— Putain, que non, dit Marino en écrasant l'accélérateur au plancher. On va à votre bureau.
13
L'INVASION DE LA CENTRALEnucléaire d'Old Point s'était déroulée à une vitesse éclair, de façon horrible. Nous écoutâmes les informations avec incrédulité dans la voiture qui fonçait à travers la ville, Marino au volant. Nous n'échangeâmes pas un mot pendant qu'un journaliste, présent sur les lieux, commentait les événements de façon décousue. Sa voix avait sauté plusieurs octaves vers l'aigu et il semblait au bord de l'hystérie.
— Des terroristes ont pris possession de la centrale nucléaire d'Old Point, répétait-il. Ça s'est produit il y a environ quarante-cinq minutes. Au moins vingt hommes se faisant passer pour des employés de CP & L ont pénétré dans la centrale à bord d'un bus et ont pris d'assaut le bâtiment de l'administration centrale. On pense que trois civils auraient été tués...
La voix du journaliste tremblait et nous entendions les hélicoptères passer au-dessus de nos têtes.
— ... Il y a des véhicules de police et des camions de pompiers partout, mais ils ne peuvent pas s'approcher. Oh. mon Dieu, c'est affreux !
Marino se gara dans la rue, non loin de mon immeuble. Durant un moment nous fumes incapables de faire un geste, écoutant encore et encore les mêmes informations. La situation paraissait irréelle, car à cent cinquante kilomètres à peine d'Old Point, ici, à Richmond, l'après-midi était radieux, la circulation normale, et les gens déambulaient sur les trottoirs comme si rien ne s'était produit. J'avais le regard fixe mais je ne parvenais pas à le focaliser sur un objet précis, et mon cerveau jonglait avec des listes de choses à faire.
— Venez, Doc, dit Marino en coupant le moteur. Entrons. Il faut que je téléphone et que je mette la main sur un de mes lieutenants. Il faut que je mobilise tout le monde au cas où il n'y aurait plus d'éclairage à Richmond, ou même pire.
J'avais moi aussi des choses à préparer. Je commençai par réunir tout le monde dans la salle de conférences et décrétai une situation d'urgence sur la totalité du territoire de l'État.
— Chaque district doit être en alerte et prêt à exécuter sa part du plan d'urgence, annonçai-je à tous ceux qui étaient présents dans la salle de conférences. Un désastre nucléaire pourrait affecter tous les districts. Tidewater est évidemment le plus exposé et le moins bien couvert. Docteur Fielding, dis-je à mon assistant, j'aimerais que vous vous occupiez de Tidewater et que vous en preniez la direction lorsque je ne pourrai pas être sur place.
— Je ferai de mon mieux, répondit bravement Fielding, en dépit du fait que nul, en pleine possession de ses facultés intellectuelles, n'aurait apprécié la responsabilité que je venais de lui confier.
Me tournant vers d'autres visages anxieux, je poursuivis :
— Bien, il ne me sera pas toujours possible de savoir à l'avance où je serai durant tout ceci. Le travail continue, ici, comme à l'accoutumée. Mais je veux que tous les corps soient transférés chez nous. Je dis bien tous les corps d'Old Point, et cela inclut les premières victimes de la fusillade.
— Et les autres cas de Tidewater ? s'enquit Fielding.
— Les cas de routine seront traités selon la procédure habituelle. Je sais qu'il faut que nous trouvions un technicien d'autopsie supplémentaire en attendant de recruter un poste permanent.
— Existe-t-il une possibilité que les corps que vous voulez faire transporter chez nous soient contaminés ? demanda mon administrateur, qui avait toujours été d'une nature inquiète.
— Jusqu'à présent, il s'agit de victimes par balles.
— Et donc ils ne peuvent pas être contaminés ?
— Non.
— Oui, mais après ? insista-t-il .
— Les contaminations légères ne présentent pas de problème, dis-je. Nous frottons les corps et nous nous débarrassons de l'eau savonneuse et des vêtements. Pour les cas d'expositions intenses aux radiations, c'est une autre histoire, notamment si les corps ont été sérieusement brûlés, s'ils ont été contaminés par voie interne par des débris radioactifs, comme cela fut le cas à Tchernobyl. Ces corps devront être déposés dans un camion réfrigérant spécial et tout membre du personnel exposé devra porter des vêtements de protection doublés au plomb.
— Il faudra incinérer ces corps ?
— C'est ce que je recommanderais. Et c'est une raison supplémentaire de les transporter sur Richmond. Nous pouvons utiliser le crématorium du département d'anatomie.
Marino passa la tête par la porte de la salle de conférences.
— Doc ? dit-il en me faisant signe. Je sortis et nous discutâmes dans le couloir.
— Benton veut que nous rejoignions Quantico, maintenant.
— En tout cas, ce ne sera pas « maintenant », répondisse.
Je jetai un regard en direction de la salle de conférences. Par l'entrebâillement de la porte, je distinguai Fielding expliquant quelque chose. Un autre médecin avait l'air tendu et mécontent.
— Vous avez un nécessaire de voyage avec vous ? demanda Marino.
Il savait parfaitement que j'en conservais toujours un au bureau.
— C'est vraiment impératif? me plaignis-je.
— Je vous le dirais si ça ne l'était pas.
— Accordez-moi seulement un quart d'heure pour achever cette réunion.
Je mis un terme à la confusion et à la peur du mieux que je le pus, et annonçai aux autres médecins que je partais en déplacement, peut-être pour plusieurs jours, puisque l'on venait de m'appeler à Quantico. Mais j'emportais mon Pager. Marino et moi partîmes avec ma voiture, puisqu'il avait déjà pris rendez-vous pour faire réparer le pare-chocs de la sienne, abîmé lors de notre accrochage avec Roche. Nous roulâmes à vive allure sur la 95 en direction du nord, radio allumée. Nous avions déjà entendu les mêmes informations tant de fois que nous les connaissions maintenant aussi bien que les journalistes.
On n'avait dénombré aucune victime supplémentaire au cours des deux heures qui venaient de s'écouler, du moins pour ce que l'on en savait, et les terroristes avaient laissé sortir des douzaines de gens. Si l'on se fiait aux nouvelles, ces chanceux avaient été autorisés à sortir de la centrale par groupes de deux ou trois. Ils avaient été accueillis par les équipes médicales d'urgence, la police de l'État et le FBI, afin de subir des tests médicaux et d'être interrogés.
Il était presque cinq heures lorsque nous parvînmes à Quantico. Des Marines en tenue de camouflage étaient à l'exercice dans la nuit naissante. Ils étaient entassés dans des camions ou derrière des sacs de sable répartis sur le champ de tir. Nous dépassâmes un petit groupe d'entre eux, réunis à proximité de la route, et leur jeunesse me fit dela peine. Je suivis la route et débouchai sur de hauts bâtiments de brique beige foncé qui semblaient s'élever soudainement au-dessus de la cime des arbres. L'ensemble n'avait pas l'air militaire et aurait facilement pu passer pour une université n'eût été la profusion d'antennes surmontant les toits. Une barrière et des déchiqueteuses à pneus coupaient la route qui menait aux bâtiments.
Un garde armé sortit de la guérite du poste de contrôle. Il nous sourit car nous n'étions pas des étrangers et nous laissa passer. Nous trouvâmes une place dans le grand parking situé en face de Jefferson, le plus haut bâtiment. Il s'agissait en quelque sorte du « centre-ville » autonome de l'Académie. À l'intérieur se trouvaient un bureau de poste, la salle d'exercice de tir,la cafétéria. Les dortoirs étaient installés aux étages supérieurs, ainsi que les suites de haute sécurité réservées aux espions et aux témoins sous protection spéciale.
De nouveaux agents, vêtus de kaki et de bleu marine, nettoyaient les armes dans la pièce réservée à leur maintenance. J'avais l'impression d'avoir senti ces solvants toute ma vie, et dans mon esprit résonnait encore, dès que je le souhaitais, l'écho de l'air comprimé dans les canons ou dans les mécanismes. Cet endroit était étroitement mêlé à mon histoire, et il n'existait pas un recoin qui n'évoquât des émotions, parce que j'avais été amoureuse dans ces lieux et parce que j' y avais apporté mes enquêtes les plus épouvantables. J'avais enseigné dans leurs classes et j'avais été leur consultant. Je leur avais donné ma nièce, par inadvertance.
— Dieu seul sait dans quoi nous sommes en train de mettre les pieds, déclara Marino comme nous pénétrions dans l'ascenseur.
La fermeture des vantaux d'acier fit disparaître à nos regards les nouveaux agents, leur casquette de base-ball aux armes du FBI sur la tête.
— On prendra chaque chose en son temps, répondis-je
Marino appuya sur le bouton de l'étage situé au niveau le plus inférieur du bâtiment qui, en d'autres temps, devait servir d'abri antiaérien à Hoover. L'unité des sciences du comportement, puisque le monde entier continuait à la baptiser ainsi, se trouvait à dix-huit mètres sous terre. Ses locaux étaient dépourvus de fenêtres ou de tout autre agrément capable d'alléger les horreurs qu'elle débusquait. Franchement, je n'avais jamais pu comprendre comment Wesley endurait cela, année après année, et lorsque j'y demeurais plus d'une journée en consultation je devenais folle. Il fallait que j'aille me promener ou que je parte au volant de ma voiture. Il fallait que je m'éloigne.
L'ascenseur s'arrêta à l'étage et Marino répéta :
— Y a pas de chose ou de temps qui tienne et qui nous aide dans ce plan-là. On arrive aprèsla bataille. On a commencé à rassembler les pièces du puzzle alors que le putain de jeu était déjà terminé.
— Il n'est pas terminé, déclarai-je.
Nous dépassâmes la réception et tournâmes pour déboucher sur un couloir qui conduisait au bureau du directeur de l'unité.
Marino marchait à grandes enjambées coléreuses.
— Ouais ? Eh bien, y a plus qu'à espérer que ça se termine pas dans un gros bang ! Merde ! Si seulement on avait compris plus tôt.
— Marino, on ne pouvait pas le savoir. Il n'existait aucun moyen.
— Ouais, ben moi, je crois qu'on aurait dû se creuser un peu plus tôt. C'est comme à Sandbridge, quand vous avez reçu ce coup de téléphone bizarre, et puis tout le reste.
— Oh, pour l'amour du Ciel, Marino ! Quoi ? Un coup de téléphone aurait dû nous mettre la puce à l'oreille et nous faire comprendre que des terroristes étaient sur le point de prendre d'assaut une centrale nucléaire ?
La secrétaire de Wesley était nouvelle, et je ne parvenais pas à me souvenir de son nom.
— Bonjour, il est là ? lui demandai-je.
— Puis-je vous annoncer ? répondit-elle en souriant.
Nous déclinâmes nos noms et attendîmes patiemment qu'elle prévienne Wesley. Son appel ne dura pas longtemps.
Se tournant à nouveau vers nous, elle déclara :
— Vous pouvez entrer.
Wesley était assis derrière son bureau et se leva à notre entrée. Il avait l'air préoccupé et sombre, comme à son habitude, dans son costume gris à chevrons et sa cravate gris et noir.
— Nous pouvons nous installer dans la salle de conférences, annonça-t-il. Marino prit une chaise.
— Pourquoi ? Y a d'autres gens qui viennent ?
— En effet. Je restai debout et ne le regardai que le temps nécessaire pour satisfaire àla courtoisie. Wesley réfléchit et déclara :
— Bon, écoutez, nous allons rester ici. Attendez. Il se dirigea vers la porte :
— Emily, pourriez-vous trouver une chaise supplémentaire ?
Nous nous installâmes, et Emily apportala chaise. Wesley éprouvait des difficultés à se concentrer tout en prenant des décisions. Je savais dans quel état il se trouvait lorsqu'il était accablé. Je savais lorsqu'il perdait son sang-froid.
— Vous êtes au courant de ce qui se passe, déclara-t-il comme si tel était le cas.
— Nous savons ce que tout le monde sait, répliquai-je. Nous avons entendu les mêmes informations une bonne centaine de fois à la radio.
— Alors, si on commençait par le commencement ? proposa Marino.
— CP & L possède un bureau régional à SuffoJk, commença Wesley. Une vingtaine de personnes au moins ont quitté ce bureau cet après-midi dans un car pour effectuer une prétendue maintenance dans la réplique de la salle de contrôle de la centrale d'Old Point. C'étaient des hommes de race blanche entre trente et quarante ans se faisant passer pour des employés de l'entreprise, ce qui, de toute évidence, n'était pas le cas. Ils se sont débrouillés pour accéder au bâtiment principal où se trouve la salle de contrôle.
— Ils étaient armés, dis-je.
— En effet. Lorsqu'ils ont dû franchir les machines à rayons X et les autres détecteurs du bâtiment principal, ils ont sorti des armes semi-automatiques. Comme vous le savez, plusieurs personnes ont été tuées. Nous pensons qu'au moins trois employés de CP & L ainsi qu'un physicien nucléaire qui visitait la centrale aujourd'hui et se trouvait dans le hall au mauvais moment ont été abattus.
Tout en me demandant depuis combien de temps Wesley était au courant et ce qu'il savait au juste, j'intervins :
— Quelles sont leurs exigences ? Les ont-ils exprimées ? Son regard rencontra le mien :
— C'est ce qui nous inquiète le plus. Nous ignorons ce qu'ils veulent.
— Mais ils laissent sortir des gens, précisa Marino.
— Je sais, et cela aussi m'inquiète, déclara Wesley. Les terroristes ne font pas ça en général. (La sonnerie de son téléphone résonna.) Ce qui se passe aujourd'hui est différent. (Il prit le combiné.) Oui, bien, faites-le entrer.
Le général de division Lynwood Sessions pénétra dans le bureau, revêtu de son uniforme de la Marine, et nous serra la main à tous. C'était un Noir de quarante-cinq ans au plus, et d'une élégance qui ne passait pas inaperçue. Il s'installa très formellement sur une chaise sans ôter sa veste ni même en défaire un seul bouton, et posa à côté de lui une sacoche ventrue.
— Merci d'être venu, général, commença Wesley.
— J'aurais préféré que ce soit dans de meilleures circonstances, répondit-il en se baissant pour sortir de sa sacoche une chemise et un bloc-notes.
— Oui, nous sommes tous dans ce cas, dit Wesley. Je vous présente le capitaine Pete Marino, de la police de Richmond, et le docteur Kay Scarpetta, le médecin expert général de l'État de Virginie...
Ses yeux se tournèrent vers moi et il soutint mon regard.
— ...Tous deux travaillent pour nous. Du reste, le docteur Scarpetta est l'expert qui s'occupe des décès dont nous pensons qu'ils sont liés à ce qui se passe en ce moment.
Le général Sessions hocha la tête sans un commentaire. Wesley poursuivit en s'adressant à Marino et à moi :
— Permettez-moi de vous expliquer ce que nous savons de plus, en dehors de ce qui se produit actuellement. Nous avons des raisons de croire que des bâtiments qui mouillent dans l'ancien chantier naval sont vendus à des pays qui ne devraient pas les détenir. Cela inclut l'Iran, l'Irak, la Libye, la Corée du Nord et l'Algérie.
— Quel genre de bâtiments ? demanda Marino.
— Surtout des sous-marins. Nous pensons également que ce chantier naval rachète des bâtiments de pays comme la Russie pour les revendre ensuite.
— Et pour quelle raison ne nous a-t-on pas informés de tout cela avant ? demandai-je . Wesley hésita.
— Nous n'avions pas de preuve.
— Ted Eddings plongeait dans les eaux de ce chantier naval lorsqu'il est mort, insistai-je. Il était tout près d'un sous-marin.
Personne ne dit rien. Puis le général prit la parole :
— Il était journaliste. On a suggéré qu'il plongeait pour trouver des reliques militaires de la guerre de Sécession.
Mesurant mes paroles parce que je sentais la colère monter, j'enchaînai :
— Et Danny, que faisait-il ? Peut-être explorait-il un tunnel historique des chemins de fer de Richmond ?
— Il est difficile de savoir dans quoi trempait Danny Webster, répondit le général, mais, à ce que j'ai compris, la police de Chesapeake a trouvé une baïonnette dans le coffre de sa voiture, baïonnette qui est compatible avec les marques que l'on a retrouvées sur vos pneus crevés.
Je le considérai un long moment.
— J'ignore d'où proviennent vos informations, mais si ce que vous dites est exact, je crois que c'est le détective Roche qui a livré cette pièce à conviction.
— Oui, je crois que c'est lui.
— Je crois que nous sommes tous ici des gens de confiance, poursuivis-je en gardant mon regard fixé sur lui. S'il y a une catastrophe nucléaire, je suis mandatée par la loi pour m'occuper des décès. Il y a déjà trop de morts à Old Point. (Je m'interrompis quelques instants.) Le moment est venu de dire la vérité, général Sessions.
Les hommes gardèrent le silence durant un moment. Enfin, le général prit la parole :
— La NAVSEA s'inquiète au sujet de ce chantier naval depuis quelque temps.
— La NAVSEA, qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Marino.
— Il s'agit du commandement qui a la charge de certaines opérations dela Marine. Ce sont eux qui s'assurent que certains chantiers navals comme celui dont nous parlons respectent bien les normes appropriées.
— Le fax d'Eddings avait le sigle NVSE sur sa mémoire, dis-je. Les a-t-il appelés ?
— Il a posé des questions, répondit le général. Nous étions au courant de l'intérêt de M. Eddings, mais nous ne pouvions pas lui donner les réponses qu'il attendait. Tout comme nous ne pouvions pas non plus vous répondre, docteur Scarpetta, lorsque vous nous avez envoyé ce fax nous demandant de nous identifier. Je suis sûr que vous le comprenez.
Son visage était indéchiffrable.
— Que signifie le code DRMS, à Memphis ? demandai-je ensuite.
— Il s'agit d'un autre numéro de fax qu'a appelé Eddings, tout comme vous. C'est le service de commercialisation qui s'occupe de la réutilisation des matériels de défense. Ils gèrent toutes les ventes de surplus, mais elles doivent d'abord être approuvées par la NAVSEA.
— Les choses commencent à prendre un sens, dis-je. Je comprends pourquoi Eddings était en rapport avec ces gens. Il s'intéressait à ce qui se passait dans l'ancien chantier naval, avait découvert que l'on passait outre les normes de la Marine d'une façon assez scandaleuse. Et il faisait des recherches pour écrire son papier.
— Dites-m'endavantage au sujet de ces normes, demanda Marino. Quel genre de règles doit respecter le chantier, au juste ?
— Je vais vous donner un exemple. Si Jacksonville veut le Saratogaou n'importe quel autre porte-avions, la NAVSEA vérifie que toute intervention effectuée sur ces navires est en accord avec les standards de la Marine.
— Comme quoi, par exemple ?
— Eh bien, la ville doit posséder les cinq millions de dollars que les réparations du bâtiment exigeront, et les deux millions de dollars annuels que coûte son entretien. De plus, la profondeur du port qui l'accueille doit être de neuf mètres au moins. Enfin, quelqu'un de la NAVSEA, un civil en général, passera presque tous les mois visiter l'endroit où est amarré le vaisseau pour inspecter les travaux qu'on y effectue.
— Et c'est ce qui se passe à l'ancien chantier naval ? demandai-je .
— Eh bien, le problème, c'est qu'à l'heure actuelle nous ne sommes pas sûrs du civil qui s'en occupe, déclara le général en me regardant droit dans les yeux.
Ce fut ensuite Wesley qui intervint :
— Voilà le problème. Il y a des civils partout et certains d'entre eux sont des mercenaires qui achèteraient et vendraient n'importe quoi en se moquant complètement de la sécurité nationale. Comme vous le savez, l'ancien chantier naval est dirigé par une compagnie privée. C'est cette compagnie qui inspecte les bateaux vendus à d'autres villes ou pour la récupération.
— Et le sous-marin qui s'y trouve en ce moment? L' Exploiter ? demandai-je . Celui que j'ai vu lorsque je suis allée chercher le corps d'Eddings ?
— C'est un Zulu classe V, un sous-marin à missiles balistiques. Dix tubes lance-torpilles, et deux tubes lance-missiles. Il a été construit entre 1955 et 1957, expliqua le général Sessions. Tous les sous-marins construits depuis les années soixante sont propulsés par l'énergie nucléaire.
— Donc, le sous-marin dont nous parlons est vieux et il n'est pas atomique, dit Marino.
