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PATRICIA CORNWELL
Morts en eaux troubles
ROMAN TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR HÉLÈNE NARBONNE
CALMANN-LÉVY
1
EN CE DERNIER MATINde l'année, la plus meurtrière de l'histoire de la Virginie depuis la guerre de Sécession, j'allumai un feu dans la cheminée et m'assis devant la fenêtre obscure, sachant que je ne découvrirais la mer qu'au lever du soleil. Vêtue d'une robe de chambre, j'examinais à la lumière d'une lampe le rapport statistique émanant de mon bureau sur les accidents de voiture, les pendaisons, les coups et blessures, les fusillades, les blessures à l'arme blanche, lorsque la sonnerie du téléphone résonna brutalement à cinq heures et quart.
— Merde, marmonnai-je.
Je commençais à me sentir de moins en moins bien disposée envers les appels destinés au docteur Mant.
— J'arrive, j'arrive.
Son cottage, battu par les intempéries, était blotti derrière une dune, à Sandbridge, une zone côtière dénudée de Virginie située entre la base navale Amphibie et la réserve naturelle de Back Bay . Mant était mon médecin légiste assistant pour le district de Tidewater, et sa mère était, hélas, morte la semaine précédente, la veille de Noël. En temps normal, son départ pour Londres, où il devait régler les affaires familiales, n'aurait pas vraiment été problématique pour le département de médecine légale de Virginie. Mais son anatomopathologiste assistante était en congé de maternité,
etle surveillant général de la morgue venait de démissionner. Je décrochai. Au loin, derrière les vitres, le vent giflait brutalement les silhouettes sombres des pins.
— Résidence du docteur Mant.
— Je suis l'officier Young, de la police de Chesapeake, annonça une voix, de toute évidence celle d'un homme de race blanche né et élevé dans le Sud. Je cherche à joindre le docteur Mant.
— Il est à l'étranger, répondis-je. Puis-je vous aider ?
— Vous êtes madame Mant ?
— Je suis le docteur Kay Scarpetta, le médecin expert général de l'État de Virginie. Je remplace le docteur Mant.
La voix hésita avant de poursuivre :
— Nous avons eu un tuyau au sujet d'un décès. Un appel anonyme.
— Avez-vous une idée de l'endroit où cela s'est produit ? demandai-je en prenant des notes.
— A l'ancien chantier naval, apparemment. Je levai les yeux :
— Je vous demande pardon ? Il répéta ce qu'il venait de me dire.
— Attendez, de qui s'agit-il au juste ? D'un plongeur de la Marine, un Seal ?
J'étais sidérée parce que j'avais cru comprendre que les Seals en manœuvre étaient les seuls plongeurs autorisés à proximité des vieux bâtiments amarrés dans l'ancien chantier naval.
— Nous ignorons son identité, mais c'est peut-être quelqu'un qui cherchait des souvenirs de la guerre de Sécession.
— En pleine nuit ?
— C'est une zone interdite, madame, sauf si vous avez une autorisation spéciale. Mais, jusqu'ici, ça n'a jamais empêché les gens d'être curieux. Ils se faufilent en bateau, et toujours de nuit.
— C'est le scénario qu'a suggéré votre correspondant anonyme ?
— Grosso modo, oui.
— Très intéressant.
— C'est ce que j'ai pensé.
— Et on n'a pas encore localisé le corps ? dis-je tout en continuant à me demander pour quelle raison ce policier avait pris sur lui d'appeler un médecin légiste à une heure si matinale, alors même qu'on n'était pas sûr qu'il y ait un corps ou que quelqu'un ait disparu.
— On le cherche, et la Marine nous envoie quelques plongeurs, comme ça on aura la situation en main si ça prend de l'ampleur. Mais je voulais vous avertir. Et surtout, présentez mes condoléances au docteur Mant.
— Vos condoléances ? répétai-je intriguée, car s'il était au courant du décès de la mère de Mant, pourquoi avait-il appelé chez lui en le demandant ?
— J'ai appris que sa mère était morte.
Je posai la pointe de mon crayon sur la feuille de papier.
— Pourriez-vous m'indiquer votre nom et où l'on peut vous joindre, je vous prie ?
— S. T. Young. Il me donna un numéro de téléphone, et nous raccrochâmes.
Je fixai le feu faiblissant. J'étais anxieuse et je me sentais seule. Je me levai pour rajouter du bois dansla cheminée. J'aurais voulu être à Richmond, chez moi, des bougies brillant aux fenêtres, avec un sapin décoré comme les Noëls de mon passé. J'avais envie d'écouter Mozart ou Handel au lieu de ce vent strident qui soufflait autour du toit, et je regrettais d'avoir accepté l'aimable offre de Mant de m'installer chez lui plutôt qu'à l'hôtel. Je repris la correction du rapport statistique mais mon esprit ne cessait de vagabonder. J'imaginais les eaux paresseuses de l'Elizabeth River qui, à cette époque de l'année, ne devaient guère excéder les quinze degrés, avec une visibilité d'à peine quarante centimètres.
En hiver, c'était une chose de plonger pour ramasser des huîtres dans la baie de Chesapeake, ou même dans l'océan Atlantique, à une quarantaine de kilomètres des côtes, afin d'explorer les vestiges d'un porte-avions, ou d'un sous-marin allemand ou d'autres merveilles qui méritaient un vêtement de plongée. Mais là, c'en était une autre, je ne parvenais pas à trouver une bonne raison pour plonger dans l'Elizabeth River, où la Marine amarrait ses bâtiments désarmés, quelles que soient les conditions météo. Je n'arrivais pas à imaginer que quelqu'un puisse s'y résoudre, tout seul, en hiver et en pleine nuit, afin de rechercher des reliques, et me convainquis que le tuyau se révélerait crevé.
Abandonnant le fauteuil, je me dirigeai versla chambre. Mes affaires s'étaient métastasées sur presque toute la surface de cette petite pièce glaciale. Je me déshabillai rapidement et pris une douche éclair ayant découvert, dès le premier jour, que le chauffe-eau avait ses limites. En réalité, je n'aimais pas la maison pleine de courants d'air du docteur Mant, avec ses lambris ambrés de sapin noueux et ses sols peints d'une couleur marron foncé qui soulignait le moindre grain de poussière.
Mon assistant anglais semblait vivre au milieu de sombres bourrasques de vent. Chaque seconde passée dans sa demeure meublée de façon minimaliste était glaciale et troublée par des bruits variés qui parfois me réveillaient en sursaut et me faisaient tendre la main vers mon arme.
Enroulée dans un peignoir, une serviette de toilette autour de la tête, j'examinai la chambre d'ami et sa salle de bains afin de m'assurer que tout était en ordre pour l'arrivée de ma nièce Lucy, en fin de matinée. Puis je passai en revue la cuisine, pitoyable à côté dela mienne. A première vue, je n'avais rien oublié hier lorsque j'étais allée faire des courses à Virginia Beach, et pourtant il me faudrait me passer d'un pressoir à ail, d'une machine à pâtes fraîches, d'un mixeur et d'un four à micro-ondes. Je finissais par me demander sérieusement si Mant avait jamais pris ses repas chez lui, et même s'il y vivait. Au moins, j'avais pensé à apporter mes couteaux de cuisine et mes ustensiles, et il y avait peu de choses dont je ne puisse me débrouiller si j'avais de bons couteaux et des marmites.
Je lus encore un peu et m'assoupis dans la clarté d'une lampe à pied flexible. La sonnerie du téléphone me fit à nouveau sursauter et j'attrapai le combiné, mes yeux s'adaptant progressivement à la lumière du soleil qui m'aveuglait.
Une autre voix d'homme que je ne connaissais pas déclara :
— Je suis le détective C. T. Roche, de la police de Chesapeake. À ce que j'ai cru comprendre, c'est vous qui remplacez le docteur Mant, et nous avons besoin de vous de toute urgence. Il semble que nous ayons un plongeur noyé dans l'ancien chantier naval. Il faut qu'on y aille et qu'on récupère le corps.
— C'est sans doute à son sujet qu'un de vos officiers m'a appelé plus tôt ? Après un long silence, il lâcha, sur la défensive :
— Pour autant que je sache, je suis le premier à vous avertir.
— Un policier du nom de Young m'a appelée à cinq heures et quart ce matin. Attendez, je vérifie. (Je consultai mes notes.) Ses initiales étaient S comme Sam et T comme Tom.
Il y eut un autre silence, puis il reprit sur le même ton :
— Eh bien, je n'ai aucune idée de qui vous voulez parler, parce qu'on n'a personne de ce nom-là chez nous.
Une bouffée d'adrénaline m'envahit comme je prenais des notes. Il était neuf heures treize. Ce que venait de dire Roche me déconcertait. Si mon premier interlocuteur ne faisait pas partie de la police, qui était-il, que voulait-il et comment connaissait-il Mant ?
— Quand avez-vous découvert le corps ? demandai-je à Roche.
— Aux environs de six heures. Un des gardes de la sécurité a remarqué qu'un bateau à fond plat était arrimé à l'arrière d'un des navires. Un long tuyau flottait dans l'eau, comme si quelqu'un était relié à l'autre bout sous l'eau. Une heure plus tard, le tuyau était à la même place et on nous a appelés. On a envoyé un plongeur et, comme je vous l'ai dit, on a découvert un cadavre.
— On sait de qui il s'agissait ?
— On a retrouvé un portefeuille sur le bateau. Le permis de conduire est établi au nom d'un homme de race blanche : Théodore Andrew Eddings.
— Le journaliste ? demandai-je , incrédule. Ce Ted Eddings-là ?
— Agé de trente-deux ans, cheveux châtains, yeux bleus, si l'on se fie à sa photo. Il est domicilié à Richmond, dans West Grâce Street.
Le Ted Eddings que je connaissais était un journaliste d'investigation qui travaillait pour l'Associated Press. Certaines de ses enquêtes avaient obtenu des récompenses. Il m'appelait presque toutes les semaines. Je demeurai l'esprit vide durant quelques instants.
Lorsque je repris la parole, mon ton était ferme :
— La presse ne doit pas être informée de l'identité du cadavre, et, du reste, personne ne doit l'être, jusqu'à ce que nous en soyons sûrs.
— J'ai déjà transmisla consigne. Ne vous inquiétez pas.
— Bien. Quelqu'un a-t-il une idée de la raison pour laquelle il a pu plonger dans l'ancien chantier naval ? demandai-je .
— Il cherchait peut-être des trucs de la guerre de Sécession.
— Sur quoi repose votre hypothèse ?
— Beaucoup de gens aiment bien rechercher des boulets de canon et ce genre de trucs dans les rivières du coin. Bon, eh bien on va continuer et le remonter pour qu'il ne reste pas plus longtemps sous l'eau, déclara Roche.
— Je ne veux pas qu'on le touche, et le fait qu'il reste un peu plus longtemps sous l'eau ne va pas changer grand-chose.
— Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda-t-il, à nouveau méfiant.
— Je le saurai lorsque je serai sur les lieux.
— Écoutez, je ne crois pas qu'il soit nécessaire que vous veniez ici... Je l'interrompis :
— Détective Roche, il n'est pas de votre ressort de décider s'il est utile ou non que je me rende sur les lieux, ni de ce que j'y ferai une fois que j'y serai.
— C'est que, il y a tous ces gens à qui j'ai dit de rester, et on annonce de la neige pour cet après-midi. Personne n'a envie de traîner dehors sur les jetées.
D'un ton assez tranchant pour lui faire comprendre que je pouvais devenir cassante, je répondis :
— Si l'on s'en réfère au Code de Virginie, le corps est sous ma juridiction, c'est-à-dire ni sous la vôtre ni sous celle d'aucune police, pas plus que sous celle des pompiers, des sauveteurs ou des personnels des pompes funèbres. Personne ne touche au cadavre avant que je ne le demande.
— Comme je vous l'ai dit, il va falloir que j'annonce aux sauveteurs et au personnel du chantier qu'ils doivent rester là, et ils ne vont pas être contents. D'autant que la Marine fait le forcing pour que je débarrasse la zone avant que les médias ne débarquent.
— Ce cas ne dépend pas de la Marine.
— Vous n'avez qu'à le leur dire. C'est leurs bateaux.
— Mais je serais ravie de le leur faire savoir. Pendant ce temps-là, prévenez tout le monde que j'arrive, répondisse avant de raccrocher.
Comprenant que de longues heures risquaient de s'écouler avant que je ne rentre au cottage, j'épinglai une note sur la porte d'entrée qui expliquait de façon cryptique à Lucy comment entrer en mon absence. Je dissimulai une clef dans un endroit dont je savais que seule Lucy pourrait le découvrir, puis rangeai ma trousse médicale et mon équipement de plongée dans le coffre de ma Mercedes noire. À dix heures moins le quart, la température extérieure avoisinait les quatre degrés, et toutes mes tentatives pour joindre le capitaine Marino à Richmond avaient été vaines.
Lorsque, enfin, la sonnerie de mon téléphone de voiture résonna, je marmonnai entre mes dents :
— Merci, mon Dieu. J'attrapai le combiné, et annonçai :
— Scarpetta.
— Salut.
— Incroyable, vous avez votre Pager sur vous ? Je n'en reviens pas !
— Si ça vous fait cet effet-là, alors pourquoi vous l'appelez ? (Il eut l'air content de m'entendre.) Qu'est-ce qui se passe ?
Prenant garde de ne pas divulguer trop de détails puisque notre appel pouvait être capté par des scanners, je commençai :
— Vous savez, ce reporter que vous détestez tant...
— Lequel ?
— Celui qui travaille pour l'Associated Press et qui est sans arrêt fourré dans mes bureaux. Marino réfléchit un instant puis dit :
— Alors, c'est quoi l'histoire ? Vous vous êtes colletée avec lui ?
— Malheureusement, on dirait bien. Je suis en route pour l'Elizabeth River. La police de Chesapeake vient juste de m'appeler.
D'un ton menaçant, il reprit :
— Eh, attendez une minute, vous voulez dire que...
— J'en ai bien peur.
— Oh merde !
— Nous n'avons qu'un permis de conduire jusqu'à maintenant. On ne peut donc pas être encore formel à cent pour cent. Je vais aller y jeter un œil avant qu'on ne le déplace.
— Bon sang, attendez un peu, là. Pourquoi vous avez besoin de faire un truc comme ça, bordel ? Y a pas quelqu'un pour s'en charger ?
— Il faut que je le voie avant qu'on ne le déplace, répétai-je.
Marino n'était pas content du tout, parce qu'il était surprotecteur avec moi. Il n'avait pas besoin de rajouter le moindre mot pour que j'en sois consciente.
— Je me disais simplement que vous voudriez peut-être examiner son domicile de Richmond, lui dis-je.
— Ouais, ça c'est foutrement sûr.
— J'ignore totalement ce que nous allons trouver.
— Ben moi, je voudrais juste que vous laissiez les autres le trouver avant vous.
Une fois dans Chesapeake, je pris la sortie vers l'Elizabeth River, puis bifurquai à droite dans High Street, dépassant des églises de brique, des casses de voitures, et des lotissements pour mobile homes. Les baraquements du chantier naval se fondaient dans le décor terriblement déprimant d'une décharge entourée d'une clôture en grillage rouillé et surmontée de fils de fer barbelés. Au beau milieu de ce terrain envahi de mauvaises herbes et semé de morceaux de métal, un incinérateur brûlait les ordures et du charbon et fournissait au cimetière de bateaux l'énergie nécessaire à la poursuite de sa tâche immobile et sans espoir. Les cheminées et les rails étaient silencieux et les grues de cale sèche inertes. Mais, après tout, c'était le dernier jour de l'année.
Je roulai en direction du quartier général construit de blocs de ciment d'un triste beige foncé. Derrière se trouvaient les longues jetées pavées. Un jeune homme en civil, portant un casque de protection, sortit de la guérite située à l'entrée. Je baissai ma vitre. Des nuages filaient dans le ciel, poussés par le vent.
Le visage dénué de toute expression, il déclara :
— C'est une zone surveillée, non accessible au public.
— Je suis le docteur Scarpetta, le médecin expert général de Virginie.
Je lui montrai mon insigne en cuivre qui symbolisait que toute mort soudaine, inexpliquée ou violente survenant dans l'État de Virginie relevait de mon autorité.
Il se pencha vers moi et scruta ma plaque. Il détailla mon visage et examina ma voiture à plusieurs reprises.
— Vous êtes le médecin expert ? demanda-t-il. Alors comment ça se fait que vous ne conduisez pas un fourgon mortuaire ?
J'avais déjà entendu cela et demeurai patiente :
— Ce sont les gens qui travaillent dans les pompes funèbres qui conduisent les fourgons mortuaires. Je ne fais pas partie des pompes funèbres. Je suis médecin légiste.
— Je voudrais voir une autre pièce d'identité.
Je lui tendis mon permis de conduire, certaine que ce genre d'obstruction n'allait pas s'atténuer une fois qu'il m'aurait laissée entrer. Il se recula un peu et approcha une radio portative de sa bouche.
Il tourna la tête, comme s'il souhaitait dire quelque chose de confidentiel qu'il ne voulait pas que j'entende :
— Unité 11 à unité 2. La réponse flotta dans l'air :
— Deux.
— J'ai un docteur Scaylatta ici.
Il écorcha encore davantage mon nom que la majorité des gens.
— OK. Nous l'attendons. Le garde se tourna vers moi :
— Vous pouvez avancer, madame. Vous allez trouver un parking sur votre droite, expliqua-t-il en pointant dans cette direction. Il faut que vous gariez votre voiture, puis vous allez à pied jusqu'à la jetée 2 où se trouve le capitaine Green. C'est à lui que vous devez vous adresser.
— Et où trouverai-je le détective Roche ? demandai
— C'est au capitaine Green que vous devrez vous adresser, répéta-t-il.
Je remontai ma vitre. Il ouvrit la grille bardée de pancartes me prévenant que j'allais pénétrer dans une zone industrielle, que la peinture en aérosol était un danger potentiel, qu'un équipement de sécurité était obligatoire et que je me garais à mes risques et périls. Plus loin, des cargos d'un gris terne, des navires porte-chars, des dragueurs de mines, des hydroptères et des escorteurs menaçaient l'horizon glacé. Des véhicules des services d'urgence et de police ainsi qu'un petit groupe d'hommes étaient rassemblés sur la jetée 2.
Je garai ma voiture à l'endroit que l'on m'avait désigné, et marchai d'un pas vif vers eux, sentant qu'ils me fixaient. J'avais laissé ma trousse médicale et mon équipement de plongée dans la voiture et c'est donc une femme d'âge moyen, les bras ballants, chaussée de bottillons de randonnée, vêtue d'un pantalon de laine et d'un manteau d'un vert armée pâle qui s'avança vers eux. Je n'avais pas posé le pied sur le quai qu'un homme distingué aux cheveux grisonnants m'intercepta comme si j'étais une intruse. Il se plaça devant moi sans un sourire.
— Puis-je vous aider? demanda-t-il d'un ton qui signifiait : «Restez où vous êtes.» Le vent le décoiffa et colora ses joues. J'expliquai à nouveau qui j'étais.
— Oh, bien. Son ton suggérait qu'il pensait plutôt le contraire.
— Je suis le capitaine Green, des services d'enquête dela Marine. Il faut vraiment en finir avec cette histoire. Écoutez...
Il tourna la tête et s'adressa à quelqu'un d'autre :
— Il faut qu'on se débarrasse de ces PC.
Je l'interrompis car j'avais bien l'intention de mettre les choses au clair et tout de suite.
— Excusez-moi. Vous faites partie des services d'enquête de la Marine ? Je croyais que cet ancien chantier naval n'était pas la propriété de la Marine ? Si tel était pourtant le cas, je n'aurais aucune raison d'être ici. L'enquête reviendrait à la Marine et le corps devrait être autopsié par ses anatomopathologistes.
D'un ton qui indiquait que je mettais sa patience à l'épreuve, il répondit :
— Madame, ce chantier naval est exploité par un entrepreneur civil et de ce fait n'appartient pas àla Marine. Cependant , notre intérêt dans cette affaire est évident puisqu'il semble qu'une personne non autorisée plongeait à proximité de nos bâtiments.
