quand nous aimerions déjeuner, le majordome se retira en saluant, et je commençai à ôter mes vêtements souillés par le voyage. Emerson rôdait dans les pièces, ouvrant les portes des penderies et examinant les placards. Il émit un grognement de satisfaction.

— Vandergelt n’est pas un imbécile, bien qu’il soit américain. Ce placard est pourvu d’un bon verrou solide, exactement ce qu’il me fallait.

Dans la petite mallette de voyage qu’il portait lui-même depuis Le Caire, il prit la boîte contenant les sceptres et l’enferma dans le placard, après quoi il fourra la clef dans sa poche. J’entendais des bruits d’eau dans la salle de bain attenante, les domestiques n’avaient pas fini de remplir la baignoire. J’enfilai un peignoir et m’assis en attendant qu’ils aient terminé.

— Que d’embarras à cause de ces sceptres ! Si j’avais su qu’ils vous tracassaient tant, j’aurais proposé que nous les « découvrions » à Napata, après tout, ç’aurait été l’endroit le plus logique.

— Pensez-vous que je n’y aie pas songé ? Je ne suis pas aussi stupide que vous croyez.

— Calmez-vous, Emerson, je n’insinuais pas…

— Une telle découverte à Napata aurait fait accourir tous les chasseurs de trésors d’Afrique, elle aurait éveillé la cupidité des indigènes, ils auraient réduit les pyramides en miettes.

— De toute façon, il n’en reste plus grand-chose.

Emerson ignora ma remarque. Arpentant la pièce d’un pas furieux, mains dans le dos, il reprit :

— Ce n’était pas tout. Je voulais que cette découverte soit dissociée de la réapparition de Nefret. Si ces objets sont découverts à Thèbes, ils ne peuvent être reliés à la cité perdue de Forth.

Je compris le bon sens de ce raisonnement et en convins. Cela le mit de meilleure humeur et, un tapotement à la porte m’ayant annoncé que mon bain était prêt, j’allai le prendre.

Après le déjeuner, nous endossâmes nos tenues de travail et prîmes le chemin de la Vallée, accompagnés d’Abdullah, Daoud et le chat. Abdullah n’était pas grand admirateur de chats, et regardait celui-ci de travers. Anubis, comme tous ses congénères, réagit en lui témoignant quantité d’égards, s’enroulant autour de ses chevilles, se cachant pour lui sauter dessus comme un chaton, faisant semblant (je crois qu’il faisait semblant) d’attaquer le bas de sa robe. Abdullah tenta à plusieurs reprises de lui donner un coup de pied (quand il croyait que je ne regardais pas, mais il se trompait). Inutile de dire que son pied n’atteignit jamais son but.

Bien que j’eusse préféré me passer d’Abdullah et Daoud, sans parler du chat, notre expédition m’enchanta : voir Emerson dans le costume qui lui sied le mieux, avec ses boucles brunes brillant au soleil et ses puissants avant-bras bronzés exposés par les manches retroussées, marcher à ses côtés, agile dans mon pantalon confortable, entendre le cliquetis musical des outils accrochés à ma ceinture, serrer fermement le manche de mon ombrelle… Les mots ne peuvent décrire l’euphorie qui m’envahissait !

Au lieu de suivre la route touristique, nous empruntâmes le sentier sinueux qui menait vers le nord-ouest. La Vallée des Rois – Biban el Moulouk, littéralement « les Portes des Rois » en arabe – est en fait composée de deux vallées. Celle de l’est est la plus fréquemment visitée, la majorité des tombes royales y étant situées. Elle est aimée des touristes et explorateurs depuis les Grecs, et de nos jours l’affluence y est pénible, du fait de commerçants entreprenants comme Mr Cook, dont les steamers déversent chaque hiver à Louxor des centaines de visiteurs oisifs.

Il faudrait plus que des foules braillardes habillées en dépit du bon sens pour dépouiller la vallée est de sa splendeur, mais celle de l’ouest est encore plus impressionnante. « Vallée » n’est pas exactement le mot qui convient, il évoque trop des combes vertes et fertiles irriguées par une rivière ou un torrent. Ces canyons, ou « oueds » comme disent les Arabes, sont aussi pierreux et nus que le désert lui-même. Nous suivîmes un chemin tortueux qui nous fit traverser des formations rocheuses jusqu’à une sorte de cuvette au sol de sable fin et blanc, entourée de falaises calcaires déchiquetées. La seule couleur était celle du ciel bleu au-dessus de nos têtes, pas la moindre pousse verte, ni le moindre brin d’herbe pour rafraîchir l’œil.

Pourtant, l’eau avait autrefois abondé dans cet amphithéâtre aride, les oueds avaient été creusés dans le tendre calcaire aux temps préhistoriques. À cette époque, le désert s’épanouissait comme une rose et les ruisseaux dévalaient les collines thébaines vers le fleuve. Ces terrains sont encore de nos jours sujets à des inondations éclair qui entraînent les débris des oueds jusque dans les tombes.