— Non, c'est impossible, précisa le général. Mais vous pouvez équiper n'importe quel missile ou torpille du type de tête que vous souhaitez.
— Etes-vous en train de nous expliquer que le sous-marin à proximité duquel j'ai plongé pourrait être réhabilité avec des armements nucléaires ?
Cette effrayante perspective parut de plus en plus probable au moment où je formulai la question.
— Docteur Scarpetta, déclara le général en se penchant vers moi, nous ne pensons pas que ce sous-marin ait été réarmé ici, aux États-Unis. Il suffisait de le remettre en marche et de l'envoyer en mer où une puissance étrangère, qui ne devrait pas posséder ce genre de bâtiment, pouvait l'intercepter. Le travail de réhabilitation pouvait être effectué là-bas. Mais ce que l'Irak ou l'Algérie ne peuvent pas produire sur leur territoire, c'est le plutonium militaire.
— Et d'où il sortira ? demanda Marino. C'est pas comme si ça se trouvait dans une centrale nucléaire. Et si les terroristes pensent le contraire, alors c'est qu'on a affaire à une bande de culs-terreux de merde débiles.
— Il serait très difficile, voire presque impossible, d'obtenir du plutonium militaire d'Old Point, acquiesçai-je.
— La difficulté n'arrête pas un terroriste tel qu'un Joël Hand, dit Wesley.
— Et en fait, la chose est possible, ajouta le général. Lorsque l'on recharge de nouvelles barres de combustible dans un réacteur, on crée les conditions d'obtention du plutonium durant les deux mois qui suivent le remplacement.
— Et on les remplace tous les combien, les barres ? demanda Marino.
— Old Point en change un tiers tous les quinze mois. Cela représente quatre-vingts assemblages. Si vous éteignez les réacteurs et sortez les assemblages durant cette période de deux mois, vous avez approximativement l'équivalent de trois bombes atomiques.
— En ce cas, Hand devait être au courant du planning des remplacements, dis-je.
— Oh oui.
Je songeai aux factures de téléphone du personnel de la direction de CP & L, auxquelles quelqu'un comme Eddings aurait pu avoir illégalement accès.
— Ils avaient donc quelqu'un à l'intérieur ? demandai-je
— Oui, et nous pensons savoir qui. En vérité, il s'agit d'un officier supérieur, répondit le général. Quelqu'un qui a joué un rôle très important dans les discussions qui ont abouti à l'installation de CP & L sur un terrain adjacent à la ferme de Hand.
— Une ferme appartenant à Joshua Hayes ?
— Oui.
— Merde ! s'exclama Marino. Hand devait planifier ça depuis longtemps et c'est sûr qu'on l'arrosait de fric.
— Cela non plus ne fait pas l'ombre d'un doute, cquiesça le général. Ce genre de choses se planifie des années à l'avance, et quelqu'un payait pour tout.
— Il faut que nous gardions à l'esprit qu'aux yeux d'un fanatique du genre de Hand, il est engagé dans une guerre de religion d'une importance éternelle. Il peut se permettre d'être patient.
— Général Sessions, poursuivis-je, si le sous-marin dont nous parlions s'apprêtait à partir à destination d'un port lointain, la NAVSEA serait-elle au courant ?
— Absolument.
— Pourquoi ? demanda Marino.
— Pour plusieurs raisons. Par exemple, lorsque des bâtiments sont remisés dans l'ancien chantier naval, leurs tubes lance-missiles ou lance-torpilles sont scellés avec des plaques d'acier fixées sur la coque externe. Et une autre plaque est soudée à l'intérieur du bateau sur l'arbre de transmission de sorte que l'hélice soit immobilisée. Toutes les armes et les appareils de transmission sont enlevés, vous vous en doutez.
— Ce qui sous-entend que si certaines de ces réglementations n'étaient pas respectées, on le verrait de l'extérieur, conclus-je. Il suffirait de plonger à proximité du bâtiment pour s'en rendre compte.
Le général comprit parfaitement où je voulais en venir.
— Oui, il serait possible de le constater.
— Si vous plongiez autour de ce sous-marin, vous pourriez découvrir, par exemple, que les tubes lance-torpilles ne sont pas scellés. Vous pourriez peut-être même voir que l'hélice n'a pas été soudée.
— Oui, admit-il à nouveau, vous pourriez voir tout cela.
— Et c'est ce que faisait Ted Eddings.
— J'en ai bien peur, intervint Wesley. Des plongeurs ont retrouvé son appareil photo, et nous avons développéla pellicule. Il n'y avait que trois prises. Toutes des images floues de l'hélice de l' Exploiter.Il ne semble donc pas qu'il soit resté dans l'eau très longtemps avant de mourir.
— Et où se trouve maintenant le sous-marin ? demandai-je . Le général hésita un peu :
— Nous sommes, en quelque sorte, lancés dans une poursuite subtile.
— Il est donc parti.
— Il a quitté le port à peu près au moment où la centrale a été prise d'assaut. Je considérai les trois hommes.
— Eh bien, en tout cas, nous savons tous maintenant pourquoi Eddings était devenu aussi paranoïaque en matière d'autodéfense.
— On lui a tendu un piège, déclara Marino. C'est impossible de décider, comme ça, à la dernière minute, d'empoisonner quelqu'un au cyanure.
— Il s'agit d'un crime prémédité perpétré par quelqu'un en qui Eddings avait confiance, déclara Wesley. Il n'a certainement pas raconté à n'importe qui ce qu'il avait l'intention de faire cette nuit-là.
Un autre des codes trouvés sur le fax d'Eddings me revint en mémoire. CPT, ce pouvait être l'abréviation de « capitaine », et je mentionnai le nom du capitaine Green aux trois hommes.
— Eh bien, répondit Wesley, Eddings devait posséder au moins un contact interne pour écrire son papier. Quelqu'un lui donnait des tuyaux, et j'ai bien l'impression que c'est la même personne qui l'a envoyé à la mort ou, du moins, qui a donné un coup de main à celui qui l'a tué.
Wesley me regarda et reprit :
— Et nous savons, grâce à ses factures de téléphone, qu'Eddings a appelé Green à de nombreuses reprises, que ce soit par fax ou par téléphone. Les communications ont commencé l'automne dernier, lorsqu'il a publié une description assez inoffensive de l'ancien chantier naval.
— Et ensuite, il a entrepris de fourrer son nez trop loin, dis-je.
— En fait, intervint le général Sessions, sa curiosité nous a été d'une grande aide. Nous avons également fourré notre nez plus loin. Nous enquêtons sur ce qui se passe depuis plus longtemps que vous ne l'imaginez. (Il s'interrompit quelques instants et sourit.) En réalité, docteur Scarpetta, vous n'étiez pas aussi seule que vous le pensiez, à certains moments.
— J'espère que vous remercierez Jerod et Ki Soo, dis-
je, certaine qu'ils faisaient partie des Seals. Mais ce fut Wesley qui me répondit :
— Je n'y manquerai pas, mais peut-être leur transmettrez-vous vos remerciements en personne la prochaine fois que vous rendrez visite au HRT.
Passant à un sujet qui me semblait un peu moins sensible, je poursuivis :
— Général Sessions, savez-vous si les rats sont un problème particulier sur les vaisseaux désarmés ?
— Les rats sont toujours un problème, et sur n'importe quel bateau, répondit-il.
— Le cyanure est, entre autres, utilisé pour la dératisation des coques de navires, dis-je. Il se pourrait que l'ancien chantier naval en possède un stock.
— Ainsi que je l'ai dit, le capitaine Green est un souci majeur pour nous. Il avait parfaitement compris où je voulais en venir.
— Par rapport àla Nouvelle Sion ? demandai-je . Wesley répondit à sa place :
— Pas par rapport, mais avec. A mon avis, Green est le lien direct dela Nouvelle Sion avec tout ce qui concerne l'armée, comme le chantier naval. Roche n'est qu'un lèche-bottes. Roche, c'est celui qui fouine, qui harcèle, qui moucharde.
— Il n'a pas tué Danny, affirmai-je.
— Danny a été tué par un psychopathe, quelqu'un qui se fond suffisamment bien dans la société pour ne pas avoir attiré l'attention sur lui alors qu'il attendait devant le Hill Cafe.Le profil que je dresserais de cet individu est le suivant : unhomme blanc, entre trente et quarante ans, ayant l'expérience des armes en général et de la chasse.
— Ça ressemble au portrait craché des tordus qui ont pris Old Point, remarqua Marino.
— En effet, admit Wesley. Le meurtre de Danny, qu'il ait été la victime désignée ou pas, est un contrat de chasse, comme de tuer une marmotte. La personne qui a fait cela a probablement acheté le Sig 45 et les Black Talon au même salon d'exposition d'armes.
— Je crois me souvenir que vous aviez dit que le Sig avait appartenu à un flic, lui rappela le général.
— C'est exact. Ce type d'arme se retrouve dans la rue et finit par être vendu d'occasion, précisa Wesley.
— A l'un des disciples de Hand, lâcha Marino. Le même genre de mec que celui qui a descendu Shapiro dans le Maryland.
— Précisément le même genre.
— La grande question que je me pose est la suivante : quepensent-ils que vous sachiez ? me demanda le général.
— J'y ai longuement réfléchi, mais je ne parviens pas à trouver une réponse.
— Il faut que vous vous mettiez à leur place, me dit Wesley. Que pensent-ils que vous savez alors que d'autres l'ignorent ?
Une seule chose me venait à l'esprit :
— Ils peuvent penser que j'ai le Livre. Et de toute évidence, c'est aussi sacré pour eux que la terre des ancêtres pour les Indiens.
— Qu'y a-t-il dans ce livre qu'ils ne veulent pas que d'autres connaissent ? demanda le général Sessions.
— Je dirais que la révélation la plus dangereuse pour eux, c'est le plan qu'ils sont en train de mener à exécution.
Wesley me fixa, un millier de pensées traversant son regard :
— Bien sûr, ils ne pourraient pas l'exécuter s'il y avait eu une fuite. Que sait au juste le docteur Mant ?
— Je n'ai pas eu l'opportunité de le lui demander. Il ne répond pas à mes appels. J'ai laissé de nombreux messages.
— Vous ne trouvez pas cela étrange ?
— Oh, si, tout à fait. Mais je ne pense pas que quelque chose de définitif se soit produit ou nous en aurions été informés. Je crois qu'il a peur.
— Le docteur Mant est le médecin légiste du district de Tidewater, précisa Wesley pour le général.
— En ce cas, peut-être devriez-vous lui rendre visite ? me suggéra ce dernier.
— Il ne semble pas que ce soit le moment idéal, compte tenu des circonstances.
— Au contraire, répliqua-t-il, je crois que le moment ne pourrait mieux tomber.
— Il se peut que vous ayez raison, acquiesça Wesley. Notre seule chance est de pénétrer dans l'esprit de ces gens. Peut-être Mant possède-t-il des informations qui nous aideraient. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il se cache.
Le général Sessions remua sur sa chaise.
— Eh bien, je vote pour. De toute façon, nous devons nous inquiéter du fait que quelque chose d'identique pourrait arriver là-bas, ainsi que nous en avons déjà discuté, Benton. Cette affaire est déjà en suspens, n'est-ce pas ? Une personne supplémentaire ne devrait pas poser de gros problème, du moins si British Airways ne fait pas de difficulté à l'égard d'une décision précipitée. Dans le cas contraire, je suppose qu'il me faudra simplement appeler le Pentagone, dit-il avec une sorte d'amusement forcé.
Wesley se tourna vers moi, tandis que Marino nous regardait, furieux.
— Kay, nous ignorons si un autre Old Point n'est pas en train de se produire en Europe. Ce qui se passe en Virginie n'a pas été décidé du jour au lendemain. D'autres grandes villes internationales nous préoccupent.
Marino, sur le point d'entrer en ébullition, intervint :
— Vous êtes en train de me dire que ces espèces de cinglés dela Nouvelle Sion sont aussi en Angleterre ?
— Pas que nous le sachions, répondit Wesley. Malheureusement, de nombreux autres sont prêts à prendre leur place.
Marino me lança un regard accusateur :
— Ben, moi, j'ai mon idée. Y se peut qu'on se retrouve nez à nez avec une catastrophe nucléaire. Vous croyez pas que vous devriez plutôt rester dans le coin ?
— C'est ce que je préférerais. Le général émit une remarque frappante :
— Si vous nous aidez, peut-être, alors, ne sera-t-il pas nécessaire que vous restiez ici, parce que vous n'aurez rien à faire.
— Oui, c'est ainsi que je le comprends. Nul ne croit autant que moi à la prévention.
— Vous pouvez faire face ? demanda Wesley.
— Mes bureaux sont déjà sur le pied de guerre prêts à faire face à n'importe quelle situation, affirmai-je. Les autres médecins savent exactement ce qu'ils doivent faire. Vous savez que je vous aiderai autant que je le pourrai.
Mais Marino n'avait pas l'intention de se calmer.
— C'est pas prudent, insista-t-il en dévisageant Wesley. Vous pouvez pas expédier le docteur dans n'importe quel aéroport, n'importe où, alors qu'on sait pas à qui on a affaire et ce qu'ils veulent.
— Vous avez raison, Pete, répondit pensivement Wesley. Et nous ne le ferons pas.
14
CE SOIR-LÀ, je rentrai chez moi parce que j'avais besoin de vêtements de rechange, et mon passeport se trouvait dans mon coffre. Je préparai mes affaires avec nervosité, attendant que mon Pager sonne d'une seconde à l'autre. Fielding m'avait appelée dans l'heure pour se tenir au courant et me faire part de ses préoccupations. Pour autant que nous le sachions, à Old Point les tireurs avaient laissé les corps là où ils se trouvaient, et nous n'avions aucune idée du nombre d'ouvriers de la centrale encore retenus à l'intérieur.
Je dormis d'un sommeil agité sous la surveillance d'une voiture de police garée dans ma rue. Le réveil me fit bondir dans mon lit à cinq heures du matin. Une heure et demie plus tard, un jet Lear m'attendait au Millionnaire Terminal de Henrico County, où les hommes d'affaires les plus riches de la région parquaient leurs hélicoptères et leurs avions d'entreprise. Wesley et moi nous saluâmes poliment tout en restant sur nos gardes. J'avais du mal à croire que nous étions sur le point de nous envoler ensemble pour une traversée transatlantique. Mais sa visite à l'ambassade avait été prévue bien avant qu'il ne soit suggéré que je me rende également à Londres, et le général Sessions ignorait tout de notre relation. Ce fut en tout cas de cette façon que je choisis de considérer une situation que je ne maîtrisais pas.
Le jet décolla à la vitesse d'une voiture de course dotée d'ailes.
— Je ne suis pas sûre de vos mobiles, dis-je à Wesley, tout en jetant un coup d'œil autour de moi. Et tout cela ? Depuis quand le Bureau utilise-t-il des jets Lear ? Ou bien est-ce encore le Pentagone qui a tout organisé ?
— Nous prenons ce dont nous avons besoin. CP & L a mis à notre disposition toutes les ressources nécessaires pour résoudre cette crise. Le jet Lear en fait partie.
Le jet blanc était élancé, avec des sièges en ronce de noyer et cuir vert sarcelle, mais il était bruyant, et il était impossible de converser à voix basse.
— Ça ne vous pose pas de problèmes d'utiliser quelque chose qui leur appartient ?
— La situation est tout aussi dramatique pour eux que pour nous. Pour autant que nous le sachions, la CP & L est blanche comme neige, à l'exception d'un ou deux éléments corrompus. En fait, la compagnie et ses employés sont les plus grandes victimes de cette affaire.
Il fixa le cockpit et les deux pilotes aux larges épaules vêtus de costumes.
— En outre, les pilotes sont membres du HRT, ajouta-t-il. Et ce truc a été vérifié sur toutes les coutures avant le décollage. Ne vous inquiétez pas.
Il me regarda dans les yeux.
— Quant au fait que je vous accompagne, je vous le répète : noussommes dans un cadre opérationnel. La balle est passée dans le camp du HRT. Lorsque les terroristes commenceront à communiquer avec nous, lorsque nous pourrons au moins les identifier, ma présence sera nécessaire. Mais je ne crois pas que cela se produise avant plusieurs jours.
Je nous versai du café.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Il me prit la tasse des mains, et nos doigts se frôlèrent.
— Je le sais parce qu'ils sont pour l'instant très
occupés. Ils ont besoin de ces assemblages, et ils ne peuvent en obtenir qu'un certain nombre par jour.
— Les réacteurs ont été fermés ?
— D'après la compagnie d'électricité, les terroristes ont coupé les réacteurs immédiatement après avoir envahila centrale. Ils savent donc ce qu'ils veulent, et ils se concentrent dessus.
— Et ils sont vingt.
— C'est à peu près le nombre d'hommes qui sont rentrés dans la réplique de la salle de contrôle pour le prétendu séminaire. Mais nous ne pouvons plus être sûrs de leur nombre.
— Et quand cette visite a-t-elle été mise sur pied ?
— La compagnie d'électricité a dit qu'elle avait à l'origine été prévue début décembre pour la fin février.
— Alors ils l'ont avancée.
À la lueur des événements récents, je n'en fus pas surprise.
— Oui. Elle a brutalement été reprogrammée deux jours avant la mort d'Eddings.
— On dirait qu'ils sont pris à la gorge, Wesley.
— Donc probablement plus imprudents et moins bien préparés. Ce qui, pour nous, est à la fois mieux et pire.
— Et les otages ? D'après votre expérience, est-il plausible qu'ils les relâchent tous ?
— Tous, je ne sais pas.
Il fixa l'extérieur du hublot. Dans le doux éclairage latéral, son expression était sinistre.
— Seigneur, s'ils essaient de faire sortir le combustible, nous pouvons nous retrouver avec une catastrophe nationale sur les bras. Et je ne comprends pas comment ils pensent s'en tirer. Ces assemblages pèsent probablement plusieurs tonnes chacun. Ils sont tellement radioactifs que si on s'approche ils peuvent provoquer une mort instantanée. Et comment vont-ils les sortir d'Old Point ?
— Pour refroidir les réacteurs, la centrale est entourée d'eau. Et en ce moment nous surveillons non loin de là,
surla James River, une péniche dont nous pensons qu'elle leur appartient.
Je me souvins de Marino me racontant que des péniches débarquaient d'énormes grues dans la retraite dela Nouvelle Sion.
— On ne peut pas s'en emparer ?
— Non. On ne peut prendre ni péniche ni sous-marin pour l'instant. Pas tant que nous n'avons pas fait sortir les otages.
Il dégusta son café. L'horizon prenait une pâle couleur dorée.
— Le meilleur scénario possible serait donc celui où ils prendraient ce qu'ils veulent et partiraient sans tuer personne d'autre, supposai-je, bien que convaincue qu'une telle chose ne pouvait se produire.
— Non. Le meilleur scénario possible, c'est celui où nous les arrêtons là-bas. (Il me regarda fixement.) Nous ne tenons guère à ce qu'une péniche chargée de matériaux hautement radioactifs se promène sur les rivières de Virginie ou sur l'océan. Vous voulez qu'on menace de la couler ? En plus, je suppose qu'ils emmèneront des otages avec eux. Et qu'ils finiront par tous les abattre, ajouta-t-il après un silence.
Je ne pus m'empêcher d'imaginer ces pauvres gens, dont la peur devait habiter chaque cellule, à chaque respiration. Je connaissais les manifestations physiques et mentales dela peur. Les images en étaient brûlantes, et je bouillonnais de colère. J'éprouvai une vague de haine pour ces hommes qui se baptisaient disciples dela Nouvelle Sion , et je serrai les poings.
Wesley regarda mes jointures blanchies sur les accoudoirs, et cruts que j'avais peur en l'avion.
— Il ne reste que quelques minutes de vol. Nous entamons notre descente.
Nous atterrîmes à Kennedy Airport. Une navette nous attendait sur le tarmac, conduite par deux hommes aux larges épaules vêtus eux aussi de costumes. Je m'abstins de questionner Wesley à leur sujet, car je connaissaisla réponse. L'un d'eux nous accompagna à l'intérieur du terminal British Airways. La compagnie avait été assez aimable pour coopérer avec le Bureau, ou bien peut-être le Pentagone était-il intervenu. En tout cas, nous disposions de deux sièges sur le prochain vol du Concorde pour Londres. Nous montrâmes discrètement nos papiers d'identité au comptoir, et déclarâmes que nous n'emportions pas d'armes. L'agent chargé de notre sécurité nous accompagna jusqu'à la salle d'embarquement. Lorsque je le cherchai de nouveau des yeux, il était plongé dans la lecture de journaux étrangers.