— Et vous avez une hypothèse qui explique pourquoi quelqu'un ferait cela ? Je jetai un regard autour de moi.
— Certains chasseurs de trésor pensent trouver dans ces eaux des boulets de canon, de vieilles cloches de bateau ou que sais-je encore.
Nous nous trouvions entre un cargo baptisé El Pasoet le sous-marin Exploiter,tous deux ternis et pétrifiés. L'eau avait la couleur d'un cappuccino, et je songeai que la visibilité serait encore plus mauvaise que je ne l'avais craint. Une plate-forme de plongée se trouvait à côté du sous-marin. Mais je ne décelai rien qui fît penser à la victime ou aux sauveteurs, ou même aux policiers censés s'occuper de cette enquête. Je posai la question à Green. Le vent qui soufflait de la mer engourdissait mon visage. Sa seule réponse fut de me tourner à nouveau le dos.
— Eh, je ne vais pas rester toute la journée ici à attendre Stu , lança-t-il à un homme revêtu d'un bleu de travail et d'un anorak repoussant.
— On peut traîner Bo par la peau des fesses jusqu'ici, capitaine, fut la réponse.
— Sûrement pas, mon gars, répondit Green, qui avait l'air de bien connaître ces hommes. Il est inutile de l'appeler.
— Que non, surenchérit un autre homme avec une barbe hirsute. On sait tous qu'il sera jamais sobre à cette heure-ci.
— Eh bien, si ce n'est pas l'hôpital qui se fout de la charité ! déclara Green, et tous se mirent à rire.
Le teint du barbu évoquait la viande crue. Il alluma une cigarette en me jetant un regard sournois, la protégeant du vent entre ses mains nues et rugueuses.
— J'aipas bu un verre depuis hier, même pas de l'eau, jura-t-il alors que ses camarades riaient encore plus. Bon Dieu, il fait aussi froid que sur le nichon d'une sorcière...
Il serra ses bras autour de sa poitrine et acheva :
— Il aurait fallu que je me mette un manteau plus chaud.
— Ben moi, je dirais que ce qu'est froid, c'est l'autre là-bas, déclara un autre ouvrier, son dentier claquant à chaque mot.
Je finis par comprendre qu'il parlait du plongeur mort.
— Ça, pour sûr qu'il est froid, ce garçon.
— Y sent plus rien, maintenant.
Parvenant à maîtriser mon irritation croissante, je dis à Green :
— Je suis certaine que vous aimeriez commencer au plus vite, et moi aussi. Mais je n'aperçois aucun sauveteur ni aucun policier. Je n'ai pas non plus vu de bateau à fond plat, ni l'endroit de la rivière où se trouve le corps.
Je sentis une demi-douzaine de regards se fixer sur moi, et je détaillai les visages burinés de ces hommes qui ressemblaient plutôt à une bande de pirates des temps modernes. Ils ne voulaient pas de moi dans leur petit club restreint, et je me souvins de ces années passées où la grossièreté et la solitude parvenaient encore à me faire pleurer.
Enfin, Green se décida à répondre :
— La police est à l'intérieur. Ils ont besoin du téléphone. Là-bas, dans le bâtiment principal, celui avec la grande ancre à l'entrée. Les plongeurs sont sans doute avec eux, pour se réchauffer. L'équipe de sauvetage est sur une plate-forme de l'autre côté de la rivière et ils attendaient votre arrivée. Peut-être le fait de savoir que c'est sur cette même plate-forme que la police a découvert une camionnette et une remorque dont on pense qu'elles appartiennent au mort vous intéressera-t-il ?
Green avança et poursuivit :
— Je vais vous conduire. J'ai cru comprendre que vous aviez l'intention de plonger avec les autres ?
— C'est exact. Je le suivis sur la jetée.
— Je ne vois vraiment pas ce que vous espérez trouver.
— J'ai appris il y a longtemps à ne jamais former d'espoirs, capitaine Green.
Comme nous dépassions de vieux bateaux fatigués, je remarquai que partaient de leurs coques une multitude de fines lignes de métal qui plongeaient dans l'eau.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Des PC, des protecteurs cathodiques, répondit-il. Ils sont chargés électriquement, cela minimise la corrosion des bateaux.
— Eh bien, j'espère que quelqu'un les a désactivés.
— Un électricien est en route. Il débranchera toute la jetée.
— Donc, un plongeur aurait pu s'entraver dans ces PC. Il ne doit pas être facile de les distinguer.
— Cela n'aurait pas grande importance. Leur charge électrique est très faible, répondit-il comme si n'importe qui devait être au courant de ce détail. Cela équivaut à recevoir une décharge d'une pile de neuf volts. Les PC ne l'ont pas tué. Vous pouvez déjà rayer cela de votre liste.
Nous nous étions arrêtés au bout de la jetée où la poupe d'un sous-marin à moitié submergé nous faisait face. Le bateau à fond plat en aluminium vert sombre était ancré approximativement à six mètres de nous. Un long tuyau flexible noir partait d'un compresseur logé dans une chambre à air et placé sur le siège passager. Le plancher du bateau était jonché d'outils, d'un équipement de plongée et d'autres objets dont je soupçonnais que quelqu'un les avait déjà retournés sans prendre beaucoup de précautions. Ma poitrine se serra parce qu'il m'était impossible d'exprimer à quel point j'étais en colère.
Green continua :
— Il s'est probablement noyé. Presque tous les cas de plongeurs décédés que j'ai vus étaient des noyades. On peut mourir même dans des eaux aussi peu profondes que celles-ci. C'est ce que l'on va trouver, à tous les coups.
Ignorant ses poncifs médicaux, je déclarai :
— Je trouve son équipement très inhabituel.
Green fixa le contenu du bateau à fond plat, à peine agité par le courant.
— Un narguilé. Ouais, ce n'est pas courant dans le coin.
— Fonctionnait-il lorsqu'on a découvert le bateau ?
— Plus d'essence.
— Que pouvez-vous m'en dire ? C'est du bricolage ?
— Non, c'est en vente dans le commerce. C'est un compresseur à essence, un cinq chevaux. Ça pompe l'air grâce à un flexible basse pression connecté à un deuxième détendeur. Il pouvait rester en plongée quatre à cinq heures. Tant qu'il avait du carburant.
Le regard de Green était toujours perdu vers le lointain.
— Quatre ou cinq heures ? Et pour quelle raison ? demandai-je en le regardant. Je le comprendrais s'il s'agissait de ramasser des langoustes ou des ormeaux. Green demeura silencieux.
— Qu'y a-t-il là-dessous ? Et ne me répondez pas « des souvenirs de guerre », parce que vous savez aussi bien que moi que ce n'est pas ici qu'on en trouve.
— En vérité, il n'y a rien là-dessous.
— Eh bien, en tout cas, lui, il pensait le contraire.
— Malheureusement pour lui, il s'est trompé. Regardez un peu ces nuages qui approchent. Il faut vraiment qu'on aille le chercher.
Green remonta le col de son manteau sur ses oreilles et poursuivit :
— Je suppose que vous êtes une plongeuse certifiée ?
— Depuis de nombreuses années.
— Il faut que je voie votre licence.
Je tournai le regard en direction du bateau à fond plat et du sous-marin voisin en me demandant jusqu'à quel point tous ces gens avaient l'intention de pousser l'absence de coopération.
Green insista :
— Vous devez l'avoir sur vous si vous avez l'intention de plonger. J'étais certain que vous étiez au courant.
— Et moi, j'étais certaine que la Marine ne contrôlait pas ce chantier naval. Il me fixa :
— Je connais les règles en vigueur ici et peu importe qui est responsable de ce chantier. Le fixant à mon tour, je rétorquai :
— Je vois. Et je suppose que j'aurai besoin d'un permis spécial si je souhaite garer ma voiture sur la jetée pour éviter de porter mon équipement de plongée sur un kilomètre ?
— En effet, il vous faut un permis spécial pour vous garer sur la jetée.
— Eh bien, je n'en ai aucun. Je n'ai pas ma licence de plongeur ni celle de sauveteur, pas plus que mon carnet de plongée. Je n'ai pas non plus mes certificats de doctorat de médecine m'autorisant à pratiquer dans les États de Virginie, Maryland ou Floride.
Je parlais d'un ton doux et calme, et sa détermination se radicalisa parce qu'il ne parvenait pas à me paniquer. Il cligna des paupières à plusieurs reprises, et je sentis sa haine.
Je poursuivis :
— C'est la dernière fois que je vous demande de me laisser faire mon travail. Nous sommes en présence d'une mort non naturelle, et cela dépend de mon autorité. Si vous préférez ne pas coopérer, je serai ravie d'appeler la police d'État, le marshal des États-Unis ou même le FBI, à vous de choisir. Je peux sans doute me débrouiller pour que quelqu'un arrive ici en vingt minutes. J'ai mon téléphone portable dans ma poche, ici, achevai-je en le tapotant.
Il haussa les épaules :
— Vous voulez plonger, eh bien, allez-y. Mais il va falloir que vous signiez une décharge dégageant le chantier naval de toute responsabilité en cas d'accident. Et je doute très sincèrement que nous ayons ce genre de formulaire dans le coin.
— Je vois. Donc, maintenant, je dois signer un formulaire que vous n'avez pas ?
— En effet.
— Très bien. Je vais rédiger une décharge moi-même.
— Seul un avocat est habilité à faire ce genre de chose, et c'est un jour férié.
— Je suis avocat et je travaille les jours fériés.
Les muscles de ses mâchoires se crispèrent et je compris qu'il n'allait pas s'embêter davantage avec des formulaires maintenant qu'il était possible de les obtenir.
Nous nous en retournâmes sur nos pas, et mon estomac se noua de terreur. Je ne voulais pas effectuer cette plongée, et je n'aimais pas les gens que j'avais rencontrés aujourd'hui. Bien sûr, je m'étais déjà retrouvée emberlificotée dans les barbelés administratifs auparavant, lorsque des affaires impliquaient le gouvernement ou de gros intérêts privés. Mais ça, c'était différent.
Green reprit de son ton méprisant :
— Dites-moi, est-ce la coutume que des médecins légistes aillent chercher les cadavres ?
— Non, c'est rare.
— Expliquez-moi pour quelle raison vous pensez que c'est nécessaire dans ce cas ?
— La scène du crime disparaîtra dès que l'on bougera le corps. Je crois que les circonstances sont suffisamment inhabituelles pour que j'aille jeter un œil tant que je le peux. Et il se trouve que je m'occupe momentanément de mon district de Tidewater ; j'étais donc là lorsqu'on a appelé.
Green demeura silencieux quelques instants et me dérouta lorsqu'il dit :
— J'ai été sincèrement désolé lorsque j'ai appris pour la mère du docteur Mant. Quand sera-t-il de retour ?
Je tentai de me remémorer le coup de téléphone du matin, et cet homme du nom de Young avec son accent du Sud prononcé. Green ne parlait pas comme un natif du Sud, moi non plus d'ailleurs, mais cela ne signifiait pas que nous n'étions pas capables, l'un comme l'autre, d'imiter cet accent traînant.
— Je ne sais pas exactement, commençai-je prudemment. Mais comment le connaissez-vous ?
— De temps en temps, des enquêtes se superposent, que ce soit souhaitable ou non. Je n'étais pas sûre de comprendre où il voulait en venir. Green poursuivit :
— Le docteur Mant a compris qu'il était important de ne pas interférer. C'est agréable de travailler avec ces gens-là.
— L'importance de ne pas interférer avec quoi, capitaine Green ?
— Eh bien, si l'enquête concerne la Marine par exemple, ou telle ou telle juridiction. Les gens interfèrent de plein de façons. Mais toutes sont gênantes et peuvent occasionner des dégâts. Prenez ce plongeur, par exemple. Il est allé dans un endroit où il n'avait rien à faire, et regardez ce qui s'est passé.
Je m'étais arrêtée, et le fixai avec incrédulité :
— Je dois sûrement rêver, mais j'ai l'impression que vous me menacez.
— Allez chercher votre équipement. Vous pouvez vous garer plus près, contre la clôture, là, dit-il en s'éloignant.
2
LONGTEMPSaprès qu'il eut disparu à l'intérieur du bâtiment devant lequel était installée l'ancre de marine, je demeurai assise sur le quai, me débattant avec l'épaisse combinaison de plongée que je devais enfiler par-dessus mon maillot isothermique. Plusieurs sauveteurs s'affairaient non loin de moi, et préparaient un bateau à fond plat qu'ils avaient amarré à un pilotis. Des ouvriers du chantier erraient aux alentours avec curiosité. Sur le ponton, deux hommes en combinaison de Néoprène bleu roi procédaient à la vérification de leurs émetteurs individuels, et examinaient scrupuleusement le matériel de plongée, le mien inclus.
J'observai les plongeurs discuter tandis qu'ils dévissaient des tuyaux et lestaient des ceintures, mais ne pus distinguer le moindre mot. De temps en temps, ils jetaient un regard dans ma direction, et je fus surprise lorsque l'un d'eux entreprit de gravir l'échelle qui menait à mon quai. Il se dirigea vers moi et s'assit à mes côtés sur le petit carré de pavé froid.
— La place est libre ?
C'était un jeune homme noir, bâti comme un athlète olympique.
— Elle est convoitée par beaucoup de gens, mais je ne sais pas où ils sont. Bon sang, continuai-je en luttant avec ma combinaison. Je déteste ces trucs.
— Faites comme s'il s'agissait d'enfiler une chambre à air.
— En voilà, une consolation.
— Je dois vous parler de l'équipement de communication sous-marine. Vous avez déjà utilisé ce genre de chose ?
Je jetai un regard à son visage sérieux.
— Vous faites partie d'une des brigades ?
— Non. Moi, c'est juste la bonne vieille Marine. Je ne sais pas pour vous, mais moi, ce n'est pas comme ça que j'avais prévu de passer le Nouvel An. Je me demande bien qui pourrait avoir envie de plonger là-dedans, à moins de fantasmer et de se prendre pour un têtard aveugle dans une flaque de boue. Ou à moins d'être vraiment carence en fer et de croire que toute la rouille du coin va vous requinquer.
— Tout ce qu'elle peut faire, c'est vous transmettre le tétanos. Qui d'autre ici appartient à la Marine ? demandai-je en regardant aux alentours.
— Les deux du bateau de sauvetage sont avec la brigade. À l'exception de notre intrépide enquêteur de la Marine, le seul autre type qui en fait partie, c'est Ki Soo, sur la plate-forme de plongée. Ki est un bon. C'est mon équipier.
De la main, il adressa un signe de « OK » à Ki Soo, qui le lui rendit. Tout cela était intéressant, et très différent de ce que j'avais rencontré jusqu'à présent.
— Maintenant, écoutez-moi bien, fit mon nouveau compagnon comme si nous travaillions ensemble depuis des années. Le matériel de transmission, ça n'est pas commode, si vous n'en avez jamais utilisé. Ça peut même être dangereux, insista-t-il d'un air grave.
— J'ai l'habitude, affirmai-je avec plus d'assurance que je n'en ressentais.
— Eh bien, vous devrez en avoir plus que l'habitude. Il faut que vous fassiez équipe avec votre matériel, parce que, tout comme votre équipier, il peut vous sauverla vie. Il peut aussi vous tuer, ajouta-t-il après un silence.
Je n'avais utilisé qu'une seule fois du matériel de transmission sous-marine au cours d'une précédente plongée, et voir mon détendeur remplacé par un masque totalement étanche agrémenté d'un embout et dépourvu de valve ne me rassurait pas encore complètement. Je craignais l'inondation du masque, et d'avoir à arracher celui-ci tout en cherchant frénétiquement à tâtons ma réserve d'air. Mais je n'allais sûrement pas en parler maintenant.
— Ça ira, assurai-je de nouveau.
— Génial. On m'avait bien dit que vous étiez une pro. A propos, je m'appelle Jerod, et je sais déjà qui vous êtes.
Assis en tailleur, il jetait des graviers dans l'eau, apparemment fasciné par les cercles concentriques qui se formaient lentement.
— J'ai entendu dire beaucoup de bien de vous. D'ailleurs, quand ma femme va savoir que je vous ai rencontrée, elle va être jalouse.
Je ne voyais pas très bien comment un plongeur de la Marine pouvait avoir entendu parler de moi autrement que par les journaux, lesquels ne m'étaient pas toujours favorables. Néanmoins, ses paroles appliquèrent un baume bienvenu sur ma mauvaise humeur, et je m'apprêtais à le lui dire lorsqu'il jeta un coup d'œil à sa montre, puis baissa les yeux vers le ponton et rencontra le regard de Ki Soo.
— Docteur Scarpetta, dit-il en se levant, je crois qu'on est prêts pour le bal. Et vous ? Je me redressai à mon tour.
— Fin prête. Quelle est la meilleure approche à adopter ?
— La meilleure - et la seule, d'ailleurs - consiste à suivre ce flexible vers le bas.
Nous nous rapprochâmes du bord du quai, et il désigna du doigt le bateau plat.
— Je suis descendu une fois, et si vous ne suivez pas le tuyau, vous ne le trouverez jamais. Vous avez déjà pataugé dans un égout sans lumière ?
— Non, celle-là, je n'y ai pas encore eu droit.
— Eh bien, vous ne voyez que dalle. Et ici, c'est pareil.
— Personne n'a touché au corps, à votre connaissance ?
— Il n'y a que moi qui l'aie approché.
Il m'observa tandis que je ramassais ma bouée de sécurité et glissais une torche dans une poche.
— Si j'étais vous, je laisserais tomber. Étant donné les conditions de plongée, la torche ne fera rien d'autre que vous gêner.
Je l'emportai pourtant car je tenais à disposer de tous les atouts possibles. Jerod et moi descendîmes l'échelle qui menait au ponton afin d'achever nos préparatifs. J'ignorai les regards insistants des ouvriers du chantier tandis que je m'appliquais une crème sur les cheveux puis enfilais le capuchon de Néoprène. Je bouclai un couteau sur la face interne de mon mollet droit, attrapai les deux extrémités d'une ceinture lestée de sept kilos et demi et la fixai rapidement autour de ma taille. Je vérifiai les mécanismes de sécurité, puis enfilai des gants.
— Je suis prête, dis-je à Ki Soo.
Il apporta l'équipement de transmission et mon détendeur.
— Je vais fixer le tuyau du détendeur à votre masque, annonça-t-il. On m'a dit que vous aviez déjà utilisé ce type de matériel.
— Exact.
Il s'accroupit près de moi et baissa la voix comme si nous nous apprêtions à conspirer.
— Jerod, vous et moi, nous allons tous les trois être en contact permanent, avec ces émetteurs.
Ceux-ci ressemblaient à des masques à gaz rouge vif pourvus d'un harnais avec cinq courroies de fixation à l'arrière. Jerod se plaça derrière moi et m'aida à enfiler ma bouée de sécurité et mon réservoir d'air tandis que son équipier continuait de parler.
— Vous savez que vous devez respirer normalement et pousser sur le bouton situé sur l'embout lorsque vous désirez communiquer, expliqua Ki Soo en joignant le geste àla parole. Maintenant , à nous de fixer ça du mieux possible par-dessus votre capuchon puis de bien l'introduire. Là, rentrez bien vos cheveux, et laissez-moi vérifier que c'est assez serré derrière.
C'était hors de l'eau que je détestais le plus ces émetteurs, car ils rendaient la respiration difficile. J'inspirai de mon mieux en fixant à travers le masque de plastique ces deux plongeurs à qui je venais de confier ma vie.
— Deux sauveteurs dans un bateau vont surveiller le déroulement de l'opération à l'aide d'un transducteur qui sera descendu dans l'eau. Quiconque écoute à la surface entendra tout ce que nous dirons. Vous avez compris ?
Ki Soo me regarda, et je saisis qu'il venait de m'adresser un avertissement. J'acquiesçai d'un signe. Mon souffle saccadé résonnait à mes oreilles.
— Vous voulez vos palmes maintenant ? Je secouai la tête et désignai l'eau du doigt.
— Alors, descendez, et je vous les lancerai.