Un scorpion, près duquel je posai le pied, s’enfuit. Avec un faucon qui tournoyait très haut, il était la seule créature vivante en vue, mais des taches sombres, clairement visibles sur le calcaire blanchi au soleil, indiquaient les lieux de nidification des chauves-souris. Les parois rocheuses s’élevaient, abruptes, déchiquetées. Des centaines, non, des milliers de saillies et de crevasses, de creux et de grottes faisaient de la falaise un labyrinthe de pierre. Le silence était total, car le sable étouffait même le bruit des pas. On éprouvait une réticence superstitieuse à rompre ce silence.

Je le rompis, mais pas avant qu’Abdullah et Daoud ne soient partis explorer une crevasse prometteuse. Ils ignoraient tout du véritable but de cette expédition. Nous n’avions pas emmené ces loyaux compagnons en Nubie – il eût été impossible de transporter et nourrir un grand nombre d’hommes dans cette région troublée – et ils n’en savaient pas plus que le grand public sur nos activités de l’hiver passé. Les chances de garder un secret augmentent en proportion inverse du nombre de personnes informées dudit secret.

— Cet endroit est certes aussi isolé et discret qu’on peut le souhaiter, mais serait-il vraisemblable d’y trouver des sceptres royaux du pays de Koush ?

— L’égyptologie est pleine d’énigmes sans réponse, répondit sentencieusement Emerson, nous allons en offrir une de plus à nos collègues, et les laisser débattre interminablement pour comprendre comment ces objets remarquables ont pu se retrouver dans un trou de rocher.

— Des pillards sans scrupules, proposai-je, mon imagination s’embrasant. L’un d’eux a caché le butin parce qu’il ne voulait pas partager avec ses complices, et il a eu un accident, ou il s’est fait arrêter, ce qui l’a empêché de venir le récupérer.

— C’est sûrement ainsi qu’ils l’expliqueront. Mais où les voleurs avaient-ils trouvé les sceptres ? J’entends déjà Petrie et Maspero se disputer pendant les vingt prochaines années.

Ses yeux brillaient de plaisir. Je trouvai qu’il commençait à apprécier un peu trop sa petite plaisanterie.

— Quelle tristesse de devoir dissimuler la vérité, remarquai-je.

Emerson essuya le sourire de son visage, comme disent les Américains de façon si imagée.

— Vous ne croyez quand même pas que j’y prends plaisir !

Sans me laisser le temps de répondre, il poursuivit.

— Il est impossible de dire la vérité dans cette affaire, et elle ne suffit pas toujours à faire taire les rumeurs idiotes. N’oubliez pas la momie de la tombe, à Amarna. J’ai tout expliqué à Newberry l’autre soir, mais je ne m’attends pas à ce que les bavardages cessent. Notez bien mes paroles : pendant encore des années, des journaux spécialisés répandront la rumeur que la momie d’Akhenaton a été trouvée à Amarna. Et de plus…

— Oui, mon ami, fis-je d’un ton apaisant.

Il se défendait trop. Je connaissais ce symptôme. Le mensonge était un véritable supplice pour cet esprit clair et honnête, mais que pouvait-il faire d’autre ?

— Quelle sera votre théorie ? m’enquis-je.

— Une nouvelle cache de momies royales, ma chère Peabody. On en a trouvé deux pour l’instant, ainsi que toute une collection de grands prêtres des dernières dynasties. Toutefois, nous manquons toujours de grandes prêtresses. Où sont les sépultures des épouses des dieux d’Amon – les adoratrices de Dieu – qui ont régné sur Thèbes durant les vingt-cinquième et vingt-sixième dynasties ? Plusieurs d’entre elles étaient des princesses du pays de Koush. (Emerson se retourna, protégeant ses yeux de la main, et contempla les falaises qui fermaient la Vallée comme les parois fendillées et ébréchées d’un bol gigantesque.) Il ne serait pas invraisemblable de découvrir ici les tombes d’origine.

— On n’a pas trouvé ici de tombes du Nouvel Empire, objectai-je, et l’idée n’est-elle pas de suggérer un deuxième enterrement, un groupe de momies cachées après le pillage de leur tombe ? Les autres caches se situent près de Deir el Bahari.

— Les autres re-enterrements ont eu lieu pendant les vingt-et-unième et vingt-deuxième dynasties, répliqua Emerson, les princesses de Koush ne sont venues que bien plus tard. Pourquoi vous acharnez-vous à soulever des objections ? Il faut bien faire quelque chose de ces foutus objets, et si vous n’avez rien de mieux à proposer…

Nous poursuivîmes ce débat, stimulant quoique moralement discutable, pendant les heures qui suivirent, tout en inspectant la base des falaises et escaladant les pentes rocheuses. La chaleur était intense, et nous bûmes des litres du thé froid que Daoud avait apporté. Anubis refusa même l’eau dont nous nous étions également pourvus, mais réussit à renverser la tasse qu’Abdullah tenait en main, inondant sa robe de thé. Puis le chat partit explorer, ou plus probablement chasser, de son côté.