Je m'installai avec Wesley devant des baies vitrées surplombant le tarmac où le supersonique attendait, comme un héron blanc géant que l'on gavait de fuel par un épais tuyau attaché à son flanc. Le Concorde était celui de tous les avions de ligne que je connaissais qui ressemblait le plus à une fusée. On aurait dit que la plupart de ses passagers n'étaient plus capables de se laisser impressionner par cet avion, ni d'ailleurs par quoi que ce fut d'autre. Ils se servaient de fruits et de pâtisseries, et certains se préparaient même déjà des Bloody Mary et des Mimosa.
Wesley et moi n'échangions guère de paroles. Nous surveillions constamment la foule, derrière nos journaux dépliés, tels des espions ou des fugitifs en cavale. Je voyais que les Moyen-Orientaux retenaient son regard, tandis que je me méfiais plus des gens nous ressemblant. Je me souvenais de Joël Hand, le jour où je l'avais affronté au tribunal. Je l'avais trouvé séduisant et distingué. S'il s'était assis aujourd'hui à côté de moi sans que je le connaisse, j'aurais pensé qu'il était bien plus à sa place que nous dans cet endroit.
— Comment ça va ? demanda Wesley en baissant son journal.
— Je ne sais pas. Je me sentais inquiète.
— Dites-moi, nous sommes seuls, ou bien votre ami est encore là ? demandai-je . Un sourire éclaira son regard.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans.
— Vous pensez vraiment que les services secrets ne sont pas loin ? Ou bien des agents déguisés ?
— D'accord. Ce type en costume qui nous a accompagnés jusqu'ici n'est qu'un employé dela British Airways , sans doute ?
— Laissez-moi vous répondre de cette façon, Kay : sinous ne sommes pas seuls, je ne vous le dirai pas.
Nous nous regardâmes encore un instant. Nous n'avions jamais voyagé ensemble à l'étranger, et le moment ne paraissait pas bien choisi pour commencer. Il portait un costume d'un bleu si foncé qu'il était presque noir, son invariable chemise blanche et sa cravate traditionnelle. Je m'étais délibérément revêtue de couleurs sombres similaires, et nous portions tous les deux nos lunettes. Je me fis la réflexion que nous ressemblions à des avocats d'un même cabinet. La vue d'autres femmes dans la salle me rappela que, en tout cas, je ne ressemblais pas à la femme de quelqu'un.
Il replia le London Timesdans un froissement de papier et consulta sa montre.
— Je crois que c'est nous, dit-il en se levant lorsqu'on annonça pour la seconde fois le vol 2.
Le Concorde accueillait cent passagers répartis dans deux cabines, avec deux sièges de chaque côté de l'allée centrale. Il était décoré de cuir et de moquette gris clair, et les hublots étaient trop petits pour observer l'extérieur. Les membres du personnel de bord étaient anglais, et typiquement polis. S'ils savaient que nous étions les deux passagers du FBI, de la Marine ou, pourquoi pas, de la CIA, ils n'en montrèrent rien. Leur seul souci parut être de savoir ce que nous voulions boire. Je commandai du whisky.
— C'est un peu tôt, non ? commenta Wesley.
— Pas à Londres. Là-bas, il est cinq heures de plus.
— Merci, je vais régler ma montre, dit-il pince-sans rire, comme s'il n'était jamais sorti de son trou. Je crois que je vais prendre une bière, ajouta-t-il à l'adresse de l'hôtesse.
Je remarquai, d'un ton que je ne pus empêcher d'être mordant :
— Vous voyez, maintenant que nous sommes dans le bon fuseau horaire, il est plus facile de boire. Il se retourna et croisa mon regard.
— Vous avez l'air furieux.
— C'est sans doute pour cette raison que vous êtes profileur, parce que vous êtes capable de deviner des choses de ce genre.
Il jeta un coup d'oeil discret aux alentours, mais nous nous trouvions derrière la cloison, sans personne de l'autre côté de l'allée, et je me fichais presque des gens qui pouvaient être assis derrière nous.
Il demanda avec calme :
— Est-ce que nous pouvons parler raisonnablement ?
— Benton, c'est dur d'être raisonnable quand la discussion vient toujours après le fait accompli.
— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire. Il doit manquer une transition quelque part. Je me préparais à la lui offrir.
— Tout le monde était au courant de votre séparation, sauf moi. Lucy m'en a parlé parce qu'elle l'a entendu de la bouche d'autres agents. De temps en temps, j'aimerais bien être incluse dans notre relation.
— Seigneur, j'aimerais tant que vous ne preniez pas cela si mal.
— Et moi donc, Benton.
— Je ne vous l'ai pas dit parce que je ne voulais pas que vous puissiez m'influencer.
Nous parlions à voix basse, penchés en avant, et nos épaules se touchaient presque. En dépit de la gravité des circonstances, j'étais consciente de chacun de ses mouvements et de l'effet qu'ils produisaient sur moi. Je sentais l'étoffe de son costume et l'eau de toilette qu'il utilisait. Nos boissons arrivèrent.
— Vous n'avez rien à faire dans les décisions qui concernent mon mariage, continua-t-il. Je sais que vous devez le comprendre.
Mon corps n'était pas habitué au whisky à cette heure-là, et l'effet de celui-ci se fit vigoureusement sentir en l'espace de quelques minutes. Je me détendis instantanément et fermai les yeux pendant le rugissement du décollage. Le supersonique se cabra, frémit, puis grimpa dans les airs dans un bruit de tonnerre. Le monde en dessous n'aurait plus été qu'un vague horizon si j'avais pu distinguer quoi que ce soit par le hublot. Le bruit des moteurs demeura vif, et nous fûmes obligés de rester serrés l'un contre l'autre pour continuer à discuter avec passion.
— Je sais ce que j'éprouve pour vous, disait Wesley. Je le sais depuis longtemps.
— Vous n'avez pas le droit. Vous n'avez jamais eu le droit.
— Et vous, alors ? Vous aviez le droit de vous conduire comme vous l'avez fait, Kay ? Je n'étais pas tout seul dans la chambre, non ?
— Moi, au moins, je ne suis pas mariée, et je ne vis même pas avec quelqu'un. Mais c'est vrai, je n'aurais pas dû.
Il buvait toujours dela bière. Nous n'étions ni l'un ni l'autre intéressés par les canapés et le caviar, dont je me doutais qu'ils ne constituaient que la première manche d'une longue partie de dégustation gastronomique. Nous demeurâmes un moment silencieux, à parcourir des magazines et des journaux professionnels. Presque tout le monde dans notre cabine faisait de même. Je remarquai que les gens sur le Concorde ne se parlaient pas beaucoup entre eux, et décidai qu'être riche et célèbre ou bien membre d'une famille royale devait être plutôt ennuyeux.
Wesley se pencha tandis que je me servais d'asperges, et déclara :
— Bon, je conclus donc que nous avons résolu ce problème.
— Quel problème ? Je posai ma fourchette. J'étais gauchère et il me gênait.
— Vous savez. À propos de ce que nous devons ou ne devons pas faire.
Il frôla de nouveau mon sein, puis son bras demeura là comme si tout ce que nous avions dit précédemment s'était évanoui.
— Oui.
— Oui ? dit-il d'un ton curieux. Que voulez-vous dire, oui?
— Oui à propos de ce que vous venez de dire.
À chaque respiration, mon corps bougeait contre le sien.
— À propos de résoudre le problème, continuai-je.
— Alors nous ferons comme ça, acquiesça-t-il.
— Bien sûr, dis-je sans très bien savoir sur quoi nous venions de nous entendre. Une dernière chose, ajoutai-je. Si jamais vous divorcez et que nous voulons nous revoir, nous recommençons tout à zéro.
— Absolument. C'est parfaitement logique.
— Entre-temps, nous sommes collègues et amis.
— C'est exactement ce que je veux, moi aussi.
À six heures et demie, nous remontions rapidement Park Lane, assis tous les deux en silence à l'arrière d'une Rover conduite par un officier dela Metropolitan Police.Désorientée et en même temps pleine d'énergie vitale, je regardais les lumières de Londres défiler dans l'obscurité. Hyde Park n'était qu'un océan de ténèbres, et les réverbères des bavures de lumière le long de chemins sinueux.
L'appartement où nous devions résider était très proche du Dorchester Hôtel. Ce soir-là, des Pakistanais rassemblés autour du vieil hôtel majestueux manifestaient avec passion contre leur Premier ministre en visite. Les policiers anti-émeute et les chiens étaient nombreux, mais notre chauffeur ne parut guère troublé.
— Il y a un gardien, annonça-t-il en se garant devant un grand immeuble relativement récent. Allez-y et déclinez votre identité. Il vous montrera vos logements. Vous avez besoin d'aide pour vos bagages ?
— Merci, nous nous débrouillerons, dit Wesley en ouvrant la portière.
Nous pénétrâmes dans une petite réception, où un homme âgé et alerte derrière un bureau de chêne ciré nous adressa un sourire chaleureux.
— Oh, je vous attendais. Il se leva et prit nos bagages. *
— Si vous voulez bien me suivre jusqu'à l'ascenseur ?
Celui-ci nous mena au cinquième étage. Le gardien nous fit entrer dans un appartement de trois chambres avec de larges fenêtres, meublé de tissus vifs et d'art africain. Ma chambre était confortablement aménagée, avec une baignoire anglaise typique, assez grande pour s'y noyer, et une chasse d'eau actionnée par une chaîne. Le mobilier était victorien, les planchers de bois dur recouverts de vieux tapis turcs. J'allai à la fenêtre et montai le radiateur. J'éteignis les lumières puis regardai les voitures qui passaient à toute vitesse, les arbres sombres agités par le vent dans le parc.
La chambre de Wesley se trouvait à l'autre extrémité du couloir. Je ne l'entendis pas approcher.
— Kay?
Il s'était arrêté sur le seuil, et je perçus un doux cliquetis de glaçons.
— Quel que soit le propriétaire, il a très bon goût en matière de whisky. On m'a dit que nous pouvions nous servir.
Il entra et posa des verres sur le rebord intérieur de la fenêtre.
— Vous essayez de me saouler ?
— Cela ne s'est jamais révélé nécessaire, dans le passé.
Il demeura près de moi. Appuyés l'un contre l'autre, nous bûmes tout en regardant parla fenêtre. Nous parlâmes longtemps, par petites phrases tranquilles. Puis il effleura mes cheveux, m'embrassa l'oreille etla joue. Je lui rendis son geste, et l'amour que nous éprouvions l'un pour l'autre ne fit que croître avec les baisers et les caresses.
— Vous m'avez tellement manqué, murmura-t-il tandis que nous défaisions et ôtions nos vêtements.
Nous fîmes l'amour parce que nous ne pouvions pas nous en empêcher. C'était notre seule excuse, et aucun tribunal de ma connaissance ne l'aurait acceptée. La séparation avait été très dure, et nous eûmes faim l'un de l'autre toute la nuit. À l'aube, je m'endormis suffisamment longtemps pour me réveiller sans le retrouver à mes côtés, comme si tout cela n'avait été qu'un rêve. Allongée sous un duvet de plume, je voyais défiler les images dans mon esprit, lentes et lyriques. Des lumières dansaient sous mes paupières, et j'eus l'impression d'être bercée doucement, comme lorsque j'étais petite fille et que mon père n'était pas encore en train de mourir d'une maladie que je ne comprenais pas alors.
Je ne m'étais jamais remise de sa mort. Je supposais que toutes mes relations avec les hommes n'avaient jamais fait que me faire revivre cet abandon avec tristesse. Sans le vouloir, je me laissais mener au rythme de cette danse, puis je me retrouvais dans le silence d'une pièce vide au plus profond de ma vie privée. Je compris à quel point Lucy et moi nous ressemblions. Nous aimions toutes les deux en secret et refusions de parler de notre souffrance.
Je m'habillai puis sortis dans le couloir. Je trouvai Wesley dans le salon. Il buvait du café en contemplant par la fenêtre un jour nuageux. Il portait son costume et sa cravate, et n'avait pas l'air fatigué.
— Il y a du café. Vous en voulez ?
— Merci, je vais le chercher. (Je pénétrai dans la cuisine.) Vous êtes levé depuis longtemps ?
— Un moment.
Il faisait du café très fort, et la pensée me frappa qu'il existait beaucoup de détails domestiques que je ne connaissais pas de lui. Nous ne faisions pas la cuisine ensemble, nous ne partions pas en vacances ensemble, nous ne pratiquions pas de sport ensemble, alors que je savais que nous avions tant de points communs. Je retournai dans le salon, et posai ma tasse et ma soucoupe sur le rebord de la fenêtre pour regarder le parc.
Son regard s'attarda sur moi.
— Comment allez-vous ?
— Bien. Et vous ?
— Vous n'avez pas l'air bien.
— Vous avez toujours le mot qu'il faut.
— Vous n'avez pas l'air d'avoir beaucoup dormi. C'est ce que je voulais dire.
— Je n'ai presque pas dormi, et c'est de votre faute. Il sourit.
— Ça et le décalage horaire.
— Le décalage que vous provoquez est encore pire, agent spécial Wesley.
La circulation était déjà bruyante, et périodiquement ponctuée par la singulière cacophonie des klaxons anglais. Dans la lumière froide de la matinée, les gens marchaient d'un pas vif sur les trottoirs. Il y avait même des joggeurs. Wesley se leva de son siège.
— Il faut y aller. Il me massa la nuque et l'embrassa.
— Nous devrions manger un peu. La journée va être longue.
— Benton, je n'aime pas vivre de cette façon, déclarai-je tandis qu'il fermait la porte.
Nous suivîmes Park Lane et dépassâmes le Dorchester Hôtel, devant lequel des Pakistanais montaient encorela garde. Nous prîmes Mount Street jusqu'à South Audley, où nous trouvâmes un petit restaurant ouvert, du nom de Richoux, qui proposait des pâtisseries françaises et des boîtes de chocolats tellement belles qu'elles auraient mérité une exposition. Des gens habillés pour aller travailler lisaient les journaux, assis à de petites tables. Je bus un jus d'orange frais, et ma faim se réveilla. Nous déconcertâmes notre serveuse philippine, car Wesley ne prit qu'un toast, tandis que je commandais des œufs au bacon avec des champignons et des tomates.
— Vous voulez partager ? demanda-t-elle.
— Non, merci, dis-je avec un sourire.
Il était à peine dix heures du matin lorsque nous continuâmes South Audley jusqu'à Grosvenor Square. Là se dressait l'ambassade américaine, un bloc de granit assez disgracieux à l'architecture années cinquante, gardé par un aigle de bronze déployé sur le toit.
Les règles de sécurité étaient draconiennes, et il y avait partout des gardes sinistres. Nous produisîmes passeports et papiers d'identité, et l'on nous prit en photo. Puis on nous escorta au deuxième étage, où nous devions rencontrer le premier attaché juridique, c'est-à-dire le légat pourla Grande-Bretagne. Le bureau en coin de Chuck Oison lui offrait un panorama parfait de la longue procession de gens qui attendaient visas et cartes de séjour. C'était un homme trapu, vêtu d'un costume sombre, et dont les cheveux soignés étaient presque aussi argentés que ceux de Wesley.
Il nous serra la main en déclarant :
— Ravi de vous rencontrer. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous désirez du café ? Je m'installai avec Wesley sur un canapé, devant un bureau qui ne portait qu'un bloc-notes et des dossiers.
Derrière Oison, des dessins d'enfants que je supposai être les siens étaient punaisés sur un panneau de liège.
Au-dessus était suspendu un large sceau du ministère dela Justice. A l'exception d'étagères chargées de livres et de diverses récompenses, le bureau reflétait une personnalité affairée, sans aucune ostentation vis-à-vis d'elle-même ou de son travail.
Wesley parla :
— Chuck, je suppose que vous savez déjà que le docteur Scarpetta est notre anatomopathologiste consultant, et bien qu'elle ait à diriger ses propres opérations en Virginie, il se pourrait qu'elle soit plus tard rappelée ici.
— Dieu nous en garde, dit Oison.
Si une catastrophe nucléaire se produisait en Grande-Bretagne ou n'importe où en Europe, on ferait sans doute appel à mon aide pour m'occuper des morts.
— Pouvez-vous lui brosser un tableau plus précis de nos inquiétudes ? dit Wesley.
— Eh bien, d'abord, commençons par le plus évident, me dit Oison. Un tiers de l'électricité produite en Angleterre est d'origine nucléaire. Nous nous inquiétons d'une attaque terroriste similaire. Nous ne savons pas, en fait, si ces mêmes gens ne l'ont pas déjà planifiée.
— Maisla Nouvelle Sion est basée en Virginie. Vous voulez dire qu'ils ont des connections internationales ?
— Ils ne représentent pas la force motrice. Ce n'est pasla Nouvelle Sion qui veut se procurer du plutonium.
— Qui donc alors ?
— La Libye.
— Tout le monde sait cela depuis longtemps, répliquai-je.
— Eh bien, cette fois c'est vraiment en train de se passer, dit Wesley. À Old Point.
— Comme vous le savez sans doute, il y a longtemps que Kadhafi veut l'arme nucléaire. Chacune de ses tentatives a été déjouée jusqu'à présent. Mais on dirait bien qu'il a enfin trouvé un moyen. Il a découvertla Nouvelle Sion , en Virginie. Il y a bon nombre de groupes extrémistes auxquels il pourrait avoir recours là-bas, et beaucoup d'Arabes aussi, poursuivit Oison.
— Comment savez-vous qu'il s'agit de la Libye ? Ce fut Wesley qui répondit :
— D'abord, nous avons épluché les factures téléphoniques de Joël Hand. Elles révèlent, pour ces deux dernières années, de nombreux appels à Tripoli et Benghazi.
— Mais vous ne savez pas s'il prépare quelque chose à Londres ?
— Nous ne craignons qu'une chose : noussommes très vulnérables. Londres est la plaque tournante de l'Europe, des États-Unis et du Moyen-Orient. C'est une gigantesque place financière. Ce n'est pas parce que la Libye vole du feu aux États-Unis que ceux-ci représentent la cible finale.
— Du feu ? demandai-je .
— Comme le feu du mythe de Prométhée. C'est notre nom de code pour le plutonium.
— Je comprends. La logique de tout cela est effrayante. Dites-moi ce que je peux faire.
— Eh bien, nous devons décortiquer comment fonctionne l'esprit qui préside à tout cela, à la fois pour comprendre la situation actuelle et ce qui pourrait se produire plus tard, déclara Oison. Nous devons apprendre à penser comme ces terroristes, et cela est de toute évidence du domaine de Wesley. Quant au vôtre, c'est celui de l'information. J'ai cru comprendre que vous aviez ici un collègue qui pourrait se révéler utile.
— Espérons-le. J'ai l'intention de m'entretenir avec lui.
— Quelles mesures de sécurité adopter ? Nous avons besoin de mettre quelqu'un avec elle ? lui demanda Wesley.
Oison me regarda d'un air curieux, comme s'il prenait la mesure de ma force, comme si je n'étais qu'un objet ou un lutteur sur le point de monter sur le ring.
— Non, conclut-il enfin. À moins que vous ne disposiez de la preuve du contraire, je crois qu'elle est parfaitement en sécurité ici. Wesley m'examina à son tour.
— Je ne sais pas. Peut-être devrions-nous quand même lui assigner quelqu'un.
— Sûrement pas. Personne ne sait que je suis à Londres, protestai-je. Quant au docteur Mant, il est déjà réticent, sinon mort de peur. Il ne se confiera certainement pas à moi si je suis accompagnée, et le but de ce voyage aura échoué.
— Mais nous devons savoir où vous allez et nous devons nous retrouver ici à quatre heures au plus tard pour ne pas rater notre avion, acquiesça Wesley à contrecœur.
— Je vous appellerai si je suis retenue. Vous serez là ?
— Dans le cas contraire, ma secrétaire saura où nous trouver, intervint Oison.
Je redescendis dans le hall d'entrée. L'eau jaillissait bruyamment d'une fontaine, et une effigie en bronze de Lincoln trônait entre des murs chargés de portraits d'anciens ambassadeurs américains. Les gardes examinaient les passeports et les visiteurs d'un air sévère. Ils me laissèrent passer avec des yeux froids, et je sentis leurs regards me suivre jusqu'au-delà dela porte. Une fois dans la rue, dans le matin glacé et humide, je hélai un taxi et indiquai au chauffeur une adresse dans Belgravia, près d'Eaton Square.