Pesant maintenant au moins quarante kilos de plus qu'à mon arrivée, je me rapprochai du bord de la plate-forme avec précaution, puis vérifiai encore une fois que mon masque était bien enfilé dans mon capuchon. Les protecteurs cathodiques ressemblaient à des moustaches de poissons-chats sur ces gigantesques vaisseaux, et le vent ridait la surface de l'eau. Je rassemblai tout mon courage pour effectuer le pas de géant le plus effrayant de ma vie.
Le premier choc vint de la température glaciale. Mon corps mit un certain temps à réchauffer l'eau qui filtrait dans ma combinaison de caoutchouc tandis que j'enfilais mes palmes. Mais pis encore, je ne voyais ni ma console électronique ni sa boussole. Je ne distinguais même pas ma propre main devant mes yeux, et compris pourquoi il était inutile de m'encombrer d'une torche. Les sédiments en suspension absorbaient la lumière comme un buvard, et m'obligeaient à faire surface fréquemment, à intervalles réguliers, pour m'orienter tandis que je nageais vers l'endroit où le tuyau qui pendait du bateau à fond plat disparaissait sous la surface de la rivière.
La voix de Ki Soo résonna dans le récepteur placé contre ma boîte crânienne.
— Tout le monde est OK ?
— OK, articulai-je dans l'embout.
Je nageai lentement, juste en dessous de la surface, en essayant de me détendre.
— Vous avez atteint le tuyau ? demanda Jerod.
— J'ai la main dessus. Le flexible paraissait bizarrement tendu, et je pris soin d'y toucher le moins possible.
J'entamai ma descente, m'accordant des paliers pour équilibrer la pression dans mes oreilles et maîtriser ma panique. Je ne voyais rien, et mon cœur battait à se rompre. Je tentai de me contraindre à me décontracter et à respirer profondément. Je m'arrêtai un moment et me laissai flotter les yeux fermés, le souffle lent. Je repris ma descente le long du tuyau, mais la panique me saisit de nouveau lorsqu'un gros câble rouillé se matérialisa soudain devant moi.
Je tentai de passer dessous, mais je ne voyais pas d'où il venait, ni où il allait. En outre, j'étais plus légère que je ne l'aurais voulu. Un peu plus de lest dans ma ceinture ou dans les poches de ma bouée de sécurité n'aurait pas été de trop. Le câble me prit par l'arrière, et heurta brutalement ma valve-K. Une traction brutale s'exerça sur mon détendeur, comme si quelqu'un l'agrippait derrière moi. Ma bouteille détachée se mit à glisser dans mon dos, m'entraînant avec elle. J'arrachai les lanières en Velcro de ma bouée de sécurité et réussis à m'extraire rapidement de celle-ci, tandis que je me concentrais sur la procédure à laquelle j'avais été entraînée, m'empêchant de penser à autre chose.
— Tout est OK ?
La voix de Ki Soo venait de résonner de nouveau dans mon masque.
— Problème technique.
Je plaçai la bouteille entre mes jambes pour pouvoir flotter dessus, comme si je chevauchais une fusée à travers un espace boueux et froid. Je réajustai les lanières tout en luttant contre la frayeur.
— Besoin d'aide ?
— Négatif. Attention aux câbles.
— Il faut faire attention à tout, dit-il en écho.
Tandis que j'enfilais de nouveau la bouée de sécurité, la pensée me traversa qu'il existait de nombreuses façons de mourir ici. J'opérai une rotation pour me mettre sur le dos, et me réharnachai confortablement.
— Tout est OK?
— OK. La transmission est brouillée.
— Trop d'interférences, à cause de tous ces gros rafiots. On descend derrière vous. Vous voulez qu'on se rapproche ?
— Pas encore.
Ils se maintenaient à une distance prudente, sachant que je voulais examiner le corps sans aucune distraction ou intervention. Inutile de nous encombrer les uns les autres. Je continuai lentement de descendre dans les profondeurs, et, en me rapprochant du fond, je compris que le tuyau devait être coincé quelque part, ce qui expliquait qu'il soit aussi tendu. Ne sachant pas très bien où me diriger, je tentai de m'éloigner de quelques mètres sur la gauche lorsque quelque chose m'effleura. Je me retournai et me retrouvai nez à nez avec le mort. Je reculai avec un sursaut involontaire qui fit rebondir et tournoyer le corps. Il flottait avec langueur à l'extrémité de sa corde, ses bras enveloppés de caoutchouc tendus devant lui comme ceux d'un somnambule tandis que mon mouvement l'attirait dans ma direction.
Je le laissai se rapprocher. Il rebondit et tournoya de nouveau, mais l'effet de surprise était passé, et je n'avais plus peur. On aurait dit qu'il essayait d'attirer mon attention, ou bien qu'il voulait danser avec moi à travers les ténèbres infernales de la rivière qui l'avait englouti. Je me laissai flotter, actionnant à peine mes palmes, craignant de remuer le fond, ou de me couper sur des débris rouillés.
— Je l'ai. Ou peut-être devrais-je dire qu'il m'a eue. J'enfonçai de nouveau le bouton de l'émetteur.
— Vous me recevez ?
— A peine. Nous sommes à peu près à trois mètres au-dessus de vous. En attente.
— Attendez encore quelques minutes, puis nous le sortirons.
J'actionnai une dernière fois ma torche, au cas où, mais elle se révéla encore une fois inutile, et je me rendis compte qu'il me faudrait examiner la scène à tâtons. Je fourrai de nouveau ma torche dans ma bouée de sécurité et brandis ma console électronique presque contre mon masque. Je pus à grand-peine déchiffrer que je me trouvais à neuf mètres de profondeur, et qu'il me restait plus de la moitié de ma réserve d'air. J'entrepris de faire glisser vers moi le visage du mort, mais, en raison de l'obscurité, je ne pus que distinguer vaguement ses traits et une chevelure libérée de son capuchon.
Je l'agrippai par les épaules, tâtai avec précaution en remontant le long de sa poitrine, à la recherche du tuyau d'arrivée d'air. Celui-ci était passé dans sa ceinture de lest, et je le suivis afin de trouver où il était coincé. A moins de trois mètres de là, une gigantesque hélice rouillée se matérialisa devant mes yeux. Je touchai une paroi de métal incrustée de bernacles, le flanc d'un navire, et assurai ma prise pour ne pas me rapprocher plus près. Je ne tenais pas à être entraînée sous un vaisseau de la taille d'un stade, obligée de retrouver mon chemin à l'aveuglette en risquant de manquer d'air.
Le flexible était emmêlé, et je le palpai sur sa longueur pour voir s'il était plié ou compressé de telle façon que l'arrivée d'air ait pu être coupée. Ce n'était pas le cas, au contraire, car lorsque j'entrepris de le dégager de l'hélice, je le fis sans aucune difficulté. Je ne voyais rien qui ait pu empêcher le plongeur de se libérer, et je soupçonnai que son tuyau s'était accroché après la mort.
— Son arrivée d'air était coincée par l'hélice d'un des bateaux, annonçai-je par l'intermédiaire dela radio. Je ne sais pas lequel.
— Vous avez besoin d'aide ? demanda Jerod.
— Non, je l'ai. Vous pouvez commencer à tirer. Je sentis le tuyau bouger.
— OK, je vais le guider, dis-je. Allez-y, tirez, très lentement.
Je nouai mes bras sous le corps par-derrière, puis battis des jambes au lieu de donner l'impulsion avec mes hanches car ma liberté de mouvement était restreinte.
— Doucement, annonçai-je au micro, car je ne pouvais remonter de plus de trente centimètres àla seconde. Tout doux, tout doux.
Je jetai régulièrement un regard vers le haut, mais sans rien voir. Ce ne fut que lorsque nous atteignîmes la surface de l'eau que je découvris un ciel orné de nuages gris ardoise, et le bateau de sauvetage qui flottait non loin. Je gonflai la bouée de sécurité du mort ainsi que la mienne, le retournai sur le ventre, puis détachai sa ceinture de lest, que je faillis laisser échapper en raison de son poids. Je réussis néanmoins à la tendre aux sauveteurs revêtus de combinaisons de plongée qui semblaient à leur affaire dans leur vieux bateau plat.
Jerod, Ki Soo et moi fumes obligés de conserver nos masques car nous devions regagner le ponton àla nage. Nous fîmes ainsi glisser le corps dans un panier en treillage métallique tout en conversant par l'intermédiaire de nos émetteurs et en respirant grâce à nos bouteilles, puis le poussâmes tout contre le bateau. Nous aidâmes ensuite les sauveteurs à le soulever tandis que l'eau dégoulinait de partout.
Je fis signe aux sauveteurs :
— Il faut lui ôter son masque.
Ils n'eurent pas l'air de comprendre. Apparemment, ce n'était pas eux qui avaient le transducteur. Ils ne saisissaient pas un traître mot de notre conversation.
L'un d'eux se pencha vers moi :
— Vous voulez qu'on vous aide à ôter votre masque ? demanda-t-il.
Je le repoussai d'un geste et secouaila tête. Agrippant le rebord du bateau, je me hissai suffisamment pour atteindre le panier. Je tirai le masque du mort, le vidai de son eau, et le posai à côté de sa tête encapuchonnée. Ses longues mèches ruisselaient. Ce fut alors que je le reconnus, malgré les cernes profonds qui marquaient ses yeux. Je reconnus le nez droit et la moustache sombre qui soulignait une bouche aux lèvres pleines. Je reconnus le journaliste qui s'était toujours montré impartial à mon égard.
— OK ? demanda un des sauveteurs avec un haussement d'épaules.
D'un signe, je donnai mon accord. Je savais qu'ils ne comprenaient pas l'importance de ce que je venais de faire. J'avais agi par souci d'esthétique : plusle masque s'incrusterait dans une peau qui perdait son élasticité à toute vitesse, moins il serait possible d'en effacer l'empreinte. C'était là un souci mineur pour les enquêteurs et les auxiliaires médicaux, mais pas pour les proches qui voudraient voir le visage de Tom Eddings.
— La transmission fonctionne ? demandai-je à Ki Soo et Jerod tandis que nous dansions dans l'eau.
— C'est bon. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse de tout ce flexible ? s'enquit Jerod.
— Coupez-le à environ deux mètres cinquante du corps et bridez l'extrémité. Placez ça sous scellés dans un sac en plastique avec son détendeur.
— J'ai un sac de récupération dans ma bouée de sécurité, proposa Ki Soo.
— Parfait, ça ira.
Après avoir accompli tout ce qui était en notre pouvoir, nous nous reposâmes un moment en regardant le bateau plat et son appareillage flottant sur l'eau boueuse. Lorsque j'examinai l'endroit où j'avais plongé, je compris que l'hélice dans laquelle le flexible d'Eddings s'était coincé appartenait à Y Exploiter.Il s'agissait d'un sous-marin qui semblait dater de l'après-guerre, peut-être de la guerre de Corée. Je me demandai s'il avait été désarmé et s'il était destiné à être vendu comme dela ferraille. Je me demandai également si Eddings avait plongé là pour une raison précise, ou s'il avait dérivé dans cette direction après sa mort.
Le bateau de sauvetage se trouvait à mi-chemin du débarcadère, de l'autre côté de la rivière, où une ambulance attendait pour emporter le corps àla morgue. De la main, Jerod me fit un signe de OK que je lui rendis. J'étais pourtant loin d'éprouver le sentiment que tout était OK. L'air s'échappa en sifflant de nos bouées lorsque nous les dégonflâmes, et nous plongeâmes de nouveau dans cette eau de la couleur d'une vieille pièce de monnaie rouillée.
Loin d'être aussi forte que Jerod et Ki Soo, qui se mouvaient dans leur attirail comme s'il s'agissait d'une seconde peau, je grimpai l'échelle qui menait au ponton de plongée, puis au quai, les jambes flageolantes. Néanmoins, je me débarrassai de ma bouée de sécurité et de ma bouteille sans demander l'aide de personne. Une vedette de la police passa bruyamment près de ma voiture, tandis que quelqu'un remorquait le bateau d'Eddings en direction du débarcadère. Il faudrait procéder à une vérification d'identité, mais je n'avais guère de doutes sur celle-ci.
Une voix au-dessus de ma tête demanda brusquement :
— Alors, qu'est-ce que vous en pensez ?
Je levai les yeux et découvris le capitaine Green sur le quai. Il était accompagné d'un homme grand et mince. Apparemment devenu plus charitable, il se pencha pour m'offrir son aide :
— Tenez, donnez-moi votre bouteille.
— Je ne peux rien dire tant que je n'aurai pas examiné le corps, répondis-je tout en lui passant la bouteille puis le reste de mon équipement. Merci. Le bateau, le tuyau, tout doit aller directement à la morgue, ajoutai-je.
— Quoi ? Qu'est-ce que vous allez en faire ?
— Le narguilé aussi doit être autopsié.
— Vous allez être obligée de drôlement bien rincer tout ça, intervint l'homme mince comme s'il connaissait mieux la plongée sous-marine que Cousteau.
Sa voix me parut familière.
— Il y a plein d'huile et de rouille là-dedans.
— C'est le moins qu'on puisse dire, remarquai-je en atteignant le quai. Il se présenta alors :
— Je suis le détective Roche.
Curieusement, il était vêtu d'un jean et d'un vieux blouson portant le sigle d'une université.
— Vous avez dit que son tuyau d'arrivée d'air était coincé dans quelque chose ?
— C'est ce que j'ai dit, mais je me demande comment vous m'avez entendue.
Je contemplai mon équipement sale et mouillé, et la perspective de devoir le ramener jusqu'à ma voiture ne m'enchantait guère.
— Nous avons bien entendu suivi les étapes de la récupération du corps, expliqua Green. Le détective Roche et moi écoutions dans le bâtiment.
L'avertissement de Ki Soo me revint en mémoire. Je jetai un coup d'œil à la plate-forme en dessous, où Jerod et lui s'occupaient de leur propre matériel.
— Le tuyau était coincé dans une hélice, mais je ne peux pas vous dire à quel moment cela s'est produit. Peut-être avant sa mort, peut-être après.
Roche ne manifestait pas un intérêt débordant pour l'affaire, et ne cessait de me fixer d'une façon qui devenait embarrassante. Il était très jeune et presque joli garçon, avec des traits délicats, des lèvres généreuses et une chevelure brune, courte et bouclée. Mais je n'aimais pas son regard, que je trouvais envahissant et suffisant. Je retirai mon capuchon et passai ma main dans mes cheveux humides. Il continua de m'observer tandis que j'ouvrais la fermeture Éclair de ma combinaison et la faisais glisser sur mes hanches. Je ne portais plus rien d'autre que mon maillot isothermique, et l'eau accumulée entre celui-ci et ma peau refroidissait rapidement. Je n'allais pas tarder à être glacée jusqu'à la moelle, et mes ongles bleuissaient déjà.
— Un des sauveteurs m'a dit que le visage du mort avait l'air très rouge, dit le capitaine tandis que je nouais les manches de ma combinaison autour de ma taille. Je me demande si ça signifie quelque chose.
— Coloration d'hypothermie, répliquai-je. Il me regarda d'un air interrogateur.
— Les corps exposés au froid deviennent rose vif. Je commençai à frissonner.
— Je vois. Alors, ça ne veut pas...
Je l'interrompis car j'étais trop mal à l'aise pour continuer à les écouter.
— Non. Cela ne signifie pas nécessairement quelque chose. Dites-moi, existe-t-il des toilettes pour dames quelque part, que je puisse me débarrasser de ces trucs mouillés ?
Je jetai un coup d'œil aux alentours, sans rien voir de très prometteur.
— Là-bas.
Green désigna du doigt une petite remorque située près du bâtiment administratif.
— Voulez-vous que le détective Roche vous accompagne pour vous montrer les lieux ?
— C'est inutile.
— Espérons que ce n'est pas fermé à clef, ajouta Green.
Ce serait bien ma chance, songeai-je. Mais bien qu'ouvert, l'endroit était épouvantable, pourvu uniquement d'un évier et de toilettes dont le dernier nettoyage devait remonter aux calendes grecques. La porte qui accédait en face aux toilettes des hommes était barricadée à l'aide d'une cale de bois, d'un cadenas et d'une chaîne, comme si l'intimité préoccupait beaucoup l'un ou l'autre sexe.
Il n'y avait pas de chauffage. Je me déshabillai, et découvris qu'il n'y avait pas non plus d'eau chaude. Je me lavai comme je le pus, puis enfilai à toute vitesse un survêtement, des après-ski et une casquette. Il était maintenant une heure et demie, et Lucy était probablement arrivée chez Mant. Je n'avais même pas commencé à préparer la sauce tomate. Épuisée, je mourais d'envie de prendre un long bain ou une douche brûlante.
Il me fut impossible de me débarrasser de Green, qui me raccompagna à ma voiture et m'aida à ranger mon matériel de plongée dans le coffre. Le bateau plat avait été chargé sur une remorque et devait être en route pour mon bureau de Norfolk. Je ne vis ni Jerod, ni Ki Soo, et regrettai de ne pouvoir leur dire au revoir.
— Quand allez-vous pratiquer l'autopsie ?
Je regardai Green, et le trouvai bien représentatif de ces faibles qui disposaient d'un pouvoir ou d'un grade : après avoir fait de son mieux pour m'intimider, sans résultat, il avait ensuite décidé que nous serions amis.
— Maintenant. Je mis le moteur en marche et poussai le chauffage au maximum. Il eut l'air surpris.
— Votre bureau est ouvert aujourd'hui ?
— Je viens de l'ouvrir.
Il me dévisagea, appuyé contre le haut de la portière que je n'avais pas refermée. Il se trouvait si près que je distinguais le réseau de vaisseaux sanguins éclatés sur ses pommettes et les ailes de son nez, les changements de pigmentation de sa peau dus au soleil.
— Vous m'appellerez pour me faire votre rapport ?
— Lorsque j'aurai déterminé la cause et les circonstances de la mort, je ne manquerai pas d'en discuter avec vous.
— Les circonstances ? dit-il en fronçant les sourcils. Vous voulez dire que ce n'est pas nécessairement une mort accidentelle ? La question peut se poser ?
— Il y a et il y aura toujours des questions, capitaine Green. Mon travail consiste à poser des questions.
— Eh bien, si vous lui trouvez un couteau ou une balle dans le dos, j'espère que vous m'appellerez en premier, dit-il avec une discrète ironie en me tendant sa carte.
Je démarrai, puis cherchai le numéro de l'assistant de Mant à la morgue, priant pour qu'il soit chez lui. C'était le cas.
— Danny, ici le docteur Scarpetta.
— Oh, bonjour, madame, dit-il d'un ton surpris.
Des chants de Noël et l'écho d'une discussion résonnaient en arrière-plan. Âgé d'une vingtaine d'années, Danny Webster vivait encore chez ses parents.
— Je suis désolée de vous déranger un 31 décembre, mais il nous arrive un décès et j'ai besoin de pratiquer une autopsie le plus vite possible. Je suis en route pour le bureau.
— Vous avez besoin de moi ? L'idée ne semblait pas lui déplaire.
— Si vous pouviez m'aider, je ne saurais vous dire à quel point je vous en serais reconnaissante. À l'instant même où nous parlons, un bateau et un corps sont acheminés vers le bureau.
— Pas de problème, docteur Scarpetta, dit-il avec entrain. Je vous rejoins tout de suite.
J'appelai ensuite chez Mant, mais Lucy ne décrocha pas, aussi composai-je le code pour écouter le répondeur. Il y avait deux messages de condoléances laissés par des amis de Mant. La neige s'était mise à tomber du ciel plombé, et les gens roulaient à une vitesse déraisonnable sur l'autoroute encombrée. Je me demandai si ma nièce avait été retardée, et pourquoi elle n'avait pas appelé. Âgée de vingt-trois ans, Lucy était tout juste diplômée de l'Académie du FBI, et je me faisais toujours du souci pour elle, comme si elle avait besoin de ma protection.
Mon bureau du district de Tidewater était installé dans une petite annexe encombrée au sein du Sentara Norfolk General Hospital. Nous partagions les lieux avec le département de la santé incluant, malheureusement, le bureau de l'Inspection sanitaire des mollusques et crustacés. Quels que soient l'heure ou le jour, il ne faisait pas bon se trouver sur le parking entre l'odeur des corps en décomposition et celle des fruits de mer pourris.La vieille Toyota de Danny était déjà sur place lorsque j'arrivai, et je constatai avec plaisir en déverrouillant la porte par laquelle on faisait entrer le corps que le bateau m'attendait aussi.