Emerson s’était muni de copies des plans de la Vallée tracés par de précédents chercheurs. Il prit grand plaisir à y trouver des erreurs. Abdullah et Daoud cherchaient des traces de tombes inconnues. Comme la plupart des chasses au trésor, celle-ci avait infiniment de charme et bien peu de chances d’aboutir, car le rocher était aussi percé de trous qu’une passoire. Certaines personnes ont – ou développent – un instinct apparemment surnaturel pour ces choses ; Balzoni, le flamboyant prodige italien qui avait été l’un des premiers à travailler dans la Vallée des Rois, avait un talent extraordinaire pour dénicher les entrées secrètes des tombes. Il avait été ingénieur hydraulique et fut parmi les premiers à comprendre que les inondations, plus fréquentes à son époque qu’à la nôtre, pouvaient souligner des traces d’affaissements et déplacements. Abdullah et Daoud n’étaient pas ingénieurs, mais ils descendaient des grands pilleurs de Gourna, qui avaient trouvé plus de tombes que tous les archéologues réunis. Chaque creux dans les rochers pouvait indiquer l’entrée d’une tombe – ou simplement un creux naturel. Nous sondâmes plusieurs de ces creux et examinâmes un amas de rocher semblable à celui décrit par Balzoni dans son rapport sur la découverte du tombeau du roi Ay, dans cette même vallée. Sans le moindre résultat, comme nous nous y attendions.

— Si nous allions jeter un coup d’œil à la tombe d’Ay ? proposa Emerson, désignant l’ouverture qui béait tristement au-dessus de nous.

— Cela ne ferait que me déprimer davantage. Elle était en mauvais état la dernière fois que nous l’avons visitée, et je suis sûre qu’elle s’est encore détériorée. Mais on peut en dire autant de tous les monuments d’Égypte. Il est bien difficile de savoir où concentrer nos efforts, il y a tant à faire.

Le couchant tendait ses doigts rougeoyants dans le ciel quand nous reprîmes le chemin de la maison. Elle s’enorgueillissait du beau nom de « Maison des Portes des Rois » mais cette appellation n’apparaissait que sur le papier à lettres de Cyrus. Les Européens l’appelaient « chez Vandergelt » et les Égyptiens « le château de l’Amerikâni ».

La vallée principale était déserte, touristes et guides avaient regagné le bord du fleuve où les bateaux les reconduiraient vers leurs hôtels sur la rive est. L’ombre s’épaississait. Emerson pressa le pas. J’entendis un roulement de cailloux, et Abdullah, qui trottait derrière nous, émit un juron arabe étranglé, où il y avait le mot « chat ». J’en déduisis qu’Anubis l’avait fait trébucher. La robe gris-beige de l’animal se fondait si bien dans le crépuscule qu’il en devenait presque invisible.

Il avait dû ensuite passer devant, car il nous attendait sur le perron.

— Vous voyez, m’exclamai-je, ma méthode est efficace !

— Humpf, répondit Emerson.

Il avait ri de moi au déjeuner, en me voyant enduire de beurre les pattes du chat, selon la vieille méthode traditionnelle, pour le dresser à rester dans sa nouvelle demeure. Il avait également insinué que Vandergelt ne serait peut-être pas enchanté si nous faisions d’Anubis un résident permanent. Je rétorquai que nous nous occuperions de ce problème quand il se présenterait – s’il se présentait.

J’avais demandé que le dîner fût servi tôt, car j’espérais convaincre Emerson de venir faire une promenade au clair de lune – sans Abdullah ni Daoud. Mais quand je le lui proposai il déclina mon offre. Nous nous retirâmes donc dans la bibliothèque – Vandergelt possédait l’une des plus belles collections d’ouvrages sur l’égyptologie – et Emerson sortit sa pipe.

— Peabody, voulez-vous venir ici ?

— Non merci, je préfère ce fauteuil.

Il s’était installé sur un grand canapé de style turc, envahi de coussins moelleux. J’avais pris un livre et choisi un fauteuil à dossier droit.

Il se leva, saisit le fauteuil, avec moi dedans, et le porta à côté du canapé où il le posa dans un bruit sourd.

— Je me plie à vos désirs, ma chère Peabody.

— Oh, Emerson, commençai-je.

Mais en le voyant dressé devant moi, mains sur les hanches et lèvres incurvées, je ne pus réprimer un sourire. Je me levai et pris place sur le canapé.

— Voilà qui est mieux, fit-il en me rejoignant et passant le bras autour de mes épaules, c’est bien plus amical, et d’ailleurs, je ne veux pas qu’on nous entende.

Le chat sauta et s’assit à l’autre bout du canapé. Ses grands yeux verts nous regardaient sans ciller.

— Anubis nous écoute, dis-je.

— Un peu de sérieux, Peabody, je veux que vous me fassiez une promesse. Je ne vous l’ordonne pas, je vous le demande.

— Bien sûr, mon ami. De quoi s’agit-il ?