La vieille Mme Mantavait vécu dans Ebury Mews, dans un hôtel particulier de deux étages divisé en appartements. L'immeuble était orné de stuc, avec des pots de cheminée rouges empilés en hauteur sur un toit de bardeaux bariolé, et des jardinières pleines de jonquilles, de crocus et de lierre. Je grimpai au deuxième étage et frappai à la porte de Mme Mant, mais ce ne fut pas mon assistant qui m'ouvrit. La femme aux allures de matrone qui me dévisagea avait l'air aussi déconcerté que moi.
— Pardonnez-moi. Je suppose que l'appartement est déjà vendu.
— Désolée, il n'est pas du tout à vendre, répondit-elle d'un ton ferme. Je continuai :
— Je cherche Philip Mant. De toute évidence, j'ai dû me tromper...
— Oh, Philip est mon frère, dit-elle avec un sourire aimable. Il vient de partir travailler. Vous venez de le rater.
— Travailler?
— Oui, il part toujours à peu près à cette heure-ci. Pour éviterla circulation. Bien que je croie que ce soit impossible.
Elle hésita, réalisant soudain qu'une étrangère se trouvait en face d'elle.
— Puis-je lui dire qui est passé le voir ?
— Le docteur Scarpetta. Et j'ai vraiment besoin de le rencontrer. Elle eut l'air aussi surprise que ravie :
— Mais bien sûr ! Il m'a parlé de vous. Il vous aime énormément, et il sera ravi d'apprendre que vous êtes passée. Qu'est-ce qui vous amène à Londres ?
— Je ne rate jamais une occasion de venir. Pouvez-vous me dire où je pourrais le trouver ? insistai-je .
— Bien sûr. À la morgue de Westminster, dans Horseferry Road. (Elle eut un moment d'hésitation.) Je pensais qu'il vous l'avait dit.
Je souris.
— Oui. Et je suis ravie pour lui.
Je ne savais pas très bien de quoi je parlais, mais elle aussi eut l'air ravj
— Ne lui dites pas que je viens, continuai-je. Je veux lui faire une surprise.
— Oh, magnifique ! Il sera absolument fou de joie.
Je montai dans un autre taxi et réfléchis à ce que j'avais cru comprendre de son discours. Quelles qu'aient pu être les raisons de Mant, il n'en demeurait pas moins que j'étais un peu furieuse.
— Vous allez chez le coroner, madame ? me demanda le chauffeur. C'est là, dit-il en désignant du doigt la fenêtre d'un magnifique bâtiment de brique.
— Non, en fait, je vais à la morgue.
— D'accord. Alors, c'est juste là. Mieux vaut y entrer debout que les pieds devant, lança-t-il avec un rire rauque.
Je sortis de quoi le régler, et il se gara devant un bâtiment assez petit compte tenu des normes londoniennes. Tout de briques, avec des garnitures de granit et un étrange parapet le long du toit, il était entouré d'une grille de fer forgé ouvragé peinte de couleur rouille. À en croire la plaque à l'entrée, la morgue avait plus de cent ans, et je songeai combien il avait dû être sinistre de pratiquer la médecine légale à cette époque. Il n'existait pas beaucoup d'indices, à l'exception des témoignages humains, et je me demandai si autrefois les gens mentaient moins qu'aujourd'hui.
La réception était petite mais agréablement aménagée, comme l'accueil de n'importe quelle entreprise. Une porte ouverte menait à un couloir. Ne voyant personne, je me dirigeais par là lorsqu'une femme émergea d'une pièce, les bras chargés d'énormes livres.
Elle sursauta.
— Désolée, mais vous ne pouvez pas entrer là.
— Je cherche le docteur Mant.
Elle portait une longue robe ample et un pull, et s'exprimait avec l'accent écossais.
— Et qui dois-je annoncer ? demanda-t-elle poliment. Je lui montrai mes papiers d'identité.
— Oh, très bien. Je vois. Alors, il vous attend.
— Je ne crois pas.
— Je vois, dit-elle tout en passant la pile de livres sur son autre bras, l'air perplexe. J'expliquai :
— Il travaillait avec moi aux États-Unis. Comme j'aimerais lui faire une surprise, je préférerais que vous m'indiquiez où le trouver.
— Eh bien, en ce moment, ce doit être la Chambre fétide. Vous prenez cette porte, indiqua-t-elle avec un hochement de tête. Vous verrez des vestiaires à gauche de la morgue principale. Vous trouverez là tout ce dont vous avez besoin. Puis vous tournez à nouveau à gauche, vous franchissez encore deux portes, et c'est juste derrière. C'est clair ? demanda-t-elle avec un sourire.
— Merci.
Dans le vestiaire, j'enfilai des protège-chaussures, des gants et un masque. J'attachai vaguement une blouse sur mes vêtements pour les protéger de l'odeur. Je traversai ensuite une pièce carrelée où luisaient six tables en acier inoxydable et une rangée de réfrigérateurs blancs. Les médecins étaient en bleu, et visiblement très occupés ce matin. Ils me jetèrent à peine un coup d'œil en passant. Au bout du couloir, je trouvai mon assistant chaussé de grandes bottes de caoutchouc, sur un marchepied. Il travaillait sur un corps dans un état de décomposition avancée dont je devinai qu'il avait dû longtemps séjourner dans l'eau. La puanteur était épouvantable, et je refermai la porte derrière moi.
— Docteur Mant ?
Il se retourna. L'espace d'un instant, il ne parut pas savoir qui j'étais, ni où il se trouvait. Puis il eut simplement l'air pétrifié.
— Docteur Scarpetta ? Mon Dieu, alors ça, je veux bien être pendu !
Il descendit lourdement de l'escabeau, car il était plutôt grand.
— Quelle surprise ! J'en reste sans voix, dit-il en postillonnant, le regard vacillant de peur.
— Moi aussi, je suis surprise, déclarai-je d'un ton grave.
— Je veux bien le croire. Venez. Inutile de rester à parler ici avec cet horrible macchabée. On Ta trouvé hier après-midi dansla Tamise. A mon avis, il a été poignardé, mais on n'a pas son identité. Nous devrions aller dans le salon, continua-t-il avec nervosité.
Philip Mant était un vieux monsieur charmant, à l'épaisse chevelure blanche et aux sourcils fournis sur des yeux pâles et perçants qu'il était impossible de ne pas apprécier. Il m'accompagna jusqu'aux douches au coin du couloir. Nous désinfectâmes nos pieds, nous dépouillâmes de nos gants et de nos masques, puis fourrâmes les blouses dans une poubelle. Ensuite, nous nous rendîmes dans le salon, qui s'ouvrait sur un parking à l'arrière de l'immeuble.
— Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? demanda-t-il en sortant un paquet de Players. Je ne vous en propose pas, je sais que vous ne fumez plus.
— Je n'ai besoin de rien, si ce n'est de quelques réponses.
Ses mains tremblèrent légèrement lorsqu'il enflamma une allumette.
— Mais enfin, docteur Mant, que faites-vous ici ? Vous êtes censé vous trouver à Londres parce que vous avez eu un décès dans votre famille.
— C'est vrai. Mais c'est une pure coïncidence.
— Une coïncidence ? Qu'est-ce que cela signifie ?
— Docteur Scarpetta, j'avais de toute façon l'intention de m'en aller. Puis ma mère est morte, et cela a facilité le choix de la date de mon départ.
— Vous n'aviez donc aucune intention de revenir, dis-je, piquée au vif.
— Je suis désolé. Mais non, c'était hors de question. Il fit délicatement tomber la cendre de sa cigarette.
— Vous auriez au moins pu me prévenir, que je puisse vous chercher un remplaçant. J'ai essayé plusieurs fois de vous appeler.
— Je ne vous ai pas prévenue et je n'ai pas rappelé parce que je ne voulais pas qu'ils soient au courant.
Le mot sembla rester en suspension dans l'air entre nous.
— Ils ? De qui voulez-vous parler au juste, docteur Mant?
Il fumait, les jambes croisées, son ventre débordant rondement au-dessus de sa ceinture. Il s'exprima très posément :
— Je n'ai aucune idée de leur identité, mais eux, en revanche, savent parfaitement qui nous sommes. Voilà ce qui m'inquiète. Je peux vous dire exactement quand cela a commencé. Le 13 octobre. Je ne sais pas si vous vous souvenez de l'affaire.
Je ne voyais pas du tout de quoi il parlait.
— Eh bien, la Marine a pratiqué l'autopsie parce que le décès s'était produit sur son chantier naval de Norfolk. Cela me rappela vaguement quelque chose.
— L'homme écrasé accidentellement dans une cale sèche ?
— Celui-là même.
— Vous avez raison. C'était un cas du ressort de la
Marine. Je commençais à deviner ce qu'il avait à raconter.
— Dites-moi quel est le rapport avec nous.
— Eh bien, l'équipe de sauvetage a commis une erreur, continua-t-il. Au lieu de transporter le corps à l'hôpital naval de Portsmouth, ils l'ont amené à mon bureau. Le jeune Danny, qui n'était pas au courant, a commencé à effectuer des prélèvements de sang, à remplir les formulaires administratifs, bref, ce genre de chose. Et il a découvert quelque chose de très inhabituel dans les effets personnels du défunt.
Je réalisai brusquement que le docteur Mant n'était pas au courant de ce qui était arrivé à Danny. Il continua :
— La victime avait avec elle une sacoche de toile. Et l'équipe de sauvetage a simplement placé celle-ci sur le corps, qu'elle a ensuite recouvert d'un drap. C'était une piètre erreur de procédure, mais je suppose que si cela ne s'était pas produit, nous n'aurions pas eu le moindre indice.
— Le moindre indice de quoi ?
— Ce type détenait un exemplaire d'une sorte de bible assez sinistre, dont j'ai découvert plus tard qu'elle était liée à un culte.La Nouvelle Sion. Ce livre était une chose épouvantable, qui décrivait en détail des tortures, des meurtres, des choses comme cela. A mon opinion, c'était terrifiant et perturbant.
— Le titre en était Livre de Hand ?
— Mais oui. (Son regard s'éclaira.) C'est exact.
— Il était relié de cuir noir ?
— Je crois bien, oui. Avec un nom gravé dessus. Curieusement, ce n'était pas le nom du défunt. Quelque chose comme Shapiro.
— Dwain Shapiro.
— Oui, bien sûr. Alors, vous êtes au courant de tout cela?
— Je connais le Livre. Mais je ne sais pas pourquoi cet individu l'avait en sa possession, car ce qui est sûr, c'est qu'il ne s'appelait pas Dwain Shapiro.
Il s'interrompit pour se passer les mains sur le visage.
— Je crois qu'il s'appelait Catlett.
— Mais il aurait pu être l'assassin de Shapiro. Voilà peut-être pourquoi il détenait cette bible. Mant l'ignorait ..
— Lorsque j'ai compris que nous avions à la morgue une affaire qui relevait de la Marine, j'ai demandé à Danny de transporter le corps à Portsmouth. Évidemment, les effets de ce pauvre homme auraient dû l'accompagner.
— Mais Danny a gardé le livre.
— J'en ai peur.
Il se pencha et écrasa sa cigarette dans un cendrier sur la table basse.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
— En entrant dans son bureau, j'ai remarqué l'objet, et je lui ai demandé pourquoi diable il l'avait gardé. Il
m'aexpliqué que puisque le livre portait inscrit le nom de quelqu'un d'autre, il s'était demandé s'il n'avait pas été ramassé par hasard sur les lieux. Peut-être même la sacoche appartenait-elle à quelqu'un d'autre. (Il fit une pause.) Vous comprenez, Danny était encore novice, et je crois qu'il a simplement commis cette erreur en toute bonne foi.
— Dites-moi, des journalistes se sont-ils montrés ou ont-ils appelé le bureau à ce moment-là ? Quelqu'un a-t-il par exemple enquêté sur l'homme écrasé dans la cale sèche ?
— Oh oui, M. Eddings est venu. Je m'en souviens parce qu'il tenait à connaître le moindre détail, ce qui m'a un peu intrigué. A ma connaissance, il n'a jamais rien écrit sur le sujet par la suite.
— Danny a-t-il pu parler à Eddings ? Mant réfléchit, le regard perdu dans ses pensées.
— J'ai l'impression de les avoir vus discuter ensemble. Mais le jeune Danny savait parfaitement tenir sa langue.
— Aurait-il pu donner le Livre à Eddings, si celui-ci avait travaillé sur un article concernantla Nouvelle Sion ?
— Franchement, je ne sais pas. Je n'ai jamais revu le Livre, et j'en ai déduit que Danny avait dû le rendre àla Marine. Ce gamin me manque. A propos, comment vat-il ? Comment va son genou ? Je l'avais baptisé Clopin-Clopant, vous savez, dit-il en riant.
Je ne répondis pas à sa question. Je ne souris même pas.
— Racontez-moi ce qui s'est passé ensuite. Qu'est-ce qui vous a effrayé ?
— Des choses étranges. Des coups de téléphone où on me raccrochait au nez. J'avais le sentiment d'être suivi. Le superviseur de la morgue est parti brusquement sans explication valable, vous vous souvenez. Et puis un jour, en sortant sur le parking, j'ai retrouvé du sang étalé sur toute la surface de mon pare-brise. Je l'ai fait analyser, c'était du sang de boucherie. De bœuf, en d'autres termes.
— Je suppose que vous avez rencontré le détective Roche ?
— Malheureusement. Je ne l'apprécie guère.
— A-t-il jamais essayé de vous soutirer des informations ?
— Il passait de temps en temps. Pas pour les autopsies, bien sûr. Il n'a pas assez de tripes pour cela.
— Que voulait-il ?
— Eh bien, ce décès sur le chantier de la Marine dont nous parlions. Il posait des questions à ce sujet.
— A-t-il demandé les effets personnels de l'homme ? La sacoche qui s'est retrouvée par inadvertance à la morgue avec le corps ?
Mant tenta de rappeler ses souvenirs.
— Maintenant que vous m'obligez à fouiller dans ma pauvre mémoire, je crois me rappeler qu'il m'a posé des questions à propos de cette sacoche. Et je crois l'avoir aiguillé sur Danny.
— De toute évidence, Danny ne la lui a jamais donnée. Ou en tout cas, il ne lui a jamais donné le Livre, car celui-ci est réapparu depuis.
Je ne lui racontai pas comment, car je ne voulais pas le bouleverser.
— Ce fichu Livre doit être d'une grande importance pour quelqu'un, médita-t-il.
Il s'arrêta pour allumer une autre cigarette. Je lui demandai :
— Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? Pourquoi êtes-vous simplement parti sans dire un mot ?
— Très franchement, je ne voulais pas vous mêler à ça, vous aussi. Et tout cela paraissait tellement extravagant.
Il s'interrompit. Je vis à son expression qu'il sentait que d'autres événements tragiques avaient dû se produire depuis qu'il avait quitté la Virginie.
— Je ne suis plus un jeune homme, docteur Scarpetta. Je souhaite simplement continuer à faire encore un peu mon travail en paix avant de prendre ma retraite.
Je ne voulais pas le critiquer davantage. Je le comprenais, et ne pouvais pas lui en vouloir. J'étais heureuse qu'il se soit enfui, car cela lui avait probablement sauvéla vie. Et pourtant l'ironie voulait qu'il n'ait rien su d'important. S'il avait été assassiné, cela aurait été sans raison. Tout comme le meurtre de Danny avait été commis sans raison.
Alors je lui racontai la vérité, en repoussant au fond de mon esprit la vision d'une genouillère aussi rouge que le sang répandu, la vision de feuilles et de débris collés à une chevelure ensanglantée. Je me souvins du sourire éclatant de Danny, et sus que je n'oublierais jamais le petit sac blanc qu'il portait en sortant du Cafesur la colline, où un chien avait aboyé la moitié dela soirée. Je reverrais toujours la tristesse et la peur dans ses yeux lorsqu'il m'avait aidée pour l'autopsie de Ted Eddings, dont je réalisais maintenant qu'il l'avait connu. Les deux jeunes hommes s'étaient mutuellement poussés par inadvertance vers leurs morts violentes respectives.
— Seigneur. Pauvre garçon.
Mant fut incapable d'en dire plus. Il se couvrit les yeux d'un mouchoir, et lorsque je le quittai il pleurait encore.
15
CETTE NUIT-LÀ, Wesley et moi rentrâmes à New York. Nous arrivâmes tôt, poussés par des vents arrière qui soufflaient à plus de cent nœuds. Après la douane, la même navette qu'à l'aller vint nous prendre et nous conduisit vers l'aéroport privé où le jet Lear nous attendait.
Le temps s'était réchauffé, la pluie menaçait, et l'avion vola entre d'énormes et sombres cumulus orageux illuminés de violents dessins. L'orage éclata, flamboyant bruyamment, et nous eûmes l'impression de traverser un champ de bataille. On m'avait un peu informée de l'évolution de la situation et le fait que le Bureau ait installé un poste d'observation aux côtés de ceux de la police et des équipes d'urgence ne m'avait pas étonnée.
A mon grand soulagement, j'appris que Lucy avait été rappelée du terrain et travaillait à nouveau dans les locaux de l'ERF, l'unité de recherche en ingénierie, où elle était en sécurité. Mais ce que Wesley ne me dit que lorsque nous eûmes atteint l'Académie, c'est qu'elle avait été déployée avec le reste du HRT et qu'elle ne demeurerait pas longtemps à Quantico.
— Certainement pas ! lui lançai-je comme une mère refusant une permission.
— Malheureusement, je crains que vous n'ayez pas votre mot à dire, répliqua-t-il.
Il m'aida à porter mes bagages et nous traversâmes le grand hall de Jefferson, désert en cette nuit de samedi. Nous adressâmes un signe de la main à la jeune femme assise au bureau d'accueil tout en poursuivant notre vive discussion.
— Oh, pour l'amour du Ciel ! continuai-je . C'est une nouvelle recrue. Vous ne pouvez pas la propulser comme cela au milieu d'une urgence nucléaire.
— Nous ne la propulsons dans rien du tout. (Il poussa les portes vitrées.) Tout ce dont nous avons besoin, ce sont de ses compétences techniques. Elle ne sautera pas d'un avion en vol, pas plus qu'elle ne sera recrutée comme tireur d'élite.
Nous pénétrâmes dans un ascenseur et je demandai : -— Où est-elle en ce moment ?
— Au lit, j'espère. Je regardai ma montre :
— Oh, il est minuit. Je me croyais déjà demain matin, et je me disais qu'il était temps de me lever.
— Je sais. Moi non plus, je ne sais plus très bien où j'en suis. Nos regards se rencontrèrent, et je détournai les yeux.
— Je suppose que nous devons prétendre qu'il ne s'est rien produit, commençai-je avec une certaine réticence dans la voix, parce que nous n'avions jamais discuté de ce qui s'était passé entre nous. .
Nous atteignîmes le hall et Wesley entra son code dans une serrure digitale. Le verrou se déclencha, et il ouvrit une autre porte vitrée.
Il composa un autre code, puis ouvrit une nouvelle porte.
— Serait-il souhaitable de prétendre ?
— Dites-moi simplement ce que vous voulez faire, répliquai-je.
Nous nous trouvions dans la suite protégée où je passais habituellement la nuit lorsque le travail ou le danger l'exigeait. Wesley transporta mes bagages dans la chambre et je tirai les doubles rideaux de la large fenêtre du salon. La décoration était confortable bien que peu recherchée. Wesley ne répondit pas. Je me souvins qu'il était probablement risqué d'avoir une conversation intime dans cette suite puisque je savais que les téléphones, pour le moins, étaient sur écoute. Je le suivis jusque dans le couloir et répétai ma question.
— Soyez patiente, dit-il l'air triste, ou peut-être simplement las. Ecoutez, Kay, il faut que je rentre chez moi. Nous devons effectuer une surveillance par avion avec Marcia Gradecki et le sénateur Lord à la première heure demain matin.
Marcia Gradecki était l'attorney général des États-Unis, le sénateur Frank Lord présidait la commission judiciaire, et c'était un de mes vieux amis.