Je baissai la porte derrière moi et examinai celui-ci. Le long tuyau d'arrivée d'air avait été soigneusement enroulé, et le détendeur et son extrémité sectionnée étaient scellés dans un sac en plastique, ainsi que je l'avais demandé. L'autre extrémité était encore reliée au petit compresseur sanglé dans une chambre à air. Il y avait également là l'assortiment varié de matériel de navigation et de plongée auquel on pouvait s'attendre, plus des lests supplémentaires, une bouteille d'air à 600 kg/cm2de pression, une pagaie, un gilet de sauvetage, une torche, une couverture et un pistolet de signalisation, ainsi qu'un bidon d'essence.
Eddings avait aussi installé un moteur auxiliaire de cinq chevaux pour la pêche àla cuiller. Il l'avait de toute évidence utilisé pour pénétrer dans le périmètre interdit où il était mort. Le moteur principal de trente-cinq chevaux était remonté et bloqué, l'hélice hors de l'eau. Je me souvins qu'il se trouvait dans cette même position lorsque j'avais vu le bateau sur les lieux. Mais l'objet qui m'intéressa plus que tout fut une valise en plastique rigide ouverte à même le fond de l'embarcation. Divers accessoires photographiques et des boîtes de pellicule Kodak cent Asa étaient nichés dans son rembourrage de mousse prédécoupée, mais je ne vis ni appareil photo ni stroboscope, sans doute perdus corps et biens au fond de l'Elizabeth River.
Je gravis une rampe d'accès et ouvris une autre porte. Ted Eddings était enfermé dans un sac sur un chariot garé près de la salle de radiologie, dans un corridor carrelé de blanc. Ses bras raidis poussaient le vinyle noir comme s'il luttait pour s'en échapper. De l'eau gouttait lentement sur le sol. J'allais me mettre à la recherche de Danny lorsqu'il apparut en boitillant au détour du couloir, les bras chargés d'un tas de serviettes. Il portait à la jambe droite une genouillère de sport rouge vif, à la suite d'un accident de football ayant nécessité une reconstruction du ligament croisé antéro -externe.
— Il faut le mettre immédiatement dans la salle d'autopsie. Vous savez que je n'aime pas laisser des corps sans surveillance dans le couloir.
Il épongea le sol avec les serviettes.
— J'avais peur que quelqu'un ne glisse.
— Aujourd'hui, il n'y a personne d'autre que vous et moi, ici, remarquai-je dans un sourire. Mais merci d'y avoir pensé, et je ne tiens pas du tout à ce que vous,vous glissiez. Comment va votre genou ?
— J'ai l'impression que ça ne s'arrangera jamais. Ça fait déjà presque trois mois, et j'arrive à peine à descendre un escalier.
— Patience, continuez vos séances de kiné, et vous verrez que ça ira mieux, lui répétai-je une nouvelle fois. Vous l'avez passé aux rayons X ?
Danny avait déjà travaillé sur des morts en plongée. Il savait qu'il était hautement improbable de trouver des projectiles ou des os brisés, mais une radio pouvait révéler un pneumothorax ou un déplacement du médiastin provoqué par de l'air s'échappant des poumons consécutivement à un barotrauma.
— Oui, madame. La radio est au développement. Il s'interrompit, et eut une grimace de déplaisir.
— Et le détective Roche, de la police de Chesapeake, est en route. Il veut assister à l'examen postmortem.
J'encourageais toujours les enquêteurs à assister aux autopsies de leurs « clients », mais le détective Roche n'était pas quelqu'un que je tenais particulièrement à voir dans ma morgue.
— Vous le connaissez ? demandai-je .
— Il est déjà venu ici. Vous jugerez par vous-même.
Il se redressa et ramassa de nouveau les mèches brunes qui s'étaient échappées de sa queue de cheval et lui tombaient dans les yeux. Élégant et souple, il ressemblait à un jeune Cherokee, avec un sourire éblouissant. Je m'étais souvent demandé pourquoi il désirait travailler ici. Je l'aidai à déplacer le chariot jusque dans la salle d'autopsie, puis disparus dans le vestiaire pour prendre une douche tandis qu'il pesait et mesurait le corps. Au moment où j'enfilais ma blouse, Marino appela mon Pager.
— Que se passe-t-il ? demandai-je lorsque je le joignis au téléphone.
— C'est bien lui, hein ?
— A priori, oui.
— Vous l'autopsiez maintenant ?
— Je vais commencer.
— Donnez-moi un quart d'heure, je suis presque là.
— Vous venez ici ? dis-je sans comprendre.
— Je vous appelle de mon téléphone de voiture. On parlera plus tard. J'arrive.
Tout en me demandant ce que cela signifiait, je compris que Marino avait dû découvrir quelque chose à Richmond. Sinon, sa venue ne rimait à rien. Le décès de Ted Eddings ne relevait pas de sa juridiction, à moins que le FBI ne soit déjà mêlé à l'affaire, ce qui ne rimerait à rien non plus.
Marino et moi étions consultants du FBI pour l'Unité d'aide à l'investigation, plus connue sous le nom d'Unité des profileurs, spécialisée dans l'assistance à la police en cas de crimes particulièrement odieux ou difficiles. Il nous arrivait souvent de nous retrouver impliqués dans des affaires extérieures à notre juridiction, mais sur invitation seulement. Or, il était un peu tôt pour que la police de Chesapeake ait fait appel au FBI, quelle qu'en fut la raison.
Le détective Roche fit son apparition avant Marino, un sac en papier àla main. Il insista pour que je lui donne une blouse, des gants, un masque, une coiffe et des protège-chaussures. Tandis qu'il se débattait au vestiaire avec son armure biologique, Danny et moi commençâmes à prendre des photos et à examiner Eddings exactement dans l'état où il était arrivé, c'est-à-dire toujours revêtu de sa combinaison qui continuait à dégouliner sur le sol.
— Il est mort depuis un moment, constatai-je. J'ai le sentiment que, quoi qu'il lui soit arrivé, cela s'est produit peu de temps après son immersion dans la rivière.
Danny, qui emmanchait de nouvelles lames de scalpels, demanda :
— On sait quand il a plongé ?
— Probablement peu après la tombée de la nuit.
— Il n'a pas l'air très vieux.
— Trente-deux ans. Il fixa Eddings, et la tristesse envahit son visage.
— C'est comme lorsque des gamins atterrissent ici, ou encore ce joueur de basket, qui est tombé raide au gymnase la semaine dernière.
Il leva les yeux vers moi.
— Est-ce que ça ne vous mine pas, quelquefois ?
— Je ne peux pas me laisser miner. Ils ont besoin de moi, que je fasse du bon travail pour eux, répondis-je en prenant des notes.
— Mais même quand vous avez fini ?
— On ne finit jamais, Danny. On a le cœur brisé pour le restant de ses jours, et on n'en a jamais fini avec les gens qui passent par ici.
— Parce qu'on ne peut pas les oublier.
Il remplit un seau avec un sac à viscères et le posa près de moi sur le sol.
— Enfin, moi je ne peux pas, en tout cas.
— Si nous les oublions, c'est que nous ne sommes pas normaux, dis-je.
Roche émergea du vestiaire, pareil à un astronaute jetable, avec sa blouse et son masque de papier. Il demeura à bonne distance du chariot, mais se rapprocha de moi autant qu'il le pouvait.
— J'ai examiné l'intérieur du bateau, lui dis-je. Quels objets en avez-vous retirés ?
— Son arme et son portefeuille. Je les ai là, dans ce sac. Combien de paires de gants portez-vous ?
— Il n'y avait pas d'appareil photo, de pellicule, rien de ce genre ?
— Rien d'autre que ce qui est dans le bateau. Il se pencha et appuya son épaule contre la mienne.
— On dirait que vous portez plus d'une paire de gants. Je m'écartai.
— J'en ai enfilé une deuxième.
— Il m'en faudrait d'autres, alors.
— Ils sont là-bas dans le placard, dis-je en descendant la fermeture Éclair des bottillons détrempés d'Eddings.
Je découpai la combinaison de plongée et la sous-combinaison au niveau des coutures à l'aide d'un scalpel. Il aurait été trop difficile de les retirer d'un corps complètement gagné par la rigidité cadavérique. Tandis que je le libérais du Néoprène, je constatai que le froid l'avait rendu uniformément rose. J'ôtai son slip de bain bleu, puis le soulevai sur la table d'autopsie avec l'aide de Danny. Nous brisâmes alors la rigidité des bras, avant de reprendre des photos.
À l'exception de quelques vieilles cicatrices, essentiellement sur les genoux, Eddings ne portait pas de trace de blessure. Cependant, la nature lui avait infligé un coup bas, baptisé hypospadias, ce qui signifiait que l'urètre, au lieu de s'ouvrir au centre de son pénis, s'ouvrait au-dessous. Ce petit défaut lui avait sans doute posé beaucoup de problèmes, surtout lorsqu'il était enfant, et à l'âge adulte. Il en avait peut-être eu honte au point d'être réticent à avoir des relations sexuelles.
Il ne m'avait en tout cas jamais paru timide ou passif lors de nos rencontres professionnelles. A dire vrai, je l'avais toujours trouvé très sûr de lui et séduisant, alors que je me laissais difficilement charmer par quiconque, encore moins par un journaliste. Mais je savais également que les apparences ne signifient plus rien lorsqu'il s'agit de déterminer le comportement de deux personnes en privé, et j'essayai d'arrêter là mes extrapolations.
Je ne voulais pas me souvenir de lui vivant tandis que je prenais des mesures et des annotations sur des diagrammes fixés à mon bloc. Pourtant, une partie de mon esprit contredisait ma volonté. Je me remémorai la dernière fois que je l'avais vu, la semaine qui précédait Noël. Je me trouvais dans mon bureau de Richmond, le dos à la porte, triant des diapositives. Je ne m'étais aperçue de sa présence que lorsqu'il m'avait adressé la parole, et quand je m'étais retournée, je l'avais trouvé sur le seuil, qui brandissait un poivrier en pot regorgeant de fruits rouge vif.
— Je peux entrer ? avait-il demandé. Ou bien préférez-vous que je retourne à ma voiture avec ça ?
Je lui avais dit bonjour tout en pestant intérieurement contre le personnel de l'entrée. Ils savaient qu'ils ne devaient pas laisser pénétrer les journalistes au-delà de la cloison blindée et fermée à clef du hall sans mon autorisation préalable. Mais les réceptionnistes, surtout de sexe féminin, éprouvaient une petite faiblesse pour Eddings.
Il était entré, avait posé la plante sur le tapis à côté de mon bureau, et son sourire avait illuminé tout son visage.
— Je me suis dit qu'il faudrait avoir ici quelque chose de vivant et heureux, avait-il déclaré en me fixant de son regard bleu.
Je n'avais pu m'empêcher de rire, en répliquant :
— J'espère que cette réflexion ne m'est pas destinée.
— Vous êtes prête à le retourner ?
Le diagramme sur mon bloc redevint net devant mes yeux, et je réalisai que Danny m'adressait la parole.
— Pardon, marmonnai-je.
Il m'examinait avec inquiétude. Roche déambulait dans la pièce comme s'il n'avait jamais mis les pieds dans une morgue, scrutant l'intérieur des armoires vitrées et jetant des coups d'œil dans ma direction.
— Tout va bien ? me demanda Danny avec la sensibilité qui le caractérisait.
— Nous pouvons le retourner.
Mon courage vacilla comme une petite flamme brûlante. Ce jour-là, Eddings portait un pantalon de treillis kaki et un pull commando noir, et je tentai de me souvenir de son regard. Y avait-il eu derrière celui-ci quelque chose qui aurait pu laisser présager ce qui lui était arrivé ?
Son corps frigorifié par la rivière était glacé sous mes doigts, et je commençai à le découvrir sous d'autres angles, qui déformaient l'image familière que j'avais de lui, et me bouleversaient d'autant plus. L'absence de premières molaires impliquait une intervention orthodontique. Il avait un grand nombre de couronnes de porcelaine très onéreuses, et des lentilles de contact teintées pour rehausser des yeux déjà vifs. Curieusement, sa lentille droite n'avait pas été emportée lors de l'inondation de son masque, et son regard éteint était bizarrement asymétrique, comme si deux morts nous fixaient sous des paupières tombantes.
J'en avais pratiquement terminé avec l'examen externe. Il ne restait plus que l'ultime violation, car dans toute mort suspecte, il était nécessaire d'enquêter sur les pratiques sexuelles du patient. Un signe aussi évident qu'un tatouage décrivant telle ou telle orientation ne m'était que rarement offert. Aucun des intimes de la victime n'allait me fournir des informations. De toute façon, quel que soit le témoin ou le témoignage, cela n'avait aucune importance : je devais moi-même vérifier s'il existait des indices de rapports anaux.
— Qu'est-ce que vous cherchez ?
Roche était revenu près de la table et se tenait très près derrière moi.
— Proctite, tunnel anal, petites fentes, épaississement de l'épithélium par suite de traumatisme, répliquai-je tout en travaillant.
— Alors vous pensez qu'il est pédé, dit-il en regardant par-dessus mon épaule.
Le rouge monta aux joues de Danny, et la colère étincela dans ses yeux.
— Aucun signe distinctif sur l'anus ou l'épithélium, dis-je en prenant des notes. En d'autres termes, aucune lésion correspondant à une pratique homosexuelle active. Quant à vous, détective Roche, vous allez devoir me laisser un peu plus de place.
Je sentais son souffle sur ma nuque.
— Vous savez, il a fait beaucoup d'interviews dans le coin.
— De quelle sorte ? demandai-je . Il commençait sérieusement à me taper sur les nerfs.
— Ça, je ne sais pas.
— Qui interviewait-il ?
— L'automne dernier, il a fait un article sur l'ancien chantier naval. Le capitaine Green pourrait sûrement vous en dire plus.
— J'étais avec lui tout à l'heure, et il ne m'en a pas parlé.
— C'est paru dans The Virginian Pilot,en octobre, je crois. Ce n'était pas grand-chose. Juste un article banal. Mon opinion, c'est qu'il a décidé de revenir fouiner sur quelque chose de plus gros.
— De quel genre ?
— C'estpas à moi qu'il faut demander ça. Je ne suis pas journaliste. (Il lança un coup d'œil à Danny, de l'autre côté de la table.) Moi, personnellement, je déteste les médias. Ils vous sortent toujours des histoires de derrière les fagots, et ils sont capables de n'importe quoi pour les étayer. Comme c'est un gros reporter de l'Associated Press, ce type est assez célèbre, par ici. Il paraît qu'avec les filles, c'est du flan. Il assure pas, si vous voyez ce que je veux dire.
Un sourire cruel s'était peint sur son visage. Je fus sidérée de constater à quel point il me déplaisait alors que nous venions à peine de nous rencontrer.
— D'où tenez-vous vos informations ? demandai-je .
— Oh, j'entends des trucs.
— Danny, prélevons des échantillons de cheveux et d'ongles.
— Vous savez, je prends le temps de parler aux gens dans la rue, ajouta Roche tout en frôlant ma hanche.
— Vous voulez aussi un échantillon de sa moustache ?
Danny alla chercher des pinces et des enveloppes sur un chariot d'instruments chirurgicaux.
— Tant qu'à faire, allons-y.
— Je suppose que vous allez lui faire le test de dépistage du sida, dit Roche en me frôlant de nouveau.
— Oui.
— Alors, vous pensez qu'il est peut-être pédé.
Je m'interrompis dans mon travail. J'en avais assez supporté.
Je me retournai pour lui faire face, et déclarai d'un ton sec :
— Détective Roche, si vous avez l'intention de demeurer dans ma morgue, vous allez devoir me laisser de la place pour travailler. Vous allez cesser de vous frotter contre moi, et vous allez traiter mes patients avec respect. Cet homme n'a pas demandé à atterrir ici, nu sur cette table. Et je n'aime pas le mot « pédé ».
— Quelle que soit la façon dont vous appelez ça, son orientation sexuelle peut avoir de l'importance. Il était interloqué, sinon ravi par mon irritation.
— Je n'ai aucun moyen d'être sûre que cet homme était ou n'était pas gay, dis-je. Mais ce dont je suis sûre, c'est qu'il n'est pas mort du sida.
Je m'emparai d'un scalpel sur un chariot chirurgical, et son attitude changea du tout au tout. Il battit en retraite, soudain décomposé parce que j'allais commencer à inciser. Moi, j'avais un problème de plus sur les bras.
— Avez-vous jamais assisté à une autopsie ?
— Oh, j'en ai vu plusieurs. Il avait l'air sur le point de vomir ses tripes.
— Pourquoi n'allez-vous pas vous asseoir dans un coin ? suggérai-je sans trop d'amabilité.
Je me demandai pour quelle raison la police de Chesapeake l'avait mis sur cette affaire, et pourquoi on lui confiait la moindre affaire, d'ailleurs.
— Vous pouvez même sortir et rester dans la zone de déchargement, ajoutai-je.
— Il fait un peu chaud ici, c'est tout.
— Si vous êtes malade, précipitez-vous sur la poubelle la plus proche, fit Danny qui se retenait pour ne pas éclater de rire.
— Je vais juste m'asseoir une seconde, dit Roche. Il se dirigea vers le bureau près dela porte. Je pratiquai rapidement l'incision en Y, et ma lame descendit des épaules au pelvis en passant par le sternum.
Le sang se trouva exposé à l'air, et je m'arrêtai lorsque je crus détecter une odeur singulière.
— Lipshawvient de sortir un affiloir fabuleux que j'aimerais bien qu'on puisse se procurer, dit Danny. Il meule avec de l'eau, et il suffit d'y mettre les couteaux sans y toucher.
Impossible de se tromper sur cette odeur, et pourtant j'avais du mal à y croire.
— J'ai regardé leur nouveau catalogue, continuait Danny. Ça me rend dingue, tous ces trucs géniaux qu'on ne peut pas se payer.
Non, c'était impossible.
— Danny, ouvrez les portes, dis-je d'un ton calme mais pressant qui le fit sursauter.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude.
— De l'air. Aérez le plus possible. Vite.
Malgré son genou handicapé, il réagit avec rapidité, et ouvrit les doubles portes qui menaient au couloir.
— Que se passe-t-il ? dit Roche en se redressant.
— Cet homme dégage une odeur particulière, me contentai-je de répondre.
Je n'étais pas encore prête à faire part de mes soupçons à haute voix, surtout à lui.
— Je ne sens rien. Il se leva et regarda autour de lui, comme si cette mystérieuse odeur était visible.
Le sang d'Eddings empestait l'amande amère, et il n'était guère surprenant que ni Roche ni Danny ne soient capables de le percevoir. L'aptitude à identifier l'odeur de cyanure est un caractère récessif porté sur un des chromosomes sexuels. Il n'existe que chez moins de trente pour cent de la population, et je faisais partie des quelques heureux élus.
— Faites-moi confiance, dis-je en détachant la peau des côtes, et prenant bien soin de ne pas abîmer les muscles intercostaux. Il sent très bizarre.
— Et qu'est-ce que ça veut dire ? questionna Roche.
— Je serai dans l'incapacité de vous répondre tant que nous n'aurons pas procédé à des examens. Entre-temps, nous allons passer en revue tout son équipement de plongée de très près, pour nous assurer que tout fonctionnait correctement et qu'il n'a pas pu inhaler de gaz d'échappement, par exemple.
— Vous vous y connaissez en narguilés ? me demanda Danny qui avait regagné la table d'autopsie pour m'aider.
— Je n'en ai jamais utilisé.
Je fouillai latéralement l'incision du milieu du thorax. Repoussant la peau, je formai une poche dans un repli de celle-ci, que Danny remplit d'eau. Puis je plongeai ma main, et insérai la lame du scalpel entre deux côtes. Je surveillai l'apparition de bulles, qui auraient pu indiquer qu'une lésion avait provoqué la pénétration de l'air dans la cage thoracique au cours de la plongée, mais il n'y en eut pas.