— Donnez-moi votre parole que vous n’irez pas rôder près des falaises, ou ailleurs, toute seule. Si vous recevez un message vous demandant de l’aide, ou proposant de vous montrer l’emplacement d’antiquités précieuses…

— Enfin, Emerson, à vous entendre, je ne vaux pas mieux qu’une héroïne de roman gothique. Vous savez bien que je suis une femme sensée et rationnelle. Quand ai-je commis ce genre de bêtise ?

Les lèvres d’Emerson s’entrouvrirent et son noble front se plissa d’indignation, mais il savait par expérience que toute contradiction ne mènerait qu’à davantage de protestations, et non à l’accord qu’il souhaitait.

— Disons que votre confiance en vous est inquiétante, Peabody. Avec votre ombrelle, vous vous sentez capable de tenir tête à plusieurs hommes. Ai-je votre parole ?

— Si vous me donnez la vôtre d’en faire autant. (Ses sourcils se rapprochèrent.) Votre confiance en vous est inquiétante, Emerson, vous vous sentez capable…

Il éclata de rire et mit fin à mon discours d’une façon que je jugeai particulièrement agréable. Notre étreinte fut courte, cependant, il semblait gêné par le regard fixe du chat, car il lui jeta un coup d’œil embarrassé avant d’enchaîner :

— Ce n’est pas du tout la même chose, Peabody, mais je veux bien prendre quelques précautions. J’espère que vous n’avez pas cru que je refusais votre proposition d’une promenade au clair de lune parce que je n’en avais pas envie ? Non. Nous ne sortirons pas de nuit avant que ce problème soit réglé.

— Quel problème ?

— Allons, Peabody, d’habitude, vous êtes la première à voir des présages et des signes de désastre imminent dans tout ce qui nous arrive. Quand nous en avons discuté pour la première fois, nous manquions d’éléments, mais les indices s’accumulent. La fouille de notre chambre, trois tentatives d’enlèvement ou d’attaque en moins d’une semaine…

— Trois ? Je n’en vois que deux.

Emerson ôta son bras et se pencha en avant pour reprendre sa pipe.

— L’incident de Meïdoum a des aspects intéressants.

D’abord, je ne compris pas de quoi il parlait, puis j’éclatai de rire ;

— Ce jeune Allemand écervelé qui a tiré sur une gazelle ? Je vous l’ai dit, la balle est passée loin de moi. De plus, il faudrait être fou pour tenter de m’assassiner en plein jour, entourée de témoins. Pour le tueur, réussir un tel coup équivaudrait à se suicider, votre caractère emporté vous aurait poussé à vous faire justice sur-le-champ. Non, c’est absurde !

— J’ai plutôt tendance à considérer ce jeune homme comme un ange gardien, dit lentement Emerson. Qu’est devenu l’ouvrier qui devait vous conduire à une tombe inconnue ? Nous ne l’avons jamais revu.

— Il a eu peur.

— Pardi ! Il semble que ce soit à vous qu’en veulent ces inconnus.

— Les trois hommes qui vous ont attaqué dans le jardin…

— Je vous l’ai dit, ils étaient d’une délicatesse rare, me coupa-t-il avec impatience, ils voulaient simplement s’assurer que je ne serais pas dans les parages quand mon double vous enlèverait. Tous ces actes doivent avoir un mobile, et je ne vois rien, dans ce que nous avons fait récemment, qui puisse éveiller l’intérêt d’un criminel, sauf la découverte de la Cité Perdue et de son or.

— Vous tirez là des conclusions hâtives. Vous ou moi sommes peut-être capables de rassembler de vagues indices et des éléments éparpillés, pour arriver à la bonne conclusion, à savoir le bien-fondé des rêveries de Willoughby Forth et l’endroit où se trouvait le trésor. Mais qui d’autre serait capable d’un raisonnement aussi brillant ?

Emerson tourna lentement la tête, exactement comme le fait Bastet avant de bondir sur une victime inconsciente du danger. Il me regarda droit dans les yeux.

— Non, m’exclamai-je, ce n’est pas possible ! Cela fait des années que nous n’avons pas entendu parler de lui.

— Seul un homme qui possède des sources d’informations partout dans le monde – comme une toile d’araignée, avez-vous dit un jour, je crois –, qui connaît l’univers de l’archéologie, ses praticiens, son histoire et ses légendes, qui a de bonnes raisons de haïr l’un de nous et de meilleures encore de…

— L’homme qui a essayé de m’enlever n’était pas le Maître du Crime, Emerson, je ne m’y serais pas trompée. Après tout, j’ai été obligée de passer beaucoup de temps tout près de cet homme.

Je reconnais que j’aurais dû montrer plus de tact, car la réaction d’Emerson fut un chapelet de jurons, dont certains m’étaient inconnus. Il me fallut beaucoup de temps et d’efforts pour le calmer. J’y parvins si bien que je dus lui rappeler, au bout d’un moment, que les rideaux n’étaient pas tirés et les domestiques pas encore couchés.