— J'aimerais que vous veniez avec nous, Kay, puisqu'il semble que dans l'ensemble vous en sachiez davantage que nous sur ce qui s'est produit. Peut-être pourrez-vous leur expliquer l'importance de cette bible en laquelle croient ces dingues. Au point de tuer pour elle. Au point de mourir pour elle.
Il soupira et se frotta les paupières :
— Et puis, nous devons aborder le problème — Dieu nous en préserve — des cadavres contaminés que nous aurons sur les bras au cas où ces foutus connards décideraient de faire sauter les réacteurs. (Wesley me regarda à nouveau.) Nous devons faire de notre mieux.
Et je compris que sa phrase ne s'appliquait pas seulement à la crise actuelle.
— C'est ce que je fais, Benton, répondis-je en rentrant dans ma suite.
J'appelai le standard et leur demandai de me passer la chambre de Lucy. Il n'y eut pas de réponse, et je compris ce que cela signifiait. Lucy était à l'ERF, et je ne pouvais l'y joindre parce que j'ignorais dans quelle partie de ce bâtiment de la taille d'un terrain de football elle se trouvait. J'enfilai mon manteau et sortis de Jefferson, sachant qu'il me serait impossible de dormir tant que je n'aurais pas vu ma nièce.
L'ERF possédait sa propre guérite de contrôle, laquelle était assez proche de celle de l'entrée de l'Académie, et la plupart des policiers du FBI me connaissaient maintenant très bien. Le garde de faction cette nuit-là eut l'air surpris de me voir et sortit pour savoir ce que je voulais :
— Je crois que ma nièce travaille encore, commençai
— Oui, madame. Je l'ai vue entrer dans le bâtiment un peu plus tôt.
— Pourriez-vous la contacter ? Il fronça le front :
— Hum. Auriez-vous une idée de l'endroit où elle peut se trouver ?
— Peut-être dans la salle des ordinateurs. Il essaya en vain, puis me regarda :
— C'est important, je suppose.
— Oui, en effet, répondis-je avec gratitude. Il prit sa radio :
— Unité 42 à la base.
— Quarante-deux, parlez.
— Pouvez-vous m'envoyer un 10.20.5 au poste de contrôle de l'ERF ?
— OK.
Nous attendîmes l'arrivée d'un autre garde qui remplaça son collègue au poste pendant que celui-ci m'escortait dans le bâtiment. Nous traversâmes de longs couloirs déserts, tentant d'ouvrir des portes verrouillées qui conduisaient à des ateliers d'outillage ou à des laboratoires où nous pensions trouver ma nièce. Au bout d'un quart d'heure, la chance nous sourit. Le garde poussa une porte qui ouvrait sur une grande pièce qui ressemblait à une vitrine de Noël pour scientifiques affairés.
Lucy se trouvait au centre de tout cela. Elle avait enfilé un gant de contrôle et un casque relié à de longs câbles noirs épais qui serpentaient sur le sol.
— Ça va aller ? demanda le garde.
— Oui, merci infiniment.
Les autres scientifiques à l'œuvre dans le laboratoire, vêtus de blouses ou de combinaisons, s'activaient autour des ordinateurs, des équipements d'interface et de grands écrans vidéo.
Tous me virent entrer dansla pièce. Mais Lucy était aveugle. Elle ne se trouvait absolument pas dans la salle mais dans les petits écrans informatiques qui recouvraient ses yeux alors qu'elle dirigeait une traversée virtuelle le long d'une passerelle dans ce que je soupçonnais être la centrale nucléaire d'Old Point.
Appuyant sur le bouton situé au-dessus du gant, elle déclara :
— Je vais zoomer, maintenant.
La zone qui se trouvait sur l'écran vidéo grossit brusquement, et la silhouette qui représentait Lucy s'arrêta devant des marches raides en métal grillagé.
— Merde, j'arrête, dit-elle d'un ton furieux. Ça ne marchera jamais, ce truc.
Un jeune homme qui contrôlait une grosse boîte noire répondit :
— Je t'assure que ça peut marcher, mais ce n'est pas facile. Elle s'interrompit et effectua quelques mises au point :
— Je ne sais pas, Jim. Est-ce que c'est vraiment des données de haute résolution ? Ou alors est-ce que c'est moi le problème ?
— Je crois que c'est toi.
— Peut-être que j'en ai marre du cybermonde, déclara alors ma nièce en se déplaçant au milieu de ce qui ressemblait à des tapis roulants et à d'énormes turbines sur l'écran vidéo que je fixais.
— Je vais jeter un œil à l'algorithme. Lucy progressa et descendit l'escalier virtuel.
— Tu sais, peut-être qu'on devrait simplement entrer le code C et passer d'un délai de trois-quatre à un délai de trois cent quatre microsecondes et ainsi de suite, au lieu de ce qu'on a dans notre programme.
— Ouais, les séquences de transfert sont éteintes, annonça quelqu'un d'autre. Il faut qu'on ajuste les boucles d'enchaînement.
Une autre personne émit une opinion :
— Mais on ne peut pas se permettre le luxe de faire trop de manipulations. Hé, Lucy, ta tante est là.
Lucy s'interrompit quelques instants puis poursuivit comme si elle n'avait pas entendu.
— Bon, écoutez, je ferai le code C avant demain matin. Il faut qu'on soit précis sinon Toto va se faire coincer ou tomber dans les escaliers. Et alors on sera complètement feintés.
J'en conclus que Toto était la chose étrange avec une tête en forme de bulle surmontée d'un seul œil vidéo et montée sur un corps en acier en forme de boîte de moins d'un mètre de hauteur. Ses jambes étaient faites de chenilles et ses bras terminés par des pinces. Son allure générale me faisait penser à un petit tank télécommandé. Toto était garé le long d'un des murs de la pièce, non loin de sa maîtresse, qui enlevait son casque.
— Il faut que l'on change les bio commandes de ce gant, déclara-t-elle en le retirant avec précaution. Je suis habituée à : undoigt c'est « vers l'avant », deux doigts « vers l'arrière », et pas l'inverse. Je ne peux pas me permettre ce genre de confusion lorsque nous serons sur place.
— Oh, ça c'est facile, déclara Jim en la rejoignant pour prendre le gant. Lucy était dans un état de tension qui voisinait l'hystérie lorsqu'elle me rejoignit àla porte. D'un ton qui n'avait rien d'amical, elle me demanda :
— Comment es-tu entrée ?
— Un des gardes m'a accompagnée.
— Tu as de la chance qu'ils te connaissent.
— Benton m'a appris qu'ils t'avaient ramenée ici, que le HRT avait besoin de toi.
Lucy contempla ses collègues toujours plongés dans leur travail.
— La plupart des gars sont déjà là-bas.
— À Old Point.
— Nous avons des plongeurs tout autour de la centrale, des tireurs d'élite en place à proximité, et des hélicos prêts au décollage. Mais tout cela ne servira à rien si nous ne parvenons pas à faire pénétrer au moins une personne dans la centrale.
— Et ce n'est donc pas toi, insistai-je, décidée, si elle m'annonçait le contraire, à tuer le FBI, le Bureau dans son intégralité, tous et tout de suite.
— Si, dans un certain sens, c'est moi qui vais y pénétrer, répondit ma nièce. C'est moi qui vais diriger Toto. Hé, Jim, appela-t-elle, tant que tu es dessus, ajoutons une commande de vol sur le support.
— Toto va avoir des ailes, lâcha quelqu'un. C'est bien,
onva avoir besoin d'un ange gardien futé. Je ne pus m'empêcher de remarquer :
— Lucy, sais-tu à quel point ces gens sont dangereux ? Elle me regarda et soupira.
— Vraiment, tante Kay ! Tu crois que je suis une gamine en train de jouer avec son Lego ?
— Je crois surtout que je ne peux pas m'empêcher d'être très inquiète.
— Nous devrions tous être très inquiets en ce moment, dit-elle, épuisée. Écoute, il faut que je retourne travailler. Elle jeta un regard à sa montre et expira profondément.
— Tu veux que je t'explique brièvement mon plan ? Comme ça, tu sauras au moins ce qui se passe
— Oui, s'il te plaît.
Lucy s'assit sur le sol et je m'installai à ses côtés, le dos appuyé au mur.
— Voilà, ça commence comme ça. Normalement, un robot comme Toto est contrôlé par radio, mais cela ne marchera jamais dans des locaux comme la centrale à cause de l'épaisseur de béton et d'acier. Alors, j'ai trouvé quelque chose qui me paraît mieux. Le principe, c'est que Toto va emporter avec lui une bobine de câble en fibre optique et qu'il va la dévider derrière lui au fur et à mesure qu'il progresse, un peu comme la trace d'un escargot.
— Et où doit-il progresser? Dans la centrale nucléaire ?
— Nous sommes en train de le déterminer. Mais cela dépendra en grande partie de ce qui va se passer. On peut opter pour la clandestinité, comme lorsqu'on collecte des informations, ou alors on peut se retrouver avec un déploiement au grand jour comme dans le cas où les terroristes voudraient qu'on branche une ligne téléphonique pour les otages. Du reste, c'est là-dessus que nous misons. Toto doit être prêt à se rendre n'importe où instantanément.
— Sauf les escaliers.
— Il peut se débrouiller avec les escaliers, certains mieux que d'autres.
— Le câble en fibre optique sera tes yeux ? demandai-je .
— Il sera relié directement à mes gants de contrôle, expliqua-t-elle en levant les deux mains. Et je pourrai bouger comme si c'était moi qui me trouvais à l'intérieur au lieu de Toto. La réalité virtuelle me permettra d'avoir une sorte de présence à distance afin de pouvoir réagir immédiatement à tout ce que ses détecteurs enregistrent. A propos, la plupart d'entre eux sont de cette ravissante nuance de gris dont nous l'avons peint.
Lucy pointa vers l'autre bout de la salle, en direction de son camarade :
— C'est une peinture sensible qui l'aide à ne pas se cogner dans les objets, ajouta-t-elle comme si elle éprouvait des sentiments à l'égard du robot.
— Janet est-elle revenue avec toi ? demandai-je alors.
— Elle est en train de terminer à Charlottesville.
— De terminer ?
— Nous connaissons l'identité de la personne qui a pénétré dans l'ordinateur de CP & L. Il s'agit d'une femme, maître-assistant en physique nucléaire. Surprise, surprise.
— Comment s'appelle-t-elle ? Lucy se passa les mains sur le visage :
— Loren quelque chose. Mon Dieu, je n'aurais jamais dû m'asseoir. Tu sais, le cyberespace peut vraiment te donner le vertige, si tu y restes trop longtemps. Ça me rend presque malade depuis quelque temps. Euh... (Elle claqua les doigts à plusieurs reprises.) McComb. Loren McComb.
Je me souvins que Cleta avait dit que la petite amie d'Eddings se prénommait Loren.
— Quelle âge a-t-elle ?
— Pas loin de la trentaine.
— D'où est-elle originaire ?
— De Grande-Bretagne. En réalité, elle est sud-africaine. C'est une Noire.
— Ce qui explique donc qu'elle soit peu fréquentable aux yeux de Mme Eddings. Lucy me contempla bizarrement :
— Hein ?
— Aurait-elle un lien avecla Nouvelle Sion ?
— Il semble qu'elle les ait rencontrés sur le Net. Elle est très militante antigouvernementale. Ma théorie, c'est qu'elle a fini par se faire complètement laver le cerveau à force de communiquer avec eux.
— Lucy, je pense qu'il s'agissait de la petite amie d'Eddings. C'était certainement aussi sa source d'informations. Et, en fin de compte, elle a dû aider les individus dela Nouvelle Sion à le tuer, peut-être grâce au capitaine Green.
— Mais pour quelle raison aurait-elle aidé Eddings pour ensuite faire une chose comme ça ?
— Elle a pu croire qu'elle n'avait pas d'alternative. Si elle a donné à Eddings des informations qui pouvaient causer du tort à la cause de Hand, on a pu la convaincre d'aider les terroristes, ou alors ils ont pu la menacer.
Le souvenir de la bouteille de champagne Roederer retrouvée dans le réfrigérateur d'Eddings me revint en mémoire, et je me demandai s'il avait eu l'intention de passer le réveillon du Nouvel An avec sa petite amie.
— De quelle façon ont-ils voulu qu'elle les aide ? demanda alors Lucy.
— Elle connaissait sûrement le code de l'alarme de son appartement, peut-être même la combinaison de son coffre...
Ma dernière pensée fut la pire :
— ... Peut-être était-elle avec lui dans le bateau, la nuit où il est mort. Du reste, nous ignorons si ce n'est pas elle qui l'a empoisonné. Après tout, c'est une scientifique.
— Bon sang !
— Je suppose que vous l'avez interrogée.
— Oui, Janet. Loren McComb prétend qu'elle se trouvait sur Internet, il y a environ dix-huit mois de cela, quand elle est tombée sur une note postée sur un serveur de messagerie. Un producteur quelconque prétendait travailler sur un scénario mettant en scène des terroristes qui prenaient d'assaut une centrale nucléaire pour recréer une situation du genre de la Corée du Nord et obtenir du plutonium militaire, etc. Ce supposé producteur avait besoin d'une aide technique et il était prêt à la payer.
— A-t-elle cité un nom ?
— Il se faisait toujours appeler « Alias », comme s'il était célèbre. Elle a mordu à l'hameçon à pleines dents, et leur relation a débuté. Elle a commencé à lui transmettre des informations qu'elle trouvait dans des publications auxquelles elle avait accès grâce à son poste d'assistant. Elle a fourni à ce connard d'Alias toutes les recettes possibles, principalement pour lui permettre de prendre Old Point et faire parvenir des assemblages de carburants atomiques aux Arabes.
— Mais, et les châteaux ?
— Ça aussi. Tu voles des tonnes de l'uranium épuisé d'Oak Ridge, tu les envoies en Irak ou en Algérie, n'importe, pour qu'il soit transformé en châteaux de cent vingt-cinq tonnes. Puis tu les réexpédies ici, où ils sont stockés en attendant le grand jour. Et puis, elle leur a tout expliqué sur la transformation de l'uranium en plutonium dans un réacteur.
Lucy s'interrompit et me regarda, enfin elle reprit :
— Elle affirme qu'elle n'a jamais pensé que tout ce qu'elle faisait pouvait être réel.
— Et, à son avis, c'était également irréel lorsqu'elle a pénétré dans l'ordinateur de CP & L ?
— C'est un point pour lequel elle n'a pas d'explication. Du reste, elle ne donne aucune raison, non plus, pour justifier son geste.
— Oh, je pense que ça, c'est facile à expliquer. Eddings s'intéressait aux coups de téléphone passés par certaines personnes à destination des nations arabes. Et il a obtenu la liste par l'intermédiaire du réseau de Pittsburgh.
— Tu ne crois pas qu'elle aurait dû se rendre compte que les gens dela Nouvelle Sion n'apprécieraient pas qu'elle aide son petit ami, lequel était journaliste ?
— Je crois qu'elle s'en fichait, répondis-je d'un ton hargneux. J'ai le sentiment qu'elle aimait jouer sur les deux tableaux, le côté dramatique de la chose. À tout le moins, elle a dû se sentir très importante, ce qui ne lui était probablement jamais arrivé avant, au cours de sa petite vie tranquille d'universitaire. Je ne pense pas que la réalité lui ait sauté aux yeux avant qu'Eddings ne commence à fouiner autour de la NAVSEA, des bureaux du capitaine Green et Dieu sait quoi d'autre, et qu'enfinla Nouvelle Sion ait vent que sa source d'informations, Mlle McComb, mettait en péril tout leur plan.
— Si Eddings avait vu clair, ils n'auraient jamais pu réussir leur opération, dit Lucy.
— Exactement. Si l'un d'entre nous avait réussi à le comprendre à temps, nous n'en serions pas là.
J'observai une femme revêtue d'une blouse de labo, manœuvrant les bras de Toto pour lui faire soulever une boîte.
— Dis-moi, Lucy, quelle a été l'attitude de Loren McComb lorsque Janet l'a interrogée ?
— Détachée. Absolument aucune émotion.
— Les gens de Hand sont très forts.
— Oui, je le suppose, s'ils sont capables de te pousser à tuer un jour ton petit ami alors que tu l'avais aidé la veille.
Lucy regardait, elle aussi, son robot, et n'avait pas l'air très satisfaite de ce qu'elle voyait.
— Eh bien, je ne sais pas où le Bureau garde Mlle McComb, mais j'espère que c'est dans un endroit où les gens dela Nouvelle Sion ne la trouveront pas.
— Elle est au secret.
Toto s'arrêta brutalement et la boîte tomba lourdement au sol.
— Vous avez réglé l'articulation de l'épaule à combien de rotations par minute ? s'écria Lucy.
— Huit.
— Il faut réduire à cinq. Merde ! Il ne manquait plus que ça ! Elle se frotta à nouveau le visage de ses mains.
— Bon, eh bien je vais te quitter et retourner à Jefferson, déclarai-je en me relevant. Une lueur étrange brilla dans le regard de ma nièce.
— Tu es à l'étage de sécurité, comme d'habitude ?
— Oui.
— Ça n'a pas beaucoup d'importance, mais c'est là qu'on garde Mlle McComb.
En réalité, celle-ci occupait la suite voisine de la mienne, à cette différence près qu'elle y était en détention. Assise sur le lit, tentant de lire, j'entendais son poste de télévision. Je l'entendis passer d'une chaîne à l'autre, puis je reconnus la musique de Star Trek.Elle regardait une rediffusion d'un vieil épisode.
Durant des heures, nous fumes à quelques centimètres l'une de l'autre sans qu'elle le sache, et je l'imaginai mélangeant calmement de l'acide chlorhydrique et du cyanure dans une bouteille, dirigeant, vers la valve d'arrivée du détendeur, le gaz qui émanait du mélange. Le long tuyau noir qui flottait dans l'eau avait dû instantanément subir une violente secousse, puis seul le courant paresseux de la rivière avait encore dû le faire bouger.
En dépit du fait qu'elle ne pouvait m'entendre, je lui lançai :
— Garde cette image dans ton sommeil. Dans toutes tes nuits, toute la vie ! J'éteignis ma lampe d'un geste rageur.
16
TÔT LE LENDEMAIN MATIN, le brouillard était dense, et Quantico plus calme que d'habitude. Je n'entendis pas un seul coup de feu résonner sur les champs de tir. On aurait dit que les Marines faisaient la grasse matinée. Lorsque je franchis les doubles portes vitrées qui menaient à la zone des ascenseurs, je perçus le cliquetis des serrures de sécurité qui ouvraient la porte de la chambre voisine.
J'appuyai sur le bouton de descente, et me retournai pour jeter un œil. Deux agents féminins habillés de façon discrète encadraient une jeune femme noire à la peau presque pâle, qui me regardait droit dans les yeux comme si nous nous étions déjà rencontrées. Le regard de Loren McComb était sombre et insolent. L'orgueil qui l'habitait jusqu'au plus profond d'elle-même semblait être le ressort de sa survie et couronner de succès la moindre de ses actions.
— Bonjour, dis-je sans aucune trace de chaleur dans la voix.
— Docteur Scarpetta, me répondit gravement l'un des agents avec un salut.
Nous pénétrâmes toutes les quatre dans l'ascenseur et demeurâmes silencieuses jusqu'au rez-de-chaussée. Je sentais les relents aigres de cette femme qui avait appris à Joël Hand comment fabriquer une bombe. Elle portait un jean serré et délavé, des tennis et une longue vareuse blanche qui ne pouvait dissimuler son impressionnante silhouette, ce qui avait dû contribuer à l'erreur fatale commise par Eddings. Je demeurai près d'elle et ses gardiennes et observai son profil. Elle se passait souvent la langue sur les lèvres et fixait droit devant elle les portes qui ne s'ouvrirent pas assez vite à mon goût.
Le silence qui régnait était aussi épais que le brouillard à l'extérieur. Nous atteignîmes enfin le rez-de-chaussée. Je pris mon temps pour sortir, et regardai les deux agents s'éloigner avec Loren McComb sans mêmela toucher. C'était inutile, elle était complètement entre leurs mains. Ils l'escortèrent le long d'un corridor, puis tournèrent dans l'une des myriades de passages couverts baptisés « les tubes de hamsters ». Je fus surprise lorsque Loren McComb se retourna pour me jeter de nouveau un coup d'œil. Elle soutint mon regard dépourvu d'aménité et continua son chemin, dont j'espérai qu'il se finirait par un long pèlerinage dans un pénitencier.