— Allons sortir le narguilé et le flexible du bateau, et ramenons-les ici, décidai-je. Il serait bon que nous puissions mettre la main sur un expert en plongée sous-marine pour avoir une deuxième opinion. Vous connaissez quelqu'un, par ici, qu'on pourrait joindre un jour de congé ?
— Il y a une boutique dans Hampton Roads, que le docteur Mant utilise quelquefois.
Danny trouva les coordonnées et appela, mais le magasin était fermé, en ce 31 décembre enneigé, et le propriétaire ne semblait pas non plus être chez lui.
Puis Danny se rendit à la zone de déchargement. Lorsqu'il revint quelques secondes plus tard, je perçus une voix familière et sonore qui discutait avec lui, tandis que des pas lourds résonnaient dans le couloir.
— Si tu étais flic, on ne te laisserait pas les porter comme ça.
Le timbre de Marino résonna dans l'entrée de la salle d'autopsie.
— Je sais, mais je ne comprends pas pourquoi, répondit Danny.
— Eh ben, je vais te donner une sacrement bonne raison : avecdes cheveux aussi longs que les tiens, tu offres une prise de plus aux connards qui te veulent pas du bien. Moi, à ta place, je les couperais. Et puis, tu aurais plus de succès avec les filles.
Marino, arrivé à temps pour aider à transporter le narguilé et les rouleaux de tuyau, infligeait un sermon paternel à Danny. Je n'avais jamais vraiment eu beaucoup de mal à concevoir pourquoi ses relations avec son propre fils, aujourd'hui adulte, étaient épouvantables.
— Vous vous y connaissez en narguilés ? demandai-je à Marino lorsqu'il entra. Il contempla le corps d'un air ahuri.
— Quoi ? Il a une maladie bizarroïde ?
— La chose que vous transportez s'appelle un narguilé, expliquai-je.
Avec l'aide de Danny, il installa le matériel sur une table en acier nue près de la mienne.
— Les magasins d'articles de plongée ont l'air fermés pour les prochains jours, ajoutai-je. Mais le compresseur paraît plutôt simple : c'estune pompe actionnée par un moteur de cinq chevaux. Elle aspire l'air dans le flexible à basse pression jusqu'au détendeur du plongeur par l'intermédiaire d'une soupape d'admission agrémentée d'un filtre. Le filtre semble en bon état, et l'arrivée d'essence est intacte, c'est tout ce que je peux vous dire.
— Le réservoir est vide, observa Marino.
— Je pense qu'il s'est vidé après sa mort.
— Pourquoi ?
Roche s'était rapproché. Il nous fixait intensément, moi et le devant de ma blouse, comme si lui et moi étions les deux seules personnes présentes.
— Comment savez-vous qu'il n'a pas perdu la notion du temps, là-bas en dessous, et qu'il ne s'est pas trouvé à court d'essence ?
— Parce que même si sa réserve d'air s'était épuisée, il avait encore largement le temps de remonter. Il ne se trouvait qu'à dix mètres de fond.
— Si votre tuyau se retrouve coincé quelque part, c'est beaucoup.
— Effectivement. Mais dans ce cas-là, il aurait pu laisser tomber sa ceinture de lest.
— Est-ce que l'odeur a disparu ? demanda-t-il.
— Non, mais elle n'est plus aussi suffocante.
— Quelle odeur ? s'enquit Marino.
— Son sang dégage une drôle d'odeur.
— Comme de l'alcool, vous voulez dire ?
— Non, pas ça.
Marino renifla plusieurs fois et haussa les épaules tandis que Roche passait devant moi et détournait le regard de ce qui se trouvait sur la table d'autopsie. Lorsqu'il m'effleura de nouveau, bien que disposant de toute la place nécessaire et en dépit du fait que je l'avais déjà prévenu, je demeurai abasourdie. Marino, impressionnant dans son manteau molletonné, avec sa calvitie naissante, le suivit du regard.
— Alors, c'est qui, lui ? me demanda-t-il.
— Effectivement, je ne crois pas que vous vous soyez déjà rencontrés. Détective Roche, de la police de Chesapeake, voici le capitaine Marino, de la police de Richmond.
Roche détaillait le narguilé. Il était clair que l'écho des cisailles avec lesquelles Danny découpait les côtes sur la table voisine ne lui remontait pas le moral. Il avait la bouche tombante, et son teint virait à l'opaline.
Marino alluma une cigarette. Je devinai à son air qu'il s'était formé une opinion sur Roche, et que celui-ci n'allait pas tarder à la connaître.
— Je saispas comment vous êtes, vous, dit-il à l'adresse du détective, mais un des trucs que j'ai découverts dès le début, c'est qu'une fois qu'on a mis les pieds dans cette taule, on regarde plus jamais une tranche de foie de la même façon. Vous verrez. (Il rangea son briquet dans la poche de sa chemise.) Moi, j'adorais le foie aux petits oignons, ajouta-t-il en exhalant une bouffée. Ben aujourd'hui, vous m'y feriez pas toucher pour tout l'or du monde.
Roche se pencha encore davantage sur le narguilé, y plongea presque le visage, comme si l'odeur de caoutchouc et d'essence représentait l'antidote dont il avait besoin. Je repris mon travail.
— Dis donc, Danny, continua Marino, tu as déjà bouffé des saloperies du genre rognons ou gésiers, depuis que tu travailles ici ?
— Je n'en ai jamais mangé de ma vie, dit-il tandis que nous ôtions le sternum. Mais je vois ce que vous voulez dire. Dans les restaurants, quand je vois des gens commander d'énormes tranches de foie, c'est tout juste si je ne me précipite pas surla porte. Surtout quand il est ne serait-ce que légèrement rosé.
Une fois les organes exposés à l'air, l'odeur s'intensifia de nouveau et je reculai.
— Vous sentez quelque chose ? demanda Danny.
— Et comment !
Roche battit en retraite dans son coin. Maintenant qu'il s'était bien amusé à ses dépens, Marino s'approcha et s'installa près de moi.
Il demanda vivement :
— Alors, vous croyez qu'il s'est noyé ?
— Pas pour l'instant, non. Mais je vais chercher tous les indices possibles.
— Qu'est-ce que vous pouvez faire pour déterminer qu'il ne s'est pas noyé ?
Marino exprimait une intense curiosité et voulait comprendre tout ce que je faisais car il n'était guère familier des morts par noyades. Les meurtres commis de cette façon étaient très rares.
— Eh bien, des tas de choses que je fais déjà, dis-je en continuant mon examen. J'ai formé une poche de peau sur le côté de la poitrine, je l'ai remplie d'eau et j'ai inséré une lame dans le thorax pour vérifier la présence de bulles. Je vais emplir d'eau le péricarde, insérer une aiguille dans le cœur, encore une fois pour voir s'il se forme des bulles. Ensuite, je vais chercher des indices d'hémorragies sous-épidermiques dans le cerveau, puis des traces d'air extra-alvéolaire sur le tissu mou du médiastin.
— Et qu'est-ce que ça démontrera ?
— Un éventuel pneumothorax ou une embolie gazeuse, qui peuvent se produire dans moins de cinq mètres d'eau si le plongeur respire de façon insuffisante. Le problème, c'est qu'une pression excessive dans les poumons peut entraîner de petites déchirures des cavités alvéolaires, et provoquer ainsi des hémorragies ou des infiltrations d'air dans une des cavités pleurales, ou dans les deux.
— Je suppose que ça peut vous tuer.
— Oui, sans aucun doute.
— Et qu'est-ce qui se passe quand vous montez ou que vous descendez trop vite ? demanda-t-il après être passé de l'autre côté de la table pour pouvoir regarder de près.
— Les changements de pression violents, ou barotraumas, liés à la descente ou à la remontée, ne semblent pas à prendre en compte, étant donné la profondeur à laquelle il plongeait. Et comme vous pouvez le voir, ses tissus ne sont pas spongieux, et c'est à cela que l'on devrait s'attendre en cas de décès par barotrauma. Vous voulez des vêtements de protection ?
— Pour avoir l'air d'un dératiseur ? Merci bien ! rétorqua Marino en jetant un regard dans la direction de Roche.
— Espérons que vous n'attraperez pas le sida, remarqua celui-ci d'une voix éteinte.
Marino enfila un tablier et des gants tandis que j'entreprenais d'expliquer quels résultats négatifs je devais rechercher pour éliminer l'hypothèse d'un décès dû à la décompression, au mal des caissons ou à l'asphyxie par submersion. Ce fut lorsque j'insérai dans la trachée une aiguille de calibre huit pour obtenir un échantillon d'air destiné à tester la présence d'acide cyanhydrique que Roche décida de nous quitter. Il traversa rapidement la pièce et ramassa sur un comptoir son sac d'indices dans un bruit de papier froissé.
— Alors, on ne saura rien tant que vous n'aurez pas fait d'examens, lança-t-il depuis la porte.
— C'est exact. Les circonstances et les causes de sa mort demeurent pour l'instant indéterminées. (Je m'interrompis et levai les yeux sur lui.) Vous recevrez une copie de mon rapport lorsqu'il sera achevé. Avant que vous ne partiez, j'aimerais également examiner ses effets personnels.
Il ne tenait guère à se rapprocher, et j'avais les mains ensanglantées.
— Ça ne vous dérange pas ? demandai-je à Marino.
— Ce sera avec plaisir.
Il alla prendre le sac des mains de Roche et dit d'un ton revêche :
— Venez. Nous allons regarder ça dans le couloir, pour que vous puissiez prendre l'air.
Ils se contentèrent de franchir la porte, et je perçus de nouveau le froissement du papier tandis que je reprenais mon examen. J'entendis Marino faire tomber le chargeur d'un pistolet, actionner la glissière et fulminer à haute voix parce que l'arme n'avait pas été déchargée.
— Seigneur ! rugit-il . Je peux pas y croire ! Vous vous promenez avec ce truc chargé. C'est pas votre putain de casse-croûte que vous trimbalez là-dedans, vous savez !
— Mais les empreintes n'ont pas encore été relevées dessus.
— Eh bien alors, vous mettez des gants, et vous virez le chargeur, comme je viens de le faire. Et puis ensuite, vous videz la chambre, de la même façon. Mais où est-ce que vous avez eu votre diplôme ? Au cinéma ? C'est là aussi qu'on vous a appris les bonnes manières ?
Il continua ainsi pendant un moment. Il était clair que ce n'était pas vraiment pour prendre l'air qu'il avait emmené Roche dans le couloir. Danny me lança un regard par-dessus la table et sourit.
Quelques instants plus tard, Roche enfin parti, Marino revint en secouantla tête. Mon soulagement fut visible.
— Seigneur, d'où sort-il ? soupirai-je .
— Il pense avec le cerveau que Dieu lui a donné, celui qu'il a entre les cuisses, dit Marino.
— Je vous l'ai raconté tout à l'heure, intervint Danny, il est déjà venu embêter le docteur Mant à plusieurs reprises. Mais ce que je ne vous ai pas dit, c'est qu'il s'est toujours entretenu avec lui là-haut. Il n'a jamais voulu descendre à la morgue.
— Je suis outré, déclara Marino de façon cocasse.
— On m'a dit qu'à l'école de police, il s'était fait porter pâle le jour où ils devaient venir ici assister à une autopsie, continua Danny. En plus, il vient d'être transféré de la brigade des mineurs. Il n'est à la criminelle que depuis deux mois.
— Génial. Exactement le genre qu'il nous faut pour travailler sur cette affaire.
— Sentez-vous le cyanure ? demandai-je à Marino.
— Non. Je ne sens pour l'instant que ma cigarette, et je ne tiens pas du tout à ce qu'il en soit autrement.
— Et vous, Danny ?
— Non, madame, dit-il d'un ton déçu.
— Pour l'instant, je ne trouve aucun signe d'asphyxie par submersion. Pas de bulles dans le cœur ou le thorax. Pas d'emphysème sous-cutané. Pas d'eau dans l'estomac ou les poumons. Je ne peux pas dire s'il est congestionné. (J'incisai une autre section du cœur.) Bon, en réalité, il existe bien une congestion du cœur mais peut-être est-ce dû à la défaillance du ventricule gauche - et donc simplement au décès, en d'autres termes. Quant à la paroi de l'estomac, elle est un peu enflammée, ce qui est compatible avec le cyanure.
— Vous le connaissiez bien, Doc ? demanda Marino.
— Pas du tout sur le plan personnel.
— Eh bien, je vais vous dire ce qu'il y avait dans le sac, parce que Roche ne savait pas ce qu'il avait sous les yeux, et je ne tenais pas à le lui dire.
Il avait fini par ôter son manteau, et s'était décidé à le suspendre sur le dossier d'une chaise. Il alluma une autre cigarette.
— Bordel, ce carrelage me flanque mal aux pieds.
Il se dirigea vers la table où reposaient le narguilé et le flexible ; il s'appuya sur le rebord.
— Ça doit bousiller ton genou, remarqua-t-il à l'adresse de Danny.
— Complètement.
— Eddings avait un pistolet Browning9 mm avec une finition brun sable Birdsong.
— Birdsong, qu'est-ce que c'est ? demanda Danny en plaçant la rate dans le plateau d'une balance.
— Le Rembrandt des finitions pour pistolets.
M.
Birdsong, c'est le type à qui tu envoies ton arme quand tu veux qu'elle soit étanche et qu'elle se fonde dans l'environnement. En gros, ce qu'il fait, c'est qu'il la met à nu, il la sable, puis il la pulvérise au Téflon, qui est ensuite solidifié au four. Tous les pistolets du HRT sont dotés d'une finition Birdsong.
Le HRT était la brigade d'intervention pour la libération des otages du FBI. Il me parut certain qu'étant donné le nombre d'articles qu'Eddings avait écrits sur le maintien de l'ordre, il avait dû connaître l'Académie du FBI à Quantico, ainsi que ses meilleurs agents.
— Les Seals, les brigades d'élite de la marine, doivent aussi être armés de ce genre de chose, non ? suggéra Danny.
— Oui, ainsi que les brigades d'intervention de la police, les contre-terroristes, et des types comme moi, compléta Marino tout en détaillant de nouveau l'arrivée d'essence et la soupape d'admission du narguilé. La plupart d'entre nous ont également une hausse Novak, comme lui. Mais ce qu'on n'a pas, ce sont des cartouches KTW qui transpercent le métal, plus connues sous le nom de « tueuses de flic ».
Je levai les yeux.
— Il a des cartouches à revêtement de Téflon ?
— Dix-sept, dont une dansla chambre. Et elles ont toutes l'amorce laquée de rouge pour les rendre étanches.
— En tout cas, ce n'est pas par ici qu'il s'est procuré des munitions de ce genre. Du moins pas par les voies légales. Elles sont interdites en Virginie depuis des années. Quant à la finition du pistolet, vous êtes sûr qu'il s'agit bien de Birdsong, l'entreprise que le Bureau utilise ?
— Ça m'a tout l'air de son savoir-faire magique, répliqua Marino. Mais bon, il existe d'autres spécialistes de ce genre de truc.
J'ouvris l'estomac. Le mien se contractait d'inquiétude, car je me souvenais d'Eddings comme de quelqu'un apparemment très respectueux de l'ordre. J'avais entendu dire qu'il accompagnait souvent les policiers dans leurs missions, qu'il assistait aux pique-niques et aux bals dela police. Il ne m'était jamais apparu comme un fanatique d'armes à feu, et le fait qu'il ait pu charger un pistolet de cartouches interdites, utilisées pour tuer et blesser les gens qui étaient ses sources d'information et peut-être même ses amis, me stupéfiait.
— Le contenu gastrique se résume à une petite quantité de fluide brun, continuai-je. Il n'avait rien ingéré dans les quelques heures précédant sa mort, ce qui était prévisible s'il s'apprêtait à plonger.
— Aucune chance qu'il ait pu être asphyxié par des gaz d'échappement, par exemple si le vent avait soufflé dans la bonne direction ? demanda Marino en continuant d'observer le narguilé. Il aurait pu devenir rose à cause de cela aussi ?
— Nous allons bien entendu rechercher la présence d'oxyde de carbone. Mais cela n'explique pas ce que je sens.
— Et vous êtes certaine de ne pas vous tromper ?
— Je reconnais cette odeur.
— Vous pensez qu'il s'agit d'un meurtre, n'est-ce pas ? intervint Danny.
— Personne ne doit souffler mot de tout cela, dis-je en tirant un fil électrique d'un dévidoir placé au-dessus de la table pour brancherla scie Stryker. Pas un mot à la police de Chesapeake ou à qui que ce soit, pas avant que nous n'ayons procédé à tous les examens et que je fasse un rapport officiel. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui se passe ici, ni de ce qui s'est passé sur les lieux. Nous devons donc nous montrer encore plus prudents que d'habitude.
— Depuis combien de temps tu travailles dans cette taule ? demanda Marino à Danny.
— Huit mois.
— Tu as entendu ce que le Doc vient de dire, hein ?
Danny leva les yeux, surpris par le changement de ton de Marino.
— Tu es capable de la fermer, hein ? continua celui-ci. Ça veut dire pas question de rouler des mécaniques avec les copains, pas question d'essayer d'impressionner tes parents ou ta petite amie. Compris ?
Danny maîtrisa sa colère tandis qu'il pratiquait une incision à l'arrière de la tête, d'une oreille à l'autre.
— Si jamais il y a une fuite, le Doc et moi on saura d'où ça vient, continua Marino avec une agressivité totalement injustifiée.
Danny repoussa le cuir chevelu. Il le tira jusque pardessus les yeux pour dégager le crâne, et le visage d'Eddings s'effondra, triste et défait, comme si le chagrin l'envahissait en comprenant ce qui se passait. Je mis la scie en marche, et le gémissement suraigu de la lame qui entamait l'os emplit la pièce.
3
À TROIS HEURES TRENTE, le soleil s'était profondément dissimulé derrière un voile gris. La neige recouvrait le sol d'une couche épaisse de plusieurs centimètres et restait suspendue dans l'air comme dela fumée. Marino et moi suivîmes les empreintes de pas de Danny sur le parking, car le jeune homme était déjà parti et j'avais de la peine pour lui.
— Marino, vous n'avez pas le droit de parler aux gens de cette façon. Mon personnel connaîtla discrétion. Danny n'a rien fait qui justifie que vous le traitiez de façon si impolie, et je ne suis pas contente.
— C'est un gosse, répondit-il. Si vous l'élevez correctement, il s'occupera bien de vous. Seulement voilà, faut croire à la discipline.
— Votre travail ne consiste pas à discipliner mon personnel. Et je n'ai jamais eu de problème avec Danny. Marino répliqua :
— Ah ouais ? Eh bien, c'est peut-être justement le moment où vous n'avez vraiment pas besoin d'en avoir.
— Je vous serais infiniment reconnaissante de ne pas tenter de diriger mon bureau.
J'étais fatiguée et de mauvaise humeur, et Lucy ne répondait toujours pas chez Mant. Marino s'était garé à côté de moi, et je déverrouillai ma portière.
Comme s'il sentait mes tracas, il demanda :
— Et alors, qu'est-ce qu'elle fait pour le Nouvel An,
Lucy? Je m'installai sur le siège et répondis :
— J'espère qu'elle le passe avec moi. Mais je n'ai toujours pas de nouvelles.
— La neige a commencé à tomber dans le Nord et Quantico a été touché en premier. Peut-être qu'elle s'est fait coincer. Vous savez comment peut être l'autoroute 95.
— Sa voiture est équipée d'un téléphone, et en plus elle est partie de Charlottesville, répondis-je.
— Ben, comment ça ?
— Le FBI a décidé de la renvoyer à l'université de Virginie pour qu'elle y suive une autre spécialisation.
— Dans quoi ? Les lance-roquettes ?
— Il semble que ce soit un cours spécial sur la réalité virtuelle.
— Ben, peut-être qu'elle s'est fait coincer entre ici et Charlottesville. Il n'avait pas envie que je parte.
— Elle aurait pu laisser un message.
Marino jeta un regard circulaire sur le parking, désert à l'exception de la fourgonnette bleu foncé de la morgue recouverte de neige. Des flocons s'accrochaient à ses cheveux en broussaille, et avec son crâne presque chauve il devait avoir froid, mais n'avait pas l'air de s'en inquiéter.