— Alors, montrons-leur l’exemple, fit-il en m’aidant à me relever.

En montant l’escalier, il reprit, pensif :

— Vous avez sans doute raison, Peabody, j’ai toujours tendance à voir la sinistre main – une autre de vos expressions littéraires, n’est-ce pas ? –, la sinistre main de Sethos partout. Je puis me tromper quant à l’identité de notre adversaire, mais je maintiens ma théorie concernant le motif de cet intérêt. Seul un archéologue ou un étudiant assidu en archéologie peut tirer des conclusions de ces éléments.

— Je suis certaine que ce n’est pas Mr Budge qui a essayé de m’enlever.

Ma petite plaisanterie eut l’effet escompté. Avec un sourire, Emerson m’entraîna dans notre chambre et ferma la porte.

 

*

* *

 

Nous passâmes les trois jours suivants à travailler dans la Vallée. Ce furent des jours d’insouciance, rien ne vint perturber notre labeur tranquille et fructueux, sinon de temps à autre un archéologue de passage, informé de notre présence et venant – selon Emerson – voir ce que nous trafiquions. Et le chat Anubis, apparemment décidé à pousser Abdullah au caticide. Je fis de mon mieux pour réconforter notre pauvre contremaître.

— Il vous aime, Abdullah, c’est un grand compliment. Bastet ne vous a jamais témoigné de telles attentions.

Abdullah frotta son crâne douloureux – il venait de heurter un rocher après qu’Anubis lui eut soudain sauté sur les épaules –, peu convaincu :

— Bastet n’est pas une chatte ordinaire, nous le savons tous. Elle parle avec notre jeune maître, elle se plie à ses ordres. Celui-ci est un serviteur du mal, tout comme Bastet est une servante du bien. Même son nom est un mauvais présage, Anubis n’est-il pas le dieu des cimetières ?

Les jours passèrent, sans incident inquiétant, et la vigilance d’Emerson se relâcha progressivement. Malgré son isolement, la Vallée ouest était plus sûre qu’aucune ville. Personne ne pouvait s’approcher, sans être remarqué bien avant d’arriver près de nous.

À la fin du troisième jour, Emerson annonça que nous avions terminé la tâche que nous étions venus accomplir. Nous avions corrigé quantités d’erreurs dans les plans existants de la Vallée et localisé plusieurs sites prometteurs nécessitant de plus amples investigations – dont un, en particulier, qui offrait une cachette satisfaisante pour les sceptres. Abdullah fut content d’apprendre que nous avions presque fini. La cartographie ne figure point parmi ses activités favorites. Tout comme son maître, il préfère creuser.

— Combien de temps encore ? s’enquit-il sur le chemin du retour.

— Une semaine au maximum, dit Emerson. (Il me lança un regard provocant.) Vandergelt Effendi sera bientôt là, je veux avoir quitté sa maison avant son retour.

Nous avions reçu la veille un télégramme de Cyrus, annonçant son arrivée imminente au Caire et exprimant son espoir de nous voir bientôt.

— Peut-être que le chat restera ici avec l’Effendi ? fit Abdullah d’un ton plein d’espoir.

— C’est un problème, convint Emerson. Nous allons camper à Amarna, nous ne pouvons pas nous encombrer d’un chat.

Un raclement de cailloux et un couinement pathétiquement écourté précédèrent l’apparition d’Anubis, portant entre les dents une petite forme brune inerte.

— En tout cas, la nourriture ne posera pas de problème, remarquai-je.

Abdullah marmonna quelque chose dans sa barbe. Daoud, grand homme silencieux qui se départait rarement de sa placidité, jeta un coup d’œil gêné au chat ; ses doigts se tordirent en un geste rituel destiné à éloigner le mal.

Le chat disparut avec sa proie et nous marchâmes quelque temps en silence. Puis Abdullah reprit la parole.

— Il y aura une fantasia ce soir, chez le frère de mon père, en l’honneur de ma visite sur la terre de mes ancêtres. Mais l’honneur serait encore plus grand si le Maître des Imprécations et vous, Sitt Hakim, étiez présents.

— L’honneur serait pour nous, répondit Emerson comme la courtoisie l’exigeait, qu’en dites-vous, Peabody ?

J’étais tentée. J’avais envie de connaître l’oncle d’Abdullah, qui avait une certaine réputation dans la région de Louxor. Né et élevé à Gourna, village sur la rive ouest dont les habitants étaient pilleurs de tombes de père en fils, il s’était constitué, par des moyens que nul n’avait envie de connaître, une fortune suffisante pour acquérir une belle maison sur la rive est, près de Louxor. La fierté familiale l’obligeait à engager les meilleurs artistes pour sa fantasia.

Ces fêtes consistent essentiellement en musique et en danse. Au début, la musique égyptienne était pénible à mes oreilles, la voix des chanteurs glisse sur une gamme assez restreinte et les instruments, selon les critères européens, sont primitifs. Cependant, comme pour la plupart des formes d’art, une exposition prolongée accroît l’appréciation ; j’écoutais maintenant avec un relatif plaisir les voix nasales accompagnées de flûtes et de cithares, de tambourins et de zemr (sorte de hautbois). Les rythmes insistants des percussions (dont il existait une grande variété) en particulier étaient du plus intéressant effet.