Je grimpai quelques marches et pénétrai dans la cafétéria où les drapeaux de tous les États de l'union étaient accrochés aux murs. Je retrouvai Wesley dans un coin, au-dessous de celui de Rhode Island.
— Je viens de voir Loren McComb, dis-je en posant mon plateau.
— Elle va passer presque toute la journée en interrogatoire, dit-il en consultant sa montre.
— Vous croyez qu'elle pourra nous dire quelque chose d'utile ? Il rapprocha le sel et le poivre, puis dit simplement :
— Non. Il est trop tard.
Je mangeai des blancs d'œufs brouillés et des toasts nature, et bus mon café noir tout en regardant les nouveaux agents et les élèves policiers de l'Académie nationale se préparer des omelettes et des gaufres. Certains se faisaient même des sandwiches au bacon et àla saucisse. Je songeai combien il était barbant de vieillir.
— Nous devrions y aller.
Je ramassai mon plateau. Quelquefois, manger ne valait vraiment pas le coup.
— Hé, chef, je n'ai pas fini, dit-il en jouant avec sa cuiller.
— Vous avez mangé des céréales et votre assiette est vide.
— Je pourrais en reprendre.
— Non, vous n'en reprendrez pas.
— Je me le demande.
— D'accord. Je le regardai, attendant ce qu'il avait à dire.
— Quelle importance revêt le Livre de Hand ?
— Énorme. Une partie du problème est née au moment où Danny en a pris un exemplaire, qu'il a probablement donné à Eddings.
— Pourquoi pensez-vous qu'il soit tellement important?
— C'est vous le profileur. Vous devriez le savoir. Le Livre nous indique comment ils vont se comporter. Il les rend prévisibles.
— C'est une idée terrifiante.
A neuf heures, nous dépassâmes les champs de tir et atteignîmes un quart d'hectare d'herbe près du hangar que le HRT utilisait précisément lors de manœuvres comme celles-ci. Ce matin, il n'y avait personne en vue. Ils étaient tous à Old Point, à l'exception de notre pilote, Whit . Silencieux, comme tous les hommes du HRT, revêtu d'une combinaison de vol noire, il se tenait près d'un Bell 222 bleu et blanc, un hélicoptère de société appartenant également à la CP & L.
Wesley le salua d'un hochement de tête :
— Whit.
— Bonjour, répondit celui-ci tandis que nous montions à bord.
L'intérieur, comportant quatre sièges, ressemblait à la cabine d'un petit avion. Un copilote examinait une carte. Le sénateur Lord était totalement absorbé dans sa lecture, l'attorney général assise en face de lui également plongée dans des dossiers. On était allé les chercher à Washington, et eux non plus n'avaient pas l'air d'avoir beaucoup dormi les nuits précédentes.
— Comment allez-vous, Kay ? demanda le sénateur sans lever les yeux.
Il était vêtu d'un costume sombre et d'une chemise blanche au col empesé. Sa cravate était d'un rouge profond, et il portait des boutons de manchette à l'effigie du Sénat. Par contraste, Marcia Gradecki portait un tailleur bleu pâle très simple, orné d'un rang de perles. C'était une femme impressionnante, au visage séduisant de force et de dynamisme. Bien qu'elle ait commencé sa carrière en Virginie, nous ne nous étions jusqu'alors jamais rencontrées.
Wesley nous présenta tandis que l'hélicoptère s'élevait dans un ciel parfaitement bleu. Nous survolâmes des autocars scolaires jaune vif, vides à cette heure-ci, puis les constructions laissèrent place à des marécages semés d'abris pour la chasse au canard, et de vastes étendues de forêts. Le soleil dessinait des chemins au sommet des arbres, et tandis que nous remontionsla James River , notre reflet volait le long de l'eau dans notre sillage.
Sans casque, puisque ceux-ci servaient uniquement à parler aux pilotes, Wesley annonça :
— Dans une minute, nous allons survoler Governor's Landing. C'est la branche immobilière de CP & L, et c'est là que réside Brett West. Il est vice-président et il a la charge dela gestion. Il vit dans une maison de neuf cent mille dollars. (Il s'interrompit tandis que tout le monde regardait en bas.) Vous allezla voir. Là. La grosse maison de brique rouge avec la piscine et le terrain de basket derrière.
L'ensemble résidentiel comprenait de nombreuses demeures gigantesques avec des piscines et une végétation trop récente. Il y avait également un terrain de golf et un yacht-club, où Wesley nous apprit que West avait un bateau au mouillage, mais qu'il ne s'y trouvait pas pour l'instant.
— Et où est ce M. West ? demanda l'attorney général tandis que nos pilotes viraient vers le nord, là où la Chickahominy rencontraitla James River.
— À cet instant précis, nous l'ignorons. Wesley regardait toujours par le hublot.
— J'en conclus que vous le croyez impliqué , intervint le sénateur.
— Sans aucun doute. D'ailleurs, lorsque la CP & L a décidé d'ouvrir un bureau de district à Suffolk, elle l'a construit sur un terrain acheté à un fermier du nom de Joshua Hayes.
— Son dossier faisait partie de ceux qui avaient été visités dans l'ordinateur, intervins-je.
— Par la pirate.
— Exactement.
— Et vous la détenez en ce moment même.
— Oui. Apparemment, elle sortait avec Ted Eddings. C'est de cette façon qu'il s'est retrouvé mêlé à cette histoire et qu'il a été assassiné, déclara Wesley, le regard dur. Ce dont je suis convaincu, c'est que West est complice de Hand depuis le début.
Il tendit le doigt :
— Vous pouvez voir le bureau de district, là-bas. Et vous savez quoi ? ajouta-t-il avec ironie. Il est situé juste à côté de la retraite de Hand.
L'endroit se réduisait à un grand parking plein de camions et de pompes à essence, ainsi qu'à quelques bureaux préfabriqués sur les toits desquels étaient peintes en rouge les lettres CP & L. Nous le contournâmes, puis l'hélicoptère franchit un rideau d'arbres. Le terrain laissa brusquement place à l'étendue de vingt-cinq hectares surla Nansemond River où vivait Joël Hand, à l'abri d'une haute clôture dont la légende prétendait qu'elle était électrifiée.
Son domaine se composait de grappes de petites maisons éparses et de baraquements. Sa propre demeure était patinée par le temps, avec de grandes colonnes blanches. Pourtant, ce ne furent pas ces bâtiments qui nous inquiétèrent, mais de grandes structures de bois qui ressemblaient à des entrepôts, dressées en rang le long d'une voie de chemin de fer qui menait à un gigantesque dock de déchargement privé avec d'énormes grues au-dessus de l'eau.
— Ce ne sont pas des granges normales, remarqua l'attorney général. Qu'est-ce qu'il expédiait de cette ferme ?
— Ou qu'est-ce qu'il y recevait ? dit le sénateur.
Je leur rappelai ce que l'assassin de Danny avait laissé sur le tapis de ma précédente Mercedes.
— C'est peut-être là que les châteaux étaient entreposés, ajoutai-je. Ces constructions sont suffisamment grandes, et il aurait eu effectivement besoin de grues, de trains ou de camions.
— Voilà qui établirait un lien certain entre la mort de Danny Webster etla Nouvelle Sion , déclara l'attorney général en tripotant son rang de perles avec nervosité.
— Ou tout au moins quelqu'un qui entrait et sortait des granges où étaient entreposés les châteaux, précisai-je. Puisque ceux-ci peuvent être doublés d'uranium épuisé, les particules microscopiques du métal se trouveraient partout.
Le sénateur Lord intervint :
— Cette personne pourrait donc transporter sans le savoir de l'uranium sous la semelle de ses chaussures.
— Sans aucun doute.
— Eh bien, nous devons perquisitionner cet endroit, et voir ce qu'on peut y découvrir.
— D'accord, monsieur, acquiesça Wesley. Lorsque cela nous sera possible. Marcia Gradecki s'adressa au sénateur :
— Frank, pour l'instant, ils n'ont rien fait que nous puissions prouver. Nous n'avons pas de preuve pour faire jouer la clause de fortes présomptions.La Nouvelle Sion n'a pas revendiqué la responsabilité de l'attaque.
— Je sais bien, mais c'est ridicule, protesta Lord en regardant au-dehors. J'ai bien l'impression qu'il n'y a rien que des chiens, dans ce truc. Alors, expliquez-moi cela, s'ils ne sont pas impliqués. Où sont-ils tous passés ? Moi, je crois que nous savons parfaitement où ils sont.
Des dobermans dans un chenil aboyaient et bondissaient dans notre direction tandis que nous continuions à tourner au-dessus du terrain.
— Seigneur, dit Wesley. Je n'aurais jamais pensé qu'ils seraient tous à l'intérieur d'Old Point. Moi non plus, je n'y avais jamais songé, et une perspective effrayante nous vint à l'esprit. Wesley continua :
— Nous avons tenu pour acquis que le nombre des adeptes dela Nouvelle Sion était demeuré stable ces dernières années. Mais peut-être n'est-ce pas le cas. Peut-être les seules personnes qui résidaient ici étaient-elles celles qui s'entraînaient en vue de l'assaut.
— Ce qui inclurait Joël Hand, dis-je en regardant Wesley.
— Nous savons qu'il vivait ici. Je crois qu'il existe une forte probabilité pour qu'il se soit trouvé dans ce bus. Il est probablement maintenant à l'intérieur de la centrale avec les autres. Il est leur chef.
— Non. Leur dieu, rectifiai-je. Un long silence tomba. Puis Marcia Gradecki déclara :
— Le problème, dans cette situation, c'est qu'il est fou.
— Oh non, rectifiai-je. Le problème, c'est qu'il ne l'est pas. Hand est maléfique, et c'est infiniment pire. Wesley ajouta :
— Et son fanatisme affectera le moindre de ses gestes dansla centrale. S'il se trouve bien là-bas, dit-il en mesurant ses paroles. Alors ce que nous avons sur les bras se situe bien au-delà d'une péniche d'assemblages de combustible nucléaire. Cette action peut se transformer à n'importe quel moment en mission suicide.
— Je ne vois pas d'où vous sortez cette hypothèse, protesta Marcia Gradecki, qui ne voulait pas entendre ce genre d'argument. Son mobile est très clair.
Je pensai au Livre de Hand,et combien il était difficile aux non-initiés de saisir ce dont était capable l'homme qui en était l'auteur. Je regardai l'attorney général, tandis que nous survolions des rangées de vieux bateaux-citernes et de vaisseaux de transport, dans le cimetière de bateaux dela Marine. Ils étaient amarrés surla James River , et, de loin, on aurait pu croire que la Virginie était en état de siège. Et elle l'était, d'une certaine façon.
Marcia Gradecki contempla la vue en murmurant avec stupéfaction :
— Je n'ai jamais vu une chose pareille.
— Eh bien, il serait temps, rétorqua le sénateur Lord. Vous, les démocrates, vous êtes responsables du désarmement de la moitié dela flotte. Nous n'avons pas la place de remiser les navires. Ils sont éparpillés dans tous les coins, ce ne sont plus que des fantômes, et ils ne vaudraient plus un clou si nous avions un jour rapidement besoin de vaisseaux qui puissent prendrela mer. Le temps de faire redémarrer un de ces vieux baquets et la guerre du Golfe serait aussi loin derrière nous que la guerre de Sécession.
— Merci, Frank, j'ai compris votre point de vue, répliqua-t-elle d'un ton vif. Mais je crois que nous avons ce matin d'autres sujets de préoccupation.
Wesley avait mis des écouteurs pour communiquer avec les pilotes. Il leur demanda de faire un point, puis écouta la réponse qui se prolongea un long moment tout en regardant Jamestown et son ferry. Lorsqu'il coupa la liaison radio, il avait l'air inquiet.
— Nous arriverons à Old Point d'ici quelques minutes. Les terroristes refusent toujours tout contact, et nous ne savons pas à combien s'élèvent les pertes à l'intérieur.
— J'entends d'autres hélicoptères, annonçai-je.
Nous gardâmes le silence. Impossible de se méprendre sur le grondement sourd des pales. Wesley reprit le contact radio.
— Écoutez, bon sang, les autorités aériennes étaient censées restreindre la navigation dans cette zone ! Il s'interrompit pour écouter.
— Absolument pas. Personne n'a d'autorisation à un kilomètre à la ronde... (Interrompu, il écouta de nouveau.) D'accord, d'accord.
Il était de plus en plus furieux.
— Bon Dieu ! s'exclama -t-il lorsque le bruit grossit encore.
Deux Huey et deux Black Hawk nous dépassèrent dans un rugissement. Wesley déboucla sa ceinture de sécurité comme s'il comptait se rendre quelque part. Furibond, il se leva et alla regarder par le hublot de l'autre côté de la cabine.
Il tournait le dos au sénateur lorsqu'il déclara en se contenant :
— Monsieur, vous n'auriez pas dû faire appel à la Garde nationale. Nous avons mis en place une opération très délicate et nous ne pouvons tolérer — je dis bien : nousne pouvons tolérer — aucune interférence d'aucune sorte dans notre planning ou dans notre espace aérien. Laissez-moi de plus vous rappeler que nous sommes ici sous la juridiction de la police et non de l'armée. Nous sommes aux États-Unis...
Le sénateur Lord l'interrompit :
— Je n'ai pas fait appel à eux, et nous sommes totalement d'accord sur ce point.
— Alors qui ? demanda Marcia Gradecki, qui était le supérieur hiérarchique de Wesley. Le sénateur Lord me regarda, et lui aussi était furieux :
— C'est probablement votre gouverneur ! Il n'y a que lui pour être capable d'une chose aussi stupide, parce qu'il ne pense qu'à la prochaine élection. Mettez-moi en communication avec son bureau, tout de suite !
Le sénateur coiffa un casque. Quelques minutes plus tard, il se déchaîna, sans se soucier de qui pouvait bien l'entendre :
— Bon Dieu, Dick, vous avez perdu la tête ? hurla-t-il aux oreilles de l'homme qui était le plus haut fonctionnaire du Commonwealth. Non, non, inutile de vous lancer là-dedans, aboya-t-il. Vous interférez avec l'opération que nous menons ici, et si cela nous coûte des vies humaines, vous pouvez être sûr que je me chargerai personnellement de donner le nom du responsable...
Puis il se tut un moment, écoutant d'un air féroce. Il fit encore quelques remarques incisives, tandis que le gouverneur rappelait la Garde nationale. Leurs énormes hélicoptères n'atterrirent pas. Ils se contentèrent de changer de formation tout en prenant de l'altitude. Les appareils dépassèrent Old Point, que nous distinguions maintenant, et dont les tours de béton s'élevaient dans le ciel bleu et pur.
— Je suis vraiment désolé, dit le sénateur en s'excusant. Il était par-dessus tout un gentleman.
Nous découvrîmes des masses de véhicules de police et de maintien de l'ordre, des ambulances et des voitures de pompiers, des antennes satellites et des camionnettes des informations télévisées. Il y avait là des douzaines de personnes qui semblaient profiter d'une belle journée vivifiante. Wesley nous apprit que l'endroit où ils se trouvaient rassemblés était le centre des visites, transformé en poste de commandement pour le périmètre extérieur.
— Comme vous pouvez le voir, expliqua-t-il, il n'est qu'à huit cents mètres de la centrale et du bâtiment principal, là-bas, dit-il en tendant le doigt.
— C'est là que se trouve la salle de contrôle ? demandai-je .
— Exact. Le bâtiment de brique beige à deux étages.
Ils sont là. Enfin, pour la plupart, pensons-nous, y compris les otages. Le sénateur Lord remarqua :
— Ils ne peuvent pas être ailleurs s'ils ont l'intention d'intervenir sur les réacteurs et de les couper, par exemple. Or, on sait qu'ils l'ont déjà fait.
— Et la conséquence de cela? demanda l'attorney général.
— Il y a des générateurs de secours, donc personne ne manquera d'électricité. Et la centrale elle-même possède son groupe de secours, expliqua le sénateur, connu pour être un ardent défenseur de l'énergie nucléaire.
Des deux côtés du site s'étendaient de larges voies d'eau. L'une d'entre elles menait àla James River , l'autre à un lac artificiel un peu plus loin. Il y avait des hectares de transformateurs et de lignes électriques, des parkings avec de nombreuses voitures appartenant aux otages et aux gens qui étaient venus apporter leur aide. Accéder au bâtiment principal sans être vu était quasi impossible. Toute centrale nucléaire est conçue suivant des règles de sécurité draconiennes. Le but était de tenir à l'écart toute personne non autorisée, ce qui aujourd'hui, malheureusement, nous incluait, nous. Un assaut par le toit, par exemple, nécessitait le percement de trous dans du métal ou du béton, et ne pouvait être accompli sans courir le risque d'être vu.
A mon avis, Wesley avait en tête une éventuelle opération amphibie. Les hommes du HRT étaient capables de plonger par la rivière ou le lac en demeurant invisibles, puis de remonter une voie d'eau pour parvenir le plus près possible du bâtiment principal. Il me semblait qu'ils pouvaient nager jusqu'à moins de vingt mètres de la porte par laquelle s'étaient introduits les terroristes. Mais comment pouvaient-ils éviter ensuite d'être repérés une fois sur terre, je n'en avais pas la moindre idée.
Wesley ne fit part d'aucun de ses plans, car si le sénateur et l'attorney général étaient alliés, et même amis, ils demeuraient avant tout des politiciens. Ni le FBI ni la police n'avaient besoin que Washington intervienne dans cette mission. Le faux pas du gouverneur avait largement suffi.
— Maintenant, vous voyez la grande camionnette blanche près du bâtiment principal ? demanda Wesley. C'est notre poste de commandement pour le périmètre intérieur.
L'attorney général remarqua :
— J'ai cru que c'était un véhicule de presse.
— C'est là que nous essayons d'établir une relation avec M. Hand et sa bande de joyeux lurons.
— Comment ?
— Eh bien, pour commencer, je veux leur parler, dit Wesley.
— Personne ne leur a encore parlé ? demanda le sénateur.
— A dire vrai, jusqu'ici, nous n'avons pas eu l'air de les intéresser.
Le Bell 222 entama lentement sa bruyante descente. Les caméras de télévision se rassemblèrent autour d'un héliport situé de l'autre côté de la route, près du centre des visites. Nous attrapâmes nos sacs et porte-documents et débarquâmes dans la violente bourrasque des pales de l'appareil. Wesley et moi nous éloignâmes rapidement sans un mot. Je ne me retournai qu'une fois pour jeter un coup d'œil en arrière : lesénateur Lord était entouré d'une forêt de micros, tandis que le plus haut magistrat du pays délivrait un discours plein de trémolos.
Nous pénétrâmes dans le centre des visites, avec ses nombreuses maquettes destinées aux curieux et aux enfants des écoles. La zone était maintenant répartie entre la police d'État et la police locale. Ils buvaient et mangeaient devant des cartes et des plans installés sur des chevalets. Je ne pus m'empêcher de me demander à quoi nous pouvions bien tous servir.
— Où se trouve votre avant-poste ? me demanda Wesley.
— Probablement avec les brigades de secours. Je crois avoir aperçu notre camion frigorifique de là-haut.
Il examinait les lieux. Son regard se figea sur la porte des toilettes des hommes, dont le battant venait de s'ouvrir et de se refermer. Marino en sortit, achevant de remonter son pantalon. Je ne m'étais pas attendue à le trouver là, ne serait-ce qu'à cause de sa peur des radiations, dont j'aurais cru qu'elle le clouerait chez lui.
— Je vais chercher du café, dit Wesley. Quelqu'un en veut?
— Ouais. Un double, pendant que vous y êtes, demanda Marino.
— Oui, merci. (J'ajoutai à l'adresse de Marino : )Je ne pensais pas vous voir ici.
— Vous voyez tous ces mecs, là ? On a mis sur pied une force tactique, pour que toutes les juridictions locales puissent avoir sur les lieux quelqu'un qui les appelle à la maison et leur raconte ce qui se passe. En gros, le chef m'a dit de ramener mes fesses ici, et vous avez raison, ça me ravit pas du tout. À propos, j'ai vu votre copain le chef Steels quelque part par là. Et puis, vous serez contente d'apprendre que le détective Roche a été suspendu, sans traitement.
Je ne répondis rien. Roche n'avait pas d'importance, pour l'instant.
— Ça devrait vous mettre du baume au cœur, continua Marino.