Je mis le contact et enclenchai les essuie-glaces, qui labourèrent péniblement la neige accumulée sur le pare-brise.
— Vous avez des projets pour le réveillon ?
— On a prévu de jouer au poker et de manger un chili avec quelques mecs.
— Ça a l'air sympa, dis-je en levant les yeux vers son gros visage cramoisi. Son regard était toujours tourné vers le parking.
— Doc. J'ai fouillé l'appartement d'Eddings à Richmond. Je voulais pas en parler devant Danny. Je pense que vous voudrez le visiter aussi.
Marino avait envie de parler. Il n'avait envie d'être ni avec ces autres types ni tout seul. Il avait envie d'être avec moi, mais ne l'admettrait jamais. Nous nous connaissions depuis des années, et ses sentiments pour moi étaient comme une sorte de confession qu'il ne pouvait se résoudre à faire, même s'ils étaient évidents.
Je bouclai ma ceinture de sécurité et déclarai :
— Je sais que je ne suis pas de taille à lutter contre une partie de poker, mais j'avais l'intention de faire des lasagnes ce soir. Et on dirait bien que Lucy ne viendra pas. Donc, si...
— J'aipas l'impression que prendre la voiture après minuit serait malin, m'interrompit-il.
La neige soufflait sur l'aire de stationnement comme de petites tempêtes blanches.
— J'ai une chambre d'ami, continuai-je.
Il jeta un regard à sa montre et décida que c'était le bon moment pour allumer une cigarette.
— Du reste, conduire maintenant n'est pas non plus une excellente idée, déclarai-je. Et j'ai l'impression que nous avons à parler.
Il me suivit lentement jusqu'à Sandbridge. Mais ni l'un ni l'autre ne pensait découvrir en arrivant de la fumée s'échappant parla cheminée. La vieille Suburban verte de Lucy était garée dans l'allée, recouverte d'une couche de neige, ce qui me fit penser qu'elle était là depuis un moment.
— Je ne comprends pas, j'ai appelé à trois reprises, dis-je à Marino comme nous claquions nos portières. Il se tenait près de sa Ford, indécis :
— Je ferais peut-être mieux d'y aller.
— C'est ridicule. Allez, venez. On va se débrouiller. Il y a un canapé. De plus, Lucy sera ravie de vous voir.
— Vous avez vos saloperies pour la plongée ?
— Dans le coffre.
Nous sortîmes l'équipement et le portâmes jusqu'au cottage du docteur Mant, qui avait l'air encore plus petit et plus abandonné avec ce temps. Nous entrâmes par la véranda à l'arrière de la maison, déposant mon attirail sur le plancher de bois. Lucy ouvrit la porte de la cuisine et une odeur de tomates et d'ail nous enveloppa. Elle fixa Marino et mon équipement de plongée d'un air ébahi.
— Mais qu'est-ce qui se passe ici ? s'exclama -t-elle.
Je sentis qu'elle était bouleversée. Nous avions prévu de passer cette soirée toutes les deux et nous n'avions que peu d'occasions particulières comme celle-ci dans nos vies compliquées.
Mon regard croisa le sien :
— C'est une longue histoire.
Nous la suivîmes dansla cuisine. Un gros faitout frémissait surla cuisinière. Une planche à découper était posée sur la paillasse juste à côté et, de toute évidence, Lucy venait d'émincer des poivrons et des oignons. Elle portait un survêtement du FBI et des chaussettes de ski. Elle avait l'air rayonnant de santé mais je sentais qu'elle avait sans doute très peu dormi ces temps derniers.
— Il y a un tuyau dans le placard et tout près de la véranda se trouve une poubelle vide en plastique à côté d'un robinet, dis-je à Marino. Si vous voulez bien la remplir, nous pourrons faire tremper mon équipement de plongée.
— Je vais vous aider, proposa Lucy. Je la serrai dans mes bras et déclarai :
— Certainement pas, pas tant que nous n'avons pas papoté un peu ensemble.
Nous attendîmes que Marino soit sorti, puis je la tirai vers la cuisinière et soulevai le couvercle du faitout. Une vapeur à la délicieuse odeur s'en échappa et je me sentis heureuse.
— Tu es incroyable, dis-je. C'est tellement gentil.
— Lorsque j'ai vu, à quatre heures, que tu n'étais toujours pas là, je me suis dit qu'il valait mieux que je fasse la sauce si nous voulions manger des lasagnes ce soir.
— Il faudrait peut-être rajouter un peu de vin rouge et éventuellement un peu de basilic et une pincée de sel. J'avais l'intention de remplacer la viande par des artichauts. Marino ne sera pas ravi mais il peut manger du jambon cru. Qu'est-ce que tu en dis ?
Je reposai le couvercle sur le faitout.
— Tante Kay, pourquoi est-il venu ?
— Tu as trouvé mon message ?
— Bien sûr, c'est comme cela que j'ai pu entrer. Mais tu ne disais pas grand-chose dessus, si ce n'est que tu te rendais sur les lieux d'un décès.
— Je suis désolée. Pourtant, j'ai essayé de t'appeler à plusieurs reprises.
— Je n'allais pas répondre au téléphone dans la maison de quelqu'un d'autre, précisa-t-elle. Et puis, tu n'as pas laissé de message.
— Non, ce que je veux dire, c'est que je n'ai pas pensé que tu étais arrivée, et j'ai donc invité Marino. Je n'avais pas envie qu'il rentre en voiture à Richmond avec cette neige.
La déception brilla dans son intense regard vert. D'un ton sec, elle déclara :
— Ce n'est pas un problème, du moins tant que je n'ai pas à partager la même chambre. Mais je ne comprends pas ce qu'il pouvait bien faire à Tidewater.
— Ainsi que je te l'ai dit, c'est une longue histoire, répondis-je. L'affaire en question a un lien avec Richmond.
Nous sortîmes dans l'air glacial pour frotter et rincer les palmes, le maillot isotherme, la combinaison et le reste dans l'eau glacée. Puis nous transportâmes l'ensemble dans le grenier, à l'abri du gel, étendant les diverses pièces sur des couches de serviettes de toilette superposées. Je pris une longue douche, aussi longue que le permettaient les capacités de la chaudière, tout en songeant que notre présence à tous dans ce minuscule cottage de la côte, en cette nuit de réveillon enneigée, avait l'air irréelle .
Lorsque j'émergeai à nouveau de la chambre, je découvris Marino et Lucy buvant une bière italienne en lisant une recette de pain.
— Bien, dis-je. Voilà, j'ai fini, je prends la relève.
— Oh ! mon Dieu, planquez-vous, répondit Lucy.
Je les poussai gentiment et entrepris de doser la farine enrichie en gluten, la levure, un peu de sucre et de l'huile d'olive que je mélangeai dans un grand bol. Je préchauffai le four à une température modérée et ouvris une bouteille de côte-rôtie, le traitement réservé à la cuisinière lorsqu'elle se mettait sérieusement au travail. J'avais décidé de servir du chianti pour le repas.
Tout en éminçant des champignons, je demandai à Marino :
— Vous avez regardé ce qu'il y avait dans le portefeuille d'Eddings ?
— Qui est Eddings ? demanda Lucy.
Elle était assise sur un plan de travail et buvait du Peroni à petites gorgées. La fenêtre se trouvait derrière elle ; l'obscurité croissante était zébrée parla neige. J'expliquai plus précisément les événements de la journée et Lucy ne posa plus de questions. Elle demeura silencieuse lorsque Marino prit la parole :
— Rien de vraiment extraordinaire. Une Mastercard, une Visa, une autre de l'American Express, et puis les renseignements concernant son assurance. Ce genre de trucs et deux ou trois reçus de cartes bancaires. On dirait des factures de restaurant, mais on va vérifier.
Il jeta sa bouteille vide dans la poubelle et demanda en ouvrant la porte du réfrigérateur :
— Je peux en reprendre une autre ? Quoi d'autre... attendez. (11 y eut un cliquetis de verre.) Il n'avait pas beaucoup d'argent sur lui. Vingt-sept dollars.
— Il y avait des photographies ? demandai-je en pétrissant la pâte à pain sur une planche farinée. Marino referma la porte du réfrigérateur :
— Non, rien, et puis, comme vous le savez, il était célibataire.
— Nous ignorons s'il avait une relation suivie avec quelqu'un.
— C'est possible parce qu'on sait sacrement pas grand-chose, de toute façon. Puis, se tournant vers Lucy, il poursuivit :
— Tu sais ce que c'est, un Birdsong ?
— Mon Sig possède un revêtement Birdsong et le Browning de tante Kay également, dit-elle en me jetant un regard.
— Eh bien, ce mec, Eddings, avait un Browning9 mm , comme celui de ta tante, avec une finition Birdsong brun sable. En plus, ses munitions sont plaquées en Téflon et l'amorce est laquée en rouge. Ce que je veux dire, c'est que tu pourrais buter n'importe qui au travers de douze annuaires avec ça, et sous une putain d'averse, encore !
Lucy eut l'air surpris :
— Mais que peut bien faire un journaliste avec ce genre de truc ?
— Certaines personnes sont passionnées par les armes à feu et les munitions, répondis-je. J'ignorais, toutefois, qu'Eddings en faisait partie. Il ne m'en a jamais parlé ; d'un autre côté, il n'avait aucune raison de le faire.
— J'aijamais vu de KTW à Richmond, légales ou pas, lâcha Marino. Il faisait référence aux célèbres « tueuses de flics ».
— Il a pu les obtenir à une exposition-vente d'armes, proposai-je.
— Peut-être bien. Par contre, y a un truc qu'est sûr : ce mec devait probablement traîner dans ce genre d'endroits. Je vous ai pas encore raconté pour son appartement.
Je recouvris la pâte à pain avec un torchon humide et glissai le bol dans le four tiède.
— Je vaispas vous raconter tous les détails, poursuivit Marino, juste les trucs les plus importants, en commençant par la pièce où, de toute évidence, il rechargeait ses propres munitions. Maintenant, qui sait où il a tiré tous ces coups ? Mais il avait un échantillonnage complet d'armes de poing, et notamment un AK-47, un MP5 et un M16. C'est pas vraiment le genre de truc qu'on utilise pour la chasse au renard. En plus, il était abonné à un tas de magazines survivalistes, du genre : Soldier of Fortune, US Cavalry Magazineet Brigade Quatermaster.Pour finir (Marino avala une gorgée de sa bière), nous avons découvert des cassettes vidéo sur le thème : «Comment devenir un tireur d'élite ». Vous savez, l'entraînement des commandos et ce genre de merde.
J'incorporai doucement les œufs et le parmesan reggiano avec la ricotta.
— Vous avez une idée de ce qu'il pouvait fabriquer ?
Le mystère entourant le mort s'épaississait, et me troublait de plus en plus.
— Non, mais bordel, ce qui est sûr, c'est qu'il était sur quelque chose !
— Ou quelque chose était sur lui, ajoutai-je.
— Il avait peur, commenta Lucy, comme si elle le savait de source sûre. On ne plonge pas en pleine nuit, armé d'un9 mm étanche chargé de munitions capables de percer une armure, sauf si on a peur. Ce genre de comportement est celui de quelqu'un qui pense qu'on a lancé un contrat contre lui.
Ce fut le moment que je choisis pour leur raconter le coup de téléphone très matinal que j'avais reçu d'un officier Young, lequel ne semblait pas exister. J'évoquai également le capitaine Green et son attitude.
— Pourquoi appellerait-il si c'est lui qui a fait le coup ? demanda Marino en fronçant les sourcils.
— Il est clair qu'il ne voulait pas que je vienne sur les lieux, dis-je. On a peut-être cru que si la police m'appelait pour me donner assez de précisions, je ne me déplacerais pas et attendrais que l'on m'apporte le corps. C'est ce que je fais habituellement.
— Eh bien, moi, j'ai l'impression qu'on a voulu t'intimider, déclara Lucy.
— Je crois que c'était, en effet, le but, acquiesçai-je.
— Tu as essayé d'appeler le numéro que cet officier fantôme t'a donné ? demanda ma nièce.
— Non.
— Où est-il ? J'allai le lui chercher et elle le composa. Elle raccrocha en déclarant :
— C'est le numéro du service météo local.
Marino tira une chaise de sous une petite table couverte d'une nappe à carreaux et s'assit dessus à califourchon, ses avant-bras posés sur le dossier. Personne ne parla durant quelques instants, chacun examinant minutieusement les informations que nous possédions et qui devenaient de plus en plus étranges.
Marino fit craquer ses phalanges :
— Écoutez, Doc. Faut vraiment que j'en grille une. Vous allez me laisser faire ou faut que je sorte ?
— Dehors, déclara Lucy en indiquant la porte de son pouce et en prenant l'air beaucoup plus méchant qu'elle n'était.
— Et si je tombe dans une congère, espèce de petit avorton ?
— Il y a à peine dix centimètres de neige. La seule congère dans laquelle vous risquez de tomber, c'est celle que vous avez dans la tête.
— Demain, on ira sur la plage et on tirera sur des boîtes de conserve, dit-il. De temps en temps, faut que quelqu'un t'apprenne un peu l'humilité, agent spécial Lucy.
— Vous ne tirerez sur rien du tout sur cette plage, leur annonçai-je.
— Je crois que l'on pourrait autoriser Pete à fumer à l'intérieur s'il ouvre la fenêtre et qu'il souffle sa fumée à l'extérieur, proposa Lucy. Mais cela vous montre à quel point vous êtes intoxiqué.
— D'accord, mais si vous fumez rapidement, lui dis-je. Cette maison est assez glaciale comme cela.
La fenêtre était obstinée, mais pas autant que Marino qui parvint à l'ouvrir après une énergique bagarre. Il rapprocha sa chaise de la fenêtre, alluma sa cigarette et souffla sa fumée au-dehors. Lucy et moi dressâmes la table dans le salon, décidant qu'il serait plus agréable de dîner dans cette pièce devant le feu de cheminée que dans l'étroite cuisine du docteur Mant ou dans sa salle à manger pleine de courants d'air.
— Tu ne m'as même pas encore dit comment tu t'en sortais, dis-je à ma nièce qui avait entrepris de s'occuper du feu.
— Ça se passe très bien.
Elle rajouta du bois et des étincelles s'envolèrent dans le conduit plein de suie dela cheminée. Les veines saillirent sur ses mains et les muscles de son dos se tendirent. Les dons de Lucy la portaient vers l'informatique et les ordinateurs et, plus récemment, la robotique qu'elle avait apprise au MIT, le Massachusetts Institute of Technology. Ses domaines d'excellence l'avaient rendue particulièrement intéressante aux yeux du HRT. Mais c'étaient ses capacités intellectuelles et non physiques qu'ils recherchaient. Aucune femme n'avait jamais pu surmonter les exigences éreintantes du HRT, et je m'inquiétais du fait que Lucy n'admette pas ses propres limites.
— Tu t'entraînes beaucoup ?
Elle replaça l'écran protecteur et s'assit devant le foyer en me regardant :
— Oui, beaucoup.
— Si tu maigris encore, tu risques des problèmes de santé.
— Je suis en excellente santé et, du reste, j'ai trop de graisse.
— Ne compte pas sur moi pour faire l'autruche si tu deviens anorexique. Je suis bien placée pour savoir que les problèmes de comportement alimentaire tuent, Lucy. J'ai vu leurs victimes.
— Je n'ai pas de problème d'anorexie.
Je la rejoignis et m'assis à côté d'elle. Le feu nous réchauffait le dos.
— J'ai l'impression qu'il faut que je te croie sur parole.
— Bien. Je lui tapotai la jambe et poursuivis :
— Écoute, tu as été engagée par le HRT comme consultante technique. Personne n'a jamais pensé que tu devais descendre d'un hélicoptère en rappel ou courir le kilomètre en moins de trois minutes comme leurs hommes.
Elle me jeta un regard brillant :
— Ça te va bien de parler de limites. Je n'ai pas l'impression que tu aies jamais considéré que ton sexe t'empêche de faire quelque chose.
Je n'étais pas d'accord avec cette sortie :
— Je connais parfaitement mes limites. Et je les contourne grâce à mon cerveau. C'est de cette façon que j'ai pu survivre.
— Écoute, lança-t-elle avec passion, j'en ai assez de programmer des ordinateurs et des robots, et puis, à chaque fois que quelque chose d'important se produit, comme la bombe à Oklahoma City, les gars partent pour la base aérienne d'Andrews et on me laisse derrière. Et même quand je vais avec eux, on me boucle dans une petite pièce quelque part comme si j'étais une nulle. Je ne suis pas une demeurée. Je ne veux pas être un agent couvé, que l'on met à l'abri quand le temps se couvre.
Ses yeux s'emplirent soudain de larmes et elle détourna le regard :
— Je peux faire n'importe quel parcours de saut d'obstacles: Je peux descendre une paroi en rappel, je suis tireur d'élite et je sais plonger. Et, plus important encore, j'arrive à les supporter lorsqu'ils se conduisent comme des connards. Tu sais, il y en a certains qui ne sont pas précisément contents que je sois avec eux.
J'en étais convaincue. Lucy avait toujours été un de ces êtres capables de radicaliser les attitudes des autres parce qu'elle était très intelligente et pouvait devenir difficile. Elle était également belle, avec des traits fermes, toute en puissance, et je finissais par me demander comment elle pouvait survivre, ne serait-ce qu'une seule journée, au milieu d'une cinquantaine d'hommes des forces spéciales, alors même qu'aucun d'entre eux ne sortirait jamais avec elle.
— Comment va Janet ? demandai-je .
— Ils l'ont transférée au bureau de Washington. Elle s'occupe de la criminalité en col blanc. Au moins, elle n'est pas très loin.
— Ce doit être récent ? dis-je , étonnée. Lucy posa ses avant-bras sur ses genoux :
— Oui, c'est très récent.
— Et où est-elle ce soir ?
— Sa famille possède un appartement à Aspen.
Elle comprit la question que je ne formulais pas à mon silence et y répondit d'un ton irrité :
— Non, je n'ai pas été invitée. Et ce n'est pas parce que Janet et moi avons des problèmes. C'est simplement que ce n'était pas une bonne idée.
— Je vois. J'hésitai un peu avant d'ajouter :
— Donc, ses parents ne sont toujours pas au courant.
— Mince, mais qui est au courant ? Tu crois peut-être qu'on ne se cache pas au travail ? Quand on sort ensemble, chacune d'entre nous voit l'autre se faire draguer par les types. C'est un privilège spécial, déclara-t-elle amèrement.
— Je sais ce que c'est dans le milieu du travail. Ce n'est pas très différent de ce que je t'avais dit. Ce qui m'intéresse davantage, c'est la famille de Janet.
Lucy contempla ses mains :
— C'est surtout sa mère. Pour tout te dire, je ne crois pas que son père le prendrait mal. Il ne va pas se mettre en tête que c'est à cause de ce qu'il a fait ou pas fait, comme ma mère, par exemple. A ceci près qu'elle pense que c'est de ta faute à toi, puisque c'est pratiquement toi qui m'as élevée, et que selon elle tu es ma véritable mère.
Cela ne servait à rien d'argumenter contre les conceptions stupides de mon unique sœur Dorothy, qui, malheureusement, était la mère de Lucy.
— Tu sais qu'elle a une nouvelle théorie, maintenant ? Elle dit que tu es la première femme dont je sois tombée amoureuse et que ça explique tout le reste, poursuivit Lucy d'un ton ironique. Le fait que ce serait, dans ce cas, un inceste et que tu sois hétérosexuelle semble sans importance. N'oublions pas qu'elle écrit des livres pour enfants tellement subtils. Ce qui fait d'elle une experte en psychologie et une sexologue, de surcroît.
— Je suis vraiment désolée que tu doives passer par tout cela en plus du reste, dis-je avec sincérité.
Je ne savais pas trop quoi faire, à chaque fois que nous avions ce genre de conversation. C'était toujours assez nouveau pour moi, et, d'une certaine façon, effrayant.
Lorsque Marino pénétra dans le salon, Lucy se leva :
— Écoute, tante Kay, il y a des choses, eh bien, il faut vivre avec, c'est tout.
— Voici des nouvelles pour vous, annonça Marino. D'après la météo, cette cochonnerie devrait se mettre à fondre. Dès demain matin, on devrait tous pouvoir sortir d'ici.