J’acceptai l’invitation avec la gratitude requise. Prenant le bras d’Emerson, je laissai les autres prendre de l’avance avant de dire à voix basse :

— Annulez-vous donc votre interdiction de toute sortie nocturne ? Il ne s’est rien passé depuis que nous sommes arrivés à Louxor…

— J’ai fait ce qu’il fallait pour cela, répliqua Emerson avec hauteur. Par ailleurs, ce n’est pas ce genre de sorties nocturnes qui m’inquiète. Je défie le plus audacieux des kidnappeurs de vous enlever quand vous êtes sous la protection de trois gardes tels que nous. (Voyant mon expression – car il sait combien je déteste être considérée comme une femme sans défense – il ajouta :) Nous pourrions dîner à l’hôtel et les rejoindre ensuite. Carter est à Louxor, j’aimerais bien bavarder un peu avec lui, et le préparer à notre future grande découverte.

Tout fut donc arrangé. Nous envoyâmes un message à Howard, l’invitant à dîner avec nous à l’hôtel Louxor, et au coucher du soleil nous montâmes à bord de la felouque qui devait nous emmener sur l’autre rive. Abdullah et Daoud avaient des allures d’émirs avec leurs plus beaux atours et leurs plus grands turbans ; la barbe blanche du premier avait été si bien lavée qu’elle brillait comme de la neige. Il nous fallait absolument nous montrer à la hauteur ; Emerson en convenait, mais tandis que je lui nouais sa cravate il grogna qu’il avait l’impression d’être un petit garçon rendant visite à son riche parrain.

La passerelle, qui servait de rame en cas de faible vent, venait d’être retirée, et nous nous éloignions du quai quand une longue forme sinueuse bondit dans l’embarcation. À cause de la pénombre grandissante, il fut d’abord difficile de distinguer ce dont il s’agissait. Emerson, laissant échapper un juron, tenta de me pousser dans le fond crasseux du bateau, et Abdullah aurait perdu l’équilibre si Daoud ne l’avait retenu. Je résistai à Emerson, car, bien sûr, j’avais tout de suite identifié notre nouveau passager.

— Ce n’est que le chat, fis-je, très fort, Abdullah, pour l’amour du ciel, cessez de vous agiter ainsi, vous allez salir votre belle robe.

Abdullah n’avait jamais juré en ma présence. Il ne le fit donc pas, mais les bruits étranglés qu’il émit donnaient à penser qu’il se retenait de toutes ses forces.

— Satanée bestiole ! s’exclama Emerson, Amelia, je refuse d’emmener un chat dîner au Louxor.

— Jetons-le par-dessus bord, proposa Abdullah.

J’ignorai cette suggestion, comme Abdullah s’y attendait probablement.

— Nous n’avons pas le temps de le ramener à la maison. Le passeur aura peut-être un bout de corde qui pourrait servir de laisse.

— Je suis contre l’idée de trimbaler un chat en laisse comme si c’était un chien, martela Emerson, ce sont des êtres indépendants, ils ne méritent pas un tel traitement. (Le chat traversa l’embarcation, oscillant comme un acrobate, et s’installa près de lui.) Tant d’histoires pour un chat, fit-il en le caressant sous le menton. S’il se perd, il n’aura qu’à se débrouiller tout seul.

Emerson et moi attirons souvent l’attention lors de nos apparitions en public. J’espère ne pas être taxée de vanité en disant que tous les yeux se fixèrent sur nous quand nous entrâmes, bras dessus, bras dessous, dans la salle à manger de l’hôtel. La tenue de soirée blanche et noire d’Emerson mettait en valeur sa magnifique stature, ses beaux traits burinés et sa démarche royale. Il me semble que j’avais moi-même belle allure. Pourtant, je crois que certains des yeux écarquillés fixés sur nous – et les rires étouffés qui ricochaient dans la salle – n’étaient rien moins qu’admiratifs. Anubis avait refusé de rester sur le bateau. Il se pavanait derrière nous avec une dignité égale à celle d’Emerson, queue dressée, regard fixé droit devant lui. Son expression aussi ressemblait de façon frappante à celle d’Emerson. Les mots « hauteur aristocratique » venaient immédiatement à l’esprit.

Il se conduisait mieux que certains des convives. Le groupe de jeunes gens installés à une table proche, par exemple, qui avaient visiblement trop bu et ne méritaient pas le titre de gentlemen. L’un d’eux se pencha tant en arrière sur sa chaise pour voir le chat qu’il tomba à la renverse. Ses compagnons furent plus amusés que gênés de l’incident ; avec force exclamations et commentaires portant l’accent rocailleux de la jeune Amérique, ils le relevèrent et le réinstallèrent.

— Vas-y, Fred, dit l’un d’eux, montre-leur comment on sait tomber quand on est sportif !