Je le regardai. Son col blanc empesé était auréolé de sueur, et son ceinturon avec son attirail grinçait au moindre de ses mouvements.
— Tant que je suis là, je vais garder un œil sur vous. Mais j'apprécierais que vous n'alliez pas vous fourrer dans la mire du fusil d'assaut d'un connard, ajouta-t-il en lissant en arrière des mèches de ses cheveux d'une main épaisse.
— Moi aussi, j'apprécierais. Je dois entrer en contact avec mon équipe, ajoutai-je. Vous les avez vus ?
— Ouais. Fielding est dans cette grande caravane que les gens des pompes funèbres vous ont offerte. Il était en train de se faire des œufs, comme s'il campait. Il y a aussi un camion frigorifique.
— Oui. Je sais exactement où il est.
— Je peux vous accompagner, dit-il d'un ton nonchalant, comme si cela lui était égal.
— Je suis heureuse que vous soyez là, dis-je. Je savais que j'entrais pour une bonne part dans les raisons de sa présence, quoi qu'il en dise.
Wesley revint. Il avait posé une assiette en carton pleine de beignets en équilibre sur les cafés. Marino se servit tandis que je regardais le jour froid et lumineux par la fenêtre.
— Benton, où se trouve Lucy ? demandai-je .
Il ne répondit pas, et je compris. Mes pires craintes se trouvèrent instantanément confirmées.
— Kay, nous avons tous une tâche à accomplir, dit-il avec un regard doux, mais sans équivoque.
— Bien entendu.
Je reposai mon café. J'avais les nerfs suffisamment à vif.
— Je vais voir si tout va bien.
— Attendez, dit Marino en entamant un second beignet.
— Ça ira.
— Ouais, ça ira, répéta-t-il. Je ferai ce qu'il faut pour ça.
— Faites bien attention là-bas, dit Wesley. Nous savons qu'il y a quelqu'un à chaque fenêtre, et ils peuvent se mettre à tirer quand ça leur chante.
Je regardai au loin le bâtiment principal et poussai la porte vitrée qui menait dehors, Marino sur les talons.
— Où est le HRT ? lui demandai-je.
— Partout où vous ne pouvez pas les voir.
— Ne parlez pas par énigmes. Je ne suis pas d'humeur à cela.
Je marchai avec assurance. En l'absence de tout signe de vie des terroristes ou de leurs otages, cette épreuve paraissait n'être qu'un exercice. Les camions de pompiers, les ambulances, tout cela semblait faire partie d'une fausse alerte. Même Fielding, qui disposait des kits d'urgence dans la grande caravane blanche, me parut irréel. Il ouvrit une des cantines bleu armée portant le tampon du bureau du médecin expert général qui contenait de tout, depuis des aiguilles de diamètre huit jusqu'à des sacs jaunes conçus pour recevoir les effets personnels des victimes.
Il leva les yeux comme si j'avais toujours été là.
— Vous savez où peuvent bien se trouver les piquets ? demanda-t-il.
— Ils devraient être dans des boîtes séparées avec les hachettes, les pinces et les liens de métal.
— Eh bien, je ne les trouve pas.
— Et les enveloppes jaunes pour les corps ?
J'examinai les placards et les cantines empilées dans la caravane.
— Je vais devoir me procurer tout cela à la FEMA, dit-il en faisant allusion à l'agence qui gérait les urgences fédérales.
— Où sont-ils ? demandai-je .
Des centaines de gens appartenant à des départements et à des agences différents se trouvaient sur place.
— En sortant, vous verrez leur caravane directement sur la gauche, à côté des types de Fort Lee, ceux de l'enregistrement des décès. C'est aussi la FEMA qui a les combinaisons doublées de plomb.
— Espérons que nous n'aurons pas à les utiliser.
— Quelles sont les dernières nouvelles au sujet des otages ? demanda Fielding à Marino. Est-ce qu'on sait combien ils sont là-dedans ?
— On n'est sûr de rien, parce qu'on sait pas combien d'employés se trouvaient là. Mais l'équipe était réduite lorsqu'ils ont attaqué, ce qui faisait sûrement partie du plan. Ils ont relâché trente-deux personnes. On pense qu'il en reste une dizaine. On sait pas combien d'entre eux sont encore vivants.
Fielding secoua la tête, les yeux pleins de colère :
— Bon Dieu ! Si vous voulez mon avis, il faudrait tous les fusiller sur place.
— Ouais, ben c'est pas moi qui vous contredirai là-dessus, dit Marino.
— Pour l'instant, on peut assumer cinquante victimes, déclara Fielding en s'adressant à moi. C'est le maximum, entre le camion qu'on a là et la morgue de Richmond, qui est déjà bien encombrée. En plus de cela, la faculté de médecine est mobilisée, au cas où on aurait besoin d'eux pour entreposer.
— Les dentistes et les radiologues aussi, je suppose.
— Oui. Jenkins, Verner, Silverberg, Rollins. Ils sont tous en attente.
Je sentais l'odeur des œufs et du bacon sans parvenir à déterminer si j'avais faim ou envie de vomir.
— Vous pouvez me joindre par radio, si vous avez besoin de moi, dis-je en ouvrant la porte de la caravane.
— Marchez pas si vite ! se plaignit Marino.
— Vous êtes allé au poste de commandement mobile ? La grosse camionnette bleu et blanc ? Je l'ai vue lorsque nous sommes arrivés en hélicoptère.
— Je ne crois pas que ce soit sain d'aller là-bas.
— Eh bien, moi, je pense que si.
— Doc, c'est le périmètre intérieur.
— Le HRT y est.
— Demandons d'abord à Benton. Je sais que vous cherchez Lucy, mais pour l'amour de Dieu, servez-vous de votre tête.
— Je me sers de ma tête et je cherche Lucy. A chaque minute qui passait, j'étais de plus en plus en colère contre Wesley.
Marino posa sa main sur mon bras et m'arrêta. Nous clignâmes des yeux dans le soleil en nous regardant.
— Doc, écoutez-moi. Y a rien de personnel dans ce qui se passe. Tout le monde se contrefout que Lucy soit votre nièce. C'est un putain d'agent du FBI, et c'est pas le boulot de Wesley de vous faire un rapport sur tout ce qu'elle fait pour eux.
Je ne dis rien. Lui non plus ; je devinaisla vérité. Marino me retenait toujours gentiment par le bras.
— Alors, soyez pas fâchée contre lui. Vous savez quoi ? Moi non plus, j'aime pas ça. Je sais pas ce que je ferais s'il vous arrivait quelque chose, à vous ou à elle. Et à cette minute, j'ai une trouille comme j'en ai jamais eu de toute ma putain de vie. Mais j'ai un travail à faire, et vous aussi.
— Elle est dans le périmètre intérieur. Il s'arrêta.
— Venez, Doc. On va aller parler à Wesley.
Mais l'occasion ne se présenta pas. Lorsque nous regagnâmes le centre des visites, nous le trouvâmes au téléphone. Il était tendu, et s'exprimait lentement avec un calme inflexible :
— Ne faites rien tant que je ne suis pas arrivé. Il est très important qu'ils sachent que je suis en route. Non, non, non. Ne faites pas cela. Utilisez un mégaphone pour que personne n'approche. (Il nous lança un coup d'œil, à Marino et à moi.) Tenez bon, c'est tout. Dites-leur que nous avons quelqu'un qui va leur apporter immédiatement un téléphone pour les otages. Oui.
Il raccrocha et se dirigea droit versla porte. Nous étions sur ses talons.
— Bon Dieu, qu'est-ce qui se passe ? demanda Marino.
— Ils veulent entrer en communication.
— Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Envoyé une lettre ?
— L'un d'eux a crié par une fenêtre, répliqua Wesley. Ils sont très agités.
Nous dépassâmes rapidement la piste d'atterrissage pour hélicoptères. Je remarquai qu'elle était déserte. Le sénateur et l'attorney général étaient partis depuis longtemps.
— Ils n'ont pas de téléphone ? demandai-je , extrêmement surprise.
— Nous avons coupé les lignes dans ce bâtiment, expliqua Wesley. Ils doivent passer par nous pour en obtenir une, et jusqu'à présent ils n'en avaient pas demandé. Mais maintenant, brusquement, ils en veulent une.
— Alors, il y a un problème.
— C'est comme ça que je l'interprète, dit Marino hors d'haleine.
Wesley ne répondit pas, mais je voyais bien qu'il était terrorisé, ce qui se produisait rarement. La route étroite nous conduisit à travers la marée de véhicules et d'humains qui attendaient pour offrir leur aide. Le bâtiment marron se rapprochait, de plus en plus grand. Le poste de commandement mobile, garé sur l'herbe, luisait au soleil. Les édifices coniques et la voie d'eau nécessaire au refroidissement étaient si proches que j'aurais pu les atteindre d'un jet de pierre.
Il ne faisait pas de doute pour moi que les terroristes nous tenaient en joue. J'étais sûre qu'ils pouvaient nous abattre un par un, s'il leur en prenait l'envie. Les fenêtres par lesquelles nous pensions qu'ils observaient étaient ouvertes, mais je ne distinguais rien derrière les écrans grillagés.
Nous contournâmes la camionnette, devant laquelle une douzaine de policiers et d'agents en civil entouraient Lucy. À sa vue, mon cœur faillit cesser de battre. Vêtue de rangers et d'un treillis noir, elle était de nouveau reliée à des câbles, comme à l'ERF. Mais cette fois-ci, elle portait deux gants, et Toto était bien vivant sur le sol. Sa nuque épaisse était connectée à une bobine de fibre optique qui paraissait suffisamment longue pour pouvoir le suivre jusqu'en Caroline du Nord.
— Il vaut mieux scotcher le combiné, disait ma nièce à des hommes qu'elle ne pouvait pas voir à cause des écrans qu'elle portait devant les yeux.
— Qui a du ruban adhésif?
— Une seconde.
Un homme en survêtement noir plongea dans une grande boîte à outils et lança un rouleau à un autre qui découpa plusieurs bandes de ruban et fixa le combiné sur la fourche d'un téléphone noir tout simple, dans une boîte que le robot tenait fermement entre ses pinces.
— Lucy, c'est Benton Wesley. Je suis là, annonça-t-il.
— Salut. Je sentis sa nervosité.
— Dès que vous leur aurez transmis le téléphone, je commencerai à parler. Je veux juste que vous sachiez ce que je fais.
— Nous sommes prêts ? demanda-t-elle, sans se douter le moins du monde que je me trouvais là.
— Allons-y, dit Wesley, les nerfs tendus.
Elle pressa un des boutons de son gant, et Toto s'anima avec un doux ronronnement. L'œil unique situé sous son cerveau en forme de dôme tourna comme un objectif effectuant une mise au point. Sa tête pivota lorsque Lucy actionna un autre bouton d'un des gants. L'assistance observa dans un silence étouffé, tandis que la créature de ma nièce se déplaçait brusquement. Elle fonça en avant sur ses chenilles en caoutchouc, le téléphone serré entre ses pinces, la fibre optique et le câble téléphonique se déroulant sur leurs bobines.
Lucy guida Toto comme elle aurait dirigé un orchestre, les bras étendus, grâce à de légers mouvements. Le robot s'engagea sur la route à une allure soutenue, franchit le gravier, puis l'herbe, jusqu'à ce qu'il soit assez loin pour qu'un agent fasse passer des jumelles au milieu des observateurs. Après avoir suivi une allée, Toto atteignit quatre marches de ciment qui menaient à l'entrée vitrée du bâtiment principal. Puis il s'arrêta. Lucy prit une profonde inspiration, et fit sentir sa présence à son ami électronique de plastique et de métal. Elle effleura un nouveau bouton. Les pinces du robot se transformèrent en bras extensibles. Ceux-ci s'abaissèrent lentement et posèrent le téléphone sur la deuxième marche. Toto recula, vira sur lui-même, et Lucy entreprit de le ramener.
Il ne s'était pas éloigné de beaucoup lorsque nous vîmes tous la porte vitrée s'ouvrir. Un homme barbu en pull-over et treillis kaki sortit vivement. Il s'empara du téléphone sur la marche et s'évanouit de nouveau à l'intérieur.
Wesley, l'air soulagé, félicita Lucy.
— Bon travail. D'accord, alors, maintenant, appelez, bon Dieu ! Mais ce n'était pas à nous qu'il parlait.
— Lucy, continua-t-il, venez quand vous serez prête.
— Oui, monsieur, dit-elle tandis que, de ses bras, elle guidait Toto le long des moindres creux et bosses.
Ensuite, Marino, Wesley et moi montâmes dans le poste de commandement mobile, tapissé de bleu et de gris, avec des tables et des sièges. Il y avait une petite cuisine et un cabinet de toilette, et les vitres étaient teintées de façon à pouvoir voir l'extérieur sans être vu. Les appareils de transmissions et l'équipement informatique avaient été montés à l'arrière. Cinq postes de télévision installés en hauteur étaient branchés sur CNN et les chaînes principales ; le volume sonore était faible. Un téléphone rouge placé sur une table se mit à retentir au moment où nous descendions le couloir central, d'une sonnerie pressante, exigeante. Wesley se précipita pour décrocher.
— Wesley, annonça-t-il.
Tout en regardant par la fenêtre, il enfonça deux touches, qui enregistraient l'appel et branchaient le haut-parleur.
— On a besoin d'un docteur.
La voix masculine était celle d'un Blanc du Sud. Il avait le souffle haletant.
— D'accord, mais il faut m'en dire un peu plus.
— Pas de vos conneries avec moi ! hurla-t-il. Wesley était devenu très calme.
— Ecoutez-moi. Il ne s'agit pas de conneries, d'accord ? Nous voulons vous aider, mais nous avons besoin d'un peu plus de renseignements.
— Il est tombé dans la piscine, et on dirait qu'il est dans une espèce de coma.
— Qui ça ?
— Putain, qu'est-ce que ça fout, qui ça ? Wesley hésita.
— S'il meurt, on a foutu des explosifs partout. Vous comprenez ? On va faire sauter ce putain de truc et vous avec si vous faites pas quelque chose tout de suite !
Nous avions compris de qui il parlait. Wesley ne lui reposa pasla question. Il était arrivé quelque chose à Joël Hand, et je refusais de penser à ce que pourraient faire ses disciples s'il mourait.
— Parlez-moi, dit Wesley.
— Il saitpas nager.
— Je voudrais être sûr de bien comprendre. Quelqu'un a failli se noyer ?
— Écoutez. L'eau est radioactive. Y avait dedans ces putains d'assemblages de combustibles, vous comprenez ?
— Il se trouvait à l'intérieur de l'un des réacteurs ? L'homme hurla de nouveau :
— Putain ! Fermez-la avec vos questions et amenez quelqu'un. S'il crève, tout le monde crève. Compris ? Un coup de feu résonna bruyamment, à la fois dans le
combinéet en provenance du bâtiment. Tout le monde se figea. Puis nous entendîmes des cris
enarrière-plan. Mon cœur cognait tellement que j'avais l'impression qu'il allait me sortir dela poitrine. La voix excitée de l'homme se fit de nouveau entendre :
— Vous me faites attendre une minute de plus, et on en tue encore un.
Je m'approchai du téléphone et intervins avant que quiconque ait pu m'en empêcher :
— Je suis médecin. Je dois savoir exactement ce qui est arrivé quand il est tombé dans la piscine du réacteur. Il y eut un silence. Puis l'homme répondit :
— Il a failli se noyer, c'est tout ce que je sais. On a essayé de lui faire recracher de l'eau, mais il était déjà inconscient.
— Il a avalé de l'eau ?
— Je ne sais pas. Peut-être. Il y en a qui coulait de sa bouche. Mais si vous ne faites rien, ma petite dame, dit-il en s'énervant de plus en plus, je vais transformer la Virginie en putain de désert !
— Je vais vous aider. Mais je dois encore vous poser quelques questions. Dans quel état se trouve-t-il maintenant?
— Comme j'ai dit. Il est évanoui. C'est comme s'il était dans le coma.
— Où l'avez-vous mis ?
— Dans la pièce ici avec nous. On a beau faire, il réagit à rien, dit-il, l'air terrifié.
— Je vais devoir apporter beaucoup de glace et de fournitures médicales. À moins d'avoir de l'aide, il me faudra plusieurs voyages.
Il éleva de nouveau la voix :
— Vous avezpas intérêt à être du FBI !
— Je suis médecin. Je suis ici sur les lieux avec d'autres personnels médicaux. Je vais venir vous aider, mais pas si vous me mettez des bâtons dans les roues.
Il demeura silencieux.
— D'accord, dit-il enfin. Mais vous venez seule.
— Le robot m'aidera à porter du matériel. Celui qui vous a apporté le téléphone.
Il raccrocha. Wesley et Marino me regardaient comme si je venais de commettre un meurtre.
— C'est hors de question, dit Wesley. Bon Dieu !
Vous avez perdu la tête, Kay ? Marino se joignit à lui :
— Vous n'irez pas, même si je dois vous arrêter pour vous en empêcher !
— Je dois y aller. Il va mourir, ajoutai-je. Wesley s'exclama :
— Et c'est exactement la raison pour laquelle vous ne pouvez pas aller là-dedans.
— Il a avalé de l'eau dans la piscine et a été gravement exposé aux radiations. Il ne peut pas être sauvé. Il ne va pas tarder à mourir. Nous savons quelles peuvent en être les conséquences. Ses disciples feront probablement tout sauter. Vous ne comprenez pas ? dis-je à Wesley, Marino et le commandant du HRT. J'ai lu leur Livre. Il est leur messie. S'il meurt, ils ne se contenteront pas de partir gentiment. Tout cela se transformera en mission suicide, ainsi que vous l'avez prédit, conclus-je en regardant Wesley.
— Nous n'en savons rien.
— Et vous êtes prêt à courir le risque ?
— Et s'il revient à lui ? Hand vous reconnaîtra certainement et dira à ses connards qui vous êtes. Et après ? intervint Marino.
— Il ne reviendra pas à lui.
Wesley regardait fixement parla fenêtre. Il ne faisait pas très chaud dans la camionnette, et pourtant il réagissait comme en plein été. Sa chemise était humide et molle, et il ne cessait de s'éponger le front. Il ne savait pas quoi faire. J'avais une idée, et je ne croyais pas qu'il puisse yen avoir d'autre.
— Ecoutez-moi. Je ne peux pas sauver Joël Hand, mais je peux leur faire croire qu'il n'est pas mort.
Tout le monde me regarda, pétrifié. Puis Marino dit :
— Quoi ? J'étais hors de moi.
— Il peut mourir d'une seconde à l'autre. Je dois y aller maintenant et vous faire gagner du temps pour entrer à votre tour.
— Nous ne pouvons pas entrer, dit Wesley.
— Peut-être que si, une fois que j' y serai. Nous pouvons utiliser le robot pour trouver un moyen. Nous le faisons pénétrer à l'intérieur, puis il peut les neutraliser suffisamment longtemps pour vous permettre de donner l'assaut. Je sais que vous avez l'équipement nécessaire.
Wesley était sinistre, et Marino avait l'air malheureux.
Je comprenais ce qu'ils ressentaient, mais je savais également ce qui devait être accompli. Je sortis et m'arrêtai à l'ambulance la plus proche. Le personnel médical me donna ce dont j'avais besoin, tandis que d'autres personnes me trouvaient dela glace. Ensuite , Toto et moi entamâmes notre approche, avec Lucy aux commandes. Le robot transportait vingt-cinq kilos de glace tandis que j'étais chargée d'une grande trousse médicale. Nous nous dirigeâmes vers la porte d'entrée du bâtiment principal d'Old Point comme s'il s'agissait là d'une journée et d'une visite ordinaires. Je refusai de penser aux hommes qui me tenaient dans leur ligne de mire. Je refusai de penser aux explosifs ou à la péniche en train de charger du matériel qui pourrait permettre à la Libye de construire une bombe atomique.
Lorsque nous atteignîmes la porte, celle-ci s'ouvrit immédiatement. Le barbu me parut être celui qui était venu chercher le téléphone un peu plus tôt.
— Entrez, dit-il avec brusquerie. Il portait un fusil d'assaut en bandoulière.
— Aidez-moi à porter la glace, lui dis-je.
Il fixa le robot, qui tenait fermement les cinq sacs entre ses pinces. Il prit l'air réticent, comme si Toto était un pitbull susceptible de le blesser. Enfin, il tendit la main.