— Demain, c'est le Jour de l'An, rétorqua Lucy, et, juste histoire de causer, pourquoi devrait-on sortir ?
— Parce qu'il faut que j'emmène ta tante visiter la crèche d'Eddings. (Il garda le silence quelques secondes et ajouta : )Et il faut aussi que Benton se ramène ici.
Je n'eus pas de réaction perceptible. Benton Wesley dirigeait le CIAP, l'unité de sciences du comportement du FBI, et j'avais espéré ne pas avoir à le rencontrer durant les fêtes de fin d'année.
— Que dites-vous ? demandai-je d'un ton calme.
Marino s'installa sur le canapé et me regarda pensivement durant quelques instants. Puis il répondit à ma question par une autre :
— Je me demandais un truc, Doc. Comment feriez-vous pour empoisonner quelqu'un sous l'eau ?
— Peut-être que cela ne s'est pas produit sous l'eau, suggéra Lucy. Peut-être a-t-il avalé le cyanure avant de plonger ?
— Non, ce n'est pas comme cela que les choses se sont produites, dis-je. Le cyanure est très corrosif et s'il l'avait ingéré, j'aurais constaté de graves dommages au niveau stomacal. Et vraisemblablement aussi au niveau de l'œsophage et dans la cavité buccale.
— Ben alors, qu'est-ce qui a pu se passer ? demanda Marino.
— Je crois qu'il a inhalé l'acide cyanhydrique sous forme gazeuse. Il eut l'air dérouté :
— Comment ça ? Par le compresseur ?
— Le compresseur pompe l'air grâce à une soupape d'arrivée couverte d'un filtre, lui rappelai-je. Quelqu'un a très facilement pu délayer dans un flacon une tablette de cyanure dans un peu d'acide chlorhydrique et le placer devant la valve d'arrivée d'air, de sorte que le gaz soit aspiré avec l'air.
— Si Eddings a inhalé le cyanure alors qu'il était sous l'eau, qu'est-ce qui s'est produit ? s'enquit Lucy.
— Une attaque, puisla mort. En quelques secondes.
Je repensai au tuyau coincé, et me demandai si Eddings s'était trouvé à proximité de l'hélice de l’Exploiterlorsqu'il avait soudainement respiré du cyanure par son détendeur. Cette hypothèse pouvait expliquer la position dans laquelle il était lorsque je l'avais découvert.
— Peux-tu faire un test sur le narguilé pour détecter la présence d'acide cyanhydrique ? demanda Lucy.
— Eh bien, on peut essayer, mais je ne crois pas que l'on trouvera quelque chose sauf si la tablette de cyanure a été directement placée sur le filtre dela valve. Et même dans ce cas, des altérations ont pu se produire avant que je n'arrive. Je crois qu'on en découvrira davantage avec la portion de flexible qui se trouvait près du corps. Je commencerai les tests de toxicologie demain, si je peux convaincre quelqu'un de venir au labo un jour férié.
Lucy s'approcha d'une fenêtre pour regarder à l'extérieur :
— Ça tombe encore fort. C'est fou comme cela éclairela nuit. J'arrive à voir l'océan. C'est ce mur noir, dit-elle d'un air pensif.
— Non, ce que tu vois, c'est bien un mur, rétorqua Marino. C'est le mur en brique au fond du jardin.
Lucy demeura silencieuse quelques instants et je songeai à quel point elle me manquait. Je l'avais déjà fort peu vue durant ses années d'études à l'université de Virginie, mais c'était encore pire maintenant, et même lorsqu'une enquête m'amenait à Quantico nous n'étions jamais sûres de trouver un peu de temps pour nous voir. J'étais attristée parce que son enfance était passée, et je regrettais en partie qu'elle n'ait pas choisi une vie et une carrière moins difficiles que celles pour lesquelles elle avait opté.
Le regard toujours tourné vers le jardin, elle déclara d'un ton rêveur :
— Bien, nous avons donc un journaliste, qui donne dans l'artillerie survivaliste. Il est empoisonné avec du cyanure gazeux alors qu'il effectue une plongée de nuit autour de bâtiments désarmés, dans une zone interdite.
— C'est une possibilité, rappelai-je. Tout cela est encore indéterminé. Il faut que nous gardions ce point présent à l'esprit.
Lucy se retourna :
— Où trouverais-tu du cyanure si tu souhaitais empoisonner quelqu'un ? Est-il difficile de s'en procurer ?
— Différents types d'industries l'utilisent, répondis-je.
— Comme quoi ?
— Eh bien, par exemple, on l'utilise pour extraire l'or du minerai de fer, pour le plaquage du métal, comme fumigeant ou encore pour préparer de l'acide phosphorique à partir des os. En d'autres termes, n'importe qui, depuis un bijoutier jusqu'à un ouvrier en passant par un dératiseur, peut trouver du cyanure. De surcroît, tu peux en trouver dans n'importe quel laboratoire, avec de l'acide chlorhydrique en prime.
Marino prit la parole :
— Bon, mais si quelqu'un a empoisonné Eddings, il fallait que cette personne sache qu'il allait sortir en bateau. Il fallait savoir où et quand.
— Oui, en effet, cette personne devait être au courant de pas mal de choses, acquiesçai-je. Il fallait, par exemple, connaître le genre d'appareillage qu'Eddings choisirait parce que s'il avait plongé avec des bouteilles au lieu d'un narguilé, le modus operandi aurait dû être complètement différent.
Marino tira l'écran devant la cheminée pour s'occuper du feu :
— Bon sang, j'aimerais vraiment savoir ce qu'il est allé foutre là-dessous.
— Quoi que ce fut, cela impliquait de prendre des photos, poursuivis-je. Et si on se fie à son équipement photographique, il avait l'intention de faire du travail sérieux.
— Mais on n'a pas retrouvé d'appareil photo de plongée, précisa Lucy.
— Non, en effet, mais il a pu être entraîné par le courant ou enseveli dansla vase. Malheureusement , il semble que le genre d'appareils dont il disposait ne flottait pas.
Lucy contemplait toujours la nuit enneigée par la fenêtre, et je me demandai si elle pensait à Aspen. Marino jeta dans la cheminée une grosse bûche encore un peu trop verte :
— Ben, en tout cas, une chose est sûre : ilprenait pas des photos de poissons. Donc ça ne nous laisse pratiquement que les bateaux. Et moi, je pense qu'il était en train de faire un papier que quelqu'un voulait pas qu'il fasse.
— Peut-être, en effet, était-il sur quelque chose, acquiesçai-je. Mais cela ne signifie pas pour autant que cette enquête ait un lien quelconque avec sa mort. Quelqu'un peut avoir saisi l'opportunité d'une plongée sous-marine afin de le tuer pour un tout autre motif.
Marino abandonna le feu :
— Où c'est que vous avez du petit-bois ?
— À l'extérieur, sous une bâche goudronnée. Le docteur Mant ne veut pas qu'il soit stocké à l'intérieur dela maison. Il a peur des termites.
— Ben, il devrait plutôt avoir la trouille du feu et du vent, dans son trou à rats.
— À l'arrière de la maison, juste à côté dela véranda. Merci , Marino.
Il enfila des gants mais ne passa pas son manteau et sortit. Le feu produisait obstinément de la fumée, et le vent poussait de mystérieux gémissements dans la cheminée inclinée en brique. Je regardai ma nièce, toujours tournée vers la fenêtre.
— On devrait se préoccuper du dîner, tu ne crois pas ? Sans se retourner, elle demanda :
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Marino ?
— Oui. Cette grosse andouille s'est perdue. Regarde-moi ça, il est allé jusqu'au mur. Attends, je ne le vois plus. Il a éteint sa torche. C'est curieux, non ?
Ses paroles me firent dresser les cheveux sur la tête et je bondis. Je me précipitai dans la chambre et saisis mon pistolet posé sur la table de nuit, Lucy sur les talons.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'écria-t-elle.
— Marino n'a pas de torche ! répondis-je en courant.
4
J'OUVRISà la volée la porte de la cuisine qui menait à la véranda, et me heurtai à Marino, manquant de nous flanquer par terre tous les deux.
— Bordel, qu'est-ce que... ? brailla-t-il les bras chargés de bois.
— Un rôdeur, dis-je d'une voix pressante.
Les bûches dégringolèrent par terre avec fracas. Il ressortit à toutes jambes dans le jardin, l'arme au poing. Lucy, qui était allée chercher son pistolet, était dehors, elle aussi, et à nous trois nous étions prêts à affronter une émeute.
— Vérifiez le pourtour de la maison, ordonna Marino. Moi, je vais par là-bas.
Je retournai chercher des torches, puis Lucy et moi fîmes plusieurs fois le tour du cottage, l'œil aux aguets et l'oreille tendue, sans rien voir ni entendre d'autre que le crissement de nos pas dansla neige. Je perçus ensuite le déclic du chien du pistolet que Marino abaissait, tandis que nous regagnions les ténèbres qui entouraient la véranda.
— Il y a des empreintes près du mur, dit-il en soufflant une haleine blanche. C'est très bizarre. Elles mènent jusqu'à la plage, puis disparaissent près de l'eau. Un des voisins a pu sortir faire un tour ? demanda-t-il en jetant un regard aux alentours.
— Je ne connais pas les voisins du docteur Mant, répliquai-je, mais, de toute façon, ils n'ont rien à faire dans son jardin. Et il faudrait être cinglé pour se promener sur la plage par un temps pareil !
— Où mènent les empreintes sur la propriété ? demanda Lucy.
— On dirait qu'il est passé par-dessus le mur, puis qu'il s'est avancé d'environ deux mètres avant de rebrousser chemin.
Je pensai à Lucy, debout devant la fenêtre, dont la silhouette devait se détacher devant le feu et les lampes. Peut-être le rôdeur l'avait-il aperçue et s'était-il enfui.
Une autre idée me vint :
— Comment savons-nous qu'il s'agissait d'un homme ?
— Si c'est pas le cas, je plains la femme qui a de pareilles péniches, dit Marino. Les chaussures sont à peu près de la même taille que les miennes.
— Des chaussures ou des bottes ? demandai-je en me dirigeant vers le mur.
— Je ne sais pas. Les semelles ont une sorte de dessin avec des croisillons, dit-il en m'emboîtant le pas.
Les empreintes que je distinguai redoublèrent mon inquiétude. Il ne s'agissait pas de bottes quelconques ni de chaussures de sport.
— Mon Dieu, je crois que cet intrus portait des bottillons de plongée, ou en tout cas quelque chose en forme de mocassin qui y ressemble.
Je désignai le dessin du doigt.
— Regardez.
Ils s'étaient accroupis près de moi, et le pinceau oblique de ma torche illuminait les empreintes.
— Pas de cambrure, remarqua Lucy. Pour moi, il n'y a pas de doute, ce sont des bottillons ou des chaussures de plongée. Voilà qui est étrange.
Je me redressai et fixai l'eau sombre et mouvante pardessus le mur. Il paraissait inconcevable que quelqu'un ait pu venir de la mer.
— Vous pouvez en prendre des photos ? demandai-je à Marino.
— Bien sûr. Mais j'ai rien pour faire des moules.
Nous regagnâmes alorsla maison. Il rassembla le bois et le porta dans le salon tandis que Lucy et moi nous consacrions de nouveau au dîner, que je n'étais plus sûre de pouvoir ingurgiter, tant j'étais tendue. Je me versai un autre verre de vin et essayai de me persuader que le rôdeur n'était qu'une coïncidence, qu'il ne s'agissait que de la promenade inoffensive de quelqu'un qui appréciait la neige, ou peut-être même la plongée de nuit.
Pourtant, je savais à quoi m'en tenir. Je gardai mon arme à portée de main, et jetai fréquemment des regards parla fenêtre. Préoccupée , je glissai les lasagnes dans le four. Je sortis le parmesan du réfrigérateur, le râpai, puis remplis un plat de figues et de melon, en ajoutant beaucoup de jambon pour Marino. Lucy fit une salade, et nous travaillâmes un moment en silence.
Lorsqu'elle parla enfin, ce fut avec humeur.
— Je ne sais pas dans quoi tu t'es encore fourrée, tante Kay. Pourquoi est-ce que ce genre de chose t'arrive toujours, à toi ?
— Ne nous laissons pas emporter par notre imagination, tentai-je de raisonner.
— Tu es là toute seule, au milieu de nulle part, dans une maison dépourvue d'alarme, avec des serrures aussi faciles à forcer qu'un couvercle de boîte de conserve...
— Tu as mis le Champagne au frais ? l'interrompis -je. Il va bientôt être minuit. Les lasagnes seront cuites dans dix minutes-un quart d'heure, à moins que le four du docteur Mant ne marche comme tout le reste, ici. Dans ce cas, ce ne sera pas prêt avant l'année prochaine à la même heure. Je n'ai jamais compris pourquoi les gens faisaient cuire les lasagnes pendant des heures, pour s'étonner après que ce soit caoutchouteux.
Lucy me dévisageait, un couteau de cuisine posé sur le bord du saladier. Elle avait coupé assez de céleris et de carottes pour un régiment.
— Un jour, je te ferai des vraies lasagne coi carcioji,avec des artichauts et de la béchamel, au lieu de marinara...
— Tante Kay, me coupa-t-elle avec impatience, je déteste quand tu réagis comme ça, et je ne te laisserai pas faire. Je me contrefous pas mal des lasagnes. Ce qui compte, c'est que ce matin tu as reçu un coup de téléphone curieux. Puis il y a eu cette mort bizarre, et sur les lieux les gens t'ont traitée de manière suspecte. Et ce soir, tu as un rôdeur qui se trimbalait peut-être dans une foutue combinaison de plongée !
— Qui que cela ait pu être, il est peu probable que ce visiteur revienne. À moins qu'il ne tienne à s'attaquer à nous trois.
— Tante Kay, tu ne peux pas rester ici.
— Je dois couvrir le district du docteur Mant, et je ne peux pas le faire depuis Richmond, lui expliquai-je tout en regardant de nouveau par la fenêtre au-dessus de l'évier. Où est Marino ? Il prend toujours des photos dehors ?
— Il est rentré il y a un moment. Son exaspération était aussi palpable qu'un orage sur le point d'éclater.
Je gagnai le salon, où je trouvai Marino endormi sur le canapé. Le feu flambait vigoureusement. Je me dirigeai vers la fenêtre par laquelle Lucy avait regardé tout à l'heure. Le jardin enneigé, grêlé d'ombres elliptiques laissées par nos pas, luisait doucement comme une lune blafarde à travers la vitre froide. Je ne voyais rien au-delà du mur sombre, où le sable grossier dégringolait jusqu'à la mer.
La voix ensommeillée de Marino s'éleva derrière moi :
— Lucy a raison. Je me retournai.
— Je croyais que vous étiez dans les choux.
— Je vois tout et j'entends tout, même quand je suis dans les choux. Je ne pus m'empêcher de sourire.
— Fichez le camp d'ici. Voilà ce que j'en dis, moi. (Il se redressa avec effort et s'assit.) Vous ne me feriez rester dans ce trou, au milieu de nulle part, pour rien au monde. S'il se passe quelque chose, personne ne vous entendra crier, continua-t-il en me regardant droit dans les yeux. Le temps qu'on vous retrouve, vous serez congelée, à moins qu'un ouragan ne vous ait emportée avant.
— Ça suffit.
Il ramassa son arme sur la table basse, se leva et la rangea dans le creux de ses reins.
— Vous pourriez faire venir un de vos autres docteurs pour s'occuper de Tidewater.
— Je suis la seule qui n'ait pas de famille. Il m'est plus facile de me déplacer, surtout à cette période de l'année.
— Tout ça, c'est des conneries. Vous avez pas à vous excuser d'être divorcée et de pas avoir d'enfants.
— Je ne m'excuse pas.
— Et puis, ce n'est pas comme si vous demandiez à quelqu'un de déménager pour six mois. En plus, vous êtes chef, putain. Famille ou pas famille, c'est les autres qui doivent assurer les remplacements, et vous qui devez rester chez vous.
— En fait, je n'avais pas pensé que venir ici serait aussi déplaisant. Des tas de gens sont prêts à dépenser beaucoup d'argent pour séjourner dans un cottage au bord de l'océan.
Il s'étira.
— Vous avez quelque chose d'américain à boire dans le coin ?
— Du lait.
— Je pensais plutôt à un liquide proche de la bière.
— Je veux savoir pourquoi vous faites appel à Benton.
Personnellement, je pense qu'il est trop tôt pour impliquer le Bureau.
— Et personnellement, je ne pense pas que vous soyez en position de réagir avec objectivité à son égard.
— Ne me cherchez pas, l'avertis-je. Il est trop tard, et je suis trop fatiguée.
— Je me contente d'être sincère avec vous. (Il sortit d'un coup de pouce une Marlboro de son paquet et la ficha entre ses lèvres.) Il viendra à Richmond, j'ai aucun doute là-dessus. Sa femme et lui ne sont pas partis en vacances, alors je suis sûr qu'il est prêt pour une petite mission. Et celle- ci vapas être piquée des hannetons.
Je fus incapable de soutenir son regard, et irritée parce qu'il savait pour quelle raison.
— En plus, continua-t-il, pour l'instant, il n'est pas question que la police de Chesapeake demande quoi que ce soit au FBI. Il est question de moi, et j'ai le droit de demander l'intervention du Bureau. Au cas où vous l'auriez oublié, je suis commandant du district où se trouve l'appartement d'Eddings. En ce qui me concerne, ceci est une enquête qui relève de plusieurs juridictions.
— L'affaire est de la compétence de la police de Chesapeake, pas de celle de Richmond, affirmai-je. Le corps a été trouvé sur le territoire de Chesapeake. Vous ne pouvez pas débouler comme un bulldozer au milieu de leur juridiction, et vous le savez . Vous ne pouvez pas solliciter le FBI à leur place.
— Écoutez, après avoir fouillé l'appartement d'Eddings, après ce que j'ai trouvé là-bas...
— Ce que vous avez trouvé là-bas ? l'interrompis -je. Vous ne cessez de faire allusion à ça. De quoi parlez-vous ? D'un arsenal ?
— Beaucoup plus que ça. Je veux dire, bien pire. Quelque chose qu'on n'a pas encore abordé. (Il ôta sa cigarette de sa bouche et me fixa.) Le fin fond de l'histoire, c'est que Richmond a une raison d'être intéressé, et que vous pouvez vous considérer comme invitée sur cette enquête.
— J'ai bien peur que cela n'ait été le cas du moment où Eddings est mort en Virginie.
— Ben, j'ai pas l'impression que vous vous sentiez si invitée que ça, ce matin au chantier naval. Je ne répondis pas, car il avait raison.
— Peut-être que votre hôte de ce soir était là dans la cour pour vous faire comprendre à quel point vous n'êtes pas la bienvenue, continua-t-il. Je veux le FBI sur cette affaire, parce qu'il y a bien plus derrière tout ça qu'un type dans son bateau qu'on a repêché au fond de la rivière.
— Qu'avez-vous découvert d'autre dans l'appartement d'Eddings ?
Il détourna le regard et je sentis sa réticence, sans la comprendre.
— Je vais servir le dîner, et puis nous discuterons à tête reposée.
— Il vaudrait peut-être mieux attendre demain, dit-il en jetant un coup d'œil en direction de la cuisine, comme s'il s'inquiétait de ce que Lucy puisse saisir notre conversation.
— Marino, depuis quand le fait de me dire quelque chose vous préoccupe-t-il d'aucune manière ?
— Ouais, mais là, c'est différent, insista-t-il en se frottant le visage de ses mains. Je crois qu'Eddings s'est retrouvé embringué avecla Nouvelle Sion.
Les lasagnes étaient succulentes. J'avais égoutté la mozzarella dans un torchon pour qu'elle ne dégorge pas trop pendant la cuisson, et, bien entendu, la pâte était fraîche. Au lieu de les faire cuire jusqu'à ce qu'elles soient très gratinées et bouillonnantes, je les avais servies tendres, et une légère touche de parmesan reggiano au moment de servir avait complété le plat à la perfection.
Marino mangea presque tout le pain, sur lequel il étalait une épaisse couche de beurre agrémentée de jambon, le tout arrosé de sauce tomate. Lucy, elle, pinailla dans son assiette.