Howard arriva à temps pour assister à la fin du spectacle.

— Mrs Emerson souhaiterait peut-être changer de table, proposa-t-il en regardant de travers le groupe de fêtards bruyants.

— Mrs Emerson ne saurait être dérangée par une bande de tapageurs, rétorqua Emerson.

Il fit signe au serveur et lui déclara, assez fort pour être entendu de toute la salle :

— Veuillez informer le directeur que s’il ne chasse pas ces gens immédiatement, je m’en chargerai.

Les jeunes gens furent évincés sans autre forme de procès.

— Là, vous voyez, fit Emerson en souriant à Howard, c’est comme cela qu’il faut s’y prendre.

Nous dûmes expliquer la présence d’Anubis, qui se signala à l’attention de Carter en reniflant bruyamment le bas de son pantalon. Je présume que le bruit et la sensation qui l’accompagnait devaient être assez surprenants pour quelqu’un ignorant qu’il y avait un chat sous la table. Une fois la situation éclaircie, Howard éclata de rire et hocha la tête.

— Je devrais savoir qu’il faut s’attendre à tout de votre part. C’est bien votre genre de vous charger du chat du pauvre Vincey. Il l’aime à la folie, et cette bête ne s’entend pas avec grand-monde.

— Puisque vous l’appelez « le pauvre Vincey », j’en déduis que vous considérez qu’il a été traité injustement ? demandai-je.

Howard parut mal à l’aise.

— Je ne connais pas le fond de l’histoire. Personne ne le connaît, je pense. C’est un type charmant, très aimable. Je n’ai jamais rien entendu dire contre lui sauf… Mais ce ne sont que des racontars, et je ne devrais pas parler de cela en votre présence, Mrs Emerson.

— Ah, dis-je en faisant signe au serveur de re-remplir le verre du jeune homme. Cherchez la femme[6] ! Ou serait-ce les femmes ?

— Pluriel, sans aucun doute, répondit Howard. (Il croisa le regard d’Emerson et se hâta d’ajouter :) Des racontars, je vous l’ai dit. Heu… Parlez-moi de vos travaux dans la Vallée. Avez-vous trouvé de nouvelles tombes ?

Pendant tout le reste du repas nous nous cantonnâmes dans des bavardages professionnels. Emerson prit un malin plaisir à taquiner notre jeune ami par de vagues allusions qu’il refusait d’expliquer. Howard était sur le point d’exploser de curiosité quand Emerson consulta sa montre et le pria de nous excuser.

— Un de nos amis donne une fantasia en notre honneur, expliqua-t-il, déformant un peu la vérité, nous ne devons pas arriver trop tard.

Nous nous séparâmes à la porte de l’hôtel. Howard partit à pied, sifflotant gaiement, et nous marchandâmes le prix de notre course avec un cocher. La grand-rue de Louxor, avec ses alignements d’hôtels modernes et de ruines antiques, longe le fleuve ; derrière se trouve un village typique, huttes resserrées et chemins de terre. Aucun pressentiment de désastre imminent ne troublait mon esprit. Je m’inquiétais davantage de mes fines chaussures du soir, mes jupes traînantes et la distance que nous avions à parcourir. Ceci ne prouve pas, comme le soutiennent certains, que les pressentiments sont pure superstition, mais simplement que de temps en temps, ils font défaut. J’eusse préféré que les miens choisissent un autre moment pour ce faire.

Nous laissâmes derrière nous les lumières de l’hôtel et prîmes une voie étroite entre les champs de cannes à sucre, plus hautes qu’un homme. Les feuilles bruissaient doucement dans la brise du soir. De temps en temps les lumières d’une maison isolée scintillaient à travers les tiges. Les odeurs mêlées caractéristiques des villes égyptiennes – ânes, feux de charbon et manque d’hygiène – s’estompèrent, remplacées par le parfum plus salubre de végétation et de terre fraîchement labourée. La voiture étant découverte, l’air nocturne rafraîchissait mon visage, le claquement régulier des sabots du cheval, le crissement des sièges de cuir se mêlaient en une atmosphère romantique, magique. Je m’appuyais contre l’épaule d’Emerson, son bras m’entourait. Même le regard fixe d’Anubis, assis sur le siège en face de nous, ne pouvait gâcher un tel moment.

Les touristes prenaient souvent cette route, car c’était une des seules à Louxor assez large pour y circuler en voiture. Nous en croisâmes une ou deux et dûmes nous ranger pour les laisser passer.

Le cocher regarda derrière lui, jurant en arabe. Je ne pouvais rien distinguer, mais j’entendais déjà le bruit de sabots au galop et un chœur de voix étouffées. Quelqu’un se rapprochait de nous, et voulait sans doute nous dépasser, car le bruit enflait rapidement.

— Mon Dieu ! m’exclamai-je en tentant de regarder par-dessus le haut dossier de cuir.

— C’est une bande de jeunes touristes sans cervelle, fit Emerson, ils font tout le temps la course dans cette ligne droite. (Il se pencha et tapota l’épaule du cocher.) Il y a de la place là, juste devant nous, derrière ce mur.