Lucy programma son ami pour qu'il relâche sa prise. Puis cet homme et moi nous retrouvâmes à l'intérieur du bâtiment, la porte fermée. La zone de sécurité avait été détruite, les machines à rayons X et les divers détecteurs arrachés de leurs socles et criblés de balles. Il y avait par terre des gouttes et des traînées de sang. Je lui emboîtai le pas, et, au détour du couloir, je sentis les corps avant de découvrir les gardes abattus qui avaient été rassemblés en un tas sanglant et horrible dans le hall.
La peur me remonta dans la gorge comme dela bile. Nous franchîmes une porte rouge. Le grondement semblable à celui de moissonneuses-batteuses me pénétra jusqu'aux os et m'empêcha d'entendre ce que disait ce disciple dela Nouvelle Sion. Je remarquai le large pistolet noir à sa ceinture et pensai à Danny, au 45 qui l'avait si froidement abattu. Nous gravîmes un escalier métallique peint en rouge. Je ne baissai pas les yeux car je savais que j'aurais le vertige. Il me guida le long d'une passerelle jusqu'à une lourde porte bardée d'avertissements. Il composa un code tandis que la glace commençait à goutter sur le sol.
Alors que nous pénétrions dans la salle de contrôle, je l'entendis vaguement me dire :
— Faites juste ce qu'on vous dit. Compris ? Il me poussa d'un coup de son fusil.
— Oui.
A l'intérieur se trouvaient environ une douzaine d'hommes. Tous vêtus de blousons, de pulls et de pantalons, ils étaient armés de mitraillettes et de fusils semi-automatiques. Excités et furieux, ils paraissaient indifférents aux dix otages assis sur le sol contre un mur, les mains liées devant eux et la tête recouverte de taies d'oreiller. Des trous avaient été pratiqués à la place des yeux, et je pouvais y lire leur terreur. Les ouvertures faites pour la bouche étaient tachées de salive. Ils respiraient brièvement, par à-coups. Ici aussi, je remarquai des traînées de sang plus récentes et qui menaient derrière une console où la dernière victime avait été jetée. Je me demandai combien de corps je découvrirais plus tard, à supposer que le mien n'en fasse pas partie.
— Par ici, ordonna mon escorte.
Joël Hand était allongé par terre sur le dos, recouvert d'un rideau arraché à une fenêtre. Il était très pâle et encore mouillé de son séjour dans la piscine où il avait avalé de l'eau qui finirait par le tuer, quoi que je fasse. Je reconnus le beau visage aux lèvres pleines que j'avais rencontré au tribunal, un peu plus vieux et bouffi, cependant.
— Depuis combien de temps est-il dans cet état? demandai-je à l'homme qui m'avait amenée.
— Peut-être une heure et demie.
Il fumait en faisant les cent pas, et se refusait à croiser mon regard. Une de ses mains reposait nerveusement sur le canon de son arme, qui visait ma tête. Je posai la trousse médicale puis me retournai et le fixai :
— Ne pointez pas ça sur moi.
— Fermez-la.
Il cessa de faire les cent pas et me regarda comme s'il allait me fendre le crâne.
— Je suis là parce que vous m'avez priée de venir. J'essaie de vous aider.
Je rencontrai son regard vitreux et lui dis d'un ton tout aussi menaçant :
— Si vous ne voulez pas de mon aide, alors allez-y, tuez-moi ou laissez-moi partir. Mais ça ne lui servira à rien, à lui. J'essaie de lui sauver la vie, et je n'ai pas besoin d'être déconcentrée par votre foutu fusil.
Sans savoir quoi répondre, il s'appuya contre une console qui comportait assez de boutons pour nous expédier dansla lune. Des écrans vidéo sur les murs montraient que les deux réacteurs étaient arrêtés et des zones quadrillées et illuminées de rouge nous avertissaient de problèmes que j'étais incapable de comprendre.
— Hey, Wooten, calme-toi, lui dit un de ses acolytes en allumant une cigarette.
— Ouvrons les sacs de glace, lui dis-je. Il nous aurait fallu une baignoire mais tant pis. Il y a des livres là-bas sur ce comptoir, et de l'autre côté, là, près du fax, on dirait des rames de papier. Apportez tout ce que pouvez trouver qui puisse former un rebord.
Les hommes m'apportèrent toutes sortes d'épais manuels, du papier et des porte-documents qui devaient appartenir aux employés capturés. Je formai une bordure rectangulaire autour de Hand, comme si j'étais dans mon jardin, dessinant une plate-bande. Puis je le recouvris de glace, ne laissant découverts que son visage et un bras.
— Qu'est-ce que ça va faire ?
L'homme du nom de Wooten s'était approché. Il avait un accent qui laissait supposer qu'il venait de l'Ouest.
— Il a été gravement exposé aux radiations, expliquai-je. Son organisme est en train de se détruire. Le seul moyen d'empêcher cela, c'est de ralentir le processus.
J'ouvris la trousse médicale et en sortis une aiguille, que j'introduisis dans le bras de leur chef mourant et fixai avec un adhésif. Je la reliai à une perfusion qui menait à une poche suspendue à un portant, laquelle ne contenait rien d'autre que du sérum physiologique, une solution saline inoffensive qui ne lui ferait ni bien ni mal. Celle-ci s'égoutta tandis qu'il se refroidissait sous des centimètres de glace.
Hand respirait encore faiblement. Mon cœur cognait dans ma poitrine, alors que je regardais ces individus en sueur convaincus que cet homme que je faisais semblant de sauver était Dieu. L'un d'eux avait ôté son pull. Son maillot de corps était presque gris, les manches rétrécies par des années de lavage. Nombre d'entre eux étaient barbus, tandis que les autres ne s'étaient pas rasés depuis plusieurs jours. Je me demandai où se trouvaient leurs femmes et leurs enfants. Je pensai à la péniche sur la rivière, et à ce qui devait se dérouler dans d'autres parties de la centrale.
Une voix tremblante s'éleva. Il y avait au moins une femme parmi les otages.
— Excusez-moi. Je dois aller aux toilettes.
— Mullen, emmène-la. On veut pas qu'y ait des gens qui chient ici.
— Excusez-moi, mais j'ai besoin d'y aller aussi, dit une nouvelle voix, masculine, celle-ci.
— Moi aussi !
— D'accord, un à la fois, dit Mullen, qui était jeune et gigantesque.
Je savais au moins une chose que le FBI ignorait. Les disciples dela Nouvelle Sion n'avaient jamais eu l'intention de relâcher leurs otages. Les terroristes encapuchonnent leurs otages parce qu'il est plus facile de tuer des gens qui n'ont pas de visage. Je sortis un flacon de sérum physiologique et en injectai cinquante millilitres dans la perfusion, comme si je lui administrais une nouvelle dose magique.
— Comment il va ? demanda un des hommes d'une voix forte, tandis qu'on menait un autre otage aux toilettes.
Je mentis :
— Pour l'instant, il est stabilisé.
— Quand est-ce qu'il va revenir à lui ? demanda un autre.
Je pris de nouveau le pouls de leur chef. Il était si faible que j'eus du mal à le trouver. Soudain, l'homme tomba à genoux à côté de moi et tâta le cou de Hand. Il enfonça ensuite ses doigts dans la glace et les pressa sur son cœur. Lorsqu'il leva les yeux sur moi, il était effrayé et furieux.
— Je sensrien ! hurla-t-il, écarlate.
— Vous n'êtes pas censé sentir quoi que ce soit. C'est extrêmement délicat de placer quelqu'un en hypothermie pour interrompre la progression des dommages provoqués par l'irradiation sur les vaisseaux sanguins et les organes.
Il a reçu une dose massive d'acide penta-acétique de diéthylène triamine, et il est tout à fait vivant. Il se leva, le regard fou, et se rapprocha de moi, le doigt sur la détente de son Tec-9.
— Comment est-ce qu'on sait que vous nous racontez pas des conneries ou que vous aggravez pas son état ?
— Vous ne le savez pas.
Je lui répondis froidement. J'avais accepté le fait qu'aujourd'hui était mon dernier jour, et je n'en avais pas peur.
— Vous n'avez pas le choix. Vous devez me faire confiance. J'ai profondément ralenti son métabolisme, et il ne va pas revenir à lui avant un bon moment. J'essaie simplement de le maintenir en vie.
Il détourna le regard.
— Hé, Bear, calme-toi.
— Laisse la dame tranquille.
Je demeurai agenouillée près de Hand, tandis que le sérum s'égouttait. La glace en train de fondre s'infiltra au travers de la barricade, se répandant sur le sol. Je vérifiai fréquemment ses signes vitaux, prenant des notes pour avoir l'air très affairée auprès de lui. Je ne pouvais m'empêcher de jeter un regard par les fenêtres, à chaque fois que j'en avais l'occasion. Je me demandais ce qu'il advenait de mes compagnons. Peu avant trois heures, ses organes vitaux le lâchèrent, comme des disciples qu'il n'aurait plus intéressés. Joël Hand mourut sans un geste et sans un son, tandis que des ruisselets d'eau froide dégoulinaient à travers la pièce.
Je levai les yeux.
— J'ai besoin de glace et de médicaments supplémentaires.
— Et après ? Bear se rapprocha.
— A un moment ou à un autre, il faudra bien que vous le transportiez dans un hôpital. Personne ne réagit.
Je déclarai d'un ton neutre :
— Si vous ne me donnez pas ce que j'ai demandé, je ne peux plus rien pour lui.
Bear se dirigea vers un bureau et prit le téléphone. Il annonça que nous avions besoin de glace et de médicaments. Je savais que Lucy et son équipe avaient intérêt à agir maintenant, sinon je serais probablement abattue. Je m'éloignai de la flaque qui s'agrandissait sous le corps de Hand. En regardant son visage, j'éprouvai du mal à croire qu'il avait exercé tant de pouvoir sur les autres. Et pourtant, tous les hommes dans cette pièce, ceux présents dans le réacteur et sur la péniche, étaient prêts à tuer pour lui. D'ailleurs, ils l'avaient déjà fait.
— Le robot amène les trucs, dit Bear en regardant parla fenêtre. Je vais les chercher. Il arrive.
— Si tu sors, tu vas probablement te faire truffer les fesses de plomb.
— Pas avec elle ici. Son regard était agressif et dément. Je les surpris en annonçant :
— Le robot peut vous les apporter ici. Bear se mit à rire.
— Vous avez vu toutes ces marches ? Vous croyez que cette merde de métal va les monter ?
— Il en est parfaitement capable, affirmai-je en espérant que c'était vrai.
— Hé, fais-lui apporter les trucs, pour que personne ne soit obligé de sortir, dit un autre homme. Bear appela de nouveau Wesley.
— Faites apporter les trucs par le robot jusque dans la salle de contrôle. On sort pas. Il raccrocha violemment, sans comprendre ce qu'il venait de faire.
Je pensai à ma nièce et priai pour elle, car je savais qu'elle allait devoir affronter l'épreuve la plus dure à laquelle elle ait jamais été confrontée. Je sursautai lorsque je sentis brusquement le canon d'une arme sur ma nuque.
— Tu le laisses mourir et tu es morte, toi aussi. Tu as compris, salope ? Je ne bougeai pas.
— On va bientôt se tirer d'ici en bateau, et il a intérêt à venir avec nous.
— Tant que vous me fournirez des médicaments, je le maintiendrai en vie, dis-je tranquillement.
Il retira l'arme de ma nuque. J'injectai mon dernier flacon de sérum physiologique dans la perfusion de leur chef mort. Des gouttes de sueur me dégoulinaient le long du dos, et le bas de la blouse que j'avais enfilée pardessus mes vêtements était trempé. A cet instant, j'imaginai Lucy à l'extérieur de son poste de commandement mobile, dans son attirail de réalité virtuelle. Je l'imaginai remuant les bras et les doigts, avançant pas à pas tandis que les fibres optiques lui permettaient de déchiffrer chaque centimètre carré sur ses écrans de contrôle. Avec ma nièce subsistait l'espoir que Toto ne se retrouve pas coincé dans un coin ou ne tombe quelque part.
Les hommes regardaient par la fenêtre et firent des commentaires lorsque les chenilles du robot le hissèrent le long de la rampe pour handicapés et qu'il pénétra dans le bâtiment.
— J'aimerais bien avoir un truc comme ça, dit l'un d'entre eux.
— Tu es trop con pour savoir comment t'en servir.
— Y a pas à tortiller, ce truc n'est pas radioguidé. Rien de radioguidé ne peut marcher ici. Tu as vu l'épaisseur des murs ?
— Ce serait génial pour transporter du bois quand le temps est pourri.
— Excusez-moi, j'ai besoin d'aller aux toilettes, dit timidement un des otages.
— Merde. Encore.
Je sentis ma tension monter d'un cran à la pensée de ce qui se passerait s'ils sortaient et n'étaient pas revenus lorsque Toto ferait son apparition.
— Hé, laisse-le attendre. Bon sang, j'aimerais bien qu'on puisse fermer ces fenêtres. On se les gèle, ici.
— Tu auraspas de l'air pur comme ça à Tripoli. Profites-en tant que tu es encore là.
Plusieurs d'entre eux éclatèrent de rire au moment où la porte s'ouvrit, et où un homme entra, que je n'avais encore jamais vu. Barbu, la peau foncée, vêtu d'un gros blouson et de treillis, il était furieux.
Il parla avec autorité et un accent très prononcé.
— Nous n'avons que quinze assemblages dans les châteaux surla péniche. Vous devez nous laisser plus de temps pour en récupérer davantage.
— Quinze, c'est un sacré paquet, dit Bear, qui ne semblait pas le porter dans son cœur.
— Nous avons besoin d'au moins vingt-cinq assemblages ! C'est ce qui était prévu.
— Personne ne m'a dit ça.
— Lui lesait, dit l'homme à l'accent prononcé en regardant le corps de Hand sur le sol.
— Eh bien, il est pas disponible pour discuter avec vous. Bear écrasa une cigarette de la pointe de sa ranger.
— Vous ne comprenez pas ? L'étranger était maintenant furieux.
— Chaque assemblage pèse une tonne. La grue doit le soulever depuis le réacteur dans la piscine, puis le placer dans un château. C'est très lent et très difficile. C'est très dangereux. Vous aviez promis que nous en aurions au moins vingt-cinq. Maintenant, vous faites presser les choses et vous êtes négligents à cause de lui. (Il désigna Hand avec colère.) Nous avions conclu un arrangement !
— Mon seul arrangement, c'est de prendre soin de lui. On doit le transporter sur la péniche et emmener le docteur avec nous. Et ensuite, on l'amène dans un hôpital.
— C'est de la folie ! Il me semble déjà mort ! Vous êtes des fous furieux !
— Il n'est pas mort.
— Regardez-le. Il est blanc comme neige et il ne respire plus. Il est mort !
Ils braillaient l'un et l'autre. Bear se dirigea vers moi d'un pas lourd et demanda d'un ton autoritaire :
— Il n'est pas mort, n'est-ce pas ?
— Non.
La sueur dégoulinait sur son visage. Il tira son pistolet de sa ceinture, puis le pointa d'abord sur moi. Ensuite, il le pointa sur les otages, qui se recroquevillèrent. L'un d'eux se mit à pleurer.
— Non, par pitié ! Non, supplia un homme.
— Qui a tellement besoin d'aller aux chiottes ? rugit Bear.
Ils demeurèrent muets et tremblants. Les capuchons frémissaient sous leur souffle, et ils nous fixaient avec des yeux écarquillés.
— C'était toi ? L'arme visa quelqu'un d'autre. La porte de la salle de contrôle était restée ouverte, et j'entendis le bruissement de Toto dans le couloir. Il avait réussi à grimper les marches, à franchir une passerelle, et il serait là d'ici quelques secondes. Je pris une longue torche métallique conçue par l'ERT, et que ma nièce avait glissée dans la trousse médicale.
— Merde, moi, je veux savoir s'il est mort, dit un des hommes. Je compris que mon petit jeu était terminé.
— Je vais vous montrer, annonçai-je tandis que le bruissement s'amplifiait.
Je pointai la lampe sur Bear tout en l'allumant. L'éclair éblouissant lui arracha un cri perçant, et il porta les mains à ses yeux. Maniant la lampe comme une batte de baseball, je lui fracassai le poignet. Le pistolet tomba sur le sol, et le robot pénétra dans la pièce, les mains vides. Je me jetai à plat ventre sur le sol, me couvrant les yeux et les oreilles du mieux possible. Une lumière blanche éblouissante accompagna l'explosion de la bombe percutante qui fit sauter le sommet du dôme de Toto. Les terroristes furent projetés sur les consoles, les uns sur les autres, au milieu des cris et des jurons. Ils ne virent ni n'entendirent les dizaines d'hommes du HRT envahir la salle.
— On ne bouge plus, salopards !
— On ne bouge plus, ou je te fais sauter la cervelle !
— Personne ne bouge !
Je demeurai allongée dans la tombe glacée de Joël Hand. Le grondement des hélicoptères faisait trembler les fenêtres, et des agents, descendant en rappel, pénétraient en défonçant les grillages de leurs pieds. Des menottes cliquetèrent. Des armes tombèrent sur le sol, écartées à coups de pied. J'entendis des gens pleurer et réalisai qu'il s'agissait des otages que l'on emmenait.
— Tout va bien. Vous êtes en sécurité.
— Oh mon Dieu. Merci, mon Dieu.
— Venez. On va vous sortir de là.
Lorsque je sentis enfin une main fraîche sur mon cou, je compris que quelqu'un cherchait mon pouls, car j'avais l'air morte.
— Tante Kay ? demanda Lucy d'une voix inquiète.
Je me retournai et m'assis lentement. Mes mains et une de mes joues, restées dans l'eau glacée, étaient devenues insensibles. Je regardai autour de moi, hébétée. Je tremblais tellement que mes dents claquaient. Elle s'agenouilla près de moi, son arme à la main, et parcourut la salle des yeux tandis que d'autres agents en treillis noirs emmenaient les derniers prisonniers.
— Allons, viens, laisse-moi t'aider.
Elle me tenditla main. Mes muscles tremblèrent comme si j'allais avoir une crise cardiaque. Je ne me réchauffais pas, et le sifflement dans mes oreilles refusait de s'arrêter. Une fois debout, j'aperçus Toto près dela porte. Il avait l'œil éraflé, la tête noircie, et le sommet de son dôme avait disparu. Silencieux dans sa longue traîne de fibre optique, personne ne lui prêtait attention, tandis que les disciples dela Nouvelle Sion étaient évacués un par un.
Lucy regarda le corps glacé sur le sol, l'eau et la perfusion, les seringues et les poches vides de sérum physiologique.
— Seigneur, dit-elle.
— Nous pouvons sortir en toute sécurité ? demandai-je , les yeux pleins de larmes.
— Nous avons repris l'aire de confinement, et nous sommes emparés de la péniche au même moment que de la salle de contrôle. Plusieurs d'entre eux ont dû être abattus car ils refusaient de rendre les armes. Marino en a eu un sur le parking.
— Il en a descendu un ?
— Il n'a pas pu faire autrement. Nous pensons avoir arrêté tout le monde — environ une trentaine d'hommes —, mais nous restons prudents. Viens, cet endroit est bourré d'explosifs. Tu peux marcher ?
— Bien sûr.
Je défis ma blouse trempée et m'en débarrassai, ne la supportant plus. Je la jetai sur le sol, retirai mes gants, et nous quittâmes rapidement la salle de contrôle. Les rangers de Lucy résonnaient bruyamment sur la passerelle et les escaliers que Toto avait si bien gravis. Elle ôta sa radio de sa ceinture :
— Unité 120 à unité mobile 100.
— Cent.
— Nous dégageons maintenant. Tout va bien ?
— Vous avez l'élément ? Je reconnus la voix de Benton Wesley.
— L'élément est OK.
Une réplique me parvint, dont l'émotion était inhabituelle sur ces ondes :
— Dieu merci. Dites à l'élément que nous l'attendons.
— OK, monsieur. Je crois que l'élément le sait.
Nous nous écartâmes rapidement des corps et du sang séché, et débouchâmes dans un hall d'entrée qui ne servait plus à empêcher quiconque d'entrer ou de sortir. Lucy ouvrit une porte vitrée. La lumière de l'après-midi était si forte que je dus m'abriter les yeux. Je ne savais où aller, et je chancelais.
— Attention aux marches. Lucy passa un bras autour de ma taille.
— Tante Kay. Appuie-toi sur moi.