La neige avait redoublé d'intensité, et tandis que des feux d'artifice crépitaient au-dessus de Sandbridge, Marino nous parla alors de la bible dela Nouvelle Sion qu'il avait découverte.
Je repoussai ma chaise.
— Il est minuit. Nous devrions ouvrir le Champagne.
J'étais plus bouleversée que je ne l'aurais supposé, car ce que Marino avait à nous raconter était pire que ce que j'avais craint.
Depuis quelques années, j'avais beaucoup entendu parler de Joël Hand et de ses disciples fascistes, qui se baptisaient «la Nouvelle Sion » et voulaient créer un ordre nouveau, une terre idéale. J'avais toujours eu peur que la discrétion dont ils faisaient preuve derrière les murs de leur retraite de Virginie ne soit proportionnelle aux désastres qu'ils complotaient.
— Ce qu'il faut, c'est prendre d'assaut la ferme de ce connard, déclara Marino en se levant de table. Et il y a longtemps qu'on aurait dû le faire.
— Mais sur quelles présomptions ? rétorqua Lucy.
— Si tu veux mon avis, avec des cinglés comme lui, on devrait pas avoir besoin de présomptions.
— Génial. Vous devriez suggérer ça à Marcia Gradecki, dit-elle d'un ton comique en parlant de l'attorney général des Etats-Unis.
— Écoute, je connais des types à Suffolk, là où habite Hand, et les voisins disent qu'il se passe vraiment des trucs bizarres là-bas.
— Les gens pensent toujours qu'il se passe des trucs bizarres chez leurs voisins, remarqua-t-elle.
Marino sortit le Champagne du réfrigérateur, et je préparai les coupes.
— Quel genre de trucs bizarres ? lui demandai-je.
— Des péniches qui remontent jusqu'àla Nansemond River et qui apportent des caisses tellement grosses qu'ils ont besoin de grues pour les décharger. Personne sait ce qui se passe là-bas, sauf que des pilotes ont repéré des feux de joie la nuit, comme s'il y avait des cérémonies occultes. Les gens du coin jurent qu'ils entendent tout le temps des coups de feu, et qu'il y a eu des meurtres à la ferme.
Nous pouvions débarrasser plus tard, aussi gagnai-je le salon.
— Je suis au courant de tous les homicides commis dans cet État, remarquai-je, et je n'ai jamais entendu mentionnerla Nouvelle Sion en rapport avec l'un d'entre eux, ni même en rapport avec quelque infraction que ce soit. Je n'ai jamais entendu dire non plus qu'ils donnaient dans l'occultisme, mais seulement dans la politique marginale et l'extrémisme farfelu. Ils haïssent l'Amérique et seraient ravis d'avoir quelque part leur propre petit pays, dont Hand serait le roi, ou le dieu, ou ce qu'il est censé représenter à leurs yeux.
Marino brandit le Champagne.
— Vous voulez que j'ouvre ça ?
— Allez-y, la nouvelle année ne va pas en rajeunissant. Je m'installai sur le canapé.
— Maintenant, continuai-je, expliquez-moi ça. Eddings entretenait un rapport quelconque avecla Nouvelle Sion ?
— Seulement parce qu'il avait en sa possession une de leurs bibles, comme je vous l'ai dit. Je l'ai trouvée en fouillant chez lui.
Je le regardai avec perplexité :
— Et vous vous inquiétiez de ce que je la voie ?
— Ce soir, oui. Si vous voulez savoir, c'est plutôt pour elle que je me faisais du souci, souligna-t-il en regardant Lucy.
— Pete, dit ma nièce d'un ton raisonnable, même si je vous suis reconnaissante de penser à moi, vous n'avez plus besoin de me protéger, vous savez.
Il demeura silencieux.
— Quel genre de bible ? demandai-je .
— Pas le genre que vous emmenez à la messe.
— Satanique ?
— Non, pas vraiment. En tout cas, pas comme celles que j'ai déjà vues, parce qu'il n'y a rien là-dedans sur le culte de Satan, ni aucun des symboles qui y sont associés. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas un truc que vous avez envie de lire avant d'aller vous coucher.
Il jeta de nouveau un regard à Lucy.
— Où est-elle ?
Il déchira sans répondre le papier métallisé entourant le col de la bouteille, puis défit le fil de fer. Le bouchon sauta avec bruit, et il versa le Champagne comme il servait la bière, penchant les verres très bas pour éviter la mousse.
— Lucy, si tu allais chercher mon porte-documents, dans la cuisine ? Elle quitta la pièce et il baissa la voix en me regardant :
— Je ne l'aurais pas apportée si j'avais su que Lucy serait là.
— Elle est adulte. Bon sang, Marino, c'est un agent du FBI !
— Ouais, et vous savez aussi très bien que de temps en temps, elle pète les plombs. Elle a pas besoin de voir des trucs comme ça, qui vous donnent froid dans le dos. Moi, je l'ai lu parce qu'il le fallait, et je peux vous assurer que ça m'a flanqué la chair de poule. À tel point que j'ai eu des envies d'aller à l'église, et ça. vous m'avez jamais entendu dire une chose pareille, non ? dit-il, l'air tendu.
C'était exact, et je n'en fus effectivement que plus troublée. Lucy avait eu des périodes difficiles qui m'avaient sérieusement inquiétée. Elle s'était déjà montrée instable et encline à l'autodestruction.
— La protéger ne me revient pas de droit, remarquai-je au moment où elle rentrait dans la pièce.
— J'espère que ce n'est pas de moi que vous parlez, dit-elle en tendant son porte-documents à Marino.
— Si, c'est de toi, parce que je trouve que tu ne devrais pas voir ça, rétorqua-t-il en actionnant les serrures.
Elle me regarda avec calme.
— C'est ton enquête. Il se trouve qu'elle m'intéresse et que j'aimerais vous apporter mon aide, aussi minime soit-elle, mais si tu y tiens, je peux sortir.
Ce fut curieusement une des décisions les plus difficiles que j'aie jamais eues à prendre. Lui permettre d'examiner une pièce à conviction dont je voulais en même temps lui épargner la vue pour la protéger constituait de ma part une reconnaissance de ses compétences professionnelles.
Comme une âme en détresse, le vent faisait trembler les vitres et gémissait en tournoyant autour du toit. Je me poussai sur le canapé.
— Assieds-toi à côté de moi. Nous allons regarder ça ensemble.
La bible dela Nouvelle Sion s'intitulait en fait Livre de Hand.Dieu lui-même avait apparemment inspiré son auteur, qui, en toute modestie, avait baptisé le manuscrit de son propre nom. Écrit en style Renaissance, sur du papier parchemin, il était relié d'un cuir repoussé noir éraflé et taché, sur lequel était gravé un nom qui m'était inconnu. Serrées l'une contre l'autre, Lucy et moi le parcourûmes durant plus d'une heure. Marino, dont l'excitation était aussi tangible que la lueur vacillante du feu, allait chercher du bois et fumait sans discontinuer tout en tournicotant dans la maison.
À l'image de la Bible chrétienne, la substance du manuscrit était exprimée par l'intermédiaire de paraboles, de proverbes et de prophéties, ce qui rendait le texte plus explicite et plus humain. Ses pages étaient truffées de personnages et d'images qui pénétraient au plus profond de la conscience, et sa lecture en était d'autant plus pénible, entre autres raisons. Le Livre, ainsi que nous en vînmes à le désigner en ce début d'année, s'ingéniait à montrer avec un luxe de détails comment mettre à mort, mutiler, terrifier, décerveler et torturer. Je frémis à la lecture du paragraphe explicite sur la nécessité des pogroms, illustrations à l'appui.
Cette violence m'évoqua l'Inquisition, et d'ailleurs il y était expliqué que la mission des disciples dela Nouvelle Sion consistait à procéder à une nouvelle Inquisition, si l'on peut dire.
L'heure est venue où les pécheurs doivent être expulsés de notre sein,disait Hand, et nous devons pour ce faire nous montrer aussi visibles et bruyants que le choc des cymbales. Il nous faut sentir leur sang dégénéré rafraîchir notre peau nue, tandis que nous nous vautrons dans leur anéantissement. Nous devons suivre l'Élu dans toute sa gloire, et si nécessaire jusque dans la mort.
Je découvris d'autres prophéties apocalyptiques et d'autres runes, déchiffrai attentivement d'étranges discours sur les énergies et la fusion qu'on pouvait utiliser pour modifier l'équilibre dela terre. Lorsque j'atteignis la fin du Livre, une terrible obscurité parut s'être abattue sur moi et le cottage tout entier. La pensée qu'il existait au milieu de nous des gens capables de tels délires me rendait malade et me donnait le sentiment d'être souillée.
Ce fut Lucy qui brisa le silence qui régnait depuis plus d'une heure.
— Le Livre parle de l'Élu et de loyauté envers lui. S'agit-il d'une personne, ou bien d'une sorte de divinité ?
— C'est Hand, qui se prend probablement pour le foutu Christ, dit Marino en resservant du Champagne. (Il me regarda.) Vous vous souvenez quand on l'a vu au tribunal ?
— Voilà quelque chose que je ne suis pas près d'oublier.
— Hand est arrivé accompagné de toute sa cour, y compris un avocat de Washington avec une grosse montre de gousset en or et une canne à pommeau d'argent, raconta-t-il à Lucy. Il se pavanait dans un costume de grand couturier, ses longs cheveux blonds noués en queue de cheval, et devant le tribunal il y avait un tas de bonnes femmes qui attendaient pour l'entrevoir, comme si c'était le chanteur Michael Bolton, ou une star comme ça.
— Pour quelle raison se trouvait-il là ? me demanda Lucy.
— Il avait déposé une requête en divulgation, que l'attorney général lui avait refusée, aussi l'affaire avait-elle atterri devant un juge.
— Que voulait-il ?
— En deux mots, il essayait de m'obliger à rendre public le rapport de décès du sénateur Len Cooper.
— Pourquoi ?
— Il prétendait que l'ancien sénateur avait été empoisonné par des adversaires politiques. En fait, Cooper était mort d'une hémorragie aiguë survenue au niveau d'une tumeur cérébrale. Le juge n'a rien accordé à Hand.
— Je suppose qu'il ne te porte pas dans son cœur, remarqua-t-elle.
— Probablement pas. Je regardai le Livre sur la table, et demandai à Marino :
— Ce nom sur la couverture, Dwain Shapiro. Vous savez qui c'est ?
— J'allais y arriver. Il a vécu dans la retraite dela Nouvelle Sion à Suffolk jusqu'à l'automne dernier, où il a pris la poudre d'escampette. Un mois plus tard, il s'est fait tuer lors d'un vol de voiture dans le Maryland. Voilà tout ce qu'on a pu tirer des fichiers informatiques.
Nous demeurâmes un moment silencieux. J'éprouvais le sentiment que les fenêtres obscures étaient comme de grands yeux carrés qui nous observaient.
Je finis par demander :
— Il y avait des suspects, ou des témoins ?
— Pas qu'on sache.
— Comment Eddings a-t-il mis la main sur la bible de Shapiro ? interrogea Lucy.
— Apparemment, c'est la question à vingt mille dollars. Peut-être Eddings l'a-t-il un jour rencontré, peut-être a-t-il parlé à sa famille. Ce truc n'est pas une photocopie. Au début, il est bien dit que son propriétaire ne doit jamais laisser tomber le Livre entre d'autres mains, et que si on est pris avec le Livre de quelqu'un d'autre, on est cuit.
— C'est à peu près ce qui est arrivé à Eddings, remarqua Lucy.
J'aurais donné beaucoup pour pouvoir nous débarrasser de ce Livre et le jeter dans le feu.
— Je n'aime pas ça. Je n'aime pas ça du tout. Lucy me regarda avec curiosité :
— Tu n'es pas en train de te laisser gagner par la superstition, non ?
— Ces gens frayent avec le mal. J'estime que le mal existe sur terre, et qu'il ne doit pas être pris àla légère. Où exactement avez-vous découvert cet affreux bouquin ? demandai-je à Marino.
— Sous son lit.
— Vous plaisantez !
— Pas le moins du monde.
— Et nous sommes certains qu'Eddings vivait seul ?
— On le dirait bien.
— Et sa famille ?
— Le père est mort, il a un frère dans le Maine, et sa mère vit à Richmond. Tout près de chez vous, d'ailleurs.
— Vous lui avez parlé ?
— Je suis allé lui apprendre la nouvelle, et lui demander si nous pouvions procéder à une fouille plus approfondie de l'appartement de son fils, ce que nous ferons demain. Ou plutôt aujourd'hui, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil à sa montre.
Lucy se leva et alla s'installer devant la cheminée, un coude sur le genou et le menton appuyé sur sa main. Les braises flamboyaient derrière elle dans un épais lit de cendres.
— Comment êtes-vous sûr que cette bible vient bien dela Nouvelle Sion ? Vous savez qu'elle appartenait à Shapiro, mais c'est tout. Pourquoi êtes-vous certain que c'est là qu'il l'a eue ?
— Jusqu'à il y a trois mois à peine, Shapiro était un disciple dela Nouvelle Sion. D'après ce que j'en sais, Hand n'est pas très compréhensif à l'égard de ceux qui veulent le quitter. Je vais te poser une question : combiend'ex-disciples dela Nouvelle Sion connais-tu ?
Lucy fut incapable de répondre. Moi aussi, d'ailleurs.
— Voilà au moins dix ans qu'il a fondé cette communauté. Et on n'aurait jamais entendu parler de gens qui soient partis ? Bordel, comment on peut savoir qu'il a enterré personne, là-bas dans sa ferme ?
— Comment se fait-il que je n'aie jamais entendu parler de lui ? insista Lucy. Marino se leva pour nous resservir du Champagne.
— Parce qu'il ne fait pas partie des matières qu'on enseigne au MIT ou à l'université de Virginie.
5
J'ÉTAIS ALLONGÉEdans mon lit et regardais, par la fenêtre, le jardin de Mant. L'aube se levait. La couche de neige était épaisse, et s'était amoncelée sur le haut du mur. Plus loin, après la dune, le soleil lustrait la surface dela mer. Je fermai les yeux durant quelques instants et songeai à Benton Wesley. Je me demandai ce qu'il dirait de l'endroit où je vivais maintenant, et les paroles que nous échangerions lorsque nous nous verrions un peu plus tard dansla journée. Nous ne nous étions pas parlé depuis la deuxième semaine de décembre, après que nous eûmes décidé de mettre un terme à notre relation.
Je me tournai sur le côté et tirai les couvertures jusqu'à mes oreilles. J'entendis un pas feutré. Puis Lucy se percha au bord de mon lit.
— Bonjour, ma nièce préférée, marmonnai-je. Comme à l'accoutumée, elle répondit :
— Je suis ta seule nièce, et comment savais-tu que c'était moi ?
— Il y avait intérêt à ce que ce soit toi. Si cela avait été quelqu'un d'autre, il aurait pu être blessé.
— Je t'ai apporté du café.
— Tu es un ange.
— Pour citer Marino : «Ouais !» C'est ce que tout le monde dit de moi.
— J'essayais simplement d'être gentille, ajoutai-je en bâillant.
Elle se pencha pour me prendre dans ses bras et je sentis les effluves du savon anglais que j'avais mis dans sa salle de bains. Je sentis sa force et sa fermeté, et je me trouvai vieille.
Me tournant sur le dos, je plaçai mes mains sous ma tête et déclarai :
— Je ne me sens vraiment pas en forme, comparée à toi.
— Pourquoi dis-tu cela ?
Vêtue d'un de mes grands pyjamas en flanelle, elle avait l'air déconcerté.
— Parce que je crois que je ne pourrais même plus parcourir le terrible parcours d'obstacles de l'Académie du FBI, expliquai-je.
— Tu sais, personne n'a jamais prétendu que c'était facile.
— Ça l'est pour toi. Elle hésita :
— Eh bien, ça l'est maintenant. Mais ce n'est pas comme si tu devais t'entraîner avec le HRT.
— Merci, mon Dieu.
Elle conserva le silence quelques instants puis ajouta avec un soupir :
— Tu sais, d'abord cela m'a vraiment emmerdée que l'Académie décide de me renvoyer à l'université de Virginie pour un mois. Mais, finalement, je me demande si ce n'est pas un soulagement. Je peux travailler au labo, rouler à bicyclette et faire mon jogging autour du campus comme un individu normal.
Lucy n'était pas « un individu normal », et elle ne le serait jamais. J'en étais arrivée à la triste conclusion que les gens qui possédaient un QI aussi élevé que le sien étaient aussi différents des autres que les handicapés mentaux. Son regard était tourné vers la fenêtre, et la neige commençait à briller. Sa chevelure prenait la couleur de l'or rose dans la timide lumière du matin, et j'étais sidérée de posséder un lien de parenté avec quelqu'un d'aussi beau.
— Et puis, c'est peut-être également un soulagement de ne pas être dans les parages de Quantico en ce moment.
Elle s'interrompit. Lorsqu'elle se tourna vers moi, son visage était très sérieux.
— Tante Kay, il faut que je te dise quelque chose. Je crois bien que tu ne vas pas trop aimer ça. Et puis, peut-être que ce serait plus simple si je ne disais rien. Je t'en aurais parlé hier, si Marino n'avait pas été avec nous.
Je me crispai instantanément :
— Je t'écoute. Au bout de quelques instants de silence, elle reprit :
— Je crois que tu devrais savoir, surtout que tu risques de rencontrer Wesley aujourd'hui. Il court une rumeur au Bureau. Lui et sa femme Connie se seraient séparés.
Je fus incapable de dire un mot.
— Bien sûr, je ne peux pas être certaine que c'est exact, poursuivit-elle, mais j'ai entendu ce qui se disait et ça te concerne en partie.
— Et pour quelle raison serais-je concernée ? repli
quai-je un peu trop rapidement. Le regard de ma nièce croisa le mien :
— Oh, je t'en prie. Les soupçons ont commencé quand vous vous êtes mis à travailler ensemble sur tellement d'enquêtes. Certains agents pensent même que c'est la raison principale pour laquelle tu as accepté d'être consultante pour le Bureau. Pour être avec lui, voyager avec lui, tu vois, quoi.
— C'est un mensonge flagrant, répondis-je d'un ton furieux en me levant. J'ai accepté d'être leur consultante en médecine légale parce que le directeur l'a demandé à Wesley qui, à son tour, me l'a demandé, et pas l'inverse. Je les assiste pour certaines enquêtes, c'est un service que je rends au FBI et...
— Tante Kay, tu n'as pas à te défendre. Mais je n'avais pas envie de me calmer :
— Que quelqu'un puisse prétendre une chose pareille est parfaitement scandaleux ! Je n'ai jamais toléré qu'une de mes amitiés interfère avec mon intégrité professionnelle.
Lucy se tut puis reprit la parole :
— Nous ne sommes pas en train d'évoquer une simple amitié.
— Benton et moi sommes très bons amis.
— Vous êtes davantage que de simples amis.
— Non, pas en ce moment. Et, de surcroît, cela ne te concerne pas. Elle se leva, exaspérée :
— C'est injuste que tu sois en colère contre moi.
Elle me fixa mais je restai muette parce que j'étais au bord des larmes.
— Tout ce que j'ai fait, c'est te rapporter ce que l'on dit afin que tu ne l'apprennes pas de quelqu'un d'autre. Je ne dis toujours rien et elle se dirigea versla porte. Je lui pris la main :
— Je ne suis pas en colère contre toi, Lucy. Mais essaie de me comprendre. C'est normal que je réagisse quand j'entends ce genre de choses. Je suis sûre que tu aurais fait pareil.
Elle se dégagea :
— Et qu'est-ce qui te fait croire que je n'ai pas réagi lorsqu'on me l'a dit ?
Je la regardai quitter ma chambre, anéantie, songeant que Lucy était l'individu le plus difficile que je connaisse. Nous nous étions bagarrées toute notre vie. Jamais elle ne fléchissait, du moins pas avant que je n'aie suffisamment souffert selon elle, pas avant qu'elle n'ait eu la mesure de mon affection pour elle. Je posai fermement les pieds par terre en me disant que c'était trop injuste.