Le cocher obéit et se rangea juste à temps, l’autre voiture passa dans un fracas de tonnerre. Des cris, des hourras, des bribes de chants éraillés nous parvinrent, et quelqu’un agita une bouteille. Puis les lumières de la voiture disparurent dans un virage.

— Ils vont se retrouver dans le fossé s’ils continuent à cette allure, remarqua Emerson en se rasseyant.

Nous repartîmes, et arrivâmes enfin dans une zone plus peuplée, où se mêlaient bizarrement humbles huttes et villas entourées de murs, séparées par des champs sans clôtures.

— Nous arrivons, fit Emerson. Nom de nom, j’avais raison ! C’est la voiture qui nous a dépassés, là, dans le fossé.

— Ne devrions-nous pas nous arrêter pour les aider ? demandai-je.

— Pourquoi diable ? Qu’ils marchent, cela les dessoûlera.

Il s’était déjà assuré, tout comme moi, que le cheval n’était pas blessé, qui attendait patiemment sur le bas-côté, tandis que les hommes tentaient de redresser la voiture. Ils riaient et juraient, de toute évidence, personne n’avait de mal.

Nous nous étions quelque peu éloignés quand le chat se redressa soudain sur son siège et scruta fixement le côté de la route. Nous longions une sorte de grand bâtiment, qui avait l’air d’un entrepôt ou d’une usine abandonnée. Avant que je puisse voir ce qui avait attiré l’attention du chat, il se tendit et bondit hors de la voiture.

— Satanée bestiole ! hurla Emerson, Ukaf, cocher, arrêtez-vous tout de suite.

— Oh, nous ne le retrouverons jamais dans le noir. Viens ici, Anubis, viens là, mon chaton.

Deux orbes éclairées d’une lueur surnaturelle apparurent, au ras du sol.

— Le voilà, dit Emerson, il y a une porte derrière lui, il doit chercher des souris. Ne bougez pas, Peabody, j’y vais.

Avant que je puisse l’en empêcher, il avait sauté. Alors – trop tard – la conscience du danger m’atteignit comme un coup en pleine figure. Car lorsqu’Emerson se baissa pour prendre le chat dans ses bras, la porte devant lui s’ouvrit d’un coup. Je le vis tomber en avant et entendis le bruit sourd et écœurant de la massue frappant sa tête penchée. Bien que folle d’inquiétude, je ne pouvais lui porter secours, car j’étais pleinement occupée à repousser les deux hommes qui s’étaient précipités vers la voiture. Le cocher gisait sur la route, face contre terre, un troisième homme tenait les rênes du cheval terrifié. Mon ombrelle du soir – maudite vanité ! – se brisa quand je l’abattis sur le turban de l’un des agresseurs. Il sentit à peine le coup. De fortes mains saisirent les miennes et me tirèrent à bas de la voiture.

Je criai. Je ne le fais pas souvent, mais la situation semblait l’imposer. Je n’espérais aucune réponse. Ce fut avec un soulagement incrédule que j’entendis, à travers le sac extrêmement crasseux qu’on m’avait mis sur la tête, une réponse. Non ! des réponses ! On venait à notre secours. Je redoublai de résistance, l’homme qui me tenait dut lâcher l’une de mes mains pour maintenir le sac en place, et je le griffai au visage, à l’aveuglette mais avec efficacité. Il hurla et me dit quelque grossièreté en arabe.

— Étrangle-la, cette sorcière ! Qu’elle se taise ! cria un autre homme. Vite, ils…

Il s’interrompit dans un grognement de douleur et celui qui me tenait me lâcha si brutalement que je tombai à terre. Le sac s’enroulait autour de mon cou et je ne parvenais pas à l’enlever ; quand je sentis à nouveau que des mains me saisissaient, je frappai de toutes mes forces.

— Aïe ! (Un bon vieux « aïe » bien anglo-saxon. Je cessai de résister et concentrai mes efforts sur le sac. La même voix continua, plaintive :) Crénom, M’ame, ce n’est pas digne d’une dame, de taper sur un type qui ne cherche qu’à vous aider.

Je ne répondis pas. Je ne le remerciai pas, ne cherchai pas à voir qui il était. J’arrachai une lanterne à la main d’un autre homme qui se tenait tout près et fonçai vers la porte de l’entrepôt.

Elle était grande ouverte, le bâtiment était vide. L’obscurité n’y régnait pas complètement, les rayons de lune, passant par les trous du toit en ruine, frappaient le sol. Appelant, courant en tous sens, j’éclairai partout ce sol avec ma lanterne avant d’admettre la vérité : l’entrepôt était désert. Aucune trace d’Emerson, excepté une tache humide, là où un liquide plus sombre et visqueux que de l’eau avait coulé sur le sol crasseux.

Le maître d'Anubis
titlepage.xhtml
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Peters,Elizabeth-[Peabody-07]Le maitre d'Anubis(